CHAPITRE XXXIX.

« L’art d’écrire, Abailard, fut sans doute inventé
» Par l’amante captive ou l’amant agité, »

POPE.

À force de faire jouer la plume, Jeanie vint à bout d’écrire, et de mettre à la poste le lendemain jusqu’à trois lettres ; tâche à laquelle elle était si peu accoutumée, que, si elle eût eu du lait à discrétion, elle eût préféré faire trois fois autant de fromages de Dunlop. La première lettre était fort courte ; elle était pour M. Georges Staunton, au rectorat de Willingham, par Grantham, adresse qu’elle avait apprise du paysan bavard qui l’avait conduite à Grantham. Elle contenait ce qui suit :

« MONSIEUR,

« Pour prévenir de nouveaux malheurs, et attendu qu’il y en a déjà bien eu assez, la présente est pour vous faire part que j’ai obtenu la grâce de ma sœur de Sa Majesté la reine. Vous en serez sûrement charmé, et de savoir que je n’ai pas eu besoin de parler des choses que vous savez. Ainsi, monsieur, je vous souhaite une meilleure santé de corps et d’âme, et que le grand médecin de l’un et de l’autre puisse vous guérir ! Cependant, monsieur, je vous prie de ne plus revoir ma sœur, vous ne l’avez que trop vue. Ainsi donc, sans vous vouloir de mal, et en vous souhaitant tout le bien possible, c’est-à-dire que vous rentriez dans la bonne voie, je demeure, monsieur, votre servante, vous savez qui. »

La seconde lettre était pour son père ; elle était fort longue, et nous n’en donnerons qu’un extrait. Voici comment elle commençait :

« MON TRÈS CHER ET TRÈS HONORÉ PÈRE,

» Je crois de mon devoir de vous informer qu’il a plu à Dieu de briser la captivité de ma pauvre sœur par les mains de sa respectable Majesté la reine, pour laquelle nous devrons prier tous les jours de notre vie, et qui a peut-être acquitté la rançon de son âme en lui accordant sa grâce. J’ai parlé à la reine face à face, et je n’en suis pas morte, car elle ne diffère pas beaucoup des autres femmes, si ce n’est qu’elle a l’air plus imposant, et que ses yeux perçans comme ceux d’un faucon, semblaient vouloir me pénétrer jusqu’au fond de l’âme. Et tout ce bonheur nous est venu, toujours sous la volonté du grand dispensateur, à qui tout le reste ne sert que d’instrument, par les mains du duc d’Argyle, qui a un cœur véritablement écossais, qui n’est pas fier comme certains autres que nous savons, et qui se connaît assez bien en bestiaux. Il m’a promis deux vaches du Devonshire, dont il est comme amoureux, quoique je tienne toujours à la race des vaches blanches de l’Ayrshire. Je dois lui envoyer un fromage, et si notre vache tachetée, Gowans, fait une génisse, il faudra l’élever pour lui, car il n’en a pas de cette race ; et il n’est pas orgueilleux, et il ne dédaignera pas le présent des pauvres qui cherchent à se décharger d’une partie du fardeau de la reconnaissance qu’ils lui doivent. Ce ne sera pas ma faute s’il a jamais mangé un fromage de Dunlop meilleur que celui que je lui enverrai. »

Ici suivaient, sur les bêtes à cornes et sur les travaux de la laiterie, quelques observations que nous nous proposons d’envoyer au comité d’agriculture. Après quoi, elle continuait ainsi :

« Au surplus, tout cela n’est que du regain auprès de la belle moisson dont la Providence nous a gratifiés en nous accordant la vie de la pauvre Effie. Mais, ô mon cher père, puisqu’il a plu à Dieu de se montrer miséricordieux envers elle, accordez-lui aussi votre pardon, cela la rendra propre à devenir un vase de grâce, et à être la consolation de vos cheveux blancs.

