CHAPITRE XLVIII.

« Le bonheur t’a souri, sois heureuse toujours !
» Garde-toi d’envier ma fortune précaire ;
» C’est à moi d’envier le calme de tes jours,
» Et ta si modeste chaumière. »

Anonyme.

Cette lettre ne portait d’autre signature que la lettre E ; elle était bien d’Effie. Cependant, ni l’écriture ni l’orthographe, ni le style, n’auraient pu faire reconnaître qu’elle avait été écrite par Effie, dont l’éducation n’avait pas été plus brillante que celle de Jeanie, et qui en avait moins bien profité.

Cette lettre était écrite en caractères appelés écriture italienne, bien tracés, quoique un peu raides. – L’orthographe et le style indiquaient une personne qui avait fait de bonnes lectures, et vivant dans la haute société ; voici quelle en était la teneur :

« MA TRÈS CHÈRE SŒUR,

» Je me hasarde à vous écrire, à tous risques, pour vous informer que je suis vivante, et que je jouis dans le monde d’un rang beaucoup plus élevé que je ne le méritais et que je ne pouvais l’espérer. Si la fortune, les distinctions, les honneurs pouvaient rendre une femme heureuse, il ne me manquerait rien. Mais vous, Jeanie, vous qui, aux yeux du monde, pouvez paraître bien au-dessous de moi, vous êtes bien plus heureuse !

» J’ai eu le moyen d’avoir de vos nouvelles de temps en temps, ma chère Jeanie ; je crois que sans cela mon cœur se serait déchiré. J’ai appris avec grand plaisir que vous êtes entourée d’une charmante petite famille. Nous n’avons pas le même bonheur. La mort nous a enlevé successivement deux enfans, et il ne nous en reste aucun. Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! Si nous en avions un, peut-être sa vue dissiperait-elle les sombres pensées qui le tourmentent sans cesse, et qui le rendent si terrible pour lui et pour les autres. Que cela ne vous effraie pourtant point, Jeanie ; il est toujours plein de tendresse pour moi, et je suis beaucoup plus heureuse que je ne le mérite.

» Vous ne reconnaîtrez pas mon écriture, Jeanie. J’ai fait bien d’autres progrès. J’ai eu les meilleurs maîtres en pays étranger, et j’ai beaucoup travaillé parce que je voyais que cela lui faisait plaisir. Il est véritablement bon, mais il a plus d’un sujet de chagrin, quand il porte ses regards en arrière. Pour moi, quand je songe au passé, j’ai toujours une lueur de consolation ; et je la dois à la conduite généreuse de ma sœur, qui ne m’a pas abandonnée quand tout le monde me délaissait. Le ciel vous en a récompensée. Vous vivez heureuse, aimée et estimée de tous ceux qui vous connaissent ; et je mène une vie misérable, ne devant la considération qu’on m’accorde qu’à un tissu de mensonges et d’impostures que le moindre accident peut découvrir. Depuis qu’il a recueilli la succession de son père et celle de son oncle, il m’a présentée à ses amis comme fille d’un Écossais de grande condition, obligé de s’expatrier lors des guerres du vicomte de Dundee ; – c’est le vieil ami de notre P…e Clavers  : vous savez ? Il dit que j’ai été élevée dans un couvent d’Écosse, ce que mon accent rend assez vraisemblable. Mais quand un de mes concitoyens vient à me parler des familles qui prirent part aux guerres de Dundee, et me fait quelques questions sur la mienne, quand je le vois attendre ma réponse, les yeux fixés sur les miens, je ne sais comment la terreur que j’éprouve ne dévoile pas sur-le-champ la vérité ; je ne me suis sauvée jusqu’ici que grâce à la politesse et au savoir-vivre, qui empêchent qu’on ne me presse de questions trop embarrassantes. Mais combien cela durera-t-il ? et si je fais découvrir qu’il a cherché à cacher l’origine véritable de son épouse, ne me haïra-t-il pas ? Il me tuerait, je crois, car il est maintenant aussi jaloux de l’honneur de sa famille qu’il s’en souciait peu autrefois.

