CHAPITRE L.

« Quelle est cette divinité ?
» Est-ce une hamadryade, est-ce une néréide
» Qui, fendant la plaine liquide,
» Vient nous faire admirer sa grâce et sa beauté ? »

MILTON.

Peu de temps après l’incident de la Bible et des billets de banque, la fortune prouva qu’elle réservait des surprises à mistress Butler, aussi bien qu’à son mari. Le ministre, pour pouvoir terminer les diverses affaires qui nécessitaient son voyage à Édimbourg, avait été obligé de partir de chez lui à la fin de février, calculant que l’intervalle qui s’écoulerait depuis son départ jusqu’à la Pentecôte (24 mai) ne serait pas trop long pour faire passer de la bourse des différens débiteurs de son beau-père dans la sienne, les sommes dont il avait besoin pour compléter le paiement du prix de son acquisition.

Mistress Butler se trouvait pour la première fois séparée de son mari, et la mort récente de son père, avec lequel elle avait toujours vécu, lui rendait cette séparation encore plus pénible. Sa maison lui paraissait un désert, et elle n’était distraite de ses chagrins que par les soins qu’exigeaient ses enfans.

Un jour ou deux après le départ de Butler, tandis qu’elle s’occupait de quelques détails domestiques, elle entendit entre eux une querelle qui, paraissant assez vive, lui sembla mériter son intervention. Elle les fit comparaître tous trois devant elle, et Fémie, qui n’avait pas encore dix ans, accusa ses deux frères d’avoir voulu lui prendre par force un papier qu’elle lisait.

– C’est un papier qui n’est pas bon à lire pour Fémie, dit l’aîné qui se nommait David.

– C’est l’histoire d’une méchante femme, ajouta Reuben.

– Et où avez-vous pris ce papier, petite sotte ? dit mistress Butler : de quel droit osez-vous toucher aux papiers de votre papa ?

– Ce n’est point un papier de papa, dit Fémie en montrant une feuille toute chiffonnée ; May Hettly me l’a donné, et il enveloppait les fromages qui sont venus hier d’Inverrary.

Il est bon d’informer ici nos lecteurs qu’il avait toujours existé des relations de politesse entre mistress Butler et la laitière en chef d’Inverrary, notre ancienne connaissance mistress Dutton, devenue alors mistress Mac-Corkindale, et qu’elles se faisaient de temps en temps de petits présens.

Jeanie prit des mains de l’enfant le papier qui causait la dispute, afin de s’assurer par elle-même de ce qu’il contenait. Mais quel fut son étonnement en lisant ce titre en grosses lettres : « Relation de l’exécution et des dernières paroles de Meg Murdockson, du meurtre barbare de sa fille Madge Murdockson, dite Wildfire, et de son pieux entretien avec Sa Révérence l’archidiacre Fleming ! » C’était un de ces papiers dont Archibald avait acheté toute la collection à Longtown, et que mistress Dutton avait sauvé du feu par économie ; le hasard avait voulu qu’elle se fût servie de quelques unes de ces feuilles pour envelopper les fromages qu’elle avait envoyés la veille à la manse de Knocktarlity.

Le titre de ce papier, qu’Archibald avait désiré soustraire aux yeux de Jeanie pour ménager sa sensibilité, suffit seul pour la faire tressaillir ; mais la narration lui en parut si intéressante, qu’elle se débarrassa de ses enfans, et courut s’enfermer dans sa chambre pour en faire la lecture sans interruption.

Cette pièce paraissait écrite, ou du moins corrigée, par le ministre qui avait assisté Meg Murdockson dans ses derniers momens, et qui avait aussi donné les consolations de la religion à sa fille au lit de la mort. On y disait que le crime pour lequel elle avait été condamnée à mort était la part active qu’elle avait prise à un vol et à un meurtre commis quelque temps auparavant, et pour lequel Frank Levitt devait aussi être mis en jugement aux assises de Lancastre. Elle avait été condamnée sur le témoignage d’un de ses complices, Thomas Turck, vulgairement nommé Tyburn Tom, et il était probable que sa déposition ne serait pas moins funeste à Frank, quoique, d’après Meg Murdockson, ce fût Turck lui-même qui eût porté le coup fatal.

Le détail circonstancié du crime pour lequel elle avait été condamnée était suivi d’un abrégé de sa vie, tel qu’elle l’avait donné elle-même au révérend M. Fleming. Elle était née en Écosse ; épouse d’un soldat du régiment Cameronien, et adoptant le métier de vivandière, elle avait sans doute pris à la suite des camps l’amour du pillage et la férocité qu’elle avait toujours montrée depuis ce temps. Son mari, ayant obtenu son congé, était entré au service d’un dignitaire ecclésiastique du comté de Lincoln, dont elle avait nourri le fils. Elle avait ensuite été chassée de cette famille et du village qu’elle habitait, pour avoir souffert un commerce illicite entre sa fille et le fils de ce dignitaire, et parce qu’on la soupçonnait d’avoir fait périr l’enfant qui en était provenu, afin de cacher la honte de sa fille. Depuis ce temps, elle avait mené une vie errante en Angleterre et en Écosse, tantôt faisant le métier de dire la bonne aventure, tantôt celui de revendre des marchandises de contrebande, mais, dans le fait, recelant des objets volés, et souvent complice elle-même des exploits par lesquels ils étaient obtenus. Il y avait plusieurs de ses crimes dont elle se vantait sans remords, et elle semblait surtout éprouver un mélange de satisfaction triomphante et de regret passager pour une certaine circonstance : lorsqu’elle demeurait dans un faubourg d’Édimbourg, une fille de village, qui avait été séduite par un des confédérés de Meg Murdockson, était venue faire ses couches chez elle, et avait mis au monde un enfant mâle. Sa fille, dont le cerveau était dérangé depuis la perte du sien, suivant la déclaration de la criminelle, avait emporté l’enfant de la pauvre mère, le prenant pour le sien dont elle ne pouvait pas quelquefois se persuader la mort.

