« Bonne sœur, je vous en supplie,
» Quel crime trouvez-vous à me sauver la vie ?
» Ou, si c’en était un, il est si naturel,
» Qu’il deviendrait vertu. »
SHAKSPEARE. Mesure pour mesure.
Jeanie Deans fut introduite dans la prison par Ratcliffe. Ce drôle, aussi éhonté que scélérat, lui demanda, en ouvrant la triple serrure de la porte, si elle se souvenait de lui.
Un non timide et prononcé à demi-voix fut la réponse qu’il obtint.
– Quoi ! vous ne vous souvenez pas du clair de lune et de la butte de Muschat, de Robertson et de Ratcliffe ? Votre mémoire a donc besoin d’être aidée, ma bonne amie !
Si quelque chose avait pu augmenter les chagrins de Jeanie, c’eût été de trouver sa sœur sous la garde d’un tel homme. Ce n’était pourtant pas qu’il n’y eût dans son caractère quelque chose qui pût balancer tant de mauvaises qualités et d’habitudes vicieuses. Dans la carrière criminelle qu’il avait parcourue, jamais sa main n’avait été souillée de sang, jamais il ne s’était montré cruel, et il n’était même pas inaccessible à l’humanité dans la nouvelle fonction qu’il exerçait. Mais Jeanie ne connaissait pas ses bonnes qualités : elle ne se rappelait que la scène qui s’était passée entre elle et lui à la butte de Muschat, et elle eut à peine la force de lui dire qu’elle avait obtenu du bailli Middleburgh la permission de voir sa sœur.
– Je le sais, je le sais, la jeune fille ! à telles enseignes que j’ai ordre de ne pas vous perdre de vue tout le temps que vous serez avec elle.
– Est-il possible ? s’écria Jeanie d’un ton suppliant.
– Très possible. Et quel malheur, s’il vous plaît, que James Ratcliffe entende ce que vous avez à vous dire ? Du diable si vous dites un mot qui lui fasse connaître les malices de votre sexe mieux qu’il ne les connaît déjà ! Et pourvu que vous ne complotiez pas les moyens de forcer la prison, le diable m’emporte si je répète un mot de tout ce que vous pourrez dire en bien ou en mal !
En parlant ainsi, ils arrivèrent à la porte de la chambre dans laquelle Effie était enfermée.
La pauvre prisonnière avait été prévenue de cette visite, et pendant toute la matinée, la honte, la crainte et le chagrin s’étaient disputé la possession de son cœur. Tous ces sentimens se confondirent ensemble, non sans quelque mélange de joie, quand elle aperçut sa sœur. Elle se précipita dans ses bras : – Ma chère Jeanie ! s’écria-t-elle, ma chère Jeanie ! qu’il y a long-temps que je ne vous ai vue ! Jeanie lui rendit ses embrassemens avec une tendresse qui allait presque jusqu’aux transports. Mais c’était une émotion semblable à un rayon du soleil qui se fait jour entre d’épais nuages, et qui disparaît au même instant. Elles s’assirent sur le bord du lit en se tenant par la main et sans pouvoir se parler pendant quelques minutes. Leurs traits, sur lesquels la joie avait brillé un moment, prirent peu à peu l’expression plus sombre de la mélancolie, et puis celle de la douleur. Enfin, se jetant dans les bras l’une de l’autre, elles élevèrent la voix, pour me servir des paroles de l’Écriture, et pleurèrent amèrement.
Ratcliffe lui-même, dont le cœur s’était naturellement endurci par suite de la vie qu’il avait menée pendant près de quarante ans, ne put voir cette scène sans une sorte d’attendrissement. Il en donna la preuve par une action qui n’est en elle-même qu’insignifiante, mais qui annonçait plus de délicatesse qu’on ne devait en attendre de son caractère et du poste qu’il remplissait. La fenêtre de cette misérable chambre était ouverte, et les rayons du soleil tombaient eu plein sur le lit où les deux sœurs étaient assises. Il s’approcha de la croisée avec une attention respectueuse, en poussa doucement le contre-vent, et sembla ainsi jeter un voile sur cette scène de douleur.
– Vous êtes malade, Effie, bien malade ! Tels furent les premiers mots que Jeanie put prononcer.
– Que ne le suis-je cent fois davantage, Jeanie ! répondit sa sœur. Que ne donnerais-je pas pour être morte demain avant dix heures du matin ! – Et notre père… mais non, je ne suis plus sa fille, je n’ai plus d’ami dans le monde. – Oh ! que ne suis-je déjà morte à côté de ma mère dans le cimetière de New-Battle !