» Je suis en Angleterre depuis quatre mois. J’ai souvent songé à vous écrire ; mais il peut résulter tant de dangers d’une lettre interceptée, que je n’ai pas osé le faire jusqu’ici. Me voici enfin obligée d’en courir le risque. La semaine dernière, je vis votre grand ami le D. d’A. ; il vint dans ma loge au spectacle, il s’assit près de moi. Quelque chose dans la pièce vous rappela à son souvenir. Juste ciel ! il conta toute l’histoire de votre voyage à Londres à tous ceux qui étaient dans la loge, et particulièrement à la malheureuse créature qui en avait été la cause. S’il avait su, s’il avait pu se douter près de qui il était assis, à qui il contait cette aventure ! Je souffris avec courage, comme le prisonnier indien lié au fatal poteau supporte les horribles tortures de son supplice, et sourit quand ses bourreaux inventent quelque nouveau tourment. Mais enfin je n’y pus plus tenir, je m’évanouis ; on attribua cet accident à la chaleur qui régnait dans la salle et à un excès de sensibilité, et je fus assez hypocrite pour confirmer cette double erreur. La découverte de la vérité était ce qu’il y avait de plus redoutable. Heureusement il n’y était pas. Mais cet incident m’a causé de nouvelles alarmes. Je rencontre souvent votre D. d’A., et il me voit rarement sans me parler d’E. D., de J. D., de R. B., et de D. D., comme de personnes auxquelles mon aimable sensibilité s’est intéressée. Mon aimable sensibilité ! et ce ton de légèreté avec lequel les gens du grand monde parlent des choses les plus touchantes !… Entendre parler de mes fautes, de mes folies, des faiblesses de mes amis, même de votre résolution héroïque, Jeanie, avec cet air d’insouciance qui est à la mode aujourd’hui ! À peine tout ce que j’ai souffert peut-il se comparer à cet état d’irritation continuelle ! Alors je n’avais à craindre qu’un seul coup, maintenant il faut mourir à coups d’épingles.

» Il (je veux dire le D.) doit partir le mois prochain pour l’Écosse, et y passer la saison des chasses. Il m’a dit qu’à tous ses voyages il ne manque jamais de dîner une fois à la manse. Soyez bien sur vos gardes, et ne vous trahissez pas s’il venait à parler de moi. Hélas ! vous ne pouvez pas vous trahir, vous n’avez rien à craindre. C’est votre E. dont la vie est encore une fois entre vos mains, c’est cette E. qu’il ne faut pas que vous laissiez dépouiller des fausses plumes dont on l’a parée, et peut-être par celui-là même qui a été la cause première de son élévation.

» Vous recevrez deux fois par an la valeur du billet ci-inclus. Ne me refusez pas, Jeanie ; c’est mon superflu, et je pourrais au besoin vous en envoyer le double : cet argent peut vous servir, à moi il m’est inutile.

» Ne tardez pas à m’écrire, Jeanie, ou je serais dans de mortelles appréhensions que ma lettre ne fût tombée en des mains étrangères. Adressez-moi votre réponse à L. S., sous l’enveloppe du révérend Georges Whiterose, dans Minster-Close, à York : M. Whiterose croit que je corresponds avec un de mes nobles parens jacobites en Écosse. Comme le feu du zèle épiscopal et sa politique enflammerait ses joues, s’il savait qu’il est l’agent non d’Euphémie Setoun de l’illustre famille de Winton, mais d’E. D., fille d’un marchand de bestiaux cameronien ! – Je puis encore rire quelquefois, Jeanie ; mais que le ciel vous préserve de jamais rire ainsi ! – Mon père (c’est-à-dire votre père) dirait que c’est le bruit de quelques branches d’épines, – qu’on jette au feu, mais qui n’en conservent pas moins tous leurs piquans.

