CHAPITRE XIX.

« Dans les épreuves de la vie,
» Comme sur des flots orageux,
» L’homme du moins peut dans les cieux
» Jeter enfin une ancre amie. »

Les Hymnes de WATH.

Ce fut d’un pas ferme que Deans se rendit auprès de sa fille, résolu de la laisser à sa propre conscience pour se guider dans le doute critique où il la supposait placée.

La petite chambre de Jeanie avait été celle des deux filles de David, et il y restait un petit lit qui avait servi à Effie, lorsque, se plaignant d’être malade, elle avait refusé de partager celui de sa sœur, comme dans des jours plus heureux. Les yeux de Deans s’arrêtèrent involontairement sur cette petite couche, ornée de rideaux verts ; et les idées qu’elle fit naître en lui accablèrent tellement son âme, qu’il se sentit presque incapable de parler à sa fille de l’objet qui l’amenait. Heureusement il la trouva dans une occupation qui lui fit rompre la glace. Elle était à lire une assignation qu’elle venait de recevoir pour comparaître comme témoin dans le procès de sa sœur. Le digne magistrat, M. Middleburgh, déterminé à ouvrir à Effie toutes les portes de salut que la loi n’avait pas fermées, et à ne laisser à sa sœur aucun prétexte pour ne pas rendre témoignage en sa faveur, si sa conscience ne le lui défendait pas absolument, avait, avant de partir d’Édimbourg, fait préparer la citation ordinaire, ou la subpœna de la cour criminelle d’Écosse, et ordonné qu’elle fût portée à Jeanie pendant qu’il s’entretenait avec son père. Cette précaution fut heureuse pour Deans, puisqu’elle lui épargna la peine d’entrer en explication avec sa fille ; il se contenta de dire d’une voix sourde et tremblante : – Je vois que vous êtes instruite de ce dont il s’agit.

– Oh, mon père ! nous sommes cruellement placés entre les lois de Dieu et celles de la nature ! Que faire ? que faire ?

Ce n’est pas que Jeanie se fît aucun scrupule de comparaître devant une cour de justice. Elle pouvait avoir entendu son père discuter ce point plus d’une fois ; mais nous avons remarqué déjà qu’elle était accoutumée à écouter avec respect beaucoup de choses qu’elle ne comprenait pas, et que les argumens subtils et casuistiques de David Deans trouvaient en elle un auditeur patient plutôt qu’édifié. Quand elle avait reçu la citation, sa pensée ne s’était pas arrêtée aux scrupules chimériques qui alarmaient l’esprit de son père, mais à ce qui lui avait été dit par l’inconnu au Cairn de Muschat. En un mot, elle ne doutait pas qu’elle allait être traînée devant la cour de justice pour y être placée dans la cruelle alternative de sacrifier sa sœur en disant la vérité, ou de commettre un parjure pour lui sauver la vie : c’était tellement là l’idée qui l’occupait, qu’elle appliqua les mots, – Vous savez ce dont il s’agit, à la recommandation qui lui avait été faite avec une force et une chaleur si effrayantes. Elle leva les yeux avec une surprise inquiète, non sans quelque mélange de terreur, qui ne pouvait être calmée par l’interprétation qu’elle donna à ce qu’ajouta son père : – Ma fille, lui dit-il, j’ai toujours pensé qu’en matière de doute et de controverse, un chrétien ne doit prendre que sa conscience pour guide : consultez la vôtre, après vous y être préparée dévotement ; et ce qu’elle vous inspirera…

– Mais, mon père, dit Jeanie, dont l’esprit se révoltait contre ce qu’elle croyait comprendre, peut-il y avoir ici le moindre doute ? rappelez-vous le neuvième commandement : – Tu ne porteras point de faux témoignage contre ton prochain.

