CHAPITRE XL.

« Les crimes, les forfaits étaient sa jouissance ;
» Son cœur ne nourrissait que haine, que vengeance ;
» Ses yeux, brillans encor d’un courroux impuissant,
» Semblaient sur l’échafaud s’éteindre en menaçant. »

CHABBE.

Jeanie était depuis trois semaines dans la métropole de l’Angleterre, quand arriva le jour où elle devait en partir.

Elle prit congé de mistress Glass avec la reconnaissance que méritaient les attentions que cette bonne parente avait eues pour elle, et elle monta dans un fiacre avec son bagage devenu plus considérable par quelques présens qu’elle avait reçus, et diverses acquisitions qu’elle avait faites ; le fiacre la conduisit chez le duc d’Argyle, où elle se rendit dans l’appartement de la femme de charge, pendant qu’on préparait la voiture dans laquelle elle devait voyager. À peine était-elle entrée, qu’on vint l’avertir que le duc désirait la voir ; et, à sa grande surprise, on la conduisit dans un superbe salon, où il était avec son épouse et ses trois filles.

– Je vous présente ma petite concitoyenne, duchesse, dit le duc ; si j’étais à la tête d’une armée dont tous les soldats auraient son courage et sa fermeté, je ne craindrais pas de me battre un contre deux.

– Ah ! papa ! dit une jeune fille aux yeux vifs, qui paraissait avoir environ douze ans, vous étiez pourtant au moins un contre deux à la bataille de Sheriff-Moor, et cependant… elle se mit à chanter la ballade bien connue :

Nous nous dîmes vainqueurs, ils nous disaient vaincus ;

Et puis d’autres disaient qu’on ne vainquit personne.

Mais n’importe qui fut ou battans ou battus,

Je sais qu’à Sheriff-Moor la bataille fut bonne.

– Hé quoi ! s’écria le duc, ma petite Marie est-elle devenue Tory ? voilà une belle nouvelle à envoyer en Écosse par notre jeune compatriote !

– Nous pouvons bien devenir Torys, pour les remerciemens que nous avons gagnés pour être restés Whigs, dit une de ses sœurs.

– Taisez-vous, petits singes mécontens, et allez jouer avec vos poupées. Quant à la ballade de Rob de Dumblane :

S’ils ne sont pas battus encore,

Bien battus, bien battus, bien battus ;

Nous saurons bien les battre encore,

Les battre encore, encore, encore.

– L’esprit de papa baisse, dit lady Marie ; comme le pauvre homme se répète ! N’est-ce pas là ce que vous chantiez sur le champ de bataille, quand on vint vous annoncer que les Highlanders avaient taillé en pièces votre aile gauche ?

Le duc ne lui répondit qu’en lui tirant un peu les cheveux.

– Ces braves Highlanders, s’écria-t-il, je les aimerai toujours, malgré le mal qu’ils m’ont fait alors. Mais allons, petites folles, dites donc un mot de politesse à votre compatriote. Je voudrais que vous eussiez la moitié de son bon sens. J’espère que vous aurez son bon cœur et sa loyauté.

La duchesse s’avança alors vers Jeanie, et, d’un air aussi bienveillant qu’affable, l’assura de l’estime que lui avaient inspirée la bonté du cœur et la force d’esprit dont elle venait de donner des preuves. – Quand vous serez de retour chez vous, ajouta-t-elle, vous y recevrez de mes nouvelles.

– Et des nôtres aussi, dirent les trois demoiselles, car vous faites honneur au pays que nous aimons tant.

Jeanie resta tout interdite en recevant des complimens auxquels elle s’attendait si peu, car elle était loin de s’imaginer que le duc eut fait part à sa famille du malheur d’Effie, et de ce qu’elle avait fait pour la sauver. Elle ne put y répondre que par sa rougeur, en faisant à droite et à gauche des révérences, et en disant : – Bien des remerciemens ! bien des remerciemens !

