CHAPITRE XVIII.

« Vous vous êtes acquitté de vos fonctions envers le ciel, et du devoir de votre ministère envers le prisonnier. »

SHAKSPEARE. Mesure pour mesure.

Jeanie Deans, – car son histoire se rattache à cette partie de notre récit qui se termine avec le quatorzième chapitre, – attendait avec terreur et scrupule les trois ou quatre hommes qui s’avançaient rapidement vers elle ; mais elle fut encore plus étonnée de les voir tout-à-coup se séparer et poursuivre dans différentes directions celui qui tout à l’heure causait seul sa peur, et qui, en ce moment, sans qu’elle pût bien expliquer pourquoi, était devenu plutôt l’objet de son intérêt. Un de ces hommes (c’était Sharpitlaw) vint droit à elle, et lui dit : – Vous vous nommez Jeanie Deans, vous êtes ma prisonnière, mais si vous me dites de quel côté il s’est enfui, je vous remettrai en liberté.

– Je n’en sais rien, monsieur, – fut tout ce que put répondre la pauvre fille : telle est en effet la réponse qui se présente naturellement à ceux qui veulent éviter de répondre à une question qui les embarrasse ; aussi le procureur fiscal crut-il qu’elle voulait le tromper.

– Mais vous savez du moins à qui vous parliez il n’y a qu’un moment, lui dit-il, près de cette butte, et au clair de la lune ; vous savez au moins cela, ma jolie fille.

– Je n’en sais rien, répéta Jeanie, qui réellement, dans sa terreur, ne comprenait pas les questions qu’on lui faisait l’une sur l’autre en ce moment de surprise.

– Nous tâcherons de vous rendre la mémoire, ma poulette, dit Sharpitlaw. Et il cria, comme nous l’avons dit, à Ratcliffe de venir garder la prisonnière, pendant que lui-même se mit à la tête de ses gens pour diriger leurs recherches, se flattant encore qu’elles ne seraient pas infructueuses. Ils se séparèrent, marchant deux à deux de différens côtés, et en peu d’instans on les perdit de vue. Jeanie tremblait en se trouvant seule sous la garde d’un homme qu’elle ne connaissait pas, mais elle aurait tremblé bien davantage encore si elle l’avait connu.

Après quelques minutes de silence, Ratcliffe s’approcha d’elle, et voulant lui passer le bras sur l’épaule : – Eh bien, jeune fille, lui dit-il, voilà une bien belle nuit pour être sur la verte colline avec votre amoureux.

Jeanie recula sans lui répondre.

– Allons, allons, lui dit-il avec ce ton de froid sarcasme familier à l’homme dépravé, croyez-vous que je m’imagine que les jeunes filles viennent trouver les jeunes garçons à minuit sur la butte de Muschat pour casser des noisettes ; et il voulut encore la saisir.

– Si vous êtes un officier de police, monsieur, dit Jeanie en le repoussant encore, vous méritez d’être dépouillé de votre habit.

– Très vrai, poulette ! dit Ratcliffe, qui réussit enfin à la saisir ; supposez que je commence par vous dépouiller d’abord de votre mante…

– Vous êtes trop honnête homme, j’en suis sûre, pour me faire mal, monsieur, dit Jeanie ; pour l’amour de Dieu, ayez pitié d’une malheureuse créature qui a presque perdu la raison.

– Allons, allons, dit Ratcliffe, vous êtes une jolie fille, et vous ne voulez pas être prise de force : j’allais devenir honnête homme, mais il faut que le diable mette aujourd’hui sur mon chemin, d’abord un procureur, ensuite une femme. Écoutez-moi, Jeanie, je connais un recoin où tous les procureurs de l’Écosse ne seraient pas en état de nous déterrer. Je vais vous y conduire. J’avertirai Robertson de venir nous y joindre ; nous passerons tous ensemble dans le Yorkshire, où je connais une troupe de bons vivans avec lesquels j’ai travaillé plus d’une fois ; et nous laisserons Sharpitlaw souffler sur son pouce.

Il fut heureux pour Jeanie de reprendre sa présence d’esprit et de retrouver son courage dans un moment si critique. Aussitôt qu’elle fut revenue de sa première surprise, elle vit tout ce qu’elle avait à redouter d’un bandit qui non seulement était sans scrupule par profession, mais qui encore avait, ce soir-là, cherché à s’étourdir par la boisson sur la répugnance que lui causait la commission dont Sharpitlaw avait résolu de le charger.

– Ne parlez pas si haut, dit-elle à Ratcliffe ; il y a quelqu’un là-bas.

– Qui ? Robertson ? dit Ratcliffe.

– Oui, là-bas. – Elle lui montrait du doigt les ruines de la chapelle et de l’ermitage.

– Par Dieu ! il faut que je m’en assure. Attendez-moi !

Jeanie ne le vit pas plus tôt s’éloigner, qu’elle reprit le chemin de Saint-Léonard, et elle le parcourut avec une telle rapidité, qu’aucun des limiers de justice qui étaient aux champs n’aurait été capable de la joindre. Dès qu’elle arriva à la ferme, ouvrir le loquet, entrer, fermer la porte, pousser les verrous, baisser une grosse barre de fer, tout cela fut l’ouvrage d’un instant, et cependant exécuté sans bruit. Elle s’approcha doucement de la porte de la chambre de son père, afin de s’assurer qu’il ne s’était aperçu ni de son départ, ni de son retour. Il n’était pas endormi, et elle l’entendit qui faisait cette prière :

– « Quant à l’autre fille que tu m’as donnée, ô mon Dieu ! disait-il, pour être le soutien et la consolation de ma vieillesse, accorde-lui de longs jours sur la terre, comme tu l’as promis aux enfans qui honoreraient leurs père et mère ; veille sur elle dans l’ombre de la nuit, comme dans la clarté du jour, et fais voir que tu n’as pas tout-à-fait appesanti ton bras sur ceux qui te cherchent dans la droiture et dans la vérité. »

Il se tut à ces mots, mais probablement il continua sa prière en esprit et avec ferveur.