» Mon cher père, voulez-vous bien faire savoir au laird Dumbiedikes que l’argent qu’il m’a prêté lui sera fidèlement rendu. J’ai plus qu’il ne faut pour m’acquitter. Je vous expliquerai comment. J’en ai une partie en argent ; quant au reste, il ne faut pas de bourse ni de sac pour le garder ; ce n’est qu’un petit chiffon de papier, suivant la mode de ce pays, mais je suis sûre que cela vaut de l’argent.

» C’est grâce à M. Butler que j’ai été si bien reçue par le duc, car il paraît qu’il y a eu des liaisons entre leurs grands-pères, dans le temps des persécutions. Et mistress Glass a été aussi bonne pour moi que si elle eût été ma mère ; elle a ici une belle maison, et y vit fort bien, ayant deux servantes et un garçon de boutique. Elle doit vous envoyer une livre de son meilleur tabac en poudre, et aussi du tabac à fumer. Il faudra que nous songions à lui faire quelque présent, puisqu’elle a eu tant de bonté pour moi.

» Le duc doit envoyer la grâce par un exprès, attendu que je ne puis pas voyager si vite, et je reviendrai dans un carrosse avec deux domestiques de Son Honneur : M. Archibald, qui est un homme fort honnête, déjà d’un certain âge ; il dit qu’il vous a vu autrefois quand vous achetiez des bestiaux dans l’ouest, du laird d’Aughtermugity ; mais peut-être ne vous en souviendrez-vous pas, quoiqu’il soit fort civil ; et puis mistress Dolly Dutton, qui va être fille de laiterie à Inverrary. Ils me conduiront jusqu’à Glascow, d’où je n’aurai pas un bien long voyage à faire pour me rendre à Saint-Léonard, ce que je désire par-dessus toutes choses. Puisse celui qui accorde tous les biens vous maintenir en bonne santé, mon cher père ! c’est la prière fervente de votre affectionnée fille,

» JEANIE DEANS. »

La troisième était pour Butler, en voici le contenu :

« MONSIEUR BUTLER,

» Vous aurez du plaisir-à apprendre que le but de mon voyage est rempli, grâce à Dieu, et tout pour le mieux, et que le papier où il est question de votre grand père a été bien reçu du duc d’Argyle, et qu’il a écrit votre nom tout au long sur un petit livre, ce qui me fait croire qu’il a dessein de vous faire avoir une école ou une église, car on dit qu’il n’en manque pas de vacantes.

» J’ai vu la reine, qui m’a donné de sa propre main un porte-feuille brodé ; elle n’avait pas sa couronne ni son sceptre : on les conserve pour les grands jours, comme les beaux habits des enfans. On les garde dans une tour qui n’est pas comme la tour de Libberton, ni comme celle de Craigmiliar : elle ressemblerait plutôt au château d’Édimbourg si on l’abattait, et qu’on le reconstruisît au milieu du lac North. La reine a été fort généreuse pour moi : elle m’a donné un morceau de papier qui vaut cinquante livres sterling, pour payer les frais de mon voyage, tant pour venir que pour m’en aller. Ainsi, M. Butler, comme nous sommes les enfans de deux voisins, sans parler de ce dont il a pu être question entre nous, j’espère que vous ne vous laisserez manquer de rien de ce qui peut être utile à votre santé ; car à quoi bon l’un de nous garderait-il de l’argent, tandis que l’autre en aurait besoin ? Et songez bien que je ne vous parle pas ainsi pour vous rappeler des choses que vous feriez mieux d’oublier, si vous obteniez une église ou une école. J’aimerais pourtant mieux que ce fût une école, parce que, pour une église, il y a la difficulté du serment, qui pourrait contrarier mon père, le brave homme. À moins que ce fût celle de Shreegh-me-Dead, car je lui ai entendu dire qu’on est meilleur presbytérien dans cette paroisse au milieu des bruyères, que dans Canongate d’Édimbourg. – Je voudrais savoir les livres que vous pouvez désirer, M. Butler, car il y a ici des maisons qui en sont pleines. Il y en a tant, qu’on en met jusque dans la rue, et l’on est obligé de faire avancer les toits pour les mettre à l’abri du mauvais temps. À coup sûr, ils doivent être à bon marché. C’est une bien grande ville que Londres, et j’y ai vu tant de choses, que la tête m’en tourne. Vous savez que je n’ai jamais été une femme de plume, et cependant il est près de onze heures du soir. Je reviendrai au pays en bonne compagnie et sans aucun danger. J’en ai couru quelques uns en venant à Londres, comme je vous le conterai ; c’est ce qui fait que je suis plus contente de revenir comme je reviendrai.