– Allons, allons, jeune fille, dit Ratcliffe, qui voulut montrer l’intérêt qu’elle lui inspirait réellement ; il ne faut pas vous décourager. On ne tue pas tous les renards qu’on chasse. Nicol Novit est un fameux avocat : il a tiré plus d’un accusé d’affaires aussi glissantes que la vôtre. – Et puis, pendu ou non, c’est une satisfaction de savoir qu’on a été bien défendu. Vous êtes jolie fille d’ailleurs ; il faudra relever un peu vos cheveux, et une jolie fille trouve toujours quelque faveur auprès des juges et des jurés qui condamneraient à la déportation un vieux coquin comme moi, pour avoir volé la quinzième partie de la peau d’une puce : Dieu les damne !
Les deux sœurs ne firent aucune réponse à cette grossière consolation ; elles étaient tellement absorbées dans leur douleur, qu’elles oublièrent même la présence de Ratcliffe.
– Ô Effie ! dit Jeanie, pourquoi m’avez-vous caché votre situation ? Avais-je mérité cela de votre part ? – Si vous aviez seulement dit un mot, – nous nous serions affligées ensemble, nous n’aurions pas évité la honte, mais cette cruelle extrémité nous eût été épargnée.
– Eh ! quel bien en pouvait-il résulter ? répondit la prisonnière. Non, non, Jeanie, tout fut fini quand une fois j’eus oublié ce que j’avais promis en faisant un pli au feuillet de ma Bible. Voyez, dit-elle en lui montrant le livre saint, elle s’ouvre d’elle-même à cet endroit. Oh ! voyez, Jeanie, quelle effrayante menace !
Jeanie prit la Bible de sa sœur, et trouva que la marque fatale était faite sur ce texte frappant du livre de Job :
– « Il m’a dépouillé de ma gloire, et m’a ôté la couronne qui ornait ma tête : il m’a détruit de toutes parts, et je suis perdu. Et mon espérance a été arrachée comme un arbre. »
– Tout n’a-t-il pas été vérifié ? dit la prisonnière ; ne m’a-t-on pas enlevé ma couronne, mon honneur ? Et que suis-je, si ce n’est un arbre déraciné et jeté sur la grande route, afin que l’homme et les animaux me foulent aux pieds ? Vous rappelez-vous l’aubépine que mon père arracha au dernier mois de mai, au moment où elle était en fleurs ? Elle fut abandonnée dans la cour, où le troupeau l’eut bientôt mise en pièces. Je pensais peu, quand je regrettais sa verdure et ses blanches fleurs, que le même sort m’attendait !
– Oh ! si vous aviez dit un seul mot ! répéta Jeanie en sanglotant, si je pouvais jurer que vous m’aviez dit un seul mot de votre état, votre vie ne courrait aucun danger.
– Ne courrait aucun danger ! répéta Effie avec émotion, tant l’amour de la vie est naturel même à ceux qui la regardent comme un fardeau : qui vous a dit cela, Jeanie ?
– Quelqu’un qui savait probablement bien ce qu’il me disait, répondit Jeanie, ne pouvant se résoudre à prononcer le nom du séducteur de sa sœur.
– Dites-moi son nom, s’écria Effie ; je vous en conjure, dites-le-moi. Qui pouvait prendre intérêt à une malheureuse comme moi ? Était-ce… était-ce lui ?
– Eh ! allons donc, dit Ratcliffe, pourquoi laisser cette pauvre fille dans le doute ? Je réponds bien que c’est Robertson qui vous a appris cela quand vous l’avez vu à la butte de Muschat.
– Était-ce lui, Jeanie ? s’écria Effie, était-ce bien lui ?… Oh ! je vois que c’était lui ! Pauvre Georges ! quand je l’accusais de m’avoir oubliée ! Dans un moment où il courait tant de dangers ! Pauvre Georges !
– Comment pouvez-vous parler ainsi d’un tel homme, ma sœur ? dit Jeanie, peu satisfaite de cet élan de tendresse pour celui qui avait causé tous les malheurs de sa sœur.
– Vous savez que nous devons pardonner à ceux qui nous ont offensés, répondit Effie, mais en baissant les yeux et d’un air timide, car sa conscience lui disait que le sentiment qu’elle éprouvait encore pour celui qui l’avait séduite n’avait rien de commun avec la charité chrétienne dont elle tâchait de le couvrir.