– Jeanie, dit le duc, il faut doch an dorroch , sans quoi vous ne seriez pas en état de voyager.

Il y avait sur un buffet des verres, du vin et un gâteau ; il emplit deux verres, en vida un à la santé de tous les vrais amis d’Écosse, et présenta l’autre à Jeanie.

– Je vous remercie, monsieur, lui dit-elle, je n’ai jamais goûté de vin dans toute ma vie.

– Et pourquoi cela, Jeanie ? ne savez-vous pas que le vin réjouit le cœur ?

– Oui, monsieur, mais mon père est comme Jonabad, fils de Rechab, qui avait enjoint à ses enfans de ne pas boire du vin.

– J’aurais cru à votre père plus de bon sens, mais peut-être préfère-t-il de l’eau-de-vie. Au surplus, Jeanie, si vous ne voulez pas boire, il faut que vous mangiez pour sauver l’honneur de ma maison.

Il lui présenta le gâteau, et Jeanie s’apprêtait par obéissance à en casser un petit morceau. – Non, non ! lui dit-il, emportez-le tout entier. Vous serez peut-être bien aise de le trouver en route avant de revoir le clocher de Saint-Giles d’Édimbourg. Je voudrais bien le revoir aussitôt que vous. Adieu, bien des amitiés à tous mes bons amis d’Écosse ; bon voyage.

Et joignant la franchise d’un soldat à l’affabilité qui lui était naturelle, il serra la main de sa protégée, fit venir Archibald, lui recommanda d’en avoir le plus grand soin, et la vit partir sans inquiétude, bien convaincu que les égards qu’il avait eus pour elle lui assuraient de la part de ses domestiques des attentions soutenues pendant tout son voyage.

Il ne se trompait point, car les deux compagnons de Jeanie eurent pour elle tous les soins imaginables, et son retour en Écosse fut, de toutes manières, beaucoup plus agréable que le voyage qu’elle avait fait pour en venir.

Son cœur n’était plus chargé du poids de la honte, de la crainte et du chagrin qui l’accablaient avant son entrevue avec la reine à Richemont ; mais l’esprit humain est si capricieux que, lorsqu’il ne souffre point de véritables malheurs, il s’en crée d’imaginaires. Elle était maintenant surprise et inquiète de n’avoir reçu aucune nouvelle de Butler, quoiqu’il maniât la plume bien plus facilement qu’elle.

– Cela lui aurait coûté si peu ! pensa-t-elle ; car j’ai vu quelquefois sa plume courir sur le papier aussi vite que lorsqu’elle rasait la surface d’un étang dans l’aile de l’oie sauvage. Serait-il malade ? mais mon père m’en aurait dit quelque chose, puisqu’il me parle de lui. Peut-être a-t-il changé d’idée, et ne sait-il comment me le dire. Il ne faut pas tant de façon pour cela, ajoutait-elle, quoique une larme arrachée par la tendresse et par un sentiment de fierté, brillât alors dans ses yeux. Jeanie Deans n’est pas fille à l’aller tirer par la manche, et à lui rappeler ce qu’il désire oublier. Je n’en ferai pas moins des souhaits pour son bonheur, et s’il est assez heureux pour obtenir une église dans nos environs, je n’en irai pas moins entendre ses sermons, pour lui prouver que je n’ai pas de rancune contre lui, – À cette réflexion, la larme qu’elle eût voulu retenir s’échappa de ses yeux.

Elle put se livrer sans distraction à ses rêveries mélancoliques, car ses compagnons de voyage, domestiques dans une maison du grand ton, avaient bien des sujets de conversation auxquels elle ne pouvait prendre part, et qui étaient au-dessus de sa portée : elle eut donc tout le temps de réfléchir et de se tourmenter, car on marchait à petites journées pour ne pas fatiguer les jeunes chevaux que le duc envoyait à Inverrary, et ils furent sept jours pour faire le voyage de Londres à Carlisle.