Jeanie se retira dans sa chambre, consolée par l’idée que, pendant qu’elle s’était exposée au danger, sa tête avait été protégée par les prières du juste comme par un bouclier. Sa confiance lui persuada que tant qu’elle serait digne de la bienveillance du ciel, elle s’apercevrait de cette protection ; une voix intérieure sembla lui dire en ce moment qu’elle était destinée à sauver la vie de sa sœur, maintenant qu’elle était sûre qu’elle était innocente du meurtre dont on l’accusait, et elle éprouva un calme auquel son cœur avait été étranger depuis l’arrestation d’Effie. Elle se mit donc au lit, sans oublier ses prières de chaque soir, qu’elle prononça avec une double ferveur à cause de sa récente délivrance, et elle dormit profondément malgré l’agitation de son cœur.

Mais retournons à Ratcliffe, qui était parti comme un lévrier excité par le cri du chasseur, aussitôt que Jeanie lui avait montré les ruines. Le motif de sa course était-il d’aider ceux qui cherchaient Robertson à l’arrêter, ou de faciliter son évasion, c’est ce que nous ignorons ; peut-être ne le savait-il pas trop lui-même, et se réservait-il d’agir suivant les circonstances. Au surplus, il n’eut l’occasion d’exécuter ni l’un ni l’autre projet, car il ne fut pas plus tôt à la chapelle, qu’au détour d’un mur, il se vit appuyer un pistolet sur la poitrine, tandis qu’une voix aigre lui ordonnait, au nom du roi, de se rendre prisonnier.

– Eh quoi ! c’est Votre Honneur, M. Sharpitlaw, dit Ratcliffe étonné.

– N’est-ce que vous ? Dieu vous damne ! dit le procureur fiscal encore plus mécontent ; et qu’avez-vous fait de la prisonnière ?

– Elle m’a dit qu’elle avait vu Robertson près de la chapelle, et j’étais accouru à toutes jambes pour l’arrêter.

– Oh ! la chasse est finie ! nous ne le verrons plus cette nuit. Mais, s’il reste en Écosse, il faudra qu’il soit caché dans le terrier d’un lapin, si je ne le trouve pas… Rappelez nos gens, Ratcliffe.

Ratcliffe les appela à grands cris, et tous s’empressèrent d’obéir à ce signal, car aucun d’eux ne souhaitait de rencontrer celui qu’ils cherchaient, et d’être obligé de se mesurer corps à corps avec un gaillard vigoureux et déterminé comme Robertson.

– Et que sont devenues les deux femmes ? demanda Sharpitlaw.

– Elles ont pris leurs jambes à leur cou, je soupçonne, répondit Ratcliffe ; et il fredonna cette fin de la vieille chanson :

– « Ah ! jouez-lui : Décampez, ma fillette :

La voilà de mauvaise humeur. »

– C’est assez d’une femme, dit Sharpitlaw, car, comme tous les coquins, c’était un grand calomniateur du beau sexe, – c’est assez d’une femme pour faire avorter le plus sage de tous les projets : comment pouvais-je être assez fou pour espérer que je réussirais dans le mien, en ayant deux femelles sur mes talons ?… Heureusement je sais où les retrouver si j’en ai besoin, c’est toujours cela !

Comme un général battu, ayant rallié ses troupes défaites, il les reconduisit à la capitale, et les congédia pour la nuit.

Le lendemain matin, il fut obligé de faire le rapport de son expédition malencontreuse. Or, celui qui occupait le fauteuil d’office, car les baillis en Écosse (comme les aldermen en Angleterre, exercent à tour de rôle) était le même qui avait interrogé Butler. C’était un homme respectable et respecté. Il avait une tournure d’esprit singulière, n’avait pas reçu une éducation très soignée, était zélé pour la justice, aimait à découvrir un coupable, mais encore plus à découvrir un innocent. Il avait acquis par une industrie honnête une fortune qui le rendait indépendant, et il tenait dans l’opinion publique la première place parmi ses confrères.

M. Middleburgh, après avoir entendu le rapport du procureur fiscal, et s’être occupé de quelques affaires peu importantes, était sur le point de lever la séance, quand on lui apporta une lettre avec cette adresse : Au bailli Middleburgh, pour lui être remise à l’instant. Elle contenait ce qui suit :

« Monsieur,

» Je sais que vous êtes un magistrat sensé et prudent, un homme qui, comme tel, consentiriez à adorer encore Dieu, quand ce serait le diable qui vous dirait de le faire. J’espère donc que, malgré la signature de cette lettre, qui constate la part que j’ai prise à une action qu’en temps et lieu convenables je n’hésiterais pas à avouer, et que je pourrais justifier, vous ne rejetterez pas le témoignage que je vous offre en ce moment. L’ecclésiastique Butler est innocent de ce dont on l’accuse. Il a été forcé d’être présent à un acte de justice qu’il n’avait pas assez d’énergie pour approuver, et dont il a tâché de nous détourner par de belles phrases. Mais ce n’est pas de lui que j’ai principalement à vous parler. Il existe dans votre prison une femme sous le coup d’une loi si cruelle, qu’elle est restée sans effet pendant vingt ans, comme une vieille armure rongée par la rouille, suspendue à une muraille ; et maintenant on aiguise le tranchant de cette arme pour répandre le sang de la plus belle, de la plus innocente créature que les murs d’une prison aient jamais renfermée. Sa sœur connaît son innocence, puisque Effie lui avait confié qu’elle était la victime d’un traître : ô que le ciel ne peut-il

Would put in every honest hand a whip

To scourge me such a villain through the World

D’un fouet vengeur armer tout homme honnête,

Pour châtier un lâche tel que moi !

» J’écris en insensé, – mais cette fille, – cette Jeanie Deans est une puritaine entêtée, superstitieuse et scrupuleuse comme on l’est dans sa secte. Je prie donc Votre Honneur (puisqu’il faut que je le dise) de lui faire bien comprendre que la vie de sa sœur dépend de son témoignage. Mais quand elle garderait le silence, n’allez pas croire qu’Effie soit coupable, ne permettez pas qu’elle soit punie de mort. Songez que celle de Wilson a été vengée, que je suis au désespoir ; qu’il existe encore des gens qui vous feraient boire la lie de votre coupe empoisonnée. – Je ne vous dis plus qu’un mot, souvenez-vous de Porteous, et dites que vous avez reçu un bon avis de

» L’UN DE SES MEURTRIERS. »

Le magistrat lut deux ou trois fois cette lettre extraordinaire. D’abord il fut tenté de la regarder comme l’œuvre d’un insensé ; mais à la seconde lecture, il crut y démêler un air de vérité à travers l’incohérence et les menaces auxquelles la passion avait entraîné celui qui l’avait écrite, surtout à cause des deux vers cités, qu’il appela des lambeaux d’un recueil de comédies.