– Et après avoir tant souffert à cause de lui, il est possible que vous l’aimiez encore ! lui dit Jeanie d’un ton mêlé de reproche et de compassion.
– L’aimer ? – Si je ne l’avais pas aimé comme une femme aime rarement, je ne serais pas en ce moment entre les murs de cette prison ; et croyez-vous qu’un amour comme le mien puisse aisément s’oublier ? Non, non ; vous pouvez couper l’arbre, mais vous ne pouvez changer la courbure de son tronc. – Jeanie, si vous voulez me faire du bien en ce moment, répétez-moi tout ce qu’il vous a dit, et apprenez-moi s’il a été bien affligé ou non pour la pauvre Effie !
– Et quel besoin ai-je-de vous parler de cela ? dit Jeanie ; vous pouvez être bien sûre qu’il avait assez de ses affaires, pour parler longuement de celles des autres.
– Cela n’est pas possible, Jeanie, quoiqu’une sainte le dise, reprit Effie avec un retour de cette susceptibilité de caractère qui lui était si naturelle… Vous ne savez pas jusqu’à quel point il a hasardé sa vie pour sauver la mienne !… Mais elle jeta les yeux sur Ratcliffe, et se tut.
– Je crois, dit Ratcliffe en ricanant, que la jeune fille pense être la seule qui ait des yeux. N’ai-je pas vu que Jean Porteous n’était pas la seule personne que Robertson voulût faire sortir de prison ? Mais vous avez pensé, comme moi, mieux vaut attendre et se repentir, que courir et se repentir, – Vous n’avez pas besoin de me regarder avec de grands yeux ouverts. – Je sais peut-être encore plus de choses que vous ne pensez.
– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Effie en se levant comme en sursaut et se jetant à genoux devant lui, sauriez-vous où l’on a mis mon enfant. – Ô mon enfant ! mon enfant ! le pauvre petit innocent ! – Os de mes os ! chair de ma chair ! – Oh ! si vous voulez jamais mériter une place dans le ciel ou la bénédiction d’une créature au désespoir sur la terre, dites-moi où ils ont mis mon enfant ! – Le signe de ma honte, l’associé de mes douleurs, dites-moi qui me l’a enlevé, ou ce qu’on en a fait.
– Allons, laissez donc, laissez donc, dit le porte-clefs en cherchant à dégager son habit qu’elle tenait avec force, c’est me prendre par mes paroles… et devant un témoin ! Son enfant ! et comment diable saurais-je quelque chose de votre enfant ? Il faut le demander à la vieille Meg Murdockson, si vous ne le savez pas vous-même.
Cette réponse détruisant l’espérance qui s’était présentée à elle, la malheureuse prisonnière tomba la face contre terre, saisie d’un violent accès convulsif.
Jeanie Deans avait, dans la plus extrême infortune, autant de force d’esprit que de jugement. Elle ne se laissa point abattre par ses sentimens douloureux, et ne songea qu’à prodiguer à sa sœur les secours qu’il était possible de lui procurer dans le triste lieu où elle se trouvait. Il faut même rendre cette justice à Ratcliffe, qu’il se montra empressé à donner ses indications et alerte à les remplir ; et même, lorsque Effie fut revenue à elle, il eut la délicatesse de se retirer dans un coin de la chambre, de manière que sa présence officielle gênât le moins possible les deux sœurs dans ce qu’elles avaient à se dire.
Effie alors conjura de nouveau Jeanie, dans les termes les plus pressans, de lui faire part de tous les détails de l’entrevue qu’elle avait eue avec Robertson, et celle-ci sentit qu’il était impossible de lui refuser cette satisfaction.
– Vous souvenez-vous, lui dit-elle, qu’un jour vous aviez la fièvre avant que nous eussions quitté Woodend, et que votre mère, qui est aujourd’hui dans un meilleur monde, me gronda de vous avoir donné de l’eau et du lait, parce que vous pleuriez pour en avoir ? Vous n’étiez qu’un enfant alors, aujourd’hui vous êtes une femme, et vous ne devriez pas me demander ce qui ne peut vous faire que du mal. – Mais, allons, bien ou mal, je ne puis vous refuser une chose que vous me demandez avec des larmes.