Ils étaient sur le point d’entier dans cette ancienne cité, quand ils virent un rassemblement considérable sur une hauteur située à peu de distance de la grande route. Des paysans, qui couraient pour se rendre au même endroit, leur apprirent qu’on s’y attroupait ainsi pour voir payer la moitié de ce qui était dû à une voleuse, à une sorcière écossaise ; car on allait seulement la pendre sur Haribee-Brow, au lieu que, si on lui avait rendu justice, on l’aurait brûlée toute vive.

– Ah ! M. Archibald, dit la future surintendante de la laiterie d’Inverrary, j’ai déjà vu pendre quatre hommes, mais je serais bien curieuse de voir pendre une femme.

M. Archibald était Écossais, et il ne se promettait pas un grand plaisir à voir pendre une de ses concitoyennes, quelque coupable qu’elle pût être. Il avait d’ailleurs du bon sens et de la délicatesse, et connaissait le motif qui avait occasioné le voyage de Jeanie à Londres, quoiqu’il eût la discrétion de n’en point parler, et il sentait parfaitement qu’un tel spectacle ne pouvait que réveiller en elle de fâcheux souvenirs. Il répondit donc sèchement à mistress Dutton qu’il ne pouvait s’arrêter, attendu qu’une affaire qu’il avait pour le duc à Carlisle exigeait qu’il y arrivât de bonne heure, et il ordonna aux postillons de continuer à marcher.

La route passait alors à environ un quart de mille de la hauteur nommée Haribee, ou Harabee-Brow, située sur les bords de l’Éden, et qu’on aperçoit de très loin, quoiqu’elle ne soit pas fort élevée, parce que cette rivière arrose un pays plat. C’était là que jadis maint outlaw et maraudeur des frontières de chaque royaume avait figuré suspendu dans les airs pendant les guerres et les trêves, à peu près aussi hostiles, entre ces deux royaumes. C’était sur Harabee que depuis d’autres exécutions avaient eu lieu avec aussi peu de cérémonie et de compassion, car ces provinces frontières furent long-temps agitées ; et même, à l’instant où nous écrivons, cette province est encore plus sauvage que celles qui sont situées au centre de l’Angleterre.

Tandis que les postillons continuaient leur route qui tournait autour de cette éminence, les yeux de mistress Dutton étaient sans cesse fixés sur la scène qu’elle aurait bien voulu voir de plus près. Elle pouvait reconnaître distinctement le gibet qui se dessinait sur un ciel bleu, et les ombres du tableau, formées par l’exécuteur et la victime placés sur l’extrémité de l’échelle. Bientôt une de ces deux figures fut comme lancée tout-à-coup, et s’agita dans une angoisse convulsive, semblable de loin à une araignée retenue par son fil invisible, tandis que l’autre descendait et se cachait derrière la foule.

Mistress Dutton ne put retenir un cri en voyant le dénouement de cette scène tragique, et Jeanie, par un mouvement assez naturel, tourna la tête du même côté. La vue d’une femme subissant le châtiment terrible auquel sa sœur chérie avait été condamnée si récemment, et auquel elle n’avait échappé que par une faveur signalée de la Providence, fit un tel effet sur elle, qu’elle se rejeta vivement de l’autre côté de la voiture et fut saisie de violentes convulsions. Mistress Dutton l’accabla aussitôt de questions et d’offres de secours, demanda qu’on fît arrêter la voiture, qu’on envoyât chercher un docteur, qu’on lui fît avaler des gouttes cordiales, qu’on brûlât des plumes et de l’assa-fœtida, qu’on apportât de l’eau claire et de la corne de cerf ; tandis qu’Archibald, qui connaissait la cause de cet accident, se contenta d’ordonner aux postillons de doubler le pas. Quand on ne put plus apercevoir le lieu où cette tragédie s’était passée, voyant que Jeanie était encore à peu près dans le même état, et que son visage était couvert d’une pâleur mortelle, il fit arrêter la voiture, descendit, et alla chercher lui-même, de toute la pharmacopée de mistress Dutton, le médicament le plus facile à se procurer, et qui était peut-être aussi le plus salutaire, un verre d’eau fraîche.