– C’est une loi véritablement cruelle, dit-il à son clerc, et je voudrais bien qu’on pût mettre en jugement cette pauvre fille sous un autre chef d’accusation. Son enfant peut lui avoir été enlevé pendant ses souffrances, pendant qu’elle était privée de ses sens ; il peut être mort en naissant ; elle peut ignorer qui le lui a ravi, ce qu’il est devenu ; – en un mot, son crime n’est pas prouvé ; et cependant, si elle n’a confié à personne sa situation, il faut qu’elle périsse ! le crime a été trop fréquent ; il faut un exemple.

– Mais si elle en a parlé à sa sœur, dit le clerc de la ville, elle ne doit plus être jugée d’après ce statut.

– Cela est vrai. J’irai moi-même un de ces jours à Saint-Léonard, et j’interrogerai cette Jeanie. Je connais un peu le vieux Deans. C’est un vrai bleu cameronien . Il verrait mourir toute sa famille plutôt que de renoncer à un de ses principes, et il défendra peut-être à sa fille de prêter serment devant un magistrat civil. Si ces sectaires continuent à montrer tant d’obstination, il faudra qu’on se contente de leur affirmation, comme de celle des quakers. Cependant un père, une sœur, dans un cas semblable, ne doivent pas être arrêtés par de tels scrupules. Au surplus, comme je le disais, j’irai chez eux, quand cette affaire de Porteous sera un peu éclaircie ; cela vaudra mieux que de les faire comparaître tout d’un coup devant une cour de justice.

– Et je suppose que Butler restera en prison ? dit le clerc de la ville.

– Certainement, quant à présent ; mais j’espère pouvoir lui rendre bientôt la liberté sous caution.

– Croyez-vous au témoignage que rend en sa faveur la lettre que vous venez de recevoir ?

– Pas tout-à-fait. Et cependant j’y trouve quelque chose de frappant. Elle semble écrite par un homme hors de lui par l’effet d’une grande passion ou d’un remords cuisant. Mais, pour en revenir à Butler, il jouit d’une excellente réputation. J’ai pris ce matin des renseignemens sur lui, et j’ai su qu’il n’était arrivé à Édimbourg que la veille de l’insurrection : il n’a donc pu tremper dans les complots des séditieux, et il n’est pas vraisemblable qu’il se soit joint à eux spontanément.

– Il ne faut pas dire cela… Le zèle prend feu à la moindre étincelle comme une mèche de soufre, observa le secrétaire ; j’ai vu un ministre rester maint jour et mainte nuit dans sa paroisse, aussi tranquille qu’une fusée au bout d’un bâton, jusqu’à ce que vous mentionniez les mots serment, – abjuration, – patronage ou autres : alors crac ! le voilà parti, et volant dans les airs à cent milles du sens commun et de la décence.

– Je ne crois pas que le zèle du jeune Butler soit d’une nature si inflammable, dit le bourgmestre. Mais je prendrai de nouvelles informations. Avons-nous d’autres affaires ? Ils procédèrent alors à une information minutieuse sur la mort de Porteous, et autres affaires qui sont étrangères au sujet de cette histoire.

Au bout de quelque temps ils furent interrompus par une vieille femme de la dernière classe du peuple, qui entra précipitamment dans la salle du conseil.

– Qui êtes-vous, bonne femme ? lui dit M. Middleburgh. Que voulez-vous ?

– Ce que je veux ! dit-elle avec humeur : je veux ma fille, je ne veux rien de plus de vous autres, tout grands que vous êtes ; – et marmottant entre ses dents, avec l’air chagrin de la vieillesse, elle ajouta : – Il faut sans doute leur donner du milord et du Votre Honneur, – les exalter, ces gens de rien ! du diable s’il y a un gentilhomme parmi eux ! – Puis, s’adressant au magistrat : – Eh bien : Votre Honneur me rendra-t-il mon cerveau fêlé de fille ? Son Honneur ! ajouta-t-elle en grommelant ; j’ai vu un temps où il se serait contenté d’un moindre titre, – le petit-fils d’un patron de paquebot !

– Bonne femme, dit le magistrat, expliquez-vous clairement, et ne nous interrompez pas plus long-temps.

– Autant vaut dire, Aboie, Bawtie , et va-t’en. Ne vous ai-je pas dit que je veux ma fille ? n’est-ce pas du bon écossais ?

– Qui êtes-vous ? qui est votre fille ?

– Et qui serais-je, sinon Meg Murdockson ? Qui serait ma fille, sinon Madge Murdockson ? Vos constables, vos gardes, vos officiers de police nous connaissent bien quand ils viennent nous arracher les habits du corps pour les impositions, et quand ils nous conduisent à la maison de correction de Leith-Wynd, pour nous y mettre au pain et à l’eau et autre pitance de même sorte.

– Qui est-elle donc ? demanda M. Middleburgh à un des officiers de police qui était derrière lui.

– Rien de bon, monsieur, répondit celui-ci en haussant les épaules et en souriant.

– Qu’osez-vous dire ? s’écria la furie, l’œil étincelant d’une rage impuissante. Si je vous tenais à dix pas d’ici, je vous imprimerais mes dix ongles sur votre figure d’épouvantail. Et en parlant ainsi elle étendait ses deux mains qui ressemblaient aux griffes du dragon de saint Georges sur une enseigne de cabaret de village.

– Mais que veut-elle enfin ? dit le magistrat impatienté. Qu’elle s’explique, ou qu’on la fasse retirer.

– Je veux ma fille, Madge Murdockson, s’écria la commère en mettant son aigre voix à son plus haut diapason ; n’y a-t-il pas une demi-heure que je vous le dis ? – Si vous êtes sourd, qu’est-ce que vous faites ici ? Est-on obligé de s’égosiller pour se faire entendre ?

– Monsieur, dit l’officier qui s’était déjà attiré son animadversion, elle demande sa fille qui avait été arrêtée comme suspecte d’avoir pris une part active dans l’affaire de Porteous. On l’a retrouvée la nuit dernière dans les rues d’Édimbourg, chantant des ballades à une heure indue et troublant le repos public ; et comme on ignorait si sa mise en liberté avait été ordonnée, et qu’il était trop tard pour déranger M. le procureur fiscal, on l’a reconduite en prison. C’est cette fille qu’on nomme Madge Wildfire.