Effie se jeta de nouveau à son cou, l’embrassa et pleura :
– Si vous saviez, lui dit-elle, combien il y a long-temps que je n’ai entendu parler de lui ! combien cela me ferait de plaisir d’apprendre de lui quelque chose de doux et de tendre ! vous ne seriez pas surprise de ma demande.
Jeanie soupira, et elle lui raconta, en abrégeant autant que possible, tout ce qui s’était passé entre elle et Robertson. Effie l’écoutait avec inquiétude, presque sans oser respirer ; elle tenait une main de sa sœur entre les siennes, semblait la dévorer des yeux, et ne l’interrompait que pour s’écrier de temps en temps avec des soupirs et des demi-mots : – Pauvre ami ! pauvre Georges !
Quand Jeanie eut fini, il y eut un long intervalle de silence.
– Et voilà l’avis qu’il vous donna ? telles furent les premières paroles d’Effie.
– Comme je viens de vous le dire, reprit la sœur.
– Et il voulait que vous parlassiez à ces gens-là pour sauver ma jeune vie ?
– Il voulait, répondit Jeanie, que je me parjurasse.
– Et vous lui dîtes que vous ne vous placeriez pas entre moi et la mort qui me menace lorsque je n’ai que dix-huit ans ?
– Je lui dis, répliqua Jeanie qui tremblait de la tournure que semblaient prendre en ce moment les réflexions de sa sœur, que je ne pouvais me résoudre à jurer un mensonge.
– Qu’appelez-vous un mensonge ? s’écria Effie se laissant aller à son ancien caractère ; vous êtes bien blâmable, ma fille, si vous pensez qu’une mère voudrait ou pourrait faire périr son propre enfant. Faire périr ! – J’aurais donné ma vie seulement pour le voir un instant.
– Je suis bien convaincue que vous êtes aussi incapable, aussi innocente de ce crime, que le nouveau-né lui-même.
– Je suis vraiment ravie, continua Effie sur le même ton, que vous vouliez bien me rendre cette justice ! les personnes qui, comme vous, n’ont rien à se reprocher, ne sont souvent que trop portées à soupçonner les autres de ce dont elles n’ont pas même eu la tentation d’être coupables.
– Je ne mérite pas cela de vous, Effie ! lui dit Jeanie en pleurant, émue par l’injustice de ce reproche, et le pardonnant cependant à sa sœur dans la situation où elle se trouvait.
– Cela est impossible, ma sœur, mais vous trouvez mauvais que j’aime Robertson, et comment n’aimerais-je pas celui qui m’aime mieux que son corps et son âme tout ensemble ? N’a-t-il pas risqué sa vie pour forcer la prison, et m’en faire sortir ? Et je suis bien convaincue que, s’il dépendait de lui comme de vous…
À ces mots, elle s’arrêta.
– Ah ! s’il ne fallait que risquer ma vie pour vous sauver ! s’écria Jeanie.
– Holà ! ma fille, cela est facile à dire, mais moins facile à croire, puisque vous n’avez qu’un mot à dire pour me sauver ; et, si c’était un mot coupable, vous auriez tout le temps de vous en repentir.
– Mais ce mot, ma sœur, est un grand péché, et le péché n’en est que plus grand quand on le commet volontairement et avec présomption.
– Fort bien, fort bien, Jeanie ! Je penserai à tous les péchés de présomption, n’en parlons plus ! et vous pouvez conserver votre langue pour dire votre catéchisme ; et, quant à moi, je n’aurai bientôt plus rien à dire sur personne.
– Je dois dire, s’écria Ratcliffe, qu’il est diablement dur, quand trois mots de votre bouche pourraient donner à la jeune fille la chance de faire la nique à Moll-Blood, de vous faire tant de scrupules pour les jurer ! Que Dieu me damne si je n’en jurerais pas un millier pour lui sauver la vie, si l’on voulait m’admettre au serment. – J’y suis accoutumé pour de moindres affaires. – Oh ! j’ai baisé la peau de veau plus de cinquante fois en Angleterre pour un tonneau d’eau-de-vie.
– N’en parlez plus, dit la prisonnière, et il vaut autant que je… Adieu, ma sœur, nous retenons trop long-temps M. Ratcliffe ; j’espère que je vous reverrai avant que… Elle ne put achever, et son visage se couvrit d’une pâleur mortelle.
– Est-ce donc ainsi que nous nous séparerons ! s’écria Jeanie : dites, ma sœur, dites ce que vous voulez que je fasse, et je crois que je trouverai dans mon cœur assez de force pour vous le promettre.