» Ma cousine, mistress Glass, a ici une bien belle maison, mais tout y est empoisonné de tabac, et je ne fais qu’éternuer du matin au soir. Mais qu’est-ce que tout cela auprès de la délivrance qu’il a plu à Dieu d’accorder à ma pauvre sœur, ce dont vous vous réjouirez comme notre ancien et sincère ami ? Adieu, mon cher M. Butler, je suis votre dévouée servante, pour les choses de ce monde et celles de l’autre.

» J. D. »

Après ces travaux d’un genre auquel elle n’était guère habituée, Jeanie se mit au lit, mais elle ne put dormir une heure de suite. La joie qu’elle éprouvait d’avoir obtenu la grâce de sa sœur l’éveillait à chaque instant, et chaque fois qu’elle s’éveillait elle rendait de nouvelles actions de grâces à l’être souverain dont elle avait auparavant invoqué la protection et la clémence.

Le lendemain et le jour suivant, mistress Glass ne fit qu’aller et venir dans sa boutique, comme une toupie fouettée par des écoliers, dans l’attente de la visite qu’on lui avait annoncée. Enfin, le troisième jour, un superbe équipage, derrière lequel étaient quatre grands laquais en livrée fond brun à galons d’or, s’arrêta à l’enseigne du Chardon, et le duc d’Argyle lui-même, en habit brodé, portant la jarretière et tous les ordres dont il était décoré, entra dans la boutique.

Il demanda à mistress Glass des nouvelles de sa jeune compatriote. Elle était en ce moment dans sa chambre. La bonne marchande voulait la faire descendre, mais le duc lui dit que cela n’était pas nécessaire, probablement parce qu’il ne voulait pas que sa visite pût donner lieu à des soupçons que la malignité des hommes est toujours trop portée à concevoir. Il dit à mistress Glass que la reine avait pris en considération la situation malheureuse d’Effie Deans ; qu’elle avait été touchée de la démarche courageuse que l’affection de Jeanie l’avait déterminée à risquer ; qu’elle avait eu la bonté d’employer auprès du roi sa puissante intercession, et que sa demande lui avait été accordée : en conséquence, il venait de faire partir pour Édimbourg la grâce d’Effie, à laquelle il n’était attaché d’autre condition que son bannissement d’Écosse pour quatorze ans : l’avocat du roi, ajouta-t-il, avait insisté pour que cette punition lui fût au moins infligée ; attendu que depuis sept ans seulement il y avait eu en Écosse vingt-un exemples d’infanticide.

– Le malheureux ! s’écria mistress Glass, qu’avait-il besoin de parler ainsi de son pays ? et à des Anglais encore ! J’avais toujours cru l’avocat-général un homme prudent et sage, mais je vois que ce n’est qu’un mauvais garnement ; je demande pardon à Votre Grâce de me servir d’une telle expression. Et qu’est-ce qu’il veut que la pauvre fille fasse en pays étranger, loin de ses parens, sans amis, sans bons conseils ? c’est vouloir la mettre dans le cas de recommencer.

– Il ne faut pas prévoir le mal, dit le duc : elle peut venir à Londres ; elle peut passer en Amérique, et trouver à se marier malgré ce qui est arrivé.