– Madge Hell-Fire ! s’écria la mère : et qui êtes-vous donc pour donner des sobriquets à la fille d’une honnête femme ?

– La fille d’une honnête femme, Madge ! répéta l’officier de paix en appuyant sur l’épithète avec un accent ironique et un sang-froid propre à exciter au plus haut degré la fureur de la vieille mégère.

– Si je ne le suis plus, je l’ai été, répliqua-t-elle, et c’est plus que vous n’en pourriez dire, vous qui, né voleur, n’avez jamais su distinguer le bien d’autrui du vôtre, depuis le jour que vous êtes sorti de votre œuf. – Honnête ! vous n’aviez que cinq ans quand vous avez volé douze sous d’Écosse dans la poche de votre mère, disant adieu à votre père, au pied de la potence.

– Attrape, Georges ! s’écrièrent ses camarades, et le rire fut général, car le sarcasme était approprié au lieu où il était prononcé. Cet applaudissement général satisfit un moment la vieille sorcière : ses traits renfrognés se déridèrent ; elle sourit même, mais ce fut le sourire d’un amer dédain ; apaisée cependant par le succès de sa saillie, elle condescendit à expliquer son affaire un peu plus clairement, quand le magistrat, commandant le silence, daigna encore une fois l’inviter à parler de manière à être entendue, ou à se retirer.

– Ma fille est ma fille, dit-elle, et si elle n’a pas autant d’esprit que les autres, c’est que les autres n’ont pas souffert ce qu’elle a souffert. Mais ce n’est pas une raison pour qu’on la retienne entre les quatre murs d’une prison. Je puis prouver par cinquante témoins, et cinquante autres s’il le faut, qu’elle n’a jamais vu Jean Porteous mort ou vif, depuis qu’il lui a donné un coup de canne pour avoir jeté un chat mort sur la perruque du lord-prévôt, le jour de la naissance de l’électeur de Hanovre.

Malgré l’air misérable et le ton grossier de cette femme, le magistrat sentit que sa demande était juste et qu’elle pouvait aimer sa fille autant qu’une mère riche et mieux élevée aimerait la sienne. Il se fit donc représenter toutes les pièces relatives à l’affaire de Porteous, et voyant qu’il était constant que Madge Murdockson, ou Wildfire, n’avait pris aucune part à l’insurrection, et que c’était un autre qui avait paru sous son nom et ses habits, il ordonna qu’on la rendît à sa mère, et il se contenta de recommander aux officiers de police d’avoir les yeux ouverts sur leur conduite.

Pendant qu’on était allé chercher Madge dans la prison, M. Middleburgh tâcha de découvrir si la mère était pour quelque chose dans le prêt que la fille avait fait de ses habits à Robertson. Mais il ne put en obtenir aucun éclaircissement. Elle persista à déclarer qu’elle n’avait pas vu Robertson depuis le jour où il s’était échappé, grâce à Wilson, à la fin du service divin, et que si sa fille lui avait donné ses habits, ce ne pouvait être que pendant qu’elle était au hameau de Duddingstone, où elle prouverait qu’elle avait passé toute la nuit de l’insurrection.

Un officier de police attesta la vérité de cette déclaration. Ayant fait, cette nuit, des visites domiciliaires à Duddingstone, pour y retrouver du linge volé, il avait rencontré Meg Murdockson chez une blanchisseuse, et sa présence lui avait rendu la maison d’autant plus suspecte, que Madge ne jouissait pas d’une bonne réputation.

– Là ! dit la sorcière, vous voyez que c’est quelque chose que d’avoir une réputation, bonne ou mauvaise ! Eh bien, si vous le voulez ? je vous dirai, à propos de Porteous, quelque chose qu’à vous tous vous ne trouveriez jamais, vous autres corps du conseil municipal, malgré tout le mouvement que vous vous donnez.

Tous les yeux se tournèrent vers elle, toutes les oreilles furent attentives : – Allons, parlez ! lui dit le magistrat.

– Vous vous en trouverez bien, ajouta le clerc d’un ton insinuant.

– Ne faites pas attendre le bailli ! s’écria un des officiers de police.

Elle garda le silence deux ou trois minutes, jetant sur les spectateurs des regards qui peignaient le malin plaisir dont elle jouissait en les tenant dans l’incertitude de ce qu’elle avait à leur dire.

– Eh bien, reprit-elle enfin, ce que j’ai à vous apprendre, c’est que c’était un fripon et un vaurien comme la plupart de vous. Il aurait servi long-temps cette bonne ville, avant que le prévôt ou le bailli eussent trouvé cela, mon brave ! Qu’est-ce que vous me donnerez pour cette nouvelle ?

Pendant cette discussion, Madge Wildfire survint, et sa première exclamation fut : – Eh ! ne voilà-t-il pas ma vieille diablesse de mère ! Eh, messieurs ! vous en prenez deux d’un coup de filet ! Nous sommes une belle famille, j’espère ! Mais nous avons vu des temps plus heureux, n’est-ce pas, ma mère ?

Les yeux de la vieille Meg avaient brillé d’une sorte de plaisir en voyant sa fille en liberté, mais soit que son affection naturelle, comme celle de la tigresse, ne pût se montrer sans quelque mélange de férocité, soit que les paroles de Madge eussent éveillé en elle des idées qui avaient irrité de nouveau son caractère farouche, elle la poussa rudement en la regardant de travers. – Qu’importe ce que nous étions, coureuse ? s’écria-t-elle ; je vous dirai ce que vous êtes, une enragée vagabonde, une échappée de Bedlam que je mettrai pour quinze jours au pain et à l’eau pour récompense de tout l’embarras que vous me donnez, coureuse !

Madge échappa pourtant à sa mère, et accourant vers le juge, elle lui fit une révérence tronquée, et lui dit avec un grand éclat de rire : – Notre mère a de l’humeur suivant son usage, monsieur ; elle a sans doute eu querelle avec son bon ami… avec Satan… vous savez ? – Elle prononça ces mots à voix basse, et d’un ton confidentiel qui fit frémir les auditeurs de cette génération crédule et superstitieuse. – Le bon ami et elle, ajouta-t-elle, ne dansent pas toujours d’accord, et alors c’est moi qui paie les violons ; mais j’ai bon dos après tout… Ici elle répéta sa révérence.