– Non, ma sœur, non, ma chère Jeanie ! s’écria Effie après un effort. J’y ai réfléchi : vous avez toujours valu deux fois mieux que moi ; et pourquoi commenceriez-vous à être moins bonne pour me sauver, moi qui ne mérite pas de l’être ? Dieu sait que, lorsque j’ai ma présence d’esprit, je ne voudrais pas que qui que ce soit me sauvât la vie aux dépens de sa conscience. J’aurais pu fuir de cette prison dans cette terrible nuit où la porte fut forcée, j’aurais fui avec quelqu’un qui m’eut emmenée avec lui, qui m’eût aimée et protégée ; mais je dis : À quoi bon conserver la vie, puisque mon honneur est perdu ? Hélas ! il a fallu ce long emprisonnement pour abattre mon âme, et il y a des momens où, livrée tristement à moi seule, j’achèterais volontiers le seul don de la vie au prix de toutes les mines d’or et de diamans des Indes ; car je crois, Jeanie, que je suis en proie au même délire qui m’agitait quand j’avais la fièvre, – excepté qu’au lieu des loups et du taureau furieux de la veuve Butler que je me figurais voir s’élancer sur moi dans mon lit, je ne rêve plus que d’un gibet bien élevé, où je me vois debout, entourée de figures étranges qui regardent la pauvre Effie Deans, et se demandent si c’est bien elle que Georges Robertson appelait le Lis de Saint-Léonard ; – et puis ces figures-là fixent sur moi des regards moqueurs, et je vois une femme au sourire méchant comme la Meg Murdockson quand elle me dit que je ne verrais plus mon pauvre enfant. Dieu nous protège, Jeanie ! cette vieille a un visage affreux.
Elle se mit les mains devant les yeux après cette exclamation, comme si elle eût craint de voir apparaître l’objet hideux auquel elle faisait allusion.
Jeanie Deans resta encore deux heures avec sa sœur. Pendant ce temps, elle chercha à en tirer quelque aveu qui pût servir à sa justification ; mais elle ne lui dit que ce qu’elle avait déclaré lors de son premier interrogatoire, que nos lecteurs connaîtront en temps et lieu. – Ils n’ont pas voulu me croire, ajouta-t-elle, je n’ai rien de plus à leur dire.
Enfin Ratcliffe, quoique à regret, fut obligé d’annoncer aux deux sœurs qu’il était temps de se séparer : – M. Novit, dit-il, devait visiter la prisonnière, et peut-être M. Langlate aussi. Langlate aime à voir une jolie fille, en prison, ou hors de prison.
Ce ne fut donc qu’à contre-cœur et lentement, après avoir versé bien des larmes, et après s’être embrassées bien des fois, qu’elles se firent leurs adieux. Jeanie en sortant entendit de gros verrous se fermer sur sa malheureuse sœur. S’étant un peu familiarisée avec son conducteur, elle lui offrit une pièce d’argent, en le priant de faire ce qui dépendrait de lui pour qu’il ne manquât rien à Effie. À sa grande surprise, il refusa ce présent.
– Je n’ai jamais répandu de sang quand je travaillais sur le grand chemin, lui dit-il ; maintenant que je travaille dans une prison, je ne prends pas d’argent, c’est-à-dire au-delà de ce qui est juste et raisonnable. Gardez le vôtre, et votre sœur ne manquera de rien de ce qui sera en mon pouvoir. Mais j’espère que vous réfléchirez encore à son affaire. Qu’est-ce qu’un serment ? le diable m’emporte si cela vaut un cheveu. J’ai connu un digne ministre, un homme qui parlait aussi bien que pas un de ceux que vous avez pu entendre en chaire, qui en a fait un pour un boucaut de tabac, de quoi remplir sa poche. Mais peut-être vous ne dites pas ce que vous avez envie de faire… Bien, bien ! il n’y a pas de mal à cela. Quant à votre sœur, j’aurai soin qu’on lui serve son dîner bien chaud, et je tâcherai de l’engager à faire un somme après dîner, car du diable si elle ferme l’œil cette nuit. J’ai de l’expérience. La première nuit est la pire de toutes. Je n’ai jamais connu personne qui ait dormi la nuit d’avant son jugement. Mais celle d’après, même celle qui précède l’exécution, on peut dormir d’un bon somme. C’est tout simple : le plus grand des maux, c’est l’incertitude. Mieux vaut un doigt coupé qu’un doigt pendant.