CHAPITRE XI.

« Où sont-ils donc ces instans pleins de charmes,
» Où, confondant nos plaisirs et nos larmes,
» Nos cœurs cherchaient querelle au temps jaloux
» Qui séparait deux sœurs dont la tendresse
» Était alors le trésor le plus doux !
» As-tu, ma sœur, oublié ta promesse ? »
SHAKSPEARE. Le Songe d’une nuit d’été.

Nous avons été bien long-temps pour conduire Butler à la porte de la ferme de Saint-Léonard, où nos lecteurs se doutent bien maintenant qu’il se rendait quand nous l’avons abandonné pour faire la narration qui précède. Ils en ont pourtant fait la lecture en moins de temps qu’il n’en passa sur les rochers de Salisbury, le matin qui suivit l’insurrection terminée par la mort de Porteous. Il avait ses motifs pour ce délai : d’abord le besoin de calmer l’agitation dans laquelle il avait été jeté par les évènemens dont il venait d’être témoin, et par la nouvelle qu’il avait apprise de la situation dans laquelle se trouvait la sœur de Jeanie : ensuite à cause de ses rapports avec la famille, il voulait choisir le moment pour arriver chez Deans, et il avait résolu de ne s’y montrer que vers huit heures, c’est-à-dire à l’instant où il déjeunait d’habitude.

Jamais le temps ne lui avait paru s’écouler si lentement : il entendit la grosse cloche de Saint-Gilles sonner successivement toutes les heures, qui étaient répétées ensuite par toutes les autres horloges de la ville. Enfin il compta sept heures, et il crut alors qu’il pouvait commencer à s’approcher de la demeure de David Deans, dont il n’était guère qu’à un mille de distance. Il descendit donc du haut des rochers escarpés de Salisbury dans l’étroite vallée qui les sépare des petites montagnes qui portent le nom de Saint-Léonard. C’est, comme peuvent le savoir quelques uns de mes lecteurs, une vallée sauvage, déserte, couverte d’énormes fragmens de pierres, détachés par le temps de la cime des rochers qui la bordent du côté de l’est.

Cet endroit écarté, comme plusieurs autres dans le parc du roi, servait souvent de rendez-vous aux braves du temps qui avaient quelque affaire d’honneur qu’ils ne pouvaient régler que l’épée à la main. Les duels étaient alors très fréquens en Écosse ; car la noblesse était oisive, orgueilleuse, vindicative, adonnée à la boisson, et ne manquait jamais de causes de querelles, ni d’envie de les vider par un combat singulier. L’épée, qui faisait toujours partie du costume d’un gentilhomme, était alors la seule arme dont on fît usage en pareil cas. Quand donc Butler aperçut un jeune homme qui semblait se cacher entre les débris de rochers épars çà et là dans la vallée, comme s’il eût craint d’être vu, il crut assez naturellement qu’il venait dans ce lieu Solitaire pour un rendez-vous de cette nature, et cette idée s’empara tellement de son esprit, qu’il craignit de manquer à son devoir, comme membre de l’Église d’Écosse, s’il passait près de lui sans lui parler.

– Il y a des momens, pensa-t-il, où la moindre intervention suffit pour détourner du mal ; où un seul mot dit à propos a plus de force pour prévenir un malheur, que toute l’éloquence d’un Cicéron n’en aurait pour le réparer. Et quant à mes propres chagrins, ils me sembleront plus faciles à supporter, s’ils ne me détournent pas de l’accomplissement de mes devoirs.

D’après ce raisonnement, il quitta le sentier qu’il suivait et s’avança du côté de l’inconnu. Celui-ci prit le chemin de la montagne comme pour éviter Butler ; mais voyant qu’il le suivait, il se retourna brusquement, et s’avança vers lui comme pour braver son regard scrutateur.

Comme ils étaient à quelque distance l’un de l’autre, Butler eut le temps d’examiner ses traits : il paraissait avoir environ vingt-cinq ans. Il aurait été difficile de juger du rang qu’il tenait dans le monde d’après ses vêtemens ; les jeunes gens bien nés en portaient souvent de semblables pour leurs courses du matin ; mais comme l’étoffe n’en était pas très chère, beaucoup de clercs et de commis-marchands avaient adopté le même costume. On ne pouvait cependant pas croire que l’inconnu fût vêtu d’une manière au-dessus de sa condition ; on aurait plutôt pensé que ses vêtemens n’y répondaient pas ; car il avait l’air fier et hautain, le regard assuré, la démarche hardie, et des manières qui semblaient dire qu’il pouvait-réclamer la supériorité sur les autres. Sa taille était au-dessus de la moyenne, tous ses membres bien proportionnés, et sa figure très agréable ; tout son extérieur aurait intéressé et prévenu en sa faveur, sans cette expression indéfinissable que donne à la physionomie l’habitude de la dissipation, et s’il n’avait eu dans son air et dans ses gestes cette audace qui souvent n’est qu’un masque que prend la crainte.