– Magde ! cria la mère d’une voix aigre, s’il faut que j’aille vous chercher !

– Vous l’entendez ! Mais cela ne m’empêchera pas de m’enfuir cette nuit pour aller danser au clair de la lune sur les montagnes, quand elle sera partie par la fenêtre sur un manche à balai pour aller voir Jeanne Jap qu’on a enfermée dans la prison de Kirkaldy. Oh ! il y aura un joli vaisseau par-dessus Inch-Keith et par-dessus les vagues qui se brisent contre les rochers, où la lune laisse tomber ses rayons d’argent. – Je viens, ma mère, je viens. – Et voyant sa mère se disputer avec les officiers de police qui l’empêchaient de s’avancer, Magde leva la main vers le plafond, et se mit à chanter aussi haut qu’elle put :

Là-haut dans les airs,

Sur ma bonne jument grise

Je la vois ; je la vois, je la vois dans les airs.

Puis, avec trois sauts, elle s’échappa de la salle, comme les sorcières de Macbeth, dans des temps moins avancés pour les représentations dramatiques, faisaient semblant de s’envoler du théâtre.

Quelques semaines se passèrent avant que M. Middleburgh pût exécuter son projet inspiré par la bienveillance d’aller à Saint-Léonard pour voir s’il pourrait obtenir le témoignage indiqué dans la lettre anonyme au sujet d’Effie Deans.

Les recherches dont on s’occupait toujours pour découvrir les meurtriers de Porteous absorbaient tout le temps et toute l’attention de ceux que concernait l’administration de la justice.

Il arriva pendant ce temps deux évènemens qui sont essentiels pour notre histoire. Butler, après un nouvel examen de sa conduite, fut déclaré innocent et mis en liberté ; mais comme il avait été présent à tout ce qui s’était passé la nuit de la mort de Porteous, on exigea de lui sous cautionnement qu’il ne s’absenterait pas de Libberton, sa résidence ordinaire, afin qu’il pût paraître comme témoin toutes les fois qu’on croirait sa présence nécessaire. Le second incident fut la disparition de Meg et de Madge Murdockson ; elles trouvèrent le moyen de se soustraire à la vigilance de la police ; et M. Sharpitlaw ayant voulu leur faire subir un nouvel interrogatoire, il fut impossible de découvrir leur retraite.

Cependant le désir d’assurer la punition de ceux qui s’étaient rendus coupables de la mort de Porteous dicta au conseil de régence des mesures dans lesquelles on consulta le désir de la vengeance plus que le caractère du peuple et surtout celui des ministres de la religion. Un acte du parlement promit une récompense de deux cents livres sterling à quiconque découvrirait un des auteurs ou complices du meurtre de Porteous ; et, par une disposition sévère et inusitée, la peine de mort fut prononcée contre quiconque cacherait les coupables. Mais ce qui souleva tous les esprits, ce fut une clause qui ordonnait que cet acte serait lu par le ministre dans chaque église le premier dimanche de chaque mois, avant le sermon. Les ministres qui refuseraient d’obéir à cet ordre seraient déclarés pour une première fois inhabiles à occuper en Écosse aucune fonction ou à donner aucun vote dans les tribunaux ecclésiastiques, et, pour la seconde, incapables d’obtenir aucun grade ecclésiastique en Écosse.

Ce dernier ordre réunissait dans une même cause ceux qui pouvaient se réjouir seulement de la mort de Porteous sans oser en approuver la forme illégale, et ces presbytériens plus scrupuleux qui estimaient que prononcer même le nom de lords spirituels dans une chaire écossaise, c’était en quelque sorte reconnaître l’épiscopat, et que l’injonction de la législature était un empiétement du gouvernement civil sur le droit divin du Presbytère, puisqu’à l’assemblée générale seule, représentant le chef invisible de l’Église, appartenait le droit unique et exclusif de régler tout ce qui concernait le culte public. Plusieurs personnes, encore de différentes opinions politiques ou religieuses, peu touchées, par conséquent, de ces considérations, croyaient voir dans un acte si violent du parlement un esprit de vengeance indigne de la législature d’un grand État, et comme un des sein prémédité de fouler aux pieds les droits et les priviléges de l’Écosse. Les diverses mesures adoptées contre les chartes et les libertés d’Édimbourg pour punir cette ville du tumulte d’une populace violente et désordonnée furent regardées par bien des gens comme un prétexte qu’on avait saisi pour humilier l’antique métropole de l’Écosse. En un mot, on avait excité généralement le mécontentement et la désaffection par ces mesures inconsidérées.

Ce fut dans ces entrefaites qu’on fixa le jour où devait avoir lieu le jugement d’Effie Deans, qui était en prison depuis plusieurs semaines. Peu de jours auparavant, M. Middleburgh se rendit chez le père de la pauvre fille. Il choisit un beau jour pour cette promenade.

L’excursion paraissait assez longue dans ce temps-là pour un digne bourgeois de cette ville, quoique aujourd’hui la plupart d’entre eux aient des maisons de campagne à une distance plus considérable. Une promenade de trois quarts d’heure, faite du pas convenable à la gravité d’un magistrat, suffit pourtant pour conduire le bienveillant bailli aux rochers de Saint-Léonard et à l’humble demeure de David Deans.

Le vieillard était assis à sa porte sur un banc de gazon et s’occupait à raccommoder un harnais de ses propres mains ; car à cette époque tous les ouvrages qui demandaient un degré de soin et d’adresse un peu plus qu’ordinaire étaient le partage du chef de famille, même quand il jouissait d’une certaine aisance. Il leva la tête en voyant un étranger s’approcher, et n’interrompit pas son travail. Il était impossible de découvrir sur son visage ou dans son maintien aucun signe des angoisses intérieures qui l’agitaient ; M. Middleburgh espéra un instant que Deans lui prouverait de quelque manière qu’il s’était aperçu de sa présence et qu’il ouvrirait la conversation ; mais, comme il semblait déterminé à garder le silence, il fut obligé de parler le premier.

– Mon nom est Middleburgh, James Middleburgh, l’un des magistrats actuels de la ville d’Édimbourg.

– Cela peut être, répondit Deans laconiquement en continuant son ouvrage.

– Vous devez savoir que les devoirs d’un magistrat ne sont pas toujours très agréables à remplir.

– Cela est possible, répliqua David sans lever les yeux de son harnais ; je n’ai rien à dire à cela ; et il garda de nouveau un silence bourru.