Marguerite Murdockson ajouta que pendant quelque temps elle avait cru que sa fille avait détruit l’enfant dans un accès de sa démence, et qu’elle l’avait donné à entendre à son père, mais qu’elle savait depuis qu’il avait été vendu à une femme courant le pays. Elle témoignait quelques remords d’avoir séparé la mère de l’enfant, surtout parce que la mère avait failli être condamnée d’après la loi d’Écosse, pour un infanticide supposé. Mais quel intérêt avait-elle à exposer l’infortunée à une condamnation qu’elle n’avait pas méritée ? À cette question, elle répondit en demandant elle-même si l’on croyait qu’elle irait perdre sa fille pour en sauver une autre. Elle ne savait pas ce que lui ferait la loi d’Écosse pour avoir fait disparaître l’enfant. Cette réponse n’était nullement satisfaisante, et l’ecclésiastique parvint à reconnaître, en l’interrogeant, qu’elle gardait une vive soif de vengeance contre la jeune fille qu’elle avait si maltraitée. Le même papier disait que tout ce qu’elle avait dit de plus avait été confié par elle secrètement à l’archidiacre, qui s’était donné tant de peine pour lui administrer des consolations spirituelles. Le papier relatait enfin qu’après son exécution, dont on n’oubliait pas les détails, la folle, qui a été souvent mentionnée et connue sous le nom de Madge Wildfire, avait été tourmentée par la populace prétendant qu’elle était sorcière, et n’avait été sauvée que par la prompte intervention de la police.

Sauf les réflexions morales, et tout ce qui ne peut être utile à notre histoire, telle était la teneur de la relation que mistress Butler avait sous les yeux. C’était pour elle un objet très important, car elle offrait la preuve la moins équivoque que sa sœur était innocente du crime dont elle avait été accusée, et qui avait été sur le point de lui coûter la vie. Il est vrai que ni elle, ni son mari, ni son père, ne l’avaient jamais crue capable d’avoir attenté aux jours de son enfant ; mais ils ne pouvaient faire passer leur conviction dans l’esprit des autres, et les ténèbres qui enveloppaient cette affaire rendaient aux yeux du monde l’innocence d’Effie au moins très problématique. Aujourd’hui elle devenait évidente d’après les aveux de la coupable même, et les renseignemens donnés par Madge pouvaient en outre être un fil qui conduisît à la découverte de l’enfant.

Après avoir remercié Dieu de cet événement inattendu, Jeanie se mit à réfléchir sur ce qu’elle devait faire. Son premier mouvement fut d’en parler à son mari, mais il était absent ; et d’ailleurs, par suite de cette confidence, elle pouvait se trouver obligée de lui découvrir le secret de Georges Staunton. Elle jugea donc que le meilleur parti qu’elle pût prendre était d’envoyer sur-le-champ cette pièce à sa sœur, afin qu’elle la communiquât à son mari, et qu’ils vissent ensemble l’usage qu’ils en pourraient faire. En conséquence, elle la mit à l’ordinaire sous enveloppe à l’adresse du révérend M. Whiterose, à York, et l’envoya à Glascow par un exprès. Elle attendait une réponse avec impatience ; mais le temps nécessaire pour la recevoir se passa sans qu’il en arrivât, et elle ne savait à quelle cause attribuer le silence de lady Staunton. Elle commença à regretter d’avoir confié à la poste une pièce si importante pour établir l’innocence de sa sœur, et elle se reprocha presque de n’avoir pas écrit à son mari pour le consulter sur ce qu’elle devait faire en cette occasion : elle pensait même à lui faire part de ce qui s’était passé, et à lui demander ses conseils, quand d’autres évènemens rendirent cette démarche inutile.

Jeanie (c’est notre favorite, et nous lui demandons excuse de la nommer quelquefois si familièrement) se promenait un matin avec ses enfans, après avoir déjeuné, sur le bord de la mer ; tout-à-coup David, son fils aîné, s’écria : – Maman, voilà le carrosse à six chevaux du capitaine qui arrive avec des dames. Elle porta les yeux du côté de la mer, et vit effectivement la grande barque de Knockdunder qui avançait vers le rivage ; deux dames étaient assises à la poupe derrière Duncan, qui remplissait les fonctions de pilote. La politesse exigeait qu’elle se rendît au lieu ordinaire du débarquement, d’autant plus qu’elle voyait que le capitaine était sur la cérémonie. Son joueur de cornemuse, assis à la poupe, faisait entendre une mélodie qui paraissait d’autant plus agréable que dans le bruit du vent et des vagues se perdait la moitié des sons. Duncan avait mis lui-même sa perruque nouvellement frisée, sa toque (car il avait abjuré le chapeau à retroussis) décorée de la croix rouge de Saint-Georges, et son uniforme de capitaine de milice ; enfin il avait arboré le pavillon à tête de sanglier du duc d’Argyle : tout indiquait donc ses projets de représentation et de gala.

En approchant du lieu du débarquement, mistress Butler vit le capitaine offrir la main aux dames d’un air respectueux pour les aider à descendre à terre, et toute la compagnie s’avança vers elle, Duncan quelques pas en avant, et l’une des dames appuyée sur le bras de l’autre, qui paraissait sa femme de chambre.