Tandis qu’Archibald s’éloignait, guidé par son désir de soulager sa compagne, et qu’il maudissait les fossés remplis de bourbe, qu’il rencontrait à chaque pas, en contraste avec les milliers de ruisseaux qui, dans ses montagnes, lui auraient offert sur-le-champ l’onde limpide dont il avait besoin, les témoins de l’exécution commencèrent à passer près de la voiture qui s’était arrêtée sur la grande route, en vue de la ville de Carlisle, et l’on juge bien que cet événement faisait le sujet de leur conversation.

Jeanie, malgré ce qu’elle souffrait, ne pouvait s’empêcher de prêter l’oreille à leurs discours, de même que les enfans écoutent avec avidité un conte de revenans, quoiqu’ils sachent qu’il ne leur servira qu’à inspirer de la terreur quand ils se le rappelleront. Du peu de mots qu’elle entendit, elle conclut que cette malheureuse était morte dans l’endurcissement, sans crainte de Dieu, sans regret de ses crimes.

– Une fière et rude femme ! disait un paysan dont les sabots faisaient sur le pavé autant de bruit qu’un cheval bien ferré.

– Elle est allée à son maître avec son nom dans la bouche, dit l’autre ; faut-il que le pays soit infecté de sorcières et de chiennes qui viennent de cette Écosse ! Moi je dis : Prenez et noyez.

– C’est vrai, voisin Tramp ; morte la bête, mort le venin. Qu’on pende toutes les sorcières, et il n’y aura plus tant de désastres dans le pays. Savez-vous que la maladie est dans mes bestiaux depuis deux mois ?

– Et mes deux garçons qui sont malades depuis six semaines ?

– Taisez-vous, mauvaises langues ! dit une vieille femme qui passait près d’eux en boitant tandis qu’ils s’étaient arrêtés pour causer à quelques pas de la voiture ; ce n’était pas une sorcière ; elle a été pendue pour vol et pour meurtre ; c’est bien assez, je crois.

– Le croyez-vous, dame Hinchup ? dit l’un d’eux en se dérangeant d’un air civil pour la laisser passer. Vous devez le savoir mieux que nous ; allons, nous ne vous disputons rien ; mais, dans tous les cas, ce n’est qu’une Écossaise de moins, et il en reste bien encore assez.

La vieille femme continua son chemin sans lui répondre.

– Voyez-vous, Tramp, dit le même interlocuteur quand elle fut assez loin pour ne plus pouvoir l’entendre ; – voyez-vous comme une sorcière est toujours prête à en soutenir une autre ? Anglaise ou Écossaise, n’importe.

– Quand une sorcière de Sark-foot, dit Tramp en secouant la tête et baissant la-voix, monte sur son manche à balai, les femmes d’Allonby sont prêtes à monter sur le leur, comme dit le proverbe des montagnes :

Si le Skiddaw met un chapeau,

Le Criffel le saura bientôt .

– Mais dites donc, continua Gaffer Tramp, ne pensez-vous pas que la fille de cette pendue soit sorcière comme sa mère ?

– Cela se pourrait bien ; mais on parle là-bas de la baigner dans l’Éden.

Ils se souhaitèrent alors le bonjour, et prirent leur chemin de différens côtés.