– Vous savez aussi que nos fonctions nous obligent souvent à faire des questions aussi pénibles pour ceux qui les font que pour ceux qui ont à y répondre.

– Cela peut être, reprit encore Deans ; je n’ai rien à dire là-dessus, ni d’une manière ni d’une autre ; mais je sais qu’il fut un temps où il y avait dans votre ville d’Édimbourg une magistrature juste et craignant Dieu, qui ne portait pas le glaive en vain, mais qui était la terreur des malfaisans et l’orgueil de ceux qui suivaient le droit sentier. On a vu, au temps glorieux du fidèle prévôt Dick, une véritable assemblée générale marcher d’accord avec des barons, vrais Écossais et vraiment nobles, et avec les magistrats des diverses villes ; gentilshommes, bourgeois et peuple, ne voyaient que du même œil, n’entendaient que d’une même oreille, et soutenaient l’arche en réunissant leurs forces ; – alors on voyait les hommes livrer leurs pièces d’argent pour les besoins de l’État, comme si c’étaient de viles ardoises. Mon père vit descendre des sacs de dollars de la fenêtre du prévôt Dick, pour être déposés dans les voitures qui devaient les porter à l’armée campée à Dunselaw ; et, si vous ne croyez pas le témoignage de mon père, il y a la fenêtre elle-même qui existe encore dans le quartier de Luckenbooth ; – je crois que c’est aujourd’hui celle d’un marchand de draps, – là où il y a des barreaux de fer, cinq portes au-dessus de la cour de Gossfort. – Mais maintenant il n’y a plus un semblable esprit parmi nous ; nous nous occupons plus du dernier veau de notre étable que de la bénédiction donnée par l’ange du Govenant à Pemel et à Manahaïna, ou de l’obligation de nos vœux nationaux ; et nous achèterions plus volontiers, au prix d’une livre d’Écosse, l’onguent pour délivrer nos vieilles poutres et nos lits des punaises anglaises, comme on les appelle, que nous ne donnerions un plack pour délivrer le pays de l’essaim des chenilles Arminiennes, des fourmis Sociniennes et des miss Katies déistes, qui sont sorties de l’abîme sans fond pour être le fléau de cette génération perverse, insidieuse et tiède.

Il arriva à David Deans, en cette occasion, comme il est arrivé à maint autre orateur. Quand une fois il s’était embarqué dans son sujet favori, le cours de son enthousiasme l’entraînait en dépit de ses peines morales, et sa mémoire lui fournissait amplement tous les tropes de rhétorique particuliers à sa secte et à sa cause.

M. Middleburgh se contenta de lui répondre :

– Tout cela peut être, comme vous le disiez tout à l’heure, M. Deans. Mais il faut que je vous informe du sujet de ma visite. Vous avez deux filles, je crois ?

Le vieillard parut souffrir les tourmens d’un homme dont on sonde la blessure. Mais il recueillit bientôt toutes ses forces, et répondit d’un air calme, quoique sombre : – Je n’ai qu’une fille, monsieur, qu’une seule fille !

– Je vous comprends : vous n’avez qu’une fille avec vous ; mais cette jeune infortunée qui est en prison… n’est-elle pas aussi votre fille ?

– Ma fille ! oui, selon la chair, selon le monde ; mais, quand elle est devenue celle de Bélial, qu’elle s’est écartée des voies de la grâce pour entrer dans celles de la perdition, elle a cessé d’être ma fille.

– Hélas, M. Deans, dit Middleburgh en s’asseyant près de lui et en tâchant de prendre sa main que le vieillard retira avec fierté, – nous sommes tous pécheurs, et les fautes de nos enfans ne doivent pas être une cause pour les bannir de notre cœur, puisqu’elles sont une suite de la corruption de notre nature.

– Monsieur ! s’écria Deans avec impatience, je sais aussi bien que… je veux dire, reprit-il en contraignant la colère qu’il éprouvait en se voyant donner une leçon que reçoivent toujours mal ceux qui sont les plus prêts à en donner aux autres, je veux dire que votre observation peut être juste et raisonnable, mais je ne suis pas libre de parler de mes affaires particulières avec des étrangers. Et d’ailleurs, dans le moment où nous nous trouvons, quand l’acte sur l’affaire de Porteous vient d’arriver de Londres, et inflige à ce pauvre royaume pécheur, et à l’Église souffrante, des plaies plus cruelles qu’aucune de celles dont on a entendu parler depuis l’acte funeste du Test ; c’est dans un temps comme celui-là…

– Mais, mon brave homme, dit le magistrat en l’interrompant, il faut d’abord songer à vos propres enfans, ou vous êtes pire que les infidèles.

– Je vous dis bailli Middleburgh, répondit Deans, je vous dis, si vous êtes bailli, ce qui n’est pas un grand honneur dans ce temps déplorable, je vous dis que j’ai entendu le gracieux Saunders Peden, – je ne dis pas à quelle époque, – mais c’était dans ce temps de mort où les laboureurs traçaient leurs sillons sur l’église d’Écosse, – je l’entendis dire à ses auditeurs, et c’étaient de bons et pieux chrétiens, qu’il y en avait quelques uns d’entre eux qui verseraient plus de larmes sur la perte d’un veau ou d’un bœuf noyés, que sur les défections et les oppressions du jour, – et qu’il y en avait quelques uns qui pensaient à ceci ou à cela ; et qu’il y avait lady Hundlestone qui pensait à pleurer Jean auprès du feu ; et j’entendis cette dame avouer qu’en effet une larme d’inquiétude avait été répandue par elle sur son fils qu’elle avait laissé à la maison à peine relevé d’une maladie. – Et qu’aurait-il dit de moi si j’avais cessé de penser à la bonne cause pour une réprouvée ?… Ah ! cela me tue de songer à ce qu’elle est…

– Mais la vie de votre fille, brave homme, la vie de votre fille ! s’il était possible de lui sauver la vie ? dit Middleburgh.

– Sa vie ! s’écria Deans, – je ne donnerais pas un de mes cheveux blancs pour la lui sauver, si sa bonne réputation est perdue… Mais je me trompe, je les donnerais tous, je donnerais ma vie pour qu’elle eût le temps de se repentir et de faire pénitence ; car, que reste-t-il aux méchans, si ce n’est le souffle de leurs narines ?… Mais je ne la verrai plus, j’y suis déterminé, je ne la verrai plus ! – Ses lèvres continuèrent à remuer encore quelques instans quoiqu’il ne parlât plus, comme s’il eût répété intérieurement le même vœu.