Dès qu’ils furent près d’elle, Duncan lui dit d’un ton d’importance : – Mistress Butler, permettez-moi de vous présenter lady… Eh !… pardon, milady, mais j’ai oublié votre nom.

– N’importe, monsieur, dit la dame. Je me flatte que mistress Butler n’en aura pas besoin. La lettre du duc… Voyant alors l’air de surprise de celle-ci, – N’avez-vous pas envoyé ma lettre hier soir ? demanda-t-elle à Duncan avec un peu d’aigreur.

– Madame… Pardon, madame, mais j’ai pensé qu’il suffirait de la remettre ce matin, parce qu’on ne trouve jamais mistress Butler hors de garde, jamais, madame : d’ailleurs, ma voiture était à la pêche, et mon gig était allé chercher un baril d’eau-de-vie à Greenock. Mais voilà la lettre de Sa Grâce.

– Donnez-la-moi, monsieur, dit la dame en la lui prenant des mains ; puisque vous n’avez pas jugé à propos de me rendre le service de l’envoyer, je la remettrai moi-même.

– Comme il vous plaira, milady, lui répondit-il humblement.

Mistress Butler était toute attention, elle éprouvait un vif intérêt, un intérêt indéfinissable pour cette dame qui prenait un tel ton d’autorité sur le grand homme de la paroisse et des environs, dont la soumission paraissait sans bornes.

Cette étrangère était de moyenne taille, bien faite, quoique avec un peu d’embonpoint ; son bras et sa main auraient pu servir de modèle ; son air d’aisance et de dignité semblait annoncer une haute naissance, l’usage de la grande société, et l’habitude d’être obéie. Elle était en habit de voyage, avec un chapeau de castor gris, et un voile de dentelle de Bruxelles. Deux laquais en grande livrée portaient une malle qu’ils avaient tirée de la barque, et marchaient à quelque distance.

– Comme vous n’avez pas reçu la lettre qui devait me servir d’introduction, madame, car je présume que je parle à mistress Butler, je ne vous la présenterai que lorsque vous aurez été assez bonne pour me recevoir chez vous sans recommandation.

– Certainement, madame, dit Knockdunder, bien certainement mistress Butler le fera, n’en doutez point. Mistress Butler, c’est lady… lady… De par tous les diables, ces noms anglais s’échappent de ma mémoire, aussi vite qu’une pierre qui roule du haut d’une montagne. Mais je crois que c’est une Écossaise ; c’est d’autant plus d’honneur pour nous. Je crois qu’elle est de la famille de… de…

– Le duc d’Argyle connaît parfaitement ma famille, monsieur, dit la dame d’un ton qui semblait lui ordonner de se taire, et qui lui fit effectivement garder le silence.

Le son de voix, le ton, la démarche, les manières de l’étrangère, tout rappelait à mistress Butler cette sœur qu’elle n’avait pas vue depuis quinze ans. Ses traits, qu’elle ne distinguait qu’imparfaitement à travers le voile qui couvrait son visage, et auxquels un si long espace de temps avait dû apporter quelque changement, contribuaient à lui inspirer la même idée, à laquelle elle n’osait pourtant se livrer, comme si elle eût craint d’être dans l’illusion d’un de ces rêves dont on craint de se réveiller, de peur de perdre les images flatteuses qu’ils nous offrent.

La dame pouvait bien avoir au moins trente ans ; mais ses charmes étaient si bien conservés, et tellement relevés par tous les artifices de la parure, qu’on aurait pu ne lui en donner que vingt-un. Elle montrait si peu d’émotion, tant de calme et de sang-froid, que les soupçons que mistress Butler avait conçus s’affaiblissaient à chaque instant. Jeanie conduisit en silence ses hôtes vers la manse ; perdue dans ses réflexions, elle espérait que la lettre qui devait lui être remise lui donnerait l’explication d’une visite qui paraissait couvrir quelque mystère.

L’étrangère continuait à montrer toutes les manières d’une femme de haut rang. Elle admirait les divers points de vue qui se présentaient à elle, et en parlait en femme qui a étudié la nature, et qui connaît aussi les ouvrages de l’art. Elle daigna faire attention aux enfans.

– Voilà de jolis montagnards ! Ce sont vos enfans, sans doute, madame ?

– Oui, madame, répondit Jeanie.

L’étrangère soupira, et soupira de nouveau quand leur mère les leur présenta par leur nom.

– Avancez, Fémie, dit mistress Butler à sa fille, et tenez-vous droite.

– Quel est le nom de votre fille ? demanda l’étrangère.

– Euphémie, répondit mistress Butler.

– Je croyais, répliqua la dame, que l’abréviation ordinaire de ce nom, en Écosse, était Effie ?

Jeanie ne répondit rien ; mais le ton dont ce peu de paroles avaient été prononcées pénétra jusqu’au fond de son cœur. Il y avait plus de sa sœur dans ce seul mot Effie, que dans tout ce qu’elle avait remarqué dans le son de voix, dans les traits et les manières de la dame étrangère.

Quand ils furent arrivés à la manse, la dame remit à mistress Butler la lettre qu’elle avait retirée des mains de Knockdunder ; et lui pressant la main en la lui donnant, elle ajouta : – Peut-être, madame, aurez-vous la bonté de me faire donner un peu de lait ?

– Et à moi une goutte de la barbe-grise , mistress Butler, ajouta Duncan.

