CHAPITRE V.

« Il se fait en tous lieux craindre comme un lion ;
» Rentré chez lui, ce n’est plus qu’un mouton. »

SIR DAVID LINDSAY.

– Jack Driver, le voiturier, est venu chercher ses nouveaux harnais, dit mistress Saddletree dès qu’elle vit entrer son mari, non pour lui rendre compte de ce qui s’était passé en son absence, mais pour lui récapituler doucement tout ce qu’elle avait fait sans lui.

– Fort bien, répondit Bartholin sans daigner ajouter un mot de plus.

– Et le laird de Girdinghurst (un fort beau jeune homme) a envoyé son coureur, et puis est venu lui-même pour savoir si sa selle brodée était prête, car il désire l’avoir pour les courses de Kelso.

– Fort bien ! fort bien ! dit encore Bartholin toujours aussi laconique.

– Et Sa Seigneurie le comte de Blazonbury, lord Flash et Flame , va devenir fou si on ne lui envoie pas comme on le lui a promis les harnais pour six jumens de Flandre, avec les cimiers, les couronnes d’armoiries, les housses et les caparaçons assortis.

– Bien ! fort bien ! ma femme, dit Saddletree ; s’il devient fou, on l’interdira ; c’est bien, très bien.

– Oui, c’est très bien que vous pensiez ainsi, M. Saddletree, reprit la ménagère un peu piquée de son indifférence ; il y a bien des gens qui se seraient crus offensés de voir tant de pratiques venir à la boutique, et rien que des femmes pour leur répondre ; car, comme vous ne pouvez en douter, tous les garçons sont partis, dès que vous avez eu le dos tourné, pour aller voir pendre Porteous ; ainsi, vous n’y étant pas…

– Chut ! silence ! mistress Saddletree, répondit son mari d’un air important. J’avais affaire ailleurs : non omnia possumus omnes, comme disait l’avocat Crosmyloof quand il fut appelé par deux massiers à la fois : – possumuspossimus – possimis. – Je sais que notre latin de jurisprudence blesse les oreilles de M. Butler ; mais il n’est au pouvoir de personne, pas même du lord président, d’être à la fois dans deux endroits différens.

– Et croyez-vous, M. Saddletree, dit sa prudente moitié avec un sourire ironique, qu’il soit raisonnable de laisser ici votre femme veiller aux selles et aux brides des jeunes gentilshommes, tandis que vous allez voir un homme qui ne vous a jamais fait de mal, tendre un licou ?

– Femme, dit Saddletree avec un ton élevé auquel la méridienne contribuait un peu, désistez-vous ; – cessez veux-je dire, de vous mêler d’affaires que vous ne pouvez comprendre. Pensez-vous que je sois né pour guider une aiguille à travers du cuir, quand des hommes comme Duncan-Forbes et cet autre nommé Arniston , sans beaucoup plus de talens que moi, peuvent être présidens et avocats du roi ? Tandis que si les faveurs étaient également distribuées comme du temps de Wallace…

– Je ne sais si nous aurions beaucoup gagné à vivre sous ce Wallace, dit mistress Saddletree. On se battait alors, il est vrai, avec des fusils à bretelles de cuir, mais encore y avait-il la chance que ce grand guerrier achetât et oubliât de payer. Quant à vos talens, les hommes de loi doivent en faire plus de cas que moi pour les mettre si haut, Bartholin.

– Je vous dis, femme, reprit Bartholin avec un vrai dépit, que vous n’entendez rien à ces choses-là. Du temps de Wallace, il n’y avait pas d’homme cloué sur une chaise aussi vile que celle d’un sellier, car les harnais dont on avait besoin étaient tirés tout faits de Hollande.

– Eh bien, dit Butler, qui, comme plusieurs membres de sa profession, visait parfois à un bon mot, si cela est, M. Saddletree, tout n’en va que mieux, puisque nous faisons nous-mêmes nos harnais et ne tirons plus que nos avocats de Hollande.

– Cela n’est que trop vrai, répondit celui-ci en soupirant ; plût au ciel que mon père eût eu assez de bon sens pour m’envoyer à Leyde ou à Utrecht, étudier les Substitutes et lePandex.

– Vous voulez dire les Institutes de Justinien, M. Saddletree.

– Institutes, substitutes, sont deux mots synonymes, M. Butler ; on les emploie indifféremment l’un ou l’autre dans les actes de substitution, comme vous pouvez le voir dans les Practiques de Balfour ou le Style des lois de Dallas Saint-Martin. J’entends tout cela assez bien, grâce à Dieu. Mais je n’en regrette pas moins de ne pas avoir étudié en Hollande.