» Adieu, ma chère Jeanie ; – ne montrez cette lettre à personne, pas même à M. Butler, à lui moins qu’à tout autre. – Je suis pleine de respect pour lui, mais ses principes sont trop rigoureux, et mes blessures exigent une main bien douce. Je suis votre affectionnée sœur, E. »

Il y avait dans cette longue lettre de quoi surprendre et de quoi chagriner mistress Butler. Qu’Effie, que sa sœur Effie vécût dans le grand monde, et en apparence sur un pied d’égalité avec le duc d’Argyle, lui semblait une chose si extraordinaire qu’elle ne pouvait croire qu’elle eût bien lu. Il n’était pas moins merveilleux qu’elle eût fait tant de progrès en quatre ou cinq ans. L’humilité de Jeanie reconnaissait sans peine qu’Effie avait toujours eu plus de dispositions qu’elle ; mais elle avait aussi été moins appliquée, et par conséquent elle avait moins profité du peu qu’on avait cherché à leur apprendre. Il paraissait pourtant que l’amour, la crainte ou la nécessité avaient été pour elle d’excellens maîtres, et qu’elle en avait parfaitement profité.

Ce qui plaisait le moins à Jeanie dans cette lettre, c’est qu’elle lui paraissait principalement dictée par un esprit d’égoïsme. Je n’en aurais pas entendu parler, pensa-t-elle, si elle n’avait craint que le duc n’apprît ici qui elle est, et quelle est sa parenté. Je n’ai pas envie de garder son argent, ajouta-t-elle en ramassant un billet de banque de cinquante livres sterling qui était tombé de la lettre ; je n’en manque point, et il semblerait qu’elle a voulu acheter mon silence : elle doit bien savoir que pour tout l’or de Londres je ne voudrais rien dire à son préjudice. Il faut que j’en parle au ministre. Elle a beau craindre son mari, ne dois-je pas autant de respect et de confiance au mien ? Oui, je lui en parlerai demain, dès que le capitaine sera parti. – Mais qu’est-ce donc qui se passe dans mon esprit ? dit-elle après avoir fait quelques pas pour aller rejoindre la compagnie ; est-ce que je serais assez folle pour avoir de l’humeur de ce qu’Effie est devenue une grande dame, tandis que je ne suis que la femme d’un ministre ?

Elle s’assit sur une chaise au pied de son lit ; croisant ses bras sur sa poitrine, elle résolut de rester seule jusqu’à ce qu’elle eût pénétré dans tous les replis de son cœur, et qu’elle en eût banni tous les sentimens qui ne lui paraissaient pas convenables. Il ne lui fallut pas de longs efforts. Elle fut bientôt maîtresse du mouvement d’amour-propre dont elle avait été agitée un instant en voyant qu’Effie semblait rougir de sa famille ; elle ne songea plus qu’au bonheur de savoir qu’une sœur qu’elle chérissait tant, pour qui elle avait tant fait, qu’elle avait craint de voir tomber dans le besoin, dans la misère, peut-être dans le crime, était maintenant dans l’abondance, dans la prospérité, jouissait de l’estime et de la considération du monde ; enfin elle sentit de quelles importance il était pour son bonheur que son secret fût bien gardé, puisque la connaissance de la famille d’Effie pouvait conduire à la découverte que Staunton n’était autre que ce fameux Robertson, si long-temps et si inutilement cherché.

Elle rentra dans le petit salon à l’instant où son mari et le capitaine venaient de finir leur partie de trictrac, et elle entendit celui-ci confirmer la nouvelle que la lettre de sa sœur venait de lui apprendre… l’arrivée prochaine du duc d’Argyle dans l’île de Roseneath.

– Il trouvera beaucoup de grouses et de coqs de bruyères dans les plaines d’Auchingower, dit Duncan, – Probablement il viendra dîner ici, et prendre un lit à la manse, suivant son usage.

– Il y a bien droit, capitaine, dit Jeanie.

– Il a droit à tous les lits du pays, de par tous les diables ! s’écria le capitaine. Mais dites à votre bonhomme de père de tenir toutes ses bêtes en bon ordre, car le duc voudra les voir ; et conseillez-lui de faire sortir de sa cervelle, pour un jour ou deux, toutes ses sornettes cameroniennes, si cela lui est possible : quand je lui parle de ses bestiaux, il me répond par un passage de la Bible, et cela n’est pas honnête, à moins qu’on ne porte votre habit, M. Butler.

