« À quoi bon sur ma tête ont-ils mis la couronne,
» À quoi bon dans mes mains le sceptre qu’on me donne ?
» Un étranger viendra les arracher un jour,
» Et je n’ai point de fils qui les porte à son tour ! »
Macbeth.
Depuis ce temps les deux sœurs, en prenant les plus grandes précautions pour que leur correspondance ne pût être découverte, continuèrent à s’écrire environ deux fois par an. Les lettres de lady Staunton annonçaient toujours que la santé et l’esprit de son mari étaient dans un état fâcheux. Elle n’avait pas d’enfans, et c’était un des sujets sur lesquels elle s’étendait ordinairement davantage. Sir Georges Staunton, d’un caractère toujours violent, avait conçu une sorte d’aversion pour un parent assez éloigné qui devait naturellement hériter après lui du domaine de Willingham, et qu’il soupçonnait de lui avoir rendu autrefois de mauvais services auprès de son père et de son oncle ; et il avait juré qu’il léguerait tous ses biens à un hôpital plutôt que de souffrir qu’il en possédât jamais la moindre partie.
– S’il avait un enfant, disait la malheureuse femme, si du moins celui dont la destinée nous est inconnue vivait encore, ce serait un lien qui l’attacherait à la vie ; mais le ciel nous a refusé une consolation que nous ne méritons point.
De telles plaintes, variées quant à la forme, mais roulant souvent sur le même sujet, remplissaient toutes les lettres qui partaient du triste et vaste château de Willingham pour le tranquille et heureux presbytère de Knocktarlity. Cependant les années s’écoulaient. Le duc d’Argyle mourut en 1743, universellement regretté, surtout par les Butlers, pour lesquels il avait été le plus généreux bienfaiteur. Comme il ne laissait pas d’enfans mâles, son titre et ses biens passèrent à son frère Archibald, qui continua à leur accorder la bienveillance dont son frère leur avait donné tant de preuves, mais avec lequel ils ne furent jamais dans la même intimité. La protection de ce seigneur leur devint même plus nécessaire que jamais ; car, après la rébellion de 1745, et la dispersion des révoltés, la tranquillité du pays fut troublée par des vagabonds et des maraudeurs qui vinrent se réfugier sur les confins du pays des montagnards, où ils trouvaient des retraites dans lesquelles il n’était facile ni de les poursuivre ni de les surprendre, et d’où ils exerçaient des brigandages dans les environs, aujourd’hui si paisibles, de Perth, de Stirling et de Dumbarton.
Le plus grand fléau de la paroisse de Knocktarlity était un certain Donacha Dhu, ou Dunaig, ou le noir Duncan-le-Mauvais, dont nous avons déjà dit un mot. Ce bandit avait été autrefois un chaudronnier ambulant ; mais quand une guerre civile s’alluma, il renonça à cette profession, et de demi-voleur devint tout-à-fait brigand. À la tête de trois ou quatre jeunes gens déterminés, étant lui-même actif, vigoureux, intrépide, et connaissant parfaitement les défilés des montagnes, il exerça son nouveau métier avec beaucoup de succès, et se rendit redoutable à tout le voisinage.
Chacun était convaincu que Duncan de Knockdunder aurait pu facilement mettre un terme aux déprédations de son homonyme Donacha, et s’emparer de sa personne, car il y avait dans la paroisse plusieurs jeunes gens de bonne volonté qui, ayant servi dans la guerre civile, sous les bannières du duc d’Argyle, s’y étaient distingués, et n’auraient pas demandé mieux que de contribuer à en délivrer le pays. Comme on savait que Duncan, qui aurait dû leur servir de chef, ne manquait pas de courage, on supposait généralement que Donacha avait trouvé le moyen de s’assurer de sa protection tacite ; ce qui n’était pas rare dans ce pays et dans ce temps. On était d’autant plus porté à le croire, qu’on avait remarqué que les bestiaux du vieux Deans étaient respectés par les voleurs, parce qu’ils étaient sur la propriété du duc, tandis qu’on enlevait une vache au ministre toutes les fois qu’on en trouvait l’occasion. Les brigands parvinrent même une fois à s’emparer de toutes celles qui lui restaient, et ils les emmenaient en triomphe, quand Butler, oubliant sa profession paisible, dans cette extrême nécessité, se mit à leur poursuite à la tête de quelques uns de ses voisins, et réussit à leur reprendre ses bestiaux. Deans, malgré son âge très avancé, prit part à cet exploit ; monté sur un petit cheval ou poney des Highlands, et une grande claymore à sa ceinture, il se comparaît (car il ne manqua pas de s’attribuer la réussite de cette expédition) à David, fils de Jessé, reprenant sur les Amalécites le butin qu’ils avaient fait. Cet acte de vigueur produisit pourtant un bon effet : Donacha, voyant qu’on osait lui résister, s’éloigna du pays, et n’y exerça plus de brigandages. Il continua cependant à s’y livrer un peu plus loin, et l’on entendit parler de temps en temps de ses hauts faits jusqu’à l’année 1751, que le destin le délivra de la crainte que lui avait inspirée le second David, car le vénérable patriarche de Saint-Léonard alla rejoindre ses ancêtres.