Jeanie se retira, et ayant chargé la bonne May Hettly et son fils aîné David de pourvoir aux désirs de ses hôtes, elle monta dans sa chambre pour lire la lettre. Elle était sous enveloppe, et l’adresse était de l’écriture du duc d’Argyle. Il lui mandait d’avoir tous les soins et toutes les attentions possibles pour une dame de haut rang, amie particulière de feu son frère, lady Staunton de Willingham, qui, tandis que son mari allait faire une courte excursion en Écosse, devait lui faire l’honneur d’habiter sa loge de Roseneath, pour y prendre le petit-lait de chèvre que les médecins lui avaient ordonné.

Mais sous la même enveloppe, qui avait été remise à lady Staunton sans être cachetée, il se trouvait une lettre de cette dame elle-même, dont le but était de préparer sa sœur à cette entrevue, et qu’elle aurait dû recevoir la veille sans la négligence du capitaine. Lady Staunton lui mandait que les nouvelles contenues dans sa dernière lettre avaient paru si intéressantes à son mari, qu’il s’était déterminé à partir sur-le-champ pour l’Écosse, afin de prendre de nouvelles informations sur ce qu’était devenu le malheureux enfant dont la découverte était si importante pour leur bonheur ; enfin qu’à force de prières elle en avait arraché plutôt qu’obtenu la permission de venir passer une semaine ou deux avec sa sœur, tandis qu’il continuerait des recherches sur le succès desquelles elle n’osait compter, mais à condition qu’elle garderait le plus strict incognito, et qu’elle ne laisserait pénétrer son secret par qui que ce fût. Enfin lady Staunton, dans un post-scriptum, disait à Jeanie de lui laisser le soin de tout arranger, et de se contenter d’approuver tout ce qu’elle proposerait.

Après avoir lu et relu cette lettre, mistress Butler se hâta de descendre, partagée entre la crainte de trahir son secret, et le désir de se jeter au cou de sa sœur. Effie la reçut en lui adressant un regard affectueux, mais qui semblait lui recommander la prudence. Elle prit la parole sur-le-champ.

– Je disais à monsieur… au capitaine… à ce gentilhomme, mistress Butler, que si vous pouviez me donner un appartement chez vous, un cabinet à ma femme de chambre, et un logement quelconque à mes deux domestiques, il me conviendrait mieux de rester ici que de m’installer à la Loge que Sa Grâce a eu la bonté de mettre à ma disposition. On m’a recommandé d’habiter le plus près des chèvres qu’il me serait possible.

– J’ai assuré milady, mistress Butler, dit Duncan, que vous vous feriez toujours un plaisir de recevoir les hôtes de Sa Grâce-et les miens ; mais que cependant elle ferait mieux de rester à la Loge. Quant aux chèvres, on peut y faire venir ces créatures ; il vaut mieux les déranger pour milady, que de souffrir que milady se dérange pour elles.

– Je ne veux pas qu’on dérange les chèvres ; je suis sûre que le lait me fera plus de bien en le prenant ici, s’écria lady Staunton d’un air de langueur négligente, et d’un ton de femme habituée à voir tous les raisonnemens céder à sa moindre expression d’humeur.

Mistress Butler s’empressa de dire que sa maison était bien au service de milady.

– Mais le duc m’a écrit… dit le capitaine.

– C’est mon affaire avec Sa Grâce, reprit lady Staunton.

– Mais, milady, tous vos bagages qui sont venus de Glascow…

– Vous me les enverrez ici ; je vous serai même obligée de donner des ordres sur-le-champ pour les faire transporter. Mistress Butler, voulez-vous bien me faire voir l’appartement que vous me destinez ?

À ces mots, elle fit une demi-révérence au capitaine, et se retira avec sa sœur.

– Voilà bien l’impudence anglaise ! dit Knockdunder quand il se trouva seul. De par tous les diables ! elle s’empare de la maison du ministre comme si elle en était la maîtresse, et elle parle à un homme comme moi comme si j’étais son domestique, et que je dusse me donner au diable pour elle ! mais c’est une amie du duc. – Et le daim que j’ai fait tuer ! je l’enverrai avec les bagages ; c’est la moindre politesse que je puisse faire à mistress Butler pour lui avoir amené cette mijaurée.

Tout en faisant ces réflexions, il prit le chemin du rivage pour donner ses ordres en conséquence.

Pendant ce temps, les deux sœurs avaient une entrevue aussi touchante qu’extraordinaire, et chacune donnait à l’autre, à sa manière, des preuves de la plus sincère affection. Jeanie était tellement interdite par la surprise et par une espèce de respect que lui inspirait le rang de sa sœur, qu’elle ne pouvait que l’embrasser en silence, sans être en état d’exprimer tous les sentimens qui l’agitaient. Effie, au contraire, riait et pleurait en même temps, serrait sa sœur dans ses bras, sautait dans la chambre en levant les mains au ciel, et se livrait sans contrainte et sans réserve à toute sa vivacité naturelle, et à une impétuosité que personne pourtant ne savait mieux réprimer et maîtriser.

Après qu’elles eurent passé à se donner des témoignages de tendresse mutuelle une heure, qui ne leur parut qu’une minute, lady Staunton aperçut par la fenêtre le capitaine qui revenait du rivage.

– Cet ennuyeux montagnard va encore nous tomber sur les bras ! s’écria lady Staunton ; mais patience, je vais le prier de nous rendre le service de se retirer.

– Non, non ! dit mistress Butler, il ne faut pas fâcher le capitaine.

– Fâcher ! et qui s’est jamais fâché de ce que je dis ou de ce que je fais, ma chère ? Au surplus, si cela vous est agréable, je supporterai sa présence pour l’amour de vous.

Elle reçut Knockdunder de l’air le plus gracieux, et l’invita même à rester à dîner. Pendant toute cette visite, l’air de respect et les attentions du capitaine pour une dame d’un rang distingué faisaient un contraste plaisant avec la familiarité qu’il affectait avec la femme du ministre.