Jeanie vit que Duncan avait de l’humeur : mais personne ne connaissait mieux qu’elle l’art de désarmer la colère par la douceur, et elle se contenta de lui répondre en souriant qu’elle espérait que Sa Grâce trouverait que son père avait répondu à la confiance qui lui avait été accordée.

Mais le capitaine, qui avait perdu le port de la lettre au trictrac, et qui n’aimait point à perdre, était en disposition de quereller ; et se tournant vers Butler : – M. Butler, lui dit-il, vous savez que je ne me mêle pas-beaucoup de vos affaires d’Église, mais vous me permettrez de vous dire que je trouverai fort mauvais que vous laissiez punir comme sorcière la vieille Ailie Mac-Clure, attendu qu’elle n’a jeté de sort sur personne, qu’elle n’a rendu aucun de nos hommes aveugle, boiteux, ni possédé du diable, mais qu’elle se borne à dire la bonne aventure, à prédire à nos pêcheurs combien ils prendront de veaux marins et de chiens de mer, etc. ; ce qui est fort amusant à entendre.

– Ce n’est pas comme sorcière, dit Butler, qu’elle a été sommée de comparaître devant le presbytère ; c’est uniquement pour l’avertir de cesser à l’avenir des pratiques et des impostures qui n’ont d’autre but que de tromper les ignorans et de leur escroquer de l’argent.

– Je ne sais quelles sont ses pratiques et ses impostures, répliqua Duncan, mais je sais qu’on se propose de la prendre quand elle sortira de l’assemblée, et de lui donner un bain dans le lac. De par tous les diables ! je serai au presbytère, et nous verrons qui sera en mauvaise posture.

Sans faire attention à cette sorte de menace, Butler répondit qu’il ignorait un projet si cruel contre cette pauvre femme, et que pour empêcher son exécution, il lui ferait donner cet avis en particulier, au lieu de la faire paraître devant le tribunal ecclésiastique.

– C’est parler en homme raisonnable, dit Duncan, et le reste de la soirée se passa paisiblement.

Le lendemain matin, après que le capitaine eut fait sa libation du matin avec le liquide appelé le bouillon d’Athole, il partit dans son équipage à six chevaux. Jeanie réfléchit alors de nouveau si elle devait communiquer à son mari la lettre de sa sœur. Elle ne pouvait le faire sans le mettre dans la pleine et entière confidence de la situation d’Effie. Butler ne pouvait douter qu’elle ne fût partie avec ce Robertson qui avait été le principal auteur de la mort de Porteous, et qui même, avant cet événement, était sous le coup d’une condamnation à mort pour vol ; mais il ignorait que ce Robertson ne fût autre que Georges Staunton, homme de qualité, qui avait repris son rang dans le monde. Jeanie savait qu’elle pouvait compter sur la discrétion de son mari, mais le secret qu’il s’agissait de lui découvrir ne lui appartenait point, et elle se détermina à garder le silence.

En relisant cette lettre, elle ne put s’empêcher de remarquer combien est glissante la situation précaire de ceux qui s’étant élevés par des voies obliques, ne peuvent se maintenir qu’à force de subterfuges et de mensonges dans l’élévation où ils sont parvenus, et ont toujours à craindre d’en être précipités. À la place de sa sœur, elle aurait préféré la retraite à la dissipation du monde ; mais peut-être n’était-elle pas libre du choix. Elle ne pouvait lui renvoyer le billet de cinquante livres sans paraître coupable d’une fierté déplacée ; elle résolut donc de le garder, et d’employer le montant pour donner à ses enfans une éducation plus soignée que ses propres moyens ne lui auraient permis de le faire. C’était le superflu de sa sœur, il était naturel qu’elle trouvât du plaisir à lui en faire part ; Jeanie en aurait fait autant à sa place ; un refus déguisé sous le nom de délicatesse ne serait donc qu’un véritable mouvement d’orgueil.