– Pour vous consoler, reprit M. Butler, souvenez-vous que vous ne seriez guère plus avancé que vous l’êtes aujourd’hui, M. Saddletree, car nos avocats d’Écosse sont une race aristocratique, – leur métal est du vrai Corinthe, et non cuivis contigit adire Corinthum. – Ah ! ah ! M. Saddletree ?

– Et ah ! ah ! M. Butler, reprit Bartholin, qui, comme on le pense bien, n’entendit de cette citation plaisante que le son des mots ; il y a quelque temps vous me disiez qu’il fallait quivis, et je viens d’entendre de mes oreilles que vous aviez dit cuivis, aussi clairement que j’ai jamais entendu un mot au tribunal.

– Un peu de patience, M. Saddletree, et je vous expliquerai la différence de ces deux termes, dit Butler, qui, avec plus de jugement et de connaissances, était tout aussi pédantesque dans son département de magister, que Bartholin dans sa prétendue science de légiste. – Un moment de patience, – vous conviendrez que le nominatif est le cas par lequel une personne ou une chose est nommée ou désignée, et qu’on peut appeler le cas primitif, tous les autres étant formés de celui-ci par les changemens de terminaison dans les langues savantes, et par les prépositions dans nos jargons modernes, dignes de la tour de Babel ; – vous m’accorderez cela, je suppose, M. Saddletree ?

Saddletree eut l’air ou voulut avoir l’air de comprendre ce qu’il entendait. – Je ne sais si je vous l’accorderai, ou non, dit-il ; vous savez que c’est à savoir – ad avisandum. – Personne ne doit se presser d’admettre une assertion, soit en point de droit, soit en point de fait.

– Et le datif, continua Butler…

– Je sais ce qu’est un tuteur datif , reprit vivement Saddletree.

– Le datif, dit le grammairien, est celui par lequel une chose est donnée ou assignée, comme appartenant à une personne, ou à une chose. – Vous ne pouvez nier cela, certainement.

– Certainement que je ne l’accorderai pas, répondit Saddletree.

– Alors, que diable croyez-vous que sont les cas nominatif et datif ? reprit Butler, à qui la surprise et l’impatience firent oublier sa réserve habituelle d’expression, et la véritable prononciation des mots.

– Je vous dirai cela à loisir, M. Butler, répliqua Saddletree avec un air de malice ; – je prendrai un jour pour examiner et résoudre chaque article de vos concessions, et je vous ferai ensuite nier ou confesser ce dont il faut convenir.

– Allons, allons, M. Saddletree, dit sa femme, nous ne voulons ici ni confession, ni concession ; laissez ces marchandises à ceux qui sont payés pour les faire ; elles nous vont à nous, comme une selle de cavalerie légère irait à un bœuf de labour.

– Ah ! ah ! dit M. Butler, « optat ephippia bos piger . » Rien de nouveau sous le soleil, mais l’allusion de mistress Saddletree n’en est pas moins fort bonne.

– Et il vous conviendrait bien mieux, M. Saddletree, continua la dame, puisque vous êtes si savant dans les lois, de chercher si vous ne pouvez en faire pour Effie Deans, la pauvre fille, qui est dans la Tolbooth, mourant de froid, de faim et de privations, – une servante à nous, M. Butler, et aussi innocente, selon moi, qu’utile dans la boutique ; – quand M. Saddletree sortait, – et soyez sûr qu’il est rarement au logis quand il y a une seule de ces maisons à procès ouverte, – la pauvre Effie m’aidait à remuer les pièces de cuir, à ranger les marchandises, et à chercher le goût du monde ; – et vraiment, elle plaisait aux pratiques avec ses réponses, car elle était toujours polie, et jamais plus jolie fille ne servit dans Auld-Reekie. Puis quand les gens étaient impatiens et déraisonnables, elle les servait mieux que moi, qui ne suis plus aussi jeune que je l’ai été, M. Butler, et un peu vive de mon naturel par-dessus le marché ; car lorsqu’il y a plusieurs personnes qui vous crient ensemble, et qu’on n’a qu’une langue pour leur répondre, il faut aller vite, ou jamais on ne finirait. – De sorte que tous les jours je m’aperçois qu’Effie me manque.

– De die in diem, ajouta Saddletree.

– Je crois, dit Butler après avoir hésité un instant, que j’ai vu cette fille, une fille à l’air modeste, une blonde !