– Votre Grâce a raison. Cela est possible, vous me faites songer à mon ancien correspondant en Virginie ; Éphraïm Buckskin, qui depuis quarante ans approvisionne le Chardon, et ce n’est pas une mauvaise pratique : il y a dix ans qu’il m’écrit de lui envoyer une femme, et un mot de moi arrangerait l’affaire. Il n’a guère plus de soixante ans ; il se porte bien, il a une bonne maison. On ne s’inquièterait guère là-bas du malheur d’Effie, outre qu’il ne serait pas bien nécessaire d’en parler.

– Est-ce une jolie fille ? Sa sœur est passable, mais on ne peut la citer comme une beauté.

– Oh ! Effie est beaucoup mieux que Jeanie, dit mistress Glass ; il y a long-temps que je ne l’ai vue, mais je l’ai entendu dire à tous ceux qui la connaissent, car vous savez qu’il ne vient pas un Écossais à Londres que je ne le voie. Nous autres Écossais nous tenons les uns aux autres.

– Et c’est tant mieux pour nous, dit le duc, et tant pis pour ceux qui nous attaquent, comme l’exprime fort bien la devise de votre enseigne. Maintenant, mistress Glass, j’espère que vous approuverez les mesures que j’ai prises pour le retour de votre cousine chez ses parens. – Il les lui détailla, et la maîtresse du Chardon lui exprima sa reconnaissance pour toutes ses bontés.

– Vous lui direz, ajouta-t-il, de ne pas oublier le fromage qu’elle doit m’envoyer. J’ai donné ordre à Archibald de la défrayer de tout sur la route.

– Je demande pardon à Votre Grâce, mais il ne fallait pas vous inquiéter de cela. Les Deans sont à leur aise dans leur état, et Jeanie a la poche suffisamment garnie.

– Cela se peut, mistress Glass, mais vous savez que Mac-Callummore paie tout quand il voyage. C’est notre privilége, à nous autres Highlanders, de prendre ce qui nous manque, et de donner ce qui manque aux autres.

– Oui, dit mistress Glass, mais Votre Grâce aime mieux donner que prendre.

– Pour vous prouver le contraire, je vais remplir ma boîte de votre tabac ? et je ne vous paierai seulement pas un plack.

L’ayant ensuite chargée de ses complimens pour Jeanie, il remonta dans son équipage, laissant mistress Glass la plus fière et la plus heureuse de toutes les marchandes de tabac de l’univers.

La bonne humeur et l’affabilité du duc d’Argyle produisirent aussi un effet favorable pour Jeanie. Quoique mistress Glass l’eût reçue avec politesse et bonté, elle était trop au fait des belles manières pour être fort contente de l’air campagnard et du costume provincial de sa cousine ; et, comme sa parente, elle était un peu mortifiée et scandalisée de la cause de son voyage à Londres. Elle aurait donc fort bien pu avoir moins d’attentions pour Jeanie, sans l’intérêt que semblait prendre à elle le plus noble des nobles écossais, car tel était le rang assigné au duc d’Argyle par l’opinion générale. Mais envisagée comme une jeune fille dont le courage et la vertu avaient reçu l’approbation de la royauté même, Jeanie se présentait à ses yeux sous un jour bien plus favorable, et elle la traitait non seulement avec amitié, mais encore avec une sorte de respect.

Il n’aurait donc tenu qu’à Jeanie d’être présentée à toutes les connaissances de sa cousine, et de voir tout ce que Londres offrait de curieux, mais elle ne s’en souciait point. Elle alla seulement dîner deux fois chez des parens éloignés, et une fois, à l’instante prière de sa cousine, chez mistress Deputy Dabby, épouse du digne sir Deputy Dabby, de Farringdon Without. Mistress Dabby étant, après la reine, la femme du rang le plus élevé qu’elle eût vue à Londres, elle faisait quelquefois une comparaison entre elles, disant que mistress Dabby était deux fois plus grosse, parlait trois fois plus haut et quatre fois davantage que la reine, mais qu’elle n’avait pas ce regard de faucon qui fait baisser les yeux et plier les genoux, et que, quoiqu’elle lui eût fait présent d’un pain de sucre et de deux livres de thé, elle n’avait pas cet air agréable avec lequel la reine lui avait remis le porte-feuille.

