CHAPITRE XLVI.

« Du cabaret les salles se remplissent.
» De commentateurs altérés ;
» Voyez les tables qui gémissent
» Sous les flacons en rangs serrés.
» L’un en criant demande du biscuit :
» L’autre parle de l’Écriture.
» Tous sont d’accord pour faire un bruit
» Qui lasserait l’oreille la plus dure.
» Ce beau jour, certes, finira
» Par quelque brouhaha. »

BURNS.

Un festin splendide, préparé aux frais du duc d’Argyle, fut offert aux révérends ministres qui avaient assisté à l’ordination de Butler, et presque tous les habitans respectables de la paroisse y furent aussi invités. On y trouvait tout ce que le pays pouvait fournir, car il n’existait rien dans le pays qui ne fût à la disposition de Duncan de Knockdunder. Or, les pâturages nourrissaient des bœufs et des moutons ; la mer, le lac et le ruisseau, des poissons de toute espèce ; les forêts du duc, les marécages, les bruyères, etc., toute sorte de gibier, depuis le daim jusqu’au levraut, qu’on n’avait que la peine de tuer ; quant à la boisson, la bière s’y trouvait aussi facilement que l’eau ; l’eau-de-vie et l’usquebaugh ne payaient aucun droit dans ces heureux temps, et l’on y avait le vin pour rien, attendu que, d’après les lois existantes, le duc avait droit à tout le vin en tonneau qui était jeté sur le rivage quand un vaisseau faisait naufrage, ce qui n’était pas très rare sur ces côtes. En un mot, comme Duncan s’en vantait, le régal ne coûtait pas à Mac-Callummore un seul plack de sa bourse, et cependant rien n’y manquait.

La santé du duc fut portée avec grande solennité, et David Deans tira, en cette occasion, du creux de sa poitrine, le premier huzza qui en fût jamais sorti. Il avait l’esprit si exalté en cette circonstance mémorable, le cœur si disposé à l’indulgence, qu’il ne témoigna pas de mécontentement quand il entendit de la musique, et que trois joueurs de cornemuse firent retentir la salle du festin de l’air : « Voici les Campbell qui viennent. » On porta avec les mêmes honneurs la santé du nouveau ministre de Knocktarlity, et de grands applaudissemens se firent entendre quand un de ses révérends confrères ajouta : – Puisse-t-il avoir bientôt une digne compagne pour tenir la manse en ordre ! – Deans accoucha en ce moment de sa première plaisanterie ; mais cet accouchement fut accompagné sans doute d’efforts douloureux, car il se tordit la figure et fit plus d’une grimace avant de pouvoir s’écrier : – Il vient de recevoir une épouse spirituelle ; faut-il donc le menacer le même jour d’une femme temporelle ? – Il partit en même temps d’un éclat de rire aussi bruyant qu’il fut court, et il reprit sur-le-champ son air de gravité silencieuse, étonné lui-même d’avoir pu s’y dérober un instant.

Jeanie, mistress Dolly et quelques autres dames qui avaient honoré le repas de leur présence, quittèrent alors la salle, et laissèrent les hommes à table continuer leurs nombreuses libations.

La gaieté continua à régner parmi les convives. La conversation, grâce au capitaine, n’était pas toujours rigoureusement canonique, mais Deans n’eut pas occasion d’en être scandalisé ; il était tout occupé à causer avec un de ses voisins des souffrances qu’ils avaient endurées tous deux pendant le temps des persécutions, dans les comtés d’Ayr et de Lanarck ; le prudent Meiklehose les invitant souvent à parler plus bas, attendu que le père de Duncan avait été l’un des persécuteurs, et qu’il était probable que lui-même n’avait pas les mains très nettes à cet égard.

La gaieté commençant à devenir un peu trop vive, les personnages les plus graves battirent en retraite, et David Deans fut de ce nombre. Butler guettait l’occasion d’en faire autant ; mais la chose n’était pas facile : le capitaine l’avait fait placer à côté de lui ; il voulait voir, disait-il, de quel bois était fait le nouveau ministre ; il le surveillait avec attention pour l’empêcher de quitter la table, et avait soin de remplir son verre quand il était vide, et de l’engager à le vider quand il était plein.

Enfin, sur le tard, un vénérable ministre s’avisa de demander à M. Archibald quand il pouvait espérer devoir à la Loge de Roseneath le duc d’Argyle, tam carum caput , s’il osait prendre la liberté de parler ainsi. Duncan, dont les idées n’étaient plus très claires, et qui, comme on peut le croire, n’était pas très érudit, trompé par la consonance d’un mot, s’imagina que l’orateur voulait faire un parallèle entre le duc d’Argyle et sir Donald Gorme de Sleat ; et pensant qu’une telle comparaison était une insulte pour son patron, il s’emporta vivement contre cette insolence.

Le révérend lui expliqua tranquillement le sens des mots qu’il avait prononcés.

– Monsieur ! s’écria le fougueux capitaine, j’ai entendu le mot Gorme de mes propres oreilles. Croyez-vous que je ne sache pas distinguer le latin du gaëlique ?

– C’est ce qui me paraît probable, monsieur, répondit le ministre offensé à son tour, en prenant une prise de tabac avec un grand sang-froid.

Le nez de cuivre rouge du capitaine devint aussi brûlant que le taureau de Phalaris ; et tandis qu’Archibald jouait le rôle de médiateur entre les deux parties offensées, et que l’attention de toute la compagnie était dirigée sur leur querelle, Butler trouva l’occasion d’effectuer sa retraite.