– Je n’ai pu me faire écouter de mistress Butler, dit lady Staunton au capitaine pendant un moment d’absence de Jeanie, quand j’ai voulu lui parler de l’indemnité que je lui devrai pour venir ainsi mettre garnison chez elle.

– Sans doute, milady, il conviendrait mal à mistress Butler, qui est une femme qui sait vivre, de recevoir des indemnités d’une dame qui vient de la part du duc ou de la mienne, ce qui est la même chose. Mais à propos de garnison, je vous dirai qu’en 1745 je fus mis en garnison avec un détachement de vingt hommes dans la maison d’Inver-Gavy, qui malheureusement était près de là ; car…

– Je vous demande pardon, monsieur, mais je voudrais que vous pussiez m’indiquer un moyen d’indemniser mistress Butler de tout l’embarras que je vais lui occasioner.

– Indemniser ! n’y pensez pas, milady, n’y pensez pas ! Si bien donc que me méfiant des intentions de ceux qui habitaient cette maison d’Inver-Gavy, et ayant entendu…

– Sauriez-vous, monsieur, si l’un de ces jeunes gens, de ces jeunes Butler, je veux dire, aurait quelque goût pour l’état militaire ?

– Je ne saurais vous le dire, milady. Ayant donc entendu une cornemuse dans le bois voisin, j’ordonnai à ma troupe de se mettre sous les armes, et…

– C’est que, continua lady Staunton sans s’inquiéter si elle interrompait la narration du capitaine, rien ne serait plus facile à sir Georges que d’obtenir une commission pour l’un d’eux ; car nous avons toujours soutenu le gouvernement, et jamais nous n’avons importuné les ministres.

– Et me permettrez-vous de vous dire, milady, reprit Duncan, à qui ce discours fit ouvrir les deux oreilles, que j’ai un grand neveu, appelé Duncan Mac-Gilligan, aussi fort et aussi vigoureux lui seul que les deux petits Butler ensemble ? Et si sir Georges voulait en demander une en même temps pour lui, cela ne lui donnerait pas la peine de demander deux fois.

Lady Staunton ne répondit à cette insinuation qu’en jetant sur lui un regard de femme du monde qui ne lui donna aucun encouragement.

Jeanie rentrait alors. Elle ne pouvait revenir de son étonnement en voyant la différence qui existait entre la jeune fille au désespoir qu’elle avait trouvée sur un grabat dans une prison, où elle n’attendait plus que la honte d’une mort prématurée ; puis qu’elle avait revue à Roseneath, sur le bord de la mer, prête à se condamner à un douloureux exil, et la femme pleine d’élégance, de bon ton et de grâces qu’elle avait devant les yeux. Sa sœur avait ôté son voile, et ses traits lui paraissaient moins changés que l’expression de sa physionomie, sa tournure et ses manières. À en juger par l’extérieur de lady Staunton, il semblait que le chagrin ne pouvait avoir même effleuré une femme si délicate, habituée comme elle l’était à voir chacun s’empresser de satisfaire tous ses caprices, et à lui épargner presque la peine de former un désir ; une femme qui, n’ayant jamais éprouvé la moindre contradiction, n’employait même pas un ton d’autorité, puisqu’elle ne pouvait laisser percer un souhait qu’il ne fût déjà accompli. Dès que le jour commença à tomber, elle se hâta de se débarrasser de Duncan, sans cérémonie ; et, sous prétexte de la fatigue, elle l’éconduisit avec un air de nonchalance.

Lorsque les deux sœurs furent seules, Jeanie ne put s’empêcher de témoigner sa surprise du sang-froid et de l’aisance avec laquelle lady Staunton soutenait son rôle.

– Je conçois votre étonnement, dit lady Staunton avec son calme ordinaire ; car vous, ma chère Jeanie, depuis le berceau vous avez toujours été la vérité même ; mais rappelez-vous que ce n’est pas aujourd’hui mon début : voilà quinze ans que je vis dans la feinte ! n’ai-je pas eu bien le temps de m’identifier avec le rôle que j’ai à remplir ?

Dans les deux ou trois premiers jours, au milieu de l’effusion des sentimens occasionés par une réunion si désirée, mistress Butler trouvait que les manières de sa sœur étaient entièrement en contradiction avec le ton de tristesse et d’abattement qui régnait dans toutes ses lettres. Il est vrai qu’elle fut émue jusqu’aux larmes à la vue du tombeau de son père, indiqué par une simple inscription qui rappelait sa piété et son intégrité ; mais des souvenirs plus rians, des impressions plus frivoles avaient aussi leur influence sur son esprit : elle s’amusait à visiter la laiterie, et en voyant les travaux qu’elle avait si long-temps partagés avec sa sœur, il s’en fallut de peu qu’elle ne se découvrît à May Hettly, pour montrer qu’elle connaissait la fameuse recette du fromage de Dunlop. Aussi elle ne put s’empêcher de se comparer à Bredreddin Hassan, que le visir, son beau-père, reconnut à son talent extraordinaire pour faire des tartes à la crème dans lesquelles il mettait du poivre.

Mais lorsque la nouveauté de ces distractions eut cessé de l’amuser, elle ne montra que trop clairement à sa sœur que les brillans dehors sous lesquels elle cachait son malheur ressemblaient au bel uniforme du soldat lorsqu’il couvre une blessure mortelle. Il y avait des momens où son abattement semblait aller même au-delà de celui qu’elle avait décrit dans ses lettres, et prouvait à mistress Butler que le sort de sa sœur, si séduisant en apparence, était en réalité peu digne d’envie.