Deans fut un instant sans répondre, car appliquant toujours les paroles de Jeanie à ses objections préconçues, il lui semblait qu’elle, femme et sœur, ne devait peut-être pas se montrer trop scrupuleuse, quand lui, homme, et qui avait rendu tant de témoignages dans un temps d’épreuves, il l’avait presque encouragée indirectement à suivre les inspirations naturelles de son cœur. Mais il se tint ferme dans sa résolution jusqu’à ce que ses yeux se fixassent involontairement sur le petit lit qui lui rappela l’enfant de sa vieillesse ; il se la figura pâle, malade et désolée : cette image prêta à ses paroles un accent bien différent de sa précision dogmatique accoutumée, lorsqu’il essaya de dicter à Jeanie des argumens propres à sauver la vie de sa malheureuse sœur.

– Ma fille, lui dit-il, je ne dis pas que votre sentier soit sans pierres d’achoppement ; – et sans doute cet acte, aux yeux de quelques uns, peut paraître une transgression coupable, puisque celui qui sert de témoin illégitimement et contre sa conscience, porte en quelque sorte faux témoignage contre son voisin. Cependant, quand il s’agit d’une affaire de condescendance, le péché est moins dans la condescendance que dans la conscience de celui qui condescend. C’est pourquoi, quoique mon témoignage n’ait point été épargné dans les défections publiques, je ne me suis pas senti libre de me séparer de la communion de plusieurs qui ont pu aller entendre les ministres soumis à la fatale tolérance du gouvernement, parce qu’ils pouvaient extraire quelque bien de leurs discours, ce que je ne pouvais pas… Mais David, à cet endroit de son discours, sentit que sa conscience lui reprochait de chercher à ébranler indirectement la foi de sa fille et sa sévérité de principes. Il s’arrêta donc tout-à-coup, et changea de ton : – Jeanie, je m’aperçois que nos viles affections, – c’est ainsi que je les appelle, relativement à notre soumission à la volonté de Dieu notre père ; je m’aperçois que nos viles affections émeuvent trop mon cœur en cette heure d’épreuve douloureuse, pour que je puisse ne pas perdre de vue mon devoir et vous éclairer sur le vôtre. – Je ne dirai plus rien sur ce trop pénible sujet. Jeanie, si vous pouvez, selon Dieu et votre bonne conscience, parler en faveur de cette pauvre infortunée… Ici la voix lui manqua un instant. – Elle est votre sœur, suivant la chair, Jeanie ; tout indigne qu’elle est aujourd’hui, elle est fille d’une sainte qui, dans le ciel, vous tint lieu de mère quand vous eûtes perdu la vôtre. Mais si votre conscience ne vous permet pas de parler pour elle dans une cour de justice, ne le faites point, Jeanie, et que la volonté du ciel soit accomplie ! – Après cette adjuration il quitta l’appartement, et sa fille resta livrée à une douloureuse perplexité.

Le chagrin de Deans aurait été bien plus cuisant encore, s’il avait su que sa fille interprétait ses paroles, non comme ayant rapport à un point de forme sur lequel les presbytériens même n’étaient pas d’accord entre eux ; mais comme une sorte d’encouragement à contrevenir à un commandement divin que les chrétiens de toutes les sectes regardent comme sacré.

– Est-il possible que ce soit mon père qui m’ait parlé ainsi ? pensa Jeanie quand Deans se fut retiré. N’est-ce pas l’ennemi qui a pris sa voix et ses traits pour me conduire à ma perte éternelle ? Une sœur prête à périr, et un père qui me montre le moyen de la sauver ! – Ô mon Dieu, – délivrez-moi d’une si terrible tentation !

Dans l’incertitude de ses pensées, elle s’imagina un instant que son père s’attachait au sens littéral du neuvième commandement, comme défendant le faux témoignage contre son prochain, mais non pour le sauver. Son bon sens lui fit rejeter bien vite une interprétation si bornée et si indigne de l’auteur de la loi. Elle resta donc dans une agitation pleine de terreur, n’osant communiquer franchement ses idées à son père, de peur de lui entendre exprimer un avis qu’elle ne pourrait suivre ; – déchirée surtout de douleur en pensant à Effie, qu’elle avait le pouvoir de sauver, mais par un moyen que réprouvait sa conscience. Elle était comme un vaisseau battu par une mer orageuse, et n’ayant plus qu’un seul câble, une seule ancre, – sa confiance en la Providence et sa résolution de faire son devoir.