Elle répondit à Effie pour lui annoncer qu’elle avait reçu sa lettre, et la pria de lui envoyer de ses nouvelles le plus souvent possible. En lui donnant des détails sur ses affaires domestiques, elle éprouvait une singulière vacillation dans ses idées, car tantôt elle pensait qu’elle lui parlait de choses peu dignes d’occuper l’attention d’une grande dame, et tantôt il lui semblait que tout ce qui la concernait devait avoir de l’intérêt pour sa sœur. Sa lettre, adressée au révérend M. Witherose, fut mise à la poste à Glascow par un habitant de la paroisse qui avait affaire en cette ville.

La semaine suivante vit arriver le duc d’Argyle à Roseneath, et il ne tarda pas à annoncer son intention d’aller coucher à la manse après avoir chassé dans les environs, honneur qu’il avait déjà fait une ou deux fois à M. et à mistress Butler.

Effie ne s’était pas trompée dans ses conjectures. À peine le duc fut-il assis à la droite de mistress Butler, et eut-il commencé à découper lui-même une volaille, choisie pour lui dans toute la basse-cour, qu’il se mit à parler de lady Staunton de Willingham dans le Lincolnshire, et du bruit que son esprit et sa beauté faisaient à Londres depuis quelques mois.

Ce discours n’était pas tout-à-fait imprévu pour Jeanie ; mais l’esprit d’Effie ! c’est ce qui ne serait jamais entré dans son imagination. Elle ignorait combien il est facile à une femme jeune et jolie d’obtenir dans le grand monde une réputation d’esprit avec des manières qu’on trouverait impertinentes dans un rang inférieur.

– Elle à été tout l’hiver la beauté à la mode, dit le duc, l’astre qui éclipsait tous les autres, l’objet de tous les hommages. C’était réellement la plus jolie femme qui fût à la cour le jour anniversaire de la naissance de Sa Majesté.

Effie à la cour, et le jour de la naissance de Sa Majesté ! Jeanie était anéantie en se rappelant les circonstances extraordinaires de sa présentation à la reine, et la cause qui y avait donné lieu.

– Je vous parle de cette dame, mistress Butler, continua le duc, parce que je trouve dans le son de sa voix, dans son air, dans l’ensemble de sa physionomie, quelque chose qui rappelle votre souvenir. Non pas lorsque vous êtes pâle comme en ce moment… Vous vous serez trop fatiguée ce matin. Il faut que vous me fassiez raison de ce verre de vin.

Elle accepta le verre qu’il lui offrait, et Butler remarqua, en souriant, que dire à la femme d’un pauvre ministre qu’elle ressemblait à une beauté de la cour, c’était une flatterie dangereuse.

– Oh ! oh ! M. Butler, s’écria le duc, je crois que vous devenez jaloux. C’est vous y prendre un peu tard. Vous savez qu’il y a long-temps que je suis un des admirateurs de votre femme. Mais sérieusement il existe entre elles une de ces ressemblances inexplicables que nous trouvons quelquefois dans des figures dont les traits détaillés n’ont rien de semblable.

Mistress Butler sentit qu’il paraîtrait singulier qu’elle continuât à garder le silence, et elle fit un effort sur elle-même pour dire que cette dame était peut-être une compatriote, et que l’accent du pays pouvait aider à la ressemblance que Sa Grâce avait cru remarquer.

– Vous avez raison, reprit le duc, elle est Écossaise ; elle a l’accent écossais, et elle laisse échapper quelquefois une expression provinciale qui, dans sa jolie bouche, est tout-à fait dorien , M. Butler.

– J’aurais cru, dit Butler, que cela aurait paru vulgaire, trivial dans la grande ville.