– C’est Effie elle-même, M. Butler ! dit mistress Saddletree. Est-elle coupable ou innocente du crime dont on l’accuse ? je n’en sais rien ; Dieu le sait. Mais si elle l’a commis, je ferais bien serment sur la Bible qu’elle n’avait pas la tête à elle dans ce moment.

Cependant M. Butler était devenu très ému ; il allait et venait dans la boutique avec toute l’agitation que peut montrer une personne obligée par état à beaucoup de réserve. – Cette Effie n’était-elle pas fille, dit-il enfin, de David Deans, qui a pris la ferme du parc à Saint-Léonard ? n’a-t-elle pas une sœur ?

– Oui, sans doute. La pauvre Jeanie Deans, qui est plus âgée de dix ans. Elle était ici à pleurer sur sa sœur il n’y a qu’un moment. Et qu’y pouvais-je faire ? je lui ai dit de revenir quand M. Saddletree y serait, afin de le consulter. Ce n’est pas que je croie qu’il y puisse plus que moi, mais c’était pour consoler le cœur de la pauvre fille, et lui donner un peu d’espérance. Le malheur arrive assez vite.

– Vous vous trompez, femme, dit Saddletree d’un air dédaigneux, je lui aurais donné beaucoup de satisfaction, je lui aurais prouvé que sa sœur est en jugement en vertu du statut 690, chapitre Ier, comme prévenue d’infanticide, pour avoir caché sa grossesse, et ne pouvant représenter l’enfant qu’elle a mis au monde.

– J’espère, dit Butler en balbutiant, je me flatte par ma confiance au Dieu de miséricorde, qu’elle pourra prouver son innocence.

– Je le désire aussi, M. Butler, dit mistress Saddletree. J’aurais répondu d’elle comme de ma propre fille, si j’en avais une. Mais malheureusement j’ai été malade tout l’été, je ne suis presque pas sortie de ma chambre pendant deux semaines. Quant à M. Saddletree, il serait au milieu d’un hôpital de femmes en couches, qu’il ne se douterait pas de la raison qui y a fait entrer une seule d’entre elles. Si j’avais eu le moindre soupçon de sa situation, je vous promets que… mais nous pensons tous que sa sœur doit être à même de dire quelque chose pour prouver son innocence.

– On ne parlait pas d’autre chose dans Parliament-House, dit Saddletree, avant que cette affaire de Porteous eût fait oublier Effie. – C’est un superbe cas de meurtre présumé, comme il n’y en a pas eu dans la haute cour criminelle depuis le cas de la mère Smith l’accoucheuse, qui fut exécutée en 1679.

– Mais qu’avez-vous, M. Butler ? dit mistress Saddletree ; vous êtes pâle comme un linceul : voulez-vous prendre une goutte de liqueur ?

– Nullement, répondit Butler en faisant un effort pour parler : je suis venu de Dumfries à pied, hier, et il fait bien chaud.

– Asseyez-vous, dit mistress Saddletree en ajoutant à ces paroles un geste amical pour le faire asseoir, – et reposez-vous. Vous vous tuerez à cette vie-là, M. Butler. – Et faut-il vous faire notre compliment ? aurez-vous l’école, M. Butler ?

– Oui… Non… Je n’en sais rien.

– Vous ne savez pas si vous aurez l’école de Dumfries après y avoir été enseigner tout l’été ?

– Je crois que je ne l’aurai pas, mistress Saddletree, reprit Butler. Le laird de Blak-at-the-Bane avait un fils naturel qu’il destinait à l’Église, mais le presbytère refuse de lui donner une licence, et ainsi…

– Ah ! vous n’avez pas besoin de m’en dire davantage. S’il y a un laird qui ait un bâtard à qui la place convienne, il est bien sûr que… Ainsi donc vous retournez à Libberton ? tout frêle qu’est M. Wackbairn, dont vous êtes l’aide, et à qui vous devez succéder, il vivra aussi long-temps que vous.

– Cela est probable, répondit Butler en soupirant, et je ne sais si je ne dois pas le désirer.

– Sans doute que c’est une chose vexante, continua la bonne femme, d’être dans cet état de dépendance ; et vous qui pourriez prétendre beaucoup plus haut, je m’étonne comme vous supportez toutes ces croix-là.

– Quos diligit castigat , répondit Butler. Le païen Sénèque lui-même voyait un avantage dans l’affliction ; les païens avaient leur philosophie, et les juifs leur morale révélée, mistress Saddletree, et ils savaient supporter leurs infortunes. Les chrétiens ont quelque chose de plus qu’eux. – Mais sans doute…

Il s’interrompit en soupirant.