Ils se regardèrent l’un l’autre en se rencontrant. L’étranger, portant la main à son chapeau, continuait son chemin en silence, quand Butler, l’ayant salué à son tour, lui dit : – Voilà une belle matinée, monsieur. Vous êtes de bonne heure sur ces hauteurs.

– J’ai affaire ici, répondit le jeune homme d’un ton qui n’invitait pas à continuer la conversation.

– Je n’en doute pas, monsieur, reprit Butler ; et vous me pardonnerez si j’ajoute que j’espère que cette affaire est de nature à ne pas être réprouvée par les lois.

– Monsieur, répondit l’inconnu d’un ton de surprise et de mécontentement, je ne pardonne jamais une impertinence, et je ne conçois pas à quel titre vous vous arrogez le droit de vous mêler de ce qui ne vous regarde en rien.

– Je suis soldat, monsieur, dit Butler, et je suis chargé d’arrêter, au nom de mon Maître, ceux qui méditent des projets criminels.

– Soldat ! s’écria l’étranger en reculant d’un pas en arrière et en portant la main sur la garde de son épée ; soldat déguisé ! chargé de m’arrêter ! Vous estimez donc bien peu votre vie pour vous charger d’une telle commission.

– Vous ne me comprenez pas, monsieur, dit Butler d’un air grave, ni ma profession guerrière, ni mon Warrant ne sont de ce monde ; je suis un ministre de l’Évangile, et j’ai reçu de mon Maître le droit de recommander aux hommes la paix sur la terre conformément aux préceptes de l’Évangile.

– Un ministre ! dit l’inconnu avec un sourire méprisant : je sais que les gens de votre robe s’arrogent en Écosse le droit étrange de se mêler des affaires particulières ; mais j’ai voyagé, et je ne me laisse pas mener par les prêtres.

– S’il est vrai, monsieur qu’il existe des gens de ma robe, ou, comme vous auriez pu le dire plus décemment, de ma vocation, qui se mêlent des affaires des autres pour satisfaire leur curiosité, ou par des motifs encore plus condamnables, vous ne pouviez recevoir chez l’étranger une leçon plus sage que d’apprendre à les condamner. Mais je suis appelé à travailler à la moisson de mon Maître, et j’aime mieux m’attirer votre mépris en parlant, que les reproches de ma conscience en gardant le silence.

– Au nom du diable ! s’écria le jeune homme avec emportement, dites-moi donc ce que vous avez à me dire. Pour qui me prenez-vous ? Quelle affaire avez-vous avec moi ? Ne vous suis-je pas étranger ? Connaissez-vous mes actions et mes projets ? Je ne conçois rien à votre conduite ni à vos discours.

– Vous avez le projet de violer une des lois les plus sages de votre pays ; une loi, ce qui est bien pis encore, que Dieu lui-même a gravée dans nos cœurs, et à laquelle il nous est impossible de contrevenir sans que tous nos nerfs tressaillent.

– Et de quelle loi parlez-vous ?

– De celle qui dit : TU NE TUERAS POINT ! répondit Butler d’un ton grave et solennel.

L’inconnu parut violemment agité. Butler crut avoir produit sur son esprit une impression favorable, et résolut d’achever son ouvrage. – Pensez, jeune homme, dit-il en lui appuyant la main sur le bras, pensez dans quelle terrible alternative vous vous placez ! donner la mort ou la recevoir ! Pouvez-vous songer à paraître devant un Dieu offensé, le cœur encore plein du désir, d’immoler votre frère ? Supposez que vous ayez le malheur non moins grand de sacrifier votre adversaire à votre vengeance, Dieu ne vous imprimera-t-il pas un signe sur le front comme à Caïn, comme au premier fratricide ? un signe qui frappe d’horreur quiconque l’aperçoit ; un signe qui dénonce le meurtrier à quiconque le regarde ? Songez…