– Point du tout, répondit le duc. Il ne faut pas vous imaginer qu’elle parle l’écossais grossier qu’on entend dans Cowgate à Édimbourg ou dans les Gorbals  ; le peu d’expressions écossaises dont elle fait usage sont du meilleur goût ; c’est le pur écossais de la cour qu’on parlait encore dans ma jeunesse ; mais il est si peu d’usage aujourd’hui, qu’il a l’air d’un dialecte différent de notre patois moderne.

Malgré son inquiétude, Jeanie ne put s’empêcher de sourire en voyant combien ceux qui devraient être les meilleurs juges peuvent se laisser tromper quand ils sont aveuglés par la prévention.

– Elle appartient, continua le duc, à l’une des meilleures maisons d’Écosse, à la malheureuse famille de Winton ; mais, ayant perdu ses parens fort jeune, à peine connaît-elle sa généalogie, et c’est moi qui lui ai appris qu’elle descend de Setouns de Windigoul. J’aurais voulu que vous vissiez avec quelle grâce elle rougissait de son ignorance. Au milieu de ses manières nobles et élégantes, on remarque quelquefois une teinte de timidité, de modestie rustique, si j’ose parler ainsi, qui est la suite de son long séjour dans un couvent, et qui la rend tout-à-fait charmante. On reconnaît sur-le-champ, M. Butler, la rose vierge qui a fleuri dans la chaste enceinte du cloître.

– Oui, dit Butler,

Ut flos in septis secret us nascitur kortis, etc.

Sa femme pouvait à peine se persuader que ce fût d’Effie qu’on parlât ainsi, et que ce fût un aussi bon juge que le duc d’Argyle qui s’exprimât de cette manière. Si elle avait connu Catulle, elle aurait pensé que la fortune avait fait choix de sa sœur pour donner un démenti au passage cité par Butler.

Elle se détermina pourtant à s’indemniser des inquiétudes qu’elle éprouvait, en obtenant le plus de renseignemens qu’il lui serait possible. Elle fit donc au duc quelques questions sur le mari de cette dame.

– C’est un homme très riche, répondit le duc, d’une ancienne famille, qui a tout ce qu’il faut pour plaire, mais qui est bien loin d’y réussir comme sa femme. On prétend qu’il peut être fort agréable en société ! je ne l’ai jamais trouvé tel. Il m’a toujours paru d’une humeur sombre, réservée, capricieuse. Il paraît avoir une mauvaise santé, et l’on dit qu’il a eu une jeunesse fort orageuse ; cependant c’est, au total, un jeune homme de bonne mine. Un grand ami de votre lord grand commissaire de l’Église , M. Butler.

– Il est donc l’ami d’un digne et respectable seigneur, dit Butler.

– Regarde-t-il sa femme des mêmes yeux que les autres ? demanda Jeanie presque à voix basse.

– Qui ? sir Georges ? On dit qu’il l’aime beaucoup. Quant à moi, j’ai remarqué qu’en certains momens, quand il la regarde, elle semble trembler ; et ce n’est pas un bon signe. Mais il est étrange combien je suis frappé par cette ressemblance de physionomie et de son de voix qui existe entre elle et vous. On jurerait presque que vous êtes sœurs.

Il devint impossible à mistress Butler de cacher plus longtemps son embarras. Le duc s’en aperçut, et l’attribua à ce qu’en prononçant ce mot de sœur il avait, sans y penser, rappelé à son souvenir ses chagrins de famille. Il avait trop d’esprit et d’usage pour faire des excuses de sa distraction ; mais il s’empressa de changer de conversation, et s’occupa à régler quelques sujets de contestation qui existaient entre le ministre et Duncan de Knockdunder, reconnaissant que son digne substitut était quelquefois trop opiniâtre dans ses opinions, et trop énergique dans ses mesures exécutives.

– Il est vrai, dit Butler ; et quoique je lui rende la justice qu’il mérite sur tout autre point, je sais que bien des gens dans la paroisse pourraient lui appliquer les paroles du poète à Marrucimis Asinius :

Manu

Non belle uteris in joco atque vino.

La conversation n’ayant plus roulé que sur des affaires de paroisse, nous ne croyons pas qu’elle puisse intéresser plus long-temps nos lecteurs.

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