Comme ils venaient de partir, Archibald arriva avec un verre d’eau fraîche. Tandis que Jeanie le buvait, une foule d’enfans des deux sexes, appartenant à la populace, et dont quelques uns touchaient à la jeunesse, arrivaient du lieu de l’exécution, poussant de grands cris, et entourant une grande femme singulièrement vêtue, qui bondissait au milieu d’eux sans pouvoir leur échapper. Un souvenir horrible se présenta à l’esprit de Jeanie, à l’instant où elle jeta les yeux sur cette malheureuse créature, et la reconnaissance fut réciproque, car Madge Wildfire ne l’eut pas plus tôt aperçue, qu’employant toutes ses forces et toute son agilité, elle se débarrassa de ceux qui la tourmentaient ; et, s’élançant vers la calèche, elle s’accrocha fortement des deux mains à la portière, en s’écriant d’une voix aiguë, et semblable à un rire sardonique : – Hé ! Jeanie Deans, savez-vous la nouvelle ? ma mère est pendue. Passant alors tout-à-coup au ton de la douleur et de la prière ; – Dites-leur qu’ils me permettent de couper la corde ! s’écria-t-elle ; serait-elle pire que le diable, elle n’en est pas moins ma mère ; – elle ne sera pas plus mal que Maggie Dickson, qui cria plusieurs jours après avoir été pendue ; sa voix était rauque et son cou un peu rouge, sans quoi vous ne l’auriez pas distinguée d’une autre femme.

M. Archibald, voyant que cette femme avait évidemment l’esprit aliéné, cherchait dans la foule quelque constable ou quelque bedeau pour le prier de la faire retirer ; mais il ne s’en trouvait aucun. Ce fut en vain qu’il essaya de la forcer à lâcher la portière, à laquelle elle se tenait toujours des deux mains ; Madge était douée d’une force peu ordinaire, et il ne put y réussir. Cependant elle continuait à crier : – Qu’on me laisse couper la corde ! Combien vaut-elle ? douze pence ? Qu’est-ce que douze pence auprès de la vie d’une femme ? Mais en ce moment arriva une troupe de jeunes gens ; – la plupart étaient des bouchers et des paysans dont les bestiaux souffraient depuis quelque temps d’une épizootie qui régnait dans le pays, et qu’ils attribuaient à la sorcellerie. Ils se jetèrent sur Madge en vrais sauvages, et l’arrachèrent de la voiture en s’écriant ; – De quel droit arrêtes-tu les gens sur le grand chemin ? N’avez-vous pas déjà fait assez de mal, toi et ta mère, par vos maléfices et vos sortilèges ?

– Jeanie, Jeanie Deans, s’écria la pauvre insensée tandis qu’on l’entraînait, sauvez ma mère ! sauvez ma mère ! et je vous mènerai encore chez l’interprète, je vous apprendrai de jolies chansons, et je vous dirai ce qu’est devenu…

Les cris que poussait la foule qui l’environnait empêchèrent qu’on pût en entendre davantage.

– Sauvez-la, pour l’amour de Dieu, sauvez-la des mains de ces furieux ! dit Jeanie à Archibald.

– Messieurs, dit Archibald, c’est une folle : ne lui faites pas de mal. Vous voyez que c’est une folle. Conduisez-la devant un magistrat.

– Oui, oui, nous aurons soin d’elle, cria une voix dans la foule ; passez votre chemin, brave homme, et mêlez-vous de vos affaires.

– N’entendez-vous pas que c’est un Écossais ? dit un autre ; qu’il descende de sa voiture, et je me charge d’emplir ses habits d’os brisés.

Il était certainement impossible de donner à Madge aucun secours, et Archibald, dont le cœur était plein d’humanité, commanda aux postillons de courir à toute bride à Carlisle, afin de pouvoir informer sur-le-champ les magistrats du danger qu’elle paraissait courir. En s’éloignant, ils entendirent les cris tumultueux de la populace et les accens plaintifs de la malheureuse victime, et ce ne fut qu’en entrant dans Carlisle que ce tumulte cessa d’affliger leurs oreilles.

Archibald fit arrêter la voiture à la première auberge, et, ayant laissé Jeanie et sa compagne dans un appartement qu’il y demanda, il se fit conduire sur-le-champ chez un magistrat pour l’informer des violences qu’on exerçait contre cette infortunée privée de raison, et du danger qu’elle courait.