– Bien, M. Deans, dit M. Middleburgh, je vous parle comme un homme de sens, et je vous dis que si vous voulez sauver la vie de votre fille, il faut avoir recours aux moyens humains.

– J’entends ce que vous voulez dire. – M. Novit, qui est avocat d’un digne seigneur, le laird de Dumbiedikes, fera ce que la prudence humaine peut faire en pareil cas. Quant à moi, je ne puis m’en mêler. Je n’ai rien de commun avec vos juges et vos cours de justice, constituées comme elles le sont aujourd’hui. J’ai une délicatesse et un scrupule dans mon âme à leur sujet.

– C’est-à-dire que vous êtes un Cameronien, et que vous ne reconnaissez pas l’autorité de nos cours de justice, ni celle du gouvernement actuel ?

– Monsieur, avec votre permission, reprit David, qui était trop fier de sa propre science polémique pour se dire le sectateur de personne ; monsieur, vous me relevez avant que je sois tombé. Je ne sais trop pourquoi on m’appellerait cameronien, surtout maintenant que vous avez donné le nom de ce fameux et précieux martyr à un corps régulier de soldats, dont on dit que plusieurs blasphèment, jurent, et emploient un langage profane avec autant d’assurance que Richard Cameron en avait pour prêcher ou prier. Bien plus encore, n’avez-vous pas, autant que vous avez pu, rendu le nom de ce martyr vain et méprisable, en jouant, avec les cornemuses, les tambours et les fifres, l’air charnel appelé le rigodon cameronien, que dansent trop de fidèles. Pratique bien indigne d’un fidèle, que de danser n’importe sur quel air, surtout pêle-mêle, c’est-à-dire avec le sexe. C’est là une mode brutale, qui est le commencement de la défection pour plusieurs, comme j’ai autant de motifs que personne pour l’attester.

– Fort bien. Mais, M. Deans, répondit M. Middleburgh, je voulais dire seulement que vous étiez un Cameronien, un Mac Millanite, un membre de cette secte enfin qui croit contraire à ses principes de prononcer aucun serment sous un gouvernement par lequel le Covenant n’a pas été ratifié.

– Monsieur, reprit le controversiste, qui publiait même sa douleur récente dans une semblable discussion, vous ne pouvez me faire prendre le change aussi aisément que vous vous l’imaginez. Je ne suis ni un Mac Millanite, ni un Russelite, ni un Hamiltonien, ni un Harleyite, ni un Howdenite. – Je ne veux que personne me mène par le bout du nez. – Je n’emprunte mon nom à aucun vase d’argile. J’ai mes principes et ma pratique dont je dois répondre, et je suis un humble plaideur pour la vieille bonne cause, dans les formes légales.

– C’est-à-dire, M. Deans, que vous êtes un Deanite, et avez une opinion particulière à vous.

– Il peut vous être agréable de le dire, continua David Deans ; mais j’ai soutenu mon témoignage devant de grands noms et dans des temps bien amers. Je ne veux ni m’exalter ni abaisser personne ; mais je désire que tout homme et toute femme de ce royaume d’Écosse conserve le vrai témoignage, et suive le sentier droit sur le revers d’une montagne exposée au vent et à la pluie, évitant les piéges et les embûches de droite, et les détours de gauche, aussi fidèlement que Johnny Dodds, de Farthing’s Acre, et un autre que je ne nommerai pas.

– Je suppose, reprit le magistrat, que c’est comme si vous disiez que Johnny Dodds, de Farthing’s Acre, et David Deans, de Saint-Léonard, composent à eux deux les seuls membres de la véritable, réelle et pure église d’Écosse ?

– Dieu me préserve de tenir un propos si vain, quand il y a tant de fidèles chrétiens ; mais je dois dire que tous les hommes agissant d’après les dons du ciel et la grâce, il n’est pas merveilleux que…

– Tout cela est fort beau, interrompit M. Middleburgh ; mais je n’ai pas de temps à perdre pour l’écouter. – Voici l’affaire en question : – J’ai fait remettre une citation entre les mains de votre fille ; si elle paraît le jour du jugement pour témoigner, il y a des motifs d’espérer qu’elle peut sauver la vie de sa sœur ; – si, d’après vos idées étroites sur la légalité de la conduite qu’elle doit tenir comme bonne sœur et fidèle sujette, vous l’empêchez de comparaître dans une cour ouverte sous les auspices de la loi et du gouvernement, je dois vous dire, quelque dure que soit la vérité pour votre oreille, que vous qui donnâtes la vie à cette infortunée, vous deviendrez la cause de sa mort violente et prématurée.

En parlant ainsi, M. Middleburgh se leva pour partir.

– Un moment, un moment, arrêtez ! s’écria Deans d’un air d’embarras et de perplexité. Mais le bailli, prévoyant qu’une discussion prolongée ne pourrait qu’affaiblir l’effet qu’il voyait que son argument avait produit, lui dit qu’il ne pouvait rester plus long-temps, et reprit le chemin d’Édimbourg.

Deans retomba sur son siége, comme étourdi du coup qu’il venait de recevoir. C’était une grande matière de controverse que de savoir jusqu’à quel point les vrais presbytériens pouvaient, sans péché, reconnaître le gouvernement qui avait succédé à la révolution ; Presbytériens, Anti-Papistes, Anti-Épiscopaux, Anti-Érastiens et Anti-Sectaires, se divisaient entre eux en plusieurs petites sectes au sujet du degré de soumission qu’on pouvait accorder sans péché aux lois existantes et au gouvernement établi.

Dans une orageuse et tumultueuse assemblée tenue en 1682 pour discuter ces points importans et délicats, les témoignages du petit nombre de fidèles se trouvèrent complètement contradictoires les uns avec les autres. Le lieu où se fit cette conférence était singulièrement adapté à la convocation d’une telle assemblée. C’était un vallon séquestré du Tweeddale, entouré de montagnes, et loin de toute habitation humaine. Une petite rivière, ou plutôt un torrent appelé le Talla, se précipite dans le vallon avec furie, formant une suite de petites cascades qui ont retenu le nom de Talla-Linns. Ce fut là que se réunirent les chefs des partisans dispersés du Covenant, hommes que l’éloignement de toute société humaine et le souvenir des persécutions avaient rendus à la fois sombres par caractère et extravagans dans leurs opinions religieuses. Ils se réunirent, les armes à la main, et ils discutèrent auprès du torrent, avec un tumulte que le bruit de son onde ne put couvrir, des points de controverse aussi vides que son écume.