David Deans mourut plein d’années et d’honneur. On ne connaît pas au juste l’époque de sa naissance, mais il doit avoir vécu environ quatre-vingt-dix ans, car il parlait d’évènemens arrivés du temps de la bataille de Bothwell, comme de choses dont il avait été témoin. On dit même qu’il y avait porté les armes avec les puritains. Un jour qu’un laird jacobite, pris de vin, disait qu’il voudrait trouver un Whig du pont de Bothwell pour lui frotter les oreilles, – Vous en avez un sous la main, lui dit David en fronçant le sourcil, essayez ! et il fallut l’intervention de Butler pour rétablir la paix.
Deans rendit le dernier soupir entre les bras de sa fille chérie, en remerciant la Providence des bienfaits qu’il en avait reçus dans cette vallée d’épreuves, et des croix qu’elle lui avait envoyés pour mortifier l’orgueil que pouvaient lui inspirer les dons qu’elle lui avait accordés. Il pria de la manière la plus touchante pour Jeanie, pour son mari, pour leur famille ; et dans une autre prière pathétique, que ne comprirent que trop bien ceux qui l’entouraient alors, il supplia le divin berger de ne pas oublier, quand il rassemblerait son troupeau, la brebis égarée qui pouvait être encore en ce moment la proie des loups ravisseurs. Après avoir aussi demandé au ciel la prospérité de la maison d’Argyle et la conversion de Duncan de Knockdunder, il se trouva épuisé, et fut hors d’état de prononcer aucune prière suivie. On lui entendit seulement murmurer les mots défections, excès de droite, erreur à gauche, etc. Mais, comme May Hettly le fit observer, sa tête n’y était plus ; ces expressions n’étaient qu’une habitude automatique, et il mourut en paix avec tous les hommes, environ une heure après.
Malgré l’âge avancé de son père, cette mort fut la source d’une vive affliction pour mistress Butler. Elle était habituée à consacrer une grande partie de son temps aux soins qu’elle lui donnait, et quand le bon vieillard n’exista plus, elle crut avoir fini une partie de ce qu’elle avait à faire dans ce monde. Sa fortune disponible, qui montait à environ quinze cents livres sterling, passa aux habitans de la manse, qu’elle ne consola point de leur perte. Il fallut pourtant penser à l’emploi qu’on pourrait en faire.
– Si nous plaçons cette somme sur hypothèque, dit Butler, il en arrivera peut-être comme de l’argent que votre père a prêté au laird de Lounsbeck, dont il n’a jamais pu toucher ni intérêt ni capital. Si nous la mettons dans les fonds publics, nous devons nous souvenir de l’entreprise de la mer du Sud, dans laquelle les intéressés ont tout perdu. Le petit bien de Craigsture est à vendre ; il n’est qu’à deux milles de la manse, et Knockdunder m’assure que le duc ne pense pas à l’acheter. Mais on en demande deux mille cinq cents livres sterling, et cela ne m’étonne pas, car il les vaut bien. Tout ce qui m’embarrasse, c’est qu’il nous manquerait mille livres, et il me répugne de les emprunter, parce que d’une part le créancier pourrait redemander son argent quand nous ne serions pas prêts à le lui rendre, et que si je venais à mourir, cette dette pourrait vous mettre dans l’embarras.
– Et si nous avions cette somme, dit Jeanie, nous pourrions acheter cette belle terre où il y a de si beaux pâturages ?
– Certainement, et Knockdunder, qui s’y connaît, m’y engage fortement. À la vérité c’est son neveu qui la vend.
– Eh bien, Reuben ! il faut lire un verset de la Bible. Vous savez qu’on y trouve quelquefois de l’argent. Vous en souvenez-vous ?
– Si je m’en souviens, Jeanie, oui, oui. Mais ce n’est pas dans ce siècle qu’on voit des miracles tous les jours.
– Il faut pourtant voir, dit mistress Butler. Et ouvrant une petite armoire dans laquelle elle gardait son miel, son sucre, ses pots de gelées, et quelques fioles de médecines pour les bestiaux, elle en tira de derrière un triple rempart de pots et de bouteilles, une vieille Bible qui avait été la compagne fidèle de David Deans dans sa jeunesse, alors qu’il avait été obligé de fuir la persécution ; il l’avait donnée à sa fille quand sa vue affaiblie l’avait obligé à en choisir une imprimée en plus gros caractères. Jeanie la présenta à Butler, qui la regardait d’un air de surprise, et lui dit de voir si ce livre ne pourrait rien faire pour lui. Il en ouvrit les agrafes, et y trouva un assez grand nombre de billets de banque de cinquante livres sterling, qui y avaient été placés séparément entre les feuillets.