– Je vous entends, dit mistress Saddletree en tournant les yeux vers son mari : il est des momens où nous perdons patience malgré le livre de prières et la Bible. – Mais, M. Butler, vous ne vous en irez pas ainsi ; restez pour prendre un peu de soupe aux choux avec nous.

M. Saddletree quitta les Practiques de Balfour (sa lecture favorite, et grand bien lui fasse !) pour joindre ses instances à celles de sa femme. Tout fut inutile ; Butler leur dit qu’il était obligé de partir, et prit congé d’eux à l’instant même.

– Il y a quelque chose là-dessous, dit mistress Saddletree en le voyant s’en aller ; je ne sais pourquoi le malheur d’Effie semble donner tant de tintoin à M. Butler. Je n’ai jamais entendu dire qu’ils se connussent. Il est vrai qu’ils étaient voisins quand David Deans demeurait sur les terres du laird de Dumbidikes. Peut-être connaît-il son père ou quelqu’un de sa famille. Levez-vous donc, M. Saddletree, vous êtes justement assis sur le coussin qui a besoin d’être recousu. Ah ! voilà enfin le petit Willie, notre apprenti. Eh bien, petit vaurien, vous allez donc aussi courir les rues pour voir pendre les autres ? Seriez-vous bien aise qu’on en fît autant pour vous ? Votre tour viendra pourtant si vous ne changez de conduite. Allons, allez à votre ouvrage ; dites à Peggy de vous donner d’abord une assiette de bouillon, car vous êtes sec comme un coucou. C’est un orphelin, M. Saddletree, sans père ni mère ; nous devons avoir soin de lui, c’est un devoir de chrétien.

– Vous avez raison, ma femme, dit Saddletree ; nous sommes pour lui in loco parentis pendant sa minorité, et j’avais eu la pensée de présenter une requête à la cour pour être nommé son curateur, loco tutoris, puisqu’il n’a aucun tuteur nominal, et que le subrogé tuteur ne veut pas agir en cette qualité ; mais je crains que les frais de la procédure ne se retrouvent pas in rem versam  ; car je ne sais trop si Willie a des biens qu’on puisse administrer.

M. Saddletree termina cette phrase par une petite toux qui exprimait son contentement de lui-même, après avoir ainsi, croyait-il, exposé la loi d’une manière complète.

– Ses biens ! dit mistress Saddletree ; et quels biens a-t-il, s’il vous plaît ? Le pauvre diable était en guenilles quand sa mère mourut, et la première polonaise qu’il ait eue sur le corps, est celle qu’Effie lui a faite avec ma vieille mante bleue ! Cette pauvre Effie ! Mais avec toutes vos lois, M. Saddletree, ne pouvez-vous donc me dire s’il y a du danger pour elle quand on ne peut prouver qu’elle ait fait périr son enfant ?

– Comment ! dit Saddletree enchanté d’avoir une fois dans sa vie fixé l’attention de sa femme sur une discussion de jurisprudence. Comment ! il y a deux sortes de murdrum ou murdragium, ou de ce que vous appelez populariter et vulgariter meurtre : je dis qu’il y en a de plusieurs sortes ; car il y a votremurthrum per vigilias et insidias, et votre murthrum par abus de confiance.

– Je suis sûre que c’est là le meurtre que les riches nous font subir, à nous marchands, et qui nous fait fermer boutique ; – mais cela n’a rien de commun avec le malheur d’Effie.

– Le cas d’Effie, ou Euphémie Deans, reprit Saddletree, est un cas de présomption de meurtre, c’est-à-dire que la loi présume le meurtre commis d’après certains indicia ou motifs de présomption.

– Ainsi donc, à moins qu’Effie ait révélé sa situation, il faut qu’elle soit pendue, quand même elle serait accouchée d’un enfant mort, quand même cet enfant vivrait encore !

– Assurément ! c’est une loi rendue par nos souverains maîtres le roi et la reine, pour prévenir le crime horrible de faire des enfans en secret. – Le crime est au mieux avec la loi, cette espèce de meurtre étant de sa création.

– Eh bien, dit mistress Saddletree, si la loi crée des meurtres, c’est la loi qu’il faut pendre ! ou si l’on voulait pendre un homme de loi à la place, ce ne sera pas une grande perte pour le pays.

On avertit M. et mistress Saddletree que le dîner les attendait, ce qui interrompit une conversation qui prenait un tour moins favorable à la jurisprudence et à ceux qui l’exercent, que ne l’avait espéré M. Bartholin Saddletree, leur admirateur dévoué.

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