Peut-être Jeanie aurait-elle eu plus de curiosité pour voir toutes les beautés de la capitale, si la condition du pardon d’Effie n’avait laissé un fond de chagrin dans son cœur. Elle en fut pourtant soulagée en partie par une lettre qu’elle reçut de son père en réponse à celle qu’elle lui avait écrite. Il lui envoyait sa bénédiction, et lui disait qu’il approuvait complètement la démarche qu’elle avait faite ; selon lui c’était sans doute une inspiration du ciel, qui avait voulu se servir d’elle comme d’un instrument pour soutenir une maison près de s’écrouler.

« Si jamais la vie doit être précieuse, disait-il, c’est quand on la doit à quelqu’un qui nous est uni par les liens du sang et de l’affection ; mais que votre cœur ne se chagrine point parce que cette victime, que vous avez sauvée de l’autel où elle était attachée avec les liens de la loi humaine, est maintenant forcée de s’éloigner au-delà des frontières de notre pays. L’Écosse est une terre de bénédiction pour ceux qui aiment les règles du christianisme, et c’est une mère patrie qui est belle et chère pour ceux qui y ont toujours vécu ; et avec raison, ce judicieux chrétien, le digne John Livingstone, marin de Borrowstouness, disait, comme le rapporte le fameux Patrice Walker : – qu’il crut que l’Écosse était une géhenne de méchanceté pendant qu’il y vivait, mais que lorsqu’il en était absent, il la regardait comme un paradis ; car le mal de l’Écosse, il le trouvait partout, et le bien de l’Écosse nulle part. – Mais nous devons nous rappeler que, quoique l’Écosse soit notre terre natale et celle de nos pères, elle n’est point comme Goshen en Égypte, et que le soleil des cieux ne brille pas en Écosse seulement pour laisser le reste du monde dans les ténèbres ; ainsi donc, comme mon accroissement de fortune à Saint-Léonard peut bien être l’effet d’un souffle venant de la terre glaciale de l’égoïsme terrestre, où jamais plante de la grâce ne prit racine, et parce que je sens que je commençais à être trop attaché aux biens de ce monde. Je reçois cette condition mise au pardon d’Effie comme un avertissement de Dieu, qui m’ordonne, de même qu’à Abraham, de quitter le pays d’Haram, d’abandonner les parens de mon père, la maison de ma mère, et les cendres de ceux qui se sont endormis avant moi, et auxquelles les miennes devaient se joindre. Je suis encore fortifié dans ma résolution de changer de pays, quand je considère combien les cœurs sont devenus tièdes dans cette contrée, et combien les voies de la véritable religion y sont peu fréquentées.

» On m’assure qu’on trouve à louer des fermes à un prix raisonnable dans le Northumberland, et je sais qu’il y a dans ce pays un assez grand nombre d’âmes précieuses de notre Église souffrante. C’est donc là que j’ai dessein d’aller m’établir. Il sera facile d’y conduire les bestiaux que je voudrai conserver, et je ferai vendre les autres.

» Le laird s’est montré notre ami dans nos afflictions. Je lui ai rendu l’argent qu’il avait dépensé pour la défense d’Effie ; car Nicol Novit ne lui en a rien remis, et le laird et moi nous nous y attendions bien : la loi, comme on dit, a une grande bouche, elle avale tout. J’ai emprunté cette somme dans cinq ou six bourses. M. Saddletree me conseillait d’exiger par sommation, du laird de Lounsbeck le remboursement de mille marcs qu’il me doit ; mais je n’ai pas entendu parler de sommation depuis ce terrible jour où une fanfare de cor, à la croix d’Édimbourg, enleva de leurs chaires la moitié des fidèles ministres d’Écosse . Cependant je ferai dresser une assignation, ce qui a remplacé, dit M. Saddletree, les anciennes sommations ; et je ne perdrai pas si je peux l’éviter.