Il ne revint qu’au bout d’environ deux heures, et apprit à Jeanie que le magistrat, instruit de ce qui se passait, était parti à l’instant avec des aides de police pour porter du secours à la malheureuse Madge ; il l’avait accompagné lui-même, et avait trouvé le rassemblement sur le bord d’une mare fangeuse, dans laquelle les plus furieux faisaient faire le plongeon à Madge, ce qui était leur supplice favori. Le magistrat était parvenu à la tirer de leurs mains ; mais sans connaissance, par suite des mauvais traitemens qu’elle avait essuyés. On l’avait conduite dans un hôpital, où elle avait recouvré le sentiment, et l’on espérait, dit M. Archibald, que cet événement n’aurait pas de suites fâcheuses.

Cette dernière circonstance n’était pas tout-à-fait conforme à la vérité, car les médecins avaient déclaré qu’ils ne comptaient pas que Madge pût survivre aux mauvais traitemens qu’elle avait éprouvés. Mais Jeanie paraissait prendre un tel intérêt à cette infortunée, qu’Archibald ne crut pas devoir lui faire connaître sa véritable situation. Il la voyait si abattue et si agitée, par suite de cet événement, que, quoiqu’il eût le projet d’aller coucher à Longtown, il jugea convenable de passer la nuit à Carlisle.

Cette décision fut très agréable à Jeanie, qui résolut de tâcher d’avoir une entrevue avec Madge Wildfire. Rapprochant quelques uns de ses discours sans suite du récit que lui avait fait Georges Staunton, il lui semblait qu’il était possible de tirer d’elle quelques renseignemens sur le sort du malheureux enfant dont la naissance et la disparition mystérieuse avaient coûté si cher à sa sœur, et elle ne voulut pas en laisser échapper l’occasion. Elle connaissait trop bien la triste situation de l’esprit de la pauvre Madge pour concevoir à ce sujet de bien vives espérances ; mais à présent que la vieille Meg n’existait plus, elle ne voyait aucun autre moyen pour arriver à la connaissance de la vérité et cette vérité lui paraissait trop importante pour négliger la moindre démarche qui pouvait contribuer à la faire découvrir.

Sous prétexte qu’elle avait connu Madge autrefois, et que par humanité elle désirait s’assurer par elle-même qu’il ne lui manquât rien, elle témoigna à M. Archibald qu’elle souhaitait aller la voir à l’hôpital dans lequel on l’avait conduite. Il eut la complaisance de s’y rendre d’abord lui-même pour s’informer si l’on pouvait lui parler ; mais le médecin avait rigoureusement défendu que la malade vît personne. Il y retourna le lendemain, et apprit qu’elle avait été fort tranquille pendant quelques heures, et que le ministre qui remplissait les fonctions de chapelain de l’hôpital avait fait auprès d’elle des prières qu’elle avait paru écouter avec attention, mais que son esprit était ensuite retombé dans son délire habituel. Le médecin lui dit qu’elle n’avait plus qu’une heure ou deux à vivre, et qu’en conséquence on pouvait la voir si l’on le désirait, aucune précaution, aucun soin ne pouvant maintenant la sauver.

Dès que Jeanie apprit cette nouvelle, elle courut à l’hôpital, accompagné de M. Archibald. Ils trouvèrent la malade, ou pour mieux dire la mourante, dans une grande salle où étaient rangés dix lits, mais dont le sien était le seul qui fût occupé. Elle chantait quand ils entrèrent, mais elle n’avait plus cette voix aiguë et perçante qui exprimait naguère son délire : c’était plutôt le ton d’une nourrice qui chante pour endormir son enfant. Le désordre de son imagination était toujours le même, mais les forces de son corps étaient épuisées, et les approches de la mort se reconnaissaient dans ses accens plaintifs. Le couplet qu’elle chantait quand ils arrivèrent faisait partie d’une vieille ballade où des moissonneurs parlent de leurs travaux :

La nuit va succéder au jour ;

Le repos va suivre l’ouvrage ;

La moisson nous offre en partage

Travail et plaisir tour à tour.