Il existait cependant pour lady Staunton une source de plaisir sans mélange : douée d’une imagination plus vive que celle de Jeanie, elle admirait avec enthousiasme les beautés de la nature, goût qui compense bien des chagrins pour ceux qui le possèdent. On ne reconnaissait plus la grande dame lorsqu’elle aurait dû,

À chaque précipice, à chaque grotte obscure,

Pousser des cris d’horreur, comme si son regard

Apercevait soudain un spectre à l’air hagard.

Au contraire, lady Staunton ne craignait pas d’entreprendre, avec ses deux neveux pour guides, des promenades longues et fatigantes sur les montagnes des environs, pour voir des lacs, des vallées, des torrens, et toutes les beautés que la nature avait cachées dans leurs profondeurs. C’est, je crois, Wordsworth qui, parlant d’un vieillard dans des circonstances pénibles, remarque avec une connaissance parfaite de la nature :

Était-ce le chagrin qui doublait sa vigueur ?

Dieu seul peut le savoir. Jusqu’à sa dernière heure,

D’Ennerdale ce fut le plus hardi marcheur.

C’était ainsi que languissante, distraite et malheureuse, jetant même parfois un regard presque dédaigneux sur le rustique ameublement de la maison de sa sœur, mais s’efforçant tout aussitôt de réparer ses accès d’humeur boudeuse par mille caresses, lady Staunton semblait vivement intéressée, et retrouver une énergie nouvelle lorsqu’elle se voyait en plein air, parmi les sites des montagnes, avec les deux enfans qu’elle charmait en leur racontant ce qu’elle avait vu dans d’autres pays, et ce qu’elle avait à leur montrer dans le manoir de Willingham. Ceux-ci, de leur côté, ne négligeaient rien pour faire de leur mieux les honneurs du comté de Dumbarton à la dame qui paraissait si bonne et si complaisante ; aussi y avait-il à peine dans les montagnes voisines un vallon où ils ne se fussent pas empressés de la conduire.

Dans une de ces excursions, Reuben étant occupé ailleurs, David servit seul de guide à lady Staunton, et il lui promit de lui faire voir sur les rochers une cascade bien plus haute et bien plus belle qu’aucune de celles qu’ils eussent encore admirées. Il fallait faire cinq grands milles, sur un terrain inégal ; mais la beauté des paysages fit oublier la longueur de la route, et la vue était variée tantôt par la mer et les îles qu’ils apercevaient à travers les montagnes, tantôt par des lacs lointains, tantôt par des rochers et des précipices. Lorsqu’ils furent arrivés au but de leur promenade, la scène qui se déploya aux regards de lady Staunton la dédommagea amplement de la fatigue qu’elle avait éprouvée. Une cascade impétueuse s’élançait à gros bouillons du sommet d’une sombre montagne, dont la couleur contrastait fortement avec l’écume blanche qui jaillissait le long des flancs du rocher ; et à la profondeur d’environ vingt pieds, un autre roc interceptait la vue du torrent, dont le bruit terrible indiquait qu’avant de s’arrêter dans le vallon il se précipitait encore de rocher en rocher dans un abîme qu’on ne pouvait apercevoir.

Ceux qui aiment la nature désirent toujours pénétrer jusque dans ses retraites les plus cachées. Lady Staunton demanda à David s’il ne connaissait aucun endroit d’où l’on pût voir le précipice dans lequel le torrent tombait avec un bruit effrayant. Il lui dit que du haut du rocher qui leur en interceptait la vue on dominait complètement sur la chute d’eau, mais qu’on ne pouvait y arriver que par un sentier escarpé, glissant et dangereux. Déterminée à satisfaire sa curiosité, les obstacles ne l’arrêtèrent point ; elle dit à David de l’y conduire, et celui-ci, gravissant le rocher devant elle, lui indiquait avec soin les endroits où elle pouvait placer le pied sans danger.

Après avoir grimpé comme les oiseaux de mer contre les flânes du granit, ils parvinrent à en faire le tour, et se trouvèrent en vue du spectacle effrayant d’une cataracte dont les eaux tombant d’environ soixante pieds au-dessus de leur tête de rocher en rocher, se précipitaient avec un bruit horrible dans un gouffre ouvert sous leurs pieds à une profondeur immense, et dont les yeux ne pouvaient juger, à cause des vapeurs que la chute des eaux en faisait élever, comme un épais brouillard. Ils étaient en ce moment placés sur une pointe de rocher dont la largeur était à peine suffisante pour deux personnes, et le bruit épouvantable des eaux, la vue des précipices qui les entouraient de toutes parts, firent une telle impression sur lady Staunton, qu’elle s’écria que la tête lui tournait et qu’elle allait tomber. Elle serait tombée en effet, et se serait inévitablement brisée sur les rochers, si David ne l’eût soutenue. Il était fort et vigoureux pour son âge, mais il n’avait que quatorze ans, et lady Staunton, peu rassurée par son secours, et trouvant sa situation véritablement périlleuse, se mit à pousser des cris affreux. C’était une nouvelle imprudence, car si ce jeune homme, partageant sa frayeur, manquait un instant de présence d’esprit, il était impossible qu’ils ne périssent pas tous deux.

Cette imprudence les sauva pourtant. Un coup de sifflet si aigu partit à peu de distance, qu’ils l’entendirent malgré le bruit du torrent, et au même instant ils virent paraître au-dessus d’eux sur le rocher une figure humaine couverte de cheveux grisonnans qui, tombant en désordre sur son front et sur ses joues, venaient rejoindre des moustaches et une barbe de même couleur.