» Quant à la reine et aux bontés qu’elle a eues pour vous, et à la compassion qu’elle a montrée pour la fille d’un pauvre homme, je ne puis que prier pour son bonheur dans ce monde et dans l’autre, et pour le solide établissement de sa maison sur le trône de ces deux royaumes. Je ne doute pas que vous n’ayez dit à Sa Majesté que j’étais le même David Deans dont on parla à l’époque de la révolution lorsque je fis entre-choquer les têtes de deux faux prophètes, ces Anti-Gracieuses Grâces, les Prélats, que je rencontrai dans High-Street, après leur expulsion de la convention des états. Le duc d’Argyle est un seigneur aussi noble que généreux, qui plaide la cause du pauvre, de l’affligé et du malheureux sans appui. Il en sera récompensé sur la terre et dans le ciel.

» Je vous ai parlé de bien des choses, et je ne vous ai encore rien dit de ce qui me tient le plus au cœur. J’ai vu la brebis égarée. Elle sera mise en liberté demain matin ; je suis caution qu’elle quittera l’Écosse avant un mois. Je ne suis pas satisfait de l’état de son âme : elle semble tourner ses regards vers l’Égypte. Je n’ai pas besoin de vous dire de revenir le plus tôt possible ; car après le Seigneur vous êtes ma seule consolation. Prenez bien garde d’enfoncer vos pieds trop avant dans la vallée de vanité dans laquelle vous vous trouvez, n’allez pas à l’office qu’on célèbre dans les églises de Londres : ce n’est qu’une messe mal déguisée, comme le disait Jacques VI, quoique ce prince et son malheureux fils aient voulu ensuite l’introduire dans leurs états, et c’est pour cela que la justice divine a traité leur race comme une écume qui surnage à la surface de l’eau, et qu’elle l’a rendue errante sur la terre. Voyez les prophéties 7, 9, 10 et 17 d’Osée. Nous et les nôtres, répétons avec le même prophète : Retournons au Seigneur, c’est lui qui nous a frappés, c’est lui qui guérira nos blessures. »

Il lui disait ensuite qu’il approuvait la manière dont elle comptait revenir par Glascow ; et, après être entré dans divers détails domestiques que nous ne jugeons pas nécessaire de rapporter, il finissait par une ligne qui ne fut pas celle que Jeanie relut le moins souvent et avec le moins de plaisir. « Reuben Butler a été un fils pour moi dans mon affliction. » Comme David Deans prononçait rarement le nom de Butler sans y joindre quelque sarcasme plus ou moins direct contre ses connaissances mondaines ou contre l’hérésie de son grand-père, elle fut charmée de voir qu’il donnait en ce moment des éloges sans restriction, et elle en conçut un augure favorable.

Quoique l’imagination de Jeanie fût ordinairement fort calme, elle devint en cette circonstance assez vive pour la transporter d’avance en idée dans une jolie ferme du Northumberland, environnée de montagnes et de gras pâturages, et garnie de bestiaux de toute espèce. Elle voyait une assemblée de vrais presbytériens choisir Butler pour leur guide spirituel. Effie était rendue sinon à la gaieté, au moins à la tranquillité ; elle voyait son père, ses lunettes sur le nez et son livre de prières à la main ; elle-même avait changé le ruban virginal pour le chapeau dont se couvrent les femmes mariées ; elle se figurait être dans l’église, écoutant des paroles d’édification qui faisaient d’autant plus d’impression sur les auditeurs, que celui qui les prononçait leur était alors lié par les nœuds du sang. Ces visions lui devenaient plus chères de jour en jour ; elle attendait avec impatience l’instant où elles pourraient se réaliser ; son séjour à Londres lui devenait insupportable, et elle reçut avec la plus vive satisfaction l’avis que lui fit enfin donner le duc d’Argyle qu’elle devait se préparer à se mettre en route sous deux jours pour le nord.

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