La nuit revient quand le jour cesse :

Le travail cesse avec le jour.

Le foyer, avec allégresse,

Nous verra rangés tout autour.

Elle se tut en ce moment, et Jeanie s’approchant du lit, appela Madge par son nom ; mais Madge ne reconnut point sa voix : – Garde, s’écria-t-elle, garde, tournez-moi la tête du côté du mur, afin que je n’entende plus prononcer ce nom, et que je ne songe plus à un monde méchant.

La garde ayant fait ce qu’elle désirait, elle parut plus tranquille, et se mit à chanter une strophe d’un cantique dont l’air était grave et solennel comme celui d’un hymne méthodiste :

La foi réunie à la grâce

A chassé l’incrédulité ;

Et dans mon cœur la charité

A fait à l’espérance place.

Le banquet est prêt à s’ouvrir,

On n’attend que moi dans la salle ;

Revêts ta robe nuptiale,

Âme chrétienne, il faut partir.

L’air était solennel et touchant, grâce surtout à l’accent pathétique d’une voix qui avait été naturellement belle ; et si la faiblesse de la malade en diminuait l’éclat, elle ajoutait à sa douceur. Archibald, quoique homme de cour, et insouciant par habitude et par état, fut attendri, la dame de la laiterie sanglota, et Jeanie sentit les larmes remplir abondamment ses yeux. La garde elle-même, à qui toutes les sortes d’agonie étaient familières, ne semblait pas maîtresse de son émotion.

Il était évident que la pauvre Madge s’affaiblissait de plus en plus ; sa respiration devenait plus pénible, et ses gémissemens annonçaient que la nature allait succomber dans sa dernière lutte. Mais l’esprit de mélodie, si l’on peut l’appeler ainsi, qui avait dû, dans le principe, posséder si fortement cette infortunée, semblait, à chaque intervalle de souffrance, triompher encore de sa faiblesse et de ses angoisses. Il est remarquable qu’on pouvait reconnaître dans ses chants quelque chose d’approprié indirectement à sa situation présente. Elle avait commencé une ancienne ballade :

Ma couche est froide et solitaire,

Je n’ai qu’un pénible sommeil ;

Perfide auteur de ma misère,

Avec moi tu seras au coucher du soleil.

Le traître, hélas ! à son amie

Avait pourtant promis sa foi !

Mais demain finira sa vie !

Vous qui m’aimez encor, ne pleurez plus sur moi.

Tout-à-coup elle abandonna cet air pour un autre plus bizarre, moins monotone et moins régulier ; mais ceux qui l’écoutaient ne purent recueillir que quelques fragmens des paroles :

Marie est au bocage

Errante au point du jour ;

Caché sous le feuillage,

L’oiseau chante l’amour.

– Rouge-gorge fidèle,

Obtiendrai-je un époux ?

– Une couche, ma belle,

Se prépare pour vous !

– Où mon lit d’hyménée

Est-il petit oiseau ?

– Ton lit, infortunée,

Ne sera qu’un tombeau !

Du clocher solitaire

Le hibou chantera :

Sous l’if du cimetière

Son cri t’appellera.

Sa voix expira avec les dernières notes ; elle tomba dans un sommeil dont la garde, instruite par l’expérience, assura ceux qui étaient là qu’elle ne se réveillerait plus, excepté peut-être dans sa dernière agonie.

Sa première prédiction s’accomplit. La pauvre maniaque quitta la vie sans faire entendre même un soupir ; mais nos voyageurs ne furent pas témoins de cette catastrophe : ils sortirent de l’hôpital aussitôt que Jeanie se fut convaincue qu’elle ne pourrait obtenir de la mourante aucun éclaircissement sur l’infortune de sa sœur.

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