– Je ne comptais vous parler de mes richesses, Reuben, lui dit-elle en souriant, qu’à l’instant de ma mort ou dans quelque besoin de famille ; mais je crois qu’il vaut mieux les employer à acheter ces bons pâturages, que de les laisser au fond de cette armoire.
– Et comment est-il possible que vous ayez une telle somme, Jeanie ? dit Butler en comptant les billets : en voilà pour plus de mille livres !
– Quand il y en aurait pour dix mille, dit Jeanie, l’argent est entré chez nous par une bonne porte. Je ne sais pas quel en est le compte, mais c’est tout ce que j’ai. Quant à votre question, comment il est possible que j’aie une telle somme, tout ce que je puis vous dire, c’est que je l’ai eue honorablement, car c’est un secret qui ne m’appartient pas, sans quoi vous l’auriez su depuis long-temps ; ainsi donc, Reuben, ne me faites pas d’autres questions, je ne serais pas libre d’y répondre.
– Répondez à une seule ; cette somme est-elle à vous pour en disposer à votre gré ? est-il possible que personne n’y ait droit que vous ?
– Elle est à moi. J’en puis disposer, et c’est ce que j’ai déjà fait, car elle est à vous maintenant. Vous pouvez, Reuben, vous appeler Bible Butler, comme votre grand-père que mon pauvre père n’aimait pas trop. Seulement si vous y consentez, je voudrais qu’à notre mort Fémie en eût une bonne part.
– Ce sera comme vous le voudrez, Jeanie. Mais qui aurait jamais fait choix d’une Bible pour y cacher des richesses terrestres ?
– C’est une de mes anciennes rubriques, comme vous dites, Reuben. J’ai pensé que si Donacha venait faire ici un coup de main, la Bible serait la dernière chose dont il se soucierait. Mais s’il m’arrive encore d’autre argent, comme cela n’est pas impossible, je vous le remettrai à mesure, et vous l’emploierez comme vous l’entendrez.
– Et il ne faut pas que je vous demande comment il se fait que vous ayez tant d’argent ?
– Non, Reuben, il ne le faut pas ; car si vous me le demandiez bien sérieusement, je vous le dirais peut-être, et j’aurais tort. Vous seriez le premier à me le dire.
– Mais au moins ce n’est rien qui vous laisse du trouble dans l’esprit ?
– Les biens du monde ne vont jamais sans trouble, Reuben. Mais ne me faites pas de question. Cet argent ne me charge pas la conscience, et personne n’a droit de nous en demander un plack.
– Bien certainement, dit le ministre après avoir de nouveau compté l’argent et examiné les billets, comme pour se convaincre que ses yeux ne le trompaient point, jamais il n’y a eu dans le monde un homme qui ait eu le bonheur d’avoir une femme comme la mienne. Les biens du monde la suivent comme la bénédiction du ciel.
– Oui, dit Jeanie en souriant, jamais on n’en a vu, depuis la princesse des contes d’enfans qui faisait tomber de sa chevelure des pièces d’or en se peignant de la main gauche, et des pièces d’argent en se peignant de la droite. Serrez ces papiers dans votre poche, et ne les tenez pas comme cela à la main, ou je vais les remettre dans la vieille Bible. Nous sommes trop près des montagnes pour laisser voir que nous avons tant d’argent à la maison. Allez donc chez Knockdunder, et convenez du prix avec lui. Ne soyez pas assez simple pour lui dire que vous avez toute la somme nécessaire ; dites-lui que vous avez trouvé un ami qui vous aide, c’est la vérité ; et marchandez sou à sou.
En lui donnant cet avis, Jeanie prouvait assez, quoiqu’elle ne sût pas faire d’autre usage de son argent que de le cacher soigneusement dans une vieille Bible, qu’elle avait quelque chose de l’adresse de son père David dans les affaires humaines. Et Reuben Butler, qui ne manquait pas de prudence, suivit de point en point le conseil de sa femme.
La nouvelle que le ministre avait acheté Craigsture se répandit promptement dans la paroisse. Les uns s’en réjouirent et lui firent compliment, d’autres regrettèrent que ce domaine fût sorti d’une famille à laquelle il appartenait depuis long-temps.
Butler fut alors obligé de faire un voyage à Édimbourg vers la Pentecôte, pour les affaires de la succession de son beau-père, afin de recueillir quelques sommes qui lui étaient dues, et dont il avait besoin pour effectuer le paiement de son acquisition. Ses collégues ecclésiastiques saisirent cette circonstance pour le nommer leur délégué à l’assemblée générale, ou convention de l’Église d’Écosse, qui a lieu ordinairement tous les ans pendant la seconde quinzaine du mois de mai.