Ce fut le jugement arrêté de la plupart des membres de l’assemblée, que tout paiement d’impôt ou de tribut direct au gouvernement, était un acte illégitime et un sacrifice aux idoles. Quant aux autres taxes et aux autres degrés de soumission, les opinions furent divisées : et peut-être rien ne fait mieux connaître l’esprit de ces pères armés du presbytérianisme, que cette violente controverse sur la question de savoir si on pouvait légitimement payer aux barrières et aux ponts les droits destinés à l’entretien des routes et autres dépenses nécessaires ; tandis que tous déclaraient impie la taxe levée pour l’entretien de l’armée et de la milice. Il y en avait quelques uns qui, quoique répugnant à ces impôts de barrières et de routes, se croyaient encore exemptés en conscience de payer le passage ordinaire des bacs publics ; ainsi un des plus scrupuleux de ces enthousiastes, James Russel, un des assassins de l’archevêque de Saint-André, avait donné son témoignage même contre cette dernière ombre de soumission à l’autorité constituée. Cet homme éclairé d’en-haut et ses adhérens avaient eu aussi de grands scrupules sur la coutume de donner les noms ordinaires aux jours de la semaine et aux mois de l’année, qui sentaient pour eux le paganisme à un tel point, qu’ils en vinrent enfin à cette conclusion, que ceux qui reconnaissaient les noms de lundi, mardi, janvier, février, etc., héritaient pour le moins des châtimens dénoncés contre les anciens idolâtres.

David Deans avait été présent à cette mémorable assemblée, quoique trop jeune encore pour porter la parole parmi les combattans de cette polémique. Toutefois sa tête avait été complètement échauffée par le bruit, les clameurs et la subtile métaphysique de la discussion. C’était une controverse à laquelle son esprit se reportait souvent. Quoiqu’il déguisât soigneusement en quoi il s’était écarté des opinions des autres, et peut-être des siennes, depuis ce temps, il n’avait jamais pu parvenir à rien décider sur ce sujet. Dans le fait, son bon sens naturel avait servi de contre-poids à son enthousiasme de controverse. Il n’était nullement satisfait de l’indifférence avec laquelle le gouvernement du roi Guillaume tolérait les erreurs du temps, lorsque loin de rendre à l’église presbytérienne son ancienne suprématie, on fit passer un acte d’oubli en faveur de ceux qui avaient été ses persécuteurs, et plusieurs d’entre eux obtinrent même des titres de grâce et des emplois. Lorsque dans la première assemblée générale qui fut tenue après la révolution de 1688, une proposition fut faite pour renouveler la Ligue et le Covenant, ce fut avec horreur que David Deans entendit des hommes dont l’esprit et la politique étaient selon la chair, disait-il, éluder cette proposition sous prétexte qu’elle était inapplicable au temps présent, et contraire au type moderne de-l’Église. Le règne de la reine Anne l’avait convaincu de plus en plus que le gouvernement de la révolution n’était pas de la véritable trempe presbytérienne. Mais, plus sensé que les exaltés de sa secte, il ne confondit pas la modération et la tolérance de ces deux règnes avec la tyrannie et l’oppression active de Charles II et de Jacques II Le culte presbytérien, quoique dépouillé de l’importance attachée naguère à ses sentences d’excommunication, et forcé de tolérer la co-existence de l’épiscopat et des autres sectes dissidentes, était encore le culte de l’Église nationale ; et quoique la gloire du second temple fût bien inférieure à celle qui avait brillé depuis 1839 jusqu’à la bataille de Dunbar, c’était encore un édifice qui, avec sa force et ses terreurs de moins, conservait encore la forme et la symétrie du modèle primitif. Vint ensuite l’insurrection de 1715, et la peur qu’eut David du retour de la faction papiste et prélatiste le réconcilia beaucoup au gouvernement du roi Georges, quoiqu’il s’affligeât que ce monarque pût être soupçonné d’un penchant pour l’Érastianisme. En un mot, sous l’influence de tant de considérations, il avait modifié plusieurs fois le degré d’opposition qu’il pouvait se permettre contre le gouvernement établi, qui, quoique doux et paternel, n’était pas cependant selon le Covenant. Et maintenant il se sentait appelé par l’intérêt le plus puissant qu’on puisse supposer, à autoriser le témoignage de sa fille devant une cour de justice, démarche que les Cameroniens traitaient de défection directe et déplorable. La voix de la nature cependant s’élevait dans son cœur contre celle du fanatisme, et son imagination féconde dans la solution des difficultés de la polémique, cherchait un expédient pour se tirer de cet effrayant dilemne qui lui présentait d’un côté une déviation à ses principes, et de l’autre une scène de douleur à laquelle un père ne peut penser sans frémir.

– J’ai été ferme et constant dans mon témoignage, disait David Deans ; mais qui a jamais dit de moi que j’ai jugé mon prochain trop rigoureusement, parce qu’il s’est donné plus de latitude dans sa voie que moi dans la mienne ? Je ne fus jamais un Séparatiste ni un censeur sévère des âmes timides qui croyaient pouvoir se soumettre aux impôts et aux taxes de seconde classe. Ma fille Jeanie peut avoir sur ce sujet une lumière qui est inaperçue par mes yeux plus vieux : cela regarde sa conscience et non la mienne. – Si elle se sent libre de paraître devant cette cour de justice et d’y lever la main, pourquoi lui dirais-je qu’elle dépasse les limites qui lui sont imposées ? mais si sa conscience le lui défend !… Il s’arrêta un instant : une angoisse inexprimable resserra son cœur, et lui ôta même le pouvoir de la réflexion ; mais sa force d’esprit l’emporta bientôt. – Si elle le lui défend ! à Dieu ne plaise que je l’empêche d’écouter cette voix. Non ; je ne chercherai pas à détruire les scrupules religieux d’une de mes filles, pas même pour sauver la vie de l’autre.

D’autres motifs et d’autres sentimens auraient déterminé un Romain à dévouer sa fille à la mort ; mais il n’aurait pas mis plus d’héroïsme à exécuter ce qu’il aurait regardé comme un devoir.

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