– C’est l’Ennemi , dit l’enfant, que lady Staunton vit trembler à son tour.

– Non, non, s’écria-t-elle, inaccessible à une terreur superstitieuse, et reprenant, avec l’espoir d’être secourue, le courage et le sang-froid dont le danger de sa situation l’avait privée ; elle se tourna vers l’être que le ciel semblait envoyer à son aide : – Pour l’amour de Dieu, s’écria-t-elle, secourez-nous !

Elle ne reçut aucune réponse ; mais un jeune homme, dont l’air et la physionomie avaient quelque chose de féroce parut à côté du vieillard. Elle lui renouvela ses prières ; mais il ne l’entendit probablement point, à cause du bruit que faisait la cataracte, car elle le vit remuer les lèvres en la regardant, et ne put saisir elle-même les mots qu’il prononçait.

Elle vit pourtant, un instant après, qu’il avait compris ce qu’elle désirait de lui, ce qui n’était pas difficile d’après ses gestes et d’après la situation où elle se trouvait. Le jeune homme disparut un moment, et revint avec une échelle faite de rameaux d’osiers entrelacés, et d’environ huit pieds de hauteur. Il la leur descendit, et fit signe à David de la tenir tandis que la dame s’en servirait pour venir le rejoindre.

La frayeur donne du courage, et lady Staunton n’hésita pas un instant à monter sur une échelle sur laquelle, en tout autre endroit, elle n’aurait pas osé mettre le pied. Elle atteignit le sommet sans accident, et, aidée par le jeune sauvage, elle gagna la partie du rocher où elle l’avait vu. Mais, quoique hors de danger elle-même, elle ne respira librement et ne songea à regarder autour d’elle, que lorsqu’elle vit son neveu suivant intrépidement son exemple, quoiqu’il n’eût personne pour tenir l’échelle. Il arriva en sûreté à ses côtés. Elle jeta alors les yeux sur les objets qui l’environnaient, et ne put s’empêcher de frémir en reconnaissant en quel lieu et dans quelle compagnie elle se trouvait. Ils étaient alors sur une espèce de plate-forme, entourée de toutes parts de précipices ou de rochers qui s’élevaient encore plus haut, et qui paraissaient inaccessibles, de manière que ceux qui habitaient ce lieu pouvaient s’y regarder comme parfaitement à l’abri des recherches les plus exactes. Un immense fragment de rocher, détaché de ceux qui étaient plus hauts, et qui avait été arrêté dans sa chute par d’autres pointes de granit, formait comme un toit naturel sur une partie de cette plate-forme. De la mousse et des feuilles sèches amoncelées servaient de lit aux habitans de cette demeure sauvage, où lady Staunton n’aperçut alors que les deux hommes qu’elle avait déjà vus. L’un d’eux, le jeune homme qui les avait secourus si à propos, paraissait un peu plus âgé que David, sa taille était plus grande, il était plus formé, plus robuste, et tous ses membres étaient parfaitement proportionnés. Il était couvert d’un plaid en haillons, portait le jupon des montagnards, et n’avait ni bas, ni souliers, ni chapeau, ni toque. Ses cheveux noirs étaient relevés en tresses serrées contre sa tête, à la manière des anciens Irlandais barbares ; ses yeux étaient vifs et perçans, et ses gestes avaient cette espèce d’aisance et de noblesse qu’on trouve chez les peuples sauvages.

Il faisait peu d’attention à David Butler, mais il regardait avec surprise lady Staunton, dont la beauté et l’habillement étaient sans doute au-dessus de tout ce qu’il avait jamais vu.

Le vieillard dont ils avaient d’abord aperçu la figure était encore couché dans la même position qu’il avait prise lorsqu’il avait entendu le cri que la frayeur avait fait pousser à lady Staunton ; seulement sa tête était tournée de leur côté, et il les regardait avec une apathie qui ne répondait pas à l’expression générale de sa physionomie dure et farouche. Il paraissait d’une très haute taille, mais n’était guère mieux vêtu que son jeune compagnon ; il avait une large redingote des Lowlands, et des trews, ou pantalon de tartan, qui tombaient en lambeaux.

Tous les objets d’alentour avaient un aspect singulièrement sauvage et peu rassurant. Sous la saillie du rocher était un feu de charbon sur lequel il y avait un alambic avec un soufflet, des tenailles, un marteau, une enclume portative, et d’autres outils de forgeron ; trois fusils avec deux ou trois sacs et autant de barils, étaient déposés dans un coin, couverts aussi par l’immense fragment de rocher suspendu en quelque sorte au-dessus de cette sombre retraite ; un dirk ou poignard, deux épées, et une hache d’armes du Lochaber, étaient dispersés autour du feu, dont la flamme rouge et ardente se réfléchissait sur l’écume de la cascade impétueuse.

Le jeune sauvage, après avoir satisfait sa curiosité en regardant fixement lady Staunton pendant quelques minutes, courut chercher une jatte de terre et une coupe de corne, dans laquelle il versa une liqueur spiritueuse toute bouillante, qu’il venait de tirer de l’alambic, et qu’il offrit successivement à la dame et à l’enfant. Tous deux refusèrent, et le jeune sauvage vida d’un trait la coupe, qui paraissait ne pas contenir moins de trois verres ordinaires. Il alla chercher ensuite une autre échelle dans un coin de la caverne, l’ajusta contre le rocher qui servait en quelque sorte de toit, et fit signe à la dame de monter pendant qu’il la tenait fortement d’en bas. Elle obéit, et parvint au sommet d’un large roc, sur le bord de l’abime dans lequel le torrent se précipitait. Elle voyait la cascade tomber en bouillonnant le long du flanc du rocher, qu’elle couvrait d’une écume blanchâtre, mais elle ne pouvait apercevoir la plate-forme étroite qu’elle avait eu l’imprudence de gravir.