– Vos avis sont excellens, monsieur, dit l’inconnu en retirant son bras ; mais vous les prodiguez en pure perte. Je ne suis pas venu ici avec de mauvaises intentions contre qui que ce soit. Je puis avoir commis bien des fautes. – Ne dites-vous pas, vous autres prêtres, que tous les hommes en commettent ? Bien loin de vouloir attaquer la vie de personne, je ne suis ici que pour sauver les jours d’une victime de l’injustice. Si, au lieu de vous amuser à parler de ce que vous ne connaissez point, vous voulez faire une bonne action, une œuvre réellement méritoire, je vais vous en donner l’occasion. Voyez-vous là-bas sur la droite cette petite colline, au-dessus de laquelle on distingue les cheminées d’une maison située de l’autre côté ? Rendez-vous à cette habitation ; demandez-y Jeanie Deans, et dites-lui en secret, vous m’entendez ! en secret, que celui qu’elle sait bien l’a attendue ici depuis la pointe du jour jusqu’à ce moment ; mais qu’il ne peut l’y attendre davantage. Vous ajouterez qu’il faut qu’elle vienne me trouver cette nuit dans la Fondrière du Chasseur, dès que la lune se montrera derrière le mont Saint-Antoine, ou que dans mon désespoir elle me rendra capable de tout.

– Et qui donc êtes-vous ? s’écria Butler, étrangement et peu agréablement surpris. – Qui êtes-vous, pour me donner une pareille commission ?

– Je suis… je suis le diable, répondit précipitamment l’étranger.

Butler fit deux pas en arrière par instinct, et se recommanda à Dieu intérieurement. Malgré son instruction, on ne pouvait exiger de lui qu’il eut l’esprit élevé au-dessus des préjugés de son siècle et de son pays, où l’on regardait comme infidèle et comme athée quiconque ne croyait pas aux spectres et aux sorciers.

– Oui, continua l’inconnu, sans prendre garde à son émotion, donnez-moi le nom de Belzébuth, d’Astaroth, ou de tel autre des esprits infernaux des sphères inférieures ou supérieures que vous voudrez choisir ; vous ne trouverez pas un nom qui soit plus odieux à celui qui le porte, que le mien ne l’est à moi-même.

Il parlait ainsi avec le ton d’amertume d’un homme à qui sa conscience fait des reproches auxquels il ne peut se soustraire, et sa physionomie avait pris une expression effrayante. Butler ne manquait pas de fermeté, mais il en fut ému et interdit.

L’étranger, après avoir parlé ainsi, fit quelques pas pour s’éloigner. Tout-à-coup il se retourna, revint près de Butler, et lui dit d’un ton fier et impérieux : – Je vous ai répondu ; je vous ai dit qui je suis, ce que je suis. Répondez-moi à votre tour. Qui êtes-vous ? Quel est votre nom ?

– Butler, répondit-il ; la surprise d’une question si subite, et le ton dont elle était faite lui ayant arraché cette réponse avant qu’il eût pu réfléchir s’il était convenable qu’il la fit ; Reuben Butler, ministre de l’Évangile !

– Butler ! répéta l’inconnu, en enfonçant son chapeau sur ses yeux, Butler ; sous-maître d’école à Libberton ?

– Lui-même, répondit celui-ci d’un air calme.

L’étranger porta les deux mains à son front, comme frappé d’une réflexion soudaine, fit quelques pas pour s’éloigner, se retourna, et voyant que Butler le suivait des yeux, lui cria d’une voix ferme, mais qui semblait calculée de manière à arriver aux oreilles du jeune ministre, sans pouvoir être entendue trois pas plus loin : – Passez votre chemin, et exécutez mes ordres. Ne cherchez pas à voir ce que je deviendrai ; je ne descendrai pas dans les entrailles de la terre, et je ne m’enlèverai point sur une colonne de feu ; mais l’œil qui oserait suivre mes mouvemens aurait à regretter de n’avoir pas été frappé d’aveuglement. Partez, ne regardez pas derrière vous, et dites à Jeanie Deans que je l’attends dès que la lune se lèvera, au Cairn de Nicol Muschat, près la chapelle de Saint-Antoine.

Après avoir ainsi parlé, il prit le chemin de la montagne, et s’éloigna d’un pas aussi précipité que son ton avait été impérieux.