L’affection de Butler, ses sentimens religieux, auraient été son soutien et sa consolation dans la circonstance pénible où elle se trouvait ; mais depuis sa mise en liberté il ne venait plus à Saint-Léonard, ayant promis de ne pas quitter la paroisse de Libberton. Elle fut donc réduite à n’avoir d’autre guide que sa propre conscience pour distinguer ce qui était bien de ce qui était mal.

Elle espérait, elle croyait que sa sœur était innocente ; mais elle n’avait pu en recevoir l’assurance de sa propre bouche, et ce n’était pas le moindre de ses chagrins.

L’hypocrite conduite de Ratcliffe à propos de Robertson n’avait pas empêché qu’il fût récompensé comme le sont souvent les fourbes. Sharpitlaw lui trouvait un génie qui avait quelque rapport avec le sien. Aussi était-ce lui qui avait intercédé en sa faveur auprès des magistrats. Il fit valoir qu’il serait dur d’ôter la vie à un homme qui aurait pu si facilement se sauver s’il l’avait voulu, lorsque la populace avait forcé les portes de la prison. Un pardon sans réserve lui fut donc accordé, et bientôt après James Ratcliffe, le plus grand voleur et le plus grand escroc de l’Écosse, fut choisi, peut-être sur la foi d’un ancien proverbe, pour garder les autres habitans de la prison.

Depuis que Ratcliffe était ainsi placé dans un poste de confiance, le savant Saddletree et d’autres personnes qui prenaient quelque intérêt à la famille Deans, le sollicitaient souvent de procurer une entrevue aux deux sœurs ; mais les magistrats avaient donné des ordres contraires, parce qu’ils espéraient qu’en les tenant séparées ils pourraient en obtenir quelques renseignemens sur Robertson, dont l’arrestation était toujours le principal objet de leurs désirs. Jeanie fut interrogée sur le fugitif par M. Middleburgh ; mais que pouvait-elle lui dire ? Elle lui déclara qu’elle ne le connaissait nullement, qu’il était possible que ce fût avec lui qu’elle avait eu un entretien près de la butte de Muschat ; qu’il lui avait demandé ce rendez-vous pour lui donner quelques avis relativement à sa sœur, ce qui, dit-elle, ne regardait que Dieu et sa conscience ; qu’enfin, elle ne savait ni ce qu’il avait été, ni où il était, ni quels étaient ses projets.

Effie garda le même silence, quoique par une cause différente. On lui offrit inutilement une commutation de peine et même sa grâce, si elle voulait indiquer les moyens de le découvrir ; elle ne répondait que par ses larmes, et quand, à force de persécutions, ceux par qui elle était interrogée l’obligeaient à parler, ils n’en obtenaient que des réponses peu respectueuses.

On différa plusieurs semaines à la mettre en jugement, dans l’espoir qu’on pourrait la déterminer à s’expliquer sur un sujet bien plus intéressant pour les magistrats que son crime ou son innocence ; mais, trouvant qu’il était impossible de lui arracher le moindre renseignement, les juges perdirent patience, et fixèrent le jour où elle comparaîtrait devant la cour.

Ce ne fut qu’alors que M. Sharpitlaw, se rappelant enfin la promesse qu’il avait faite à Effie, et peut-être fatigué des instances perpétuelles de mistress Saddletree, qui était sa voisine, et qui ne cessait de lui répéter que c’était une cruauté indigne d’un chrétien, que d’empêcher ces deux pauvres sœurs de se voir, se décida à donner au geôlier l’ordre de permettre à Jeanie Deans d’entrer dans la prison.

Ce fut la veille du jour redoutable où le sort d’Effie devait se décider, que Jeanie obtint enfin la permission de voir sa sœur. Pénible entrevue et qui avait lieu dans un moment qui la rendait encore plus déchirante ! Elle faisait partie de la coupe amère réservée à Jeanie en expiation d’un crime auquel elle n’avait pris aucune part. Midi étant l’heure fixée pour entrer dans la prison, elle se rendit à cette heure dans ce séjour du crime et du désespoir, pour y voir sa sœur pour la première fois depuis plusieurs mois.

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