David n’eut pas la liberté de monter si aisément ; le jeune sauvage, soit par plaisanterie, soit par amour du mal, remua fortement l’échelle lorsque le jeune Butler fut arrivé au milieu, et il semblait jouir de sa terreur, de sorte que lorsqu’ils furent montés tous les deux, ils se regardèrent mutuellement avec un air qui n’était rien moins qu’amical ; mais ils ne se dirent pas un seul mot. Le jeune caird, ou chaudronnier ambulant, ou Égyptien, se montrait attentif pour aider lady Staunton à gravir un rocher escarpé qu’il lui restait encore à franchir, et ils furent suivis par David Butler, qui n’avait pas autant à se louer de son guide. Bientôt ils se trouvèrent tous trois hors du ravin, et sur le flanc d’une montagne couverte de bruyères. L’espèce d’abîme d’où ils sortaient était si étroit, qu’à moins d’être sur le bord même, il était impossible d’en soupçonner l’existence. La montagne semblait toucher à celle qui s’élevait de l’autre côté, sans qu’on pût se douter, de quelque distance, qu’un précipice les séparait, et l’on ne voyait plus la cataracte, quoiqu’on entendît encore son murmure sourd et prolongé.

Lady Staunton, délivrée du double danger qu’elle venait de courir, avait alors un nouveau sujet d’inquiétude et de terreur : ses deux guides se mesuraient des yeux d’un air également irrité, car David, quoique plus petit, et plus jeune d’au moins deux ans était robuste et plein de hardiesse.

– Vous êtes le fils de l’habit noir de Knocktarlity, dit le jeune sauvage ; si vous reparaissez jamais ici, je vous lancerai dans le précipice comme un ballon.

– Votre taille vous rend bien insolent ! reprit fièrement le jeune Butler, tandis que d’un œil intrépide il mesurait son adversaire ; je pense que vous êtes de la bande de Donacha : si vous descendez jamais dans la vallée, nous tirerons sur vous comme sur un chevreuil.

– Vous pouvez dire à votre père, reprit l’Égyptien, que la feuille qui est sur l’arbre est la dernière qu’il verra. – Nous saurons nous venger de tout le mal qu’il nous a fait.

– J’espère qu’il vivra encore bien des étés, et qu’il vous en fera encore bien davantage, répondit David.

La conversation n’en fût pas restée là si lady Staunton ne se fût pas avancée entre eux avec sa bourse à la main, qui contenait, outre quelques guinées, plusieurs pièces d’argent qu’on apercevait à travers le tissu léger dont elle était composée. Elle en tira une guinée qu’elle offrit à l’Égyptien.

– L’argent blanc, madame, l’argent blanc, dit le jeune sauvage à qui la valeur de l’or était sans doute inconnue.

Lady Staunton lui donna tout l’argent qu’elle avait dans sa bourse, et l’enfant le saisit avec avidité, en faisant une espèce d’inclination de tête en signe de remerciement et d’adieu.

– Hâtons-nous à présent, lady Staunton, dit David ; car ils ne nous laisseront pas tranquilles, du moment qu’ils ont vu votre bourse.

Ils s’éloignèrent avec toute la vitesse possible, mais ils n’avaient pas fait cent pas qu’ils entendirent crier derrière eux, et en se retournant ils aperçurent le vieillard et son jeune compagnon qui les poursuivaient à grands pas, le premier avec un fusil sur l’épaule. Très heureusement un garde-chasse du duc, qui guettait le gibier, parut dans ce moment au pied de la montagne. Les bandits s’arrêtèrent en le voyant, et lady Staunton s’empressa d’aller se mettre sous sa protection. Il lui offrit volontiers de l’escorter jusque chez elle, et il ne fallut rien moins que sa taille athlétique, et son fusil chargé, pour rendre à Effie son courage ordinaire.

Donald écouta gravement le récit de leur aventure ; et David lui demandant à plusieurs reprises s’il aurait pu soupçonner que les Égyptiens rodassent dans ces montagnes, il répondit avec beaucoup de sang-froid : – En vérité, M. David, il n’aurait pas été impossible qu’on eût quelque idée qu’ils fussent par ici, ou bien de quelque côté, quoique je n’en eusse pas, moi, vous sentez bien. Je suis souvent sur la montagne, et ils sont comme les guêpes, voyez-vous, ils mordent ceux qui les provoquent. Par ainsi, moi, je me suis fait une règle de ne pas les voir, à moins que je ne reçoive un ordre exprès de Mac-Callummore ou de Knockdunder ; car alors, vous sentez, le cas serait bien différent.

Ils arrivèrent tard à la manse, et lady Staunton, qui resta long-temps avant d’être entièrement remise de sa fatigue et de sa frayeur, ne se laissa plus entraîner aussi avant dans les montagnes par son amour pour les beautés pittoresques de la nature, sans être accompagnée d’une plus forte escorte, quoique en même temps elle se plût à rendre justice à son jeune guide, et à convenir qu’il avait mérité une paire d’épaulettes par le courage qu’il avait déployé dès qu’il avait été certain d’avoir affaire à un antagoniste terrestre.

– Je ne suis ni aussi grand ni aussi âgé que ce gaillard-là, dit David flatté d’entendre vanter ainsi sa valeur ; mais contre de pareilles gens, ajouta-t-il en frappant sur sa poitrine avec un petit air martial, c’est le cœur qui fait tout.

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