Saisi de la crainte vague de quelques nouveaux malheurs, désespéré qu’il existât un homme qui pût envoyer à l’objet de toute son affection, à celle qu’il regardait comme sa fiancée, un message si extraordinaire, et conçu en termes si impératifs, Butler doubla le pas pour arriver à Saint-Léonard, afin de s’assurer jusqu’à quel point cet être singulier avait droit de faire à Jeanie une demande qu’aucune jeune fille prudente et modeste ne paraissait pouvoir accorder.

Butler n’était naturellement ni jaloux ni superstitieux ; cependant les sentimens qui nous disposent à devenir l’un ou l’autre existaient dans son cœur, comme dans celui de la généralité des hommes : il était désolant pour lui de penser qu’un libertin licencieux, tel que semblait être l’inconnu par ses manières et son ton, avait le pouvoir de commander à celle qui devait être un jour son épouse, à celle qu’il aimait si fidèlement, de se rendre à un lieu si écarté et à une heure si peu convenable. Cependant l’accent de cet homme ne ressemblait en rien à cette douce demi-voix d’un séducteur qui sollicite un rendez-vous. Cet accent était fier, hautain, impérieux, et il exprimait moins l’amour que la menace et le désir d’effrayer.

Les suggestions de la superstition auraient paru plus naturelles si Reuben y avait été accessible. – Était-ce là le lion rugissant, qui rôde pour chercher une proie à dévorer ? – C’était une question qui se présenta à l’esprit de Butler plus vivement qu’on ne peut le concevoir dans le temps présent. Ce regard fier, ces manières brusques, cette voix dure par saccades, et cependant soigneusement contenue, – ces traits dont la beauté régulière était tour à tour obscurcie par l’orgueil, altérée par la méfiance, et comme enflammée par la colère, – ces yeux noirs que l’inconnu cachait quelquefois en abaissant les bords de son chapeau, comme s’il n’eût pas voulu qu’on les observât pendant qu’il observait ceux des autres ; – ces yeux où l’on remarquait tantôt le trouble et la tristesse, tantôt le mépris, tantôt le feu de la fureur ; –… étaient-ce bien les passions d’un simple mortel que ces manières, ces traits, ces regards exprimaient, ou les émotions d’un démon qui cherche vainement à dissimuler ses funestes projets sous le masque emprunté d’une beauté humaine ? Il y avait dans le maintien, le langage, les traits de l’inconnu, quelque chose de l’archange tombé ; et quelque imparfaite qu’ait pu être notre description, l’effet de cette entrevue sur Butler, agité déjà par les horribles scènes de la précédente nuit, fut plus grand que ne l’auraient voulu son jugement et son secret orgueil.

Le lieu même où il avait rencontré ce singulier personnage était en quelque sorte souillé et profané par les duels et les suicides, et l’endroit fixé pour un rendez-vous à une heure si avancée de la nuit passait généralement pour maudit depuis un meurtre épouvantable et barbare qui y avait été commis sur la personne de sa femme par le misérable qui lui avait donné son nom. C’était dans de tels lieux, suivant la croyance de cette époque (où les lois contre les sorciers étaient encore en vigueur, et avaient été même récemment invoquées), c’était dans de tels lieux que les malins esprits avaient le pouvoir de se rendre visibles aux yeux mortels et d’exercer leur influence sur le cœur et les sensations de l’homme. Des soupçons fondés sur ces considérations assaillirent l’âme de Butler, nullement préparé, dans ce moment de surprise, à nier ce que croyaient toutes les personnes de son temps, de son pays et de sa profession. Mais son bon sens rejetait ces vaines idées comme inconciliables, sinon avec le cours des choses possibles, du moins avec les lois générales qui gouvernent l’univers ; – et Butler se dit que toute déviation de ces lois ne peut être admise que sur l’évidence la plus irrécusable. – Mais comment un amant mortel, ou un jeune homme, n’importe par quelle cause, avait-il le droit d’exercer une autorité si absolue sur celle qui était l’objet de son affection, affection éprouvée depuis long-temps, affection partagée en apparence par elle avec sincérité ? – Certes il y avait encore dans cette alternative de quoi accabler l’esprit de Butler, autant que dans les idées que lui suggérait la superstition.

Épuisé de fatigue, troublé par tant d’inquiétudes déchirantes, de doutes et de souvenirs pénibles, Butler se traîna depuis le vallon jusqu’aux rochers de Saint-Léonard, et se présenta à la porte de Deans avec des sentimens qui se rapprochaient beaucoup des craintes et des réflexions désolantes des habitans du cottage.

Share on Twitter Share on Facebook