Il alla rejoindre Jeanie, qui désirait vivement que tout le monde se levât de table ; car, quoique son père dût rester ce soir à la ferme d’Auchingower, et que Butler dût aussi prendre possession de la manse comme les ouvriers travaillaient encore dans la chambre de Jeanie, il avait été convenu qu’elle retournerait pour un jour ou deux à la Loge de Roseneath, et les barques étaient depuis long-temps prêtes à partir. Mais on attendait le capitaine ; et, quoique la nuit commençât à tomber, le capitaine restait encore à table.

Enfin M. Archibald arriva, et, par suite du décorum auquel il se regardait comme obligé, il avait eu soin de ne pas imiter l’intempérance dont il avait sous les yeux plus d’un exemple. Il proposa aux dames de leur servir d’escorte pour les reconduire à Roseneath, ajoutant que, de l’humeur dont il connaissait le capitaine, il était probable qu’il passerait une grande partie de la nuit à table, mais que, dans tous les cas, il ne serait pas en état de paraître devant les dames, quand il la quitterait. Le gig, c’est-à-dire la petite barque de Duncan, était à leur disposition, et la soirée était si belle, que la traversée serait une partie de plaisir.

Jeanie, qui avait la plus grande confiance en la prudence de M. Archibald, y consentit sur-le-champ. Mais il n’en fut pas de même de mistress Dutton ; elle voulait partir dans la grande barque ; mais, plutôt que de monter dans la petite, elle aimerait mieux, dit-elle, passer la nuit sous un arbre. Raisonner avec elle, c’était peine perdue, et Archibald ne crut pas que le cas fût assez urgent pour recourir à la violence. Il lui fit observer que ce n’était pas agir très civilement avec le capitaine, que de le priver de ce qu’il appelait « son carrosse à six chevaux ; » mais que, comme c’était pour le service des dames, il était sûr que son ami Duncan lui pardonnerait cette liberté ; que d’ailleurs la petite barque lui serait peut-être plus utile que la grande, parce qu’avec elle on pouvait traverser le détroit à toute heure, et même avec la marée contraire.

Étant bien convenu qu’on partirait dans la grande barque, on se rendit sur le rivage ; Butler donnait le bras à Jeanie.

Il se passa quelque temps avant qu’on eût pu rassembler les mariniers, et avant qu’on fût embarqué. La lune, qui venait d’apparaître sur le sommet de la montagne, faisait tomber ses mobiles reflets sur la nappe brillante des eaux ; la nuit était si belle, l’atmosphère si calme, que Butler, en disant adieu à Jeanie, n’éprouva pas la moindre crainte pour sa sûreté ; et ce qui est bien plus étonnant encore, c’est que mistress Dutton n’en conçut aucune pour la sienne.

L’air était doux, et son haleine parfumée glissait sur le frais cristal de l’onde. Le beau tableau des promontoires, des caps, des baies et de la chaîne bleuâtre des montagnes, n’était qu’imparfaitement visible au clair de lune, tandis que chaque coup de la rame faisait étinceler les flots par le brillant phénomène appelé le feu-de-mer.

Cette dernière circonstance surprit beaucoup Jeanie, et servit à distraire sa compagne jusqu’à l’approche de la petite baie qui s’avançait en demi-cercle dans la mer, et semblait les inviter à débarquer sous le sombre abri des arbres de ses bords.

Le lieu ordinaire du débarquement était à un quart de mille du château. La marée ne permettait pas à la grande barque d’approcher tout-à-fait d’une petite jetée formée de grosses pierres mal jointes, mais la distance n’était que de deux ou trois pieds, et Jeanie, aussi légère que hardie, sauta à l’instant sur le rivage. Mistress Dutton, au contraire, ne voulut jamais se résoudre à courir un pareil risque ; et M. Archibald, toujours complaisant, ordonna aux mariniers de doubler le promontoire qui bornait la baie du côté de l’est, et de mettre à terre mistress Dutton dans un endroit où la barque pouvait toucher le rivage. Il se préparait alors à suivre Jeanie pour l’accompagner à la Loge ; mais Jeanie, ne craignant pas de se tromper de chemin pour y arriver, puisque la clarté de la lune lui en laissait apercevoir les cheminées blanches qui s’élevaient au-dessus des bois qui l’entouraient, le remercia de son attention, et le pria de rester avec mistress Dutton, qui, se trouvant dans un pays tout nouveau pour elle, et où tout lui paraissait étrange, avait plus besoin qu’elle de secours et de protection.

Archibald y consentit. – Ce fut une circonstance bien heureuse pour moi, disait par la suite mistress Dutton à ses amis, car elle me sauva la vie. Je serais infailliblement morte de terreur, si l’on m’eût laissée seule dans la barque avec six sauvages montagnards en jupon.

La nuit était si belle, que Jeanie, au lieu de prendre sur-le-champ le chemin du château, s’arrêta quelques instans, immobile au bord de la mer, regardant la barque s’éloigner du rivage. Bientôt elle cessa de l’apercevoir ; de vagues figures se dessinaient au loin sur les flots, et le joram, ou chant des bateliers, parvenait plus mélancolique et plus doux à son oreille.

Elle savait qu’elle arriverait au château long-temps avant M. Archibald et mistress Dutton, qui, de l’endroit où ils devaient débarquer, auraient à faire beaucoup plus de chemin qu’elle pour s’y rendre. Elle marchait donc à petits pas, et n’était pas fâchée d’avoir un instant de solitude pour se livrer à ses réflexions.

Le changement étonnant que quelques semaines avaient apporté à sa situation, en la faisant passer de la crainte de la honte à l’espoir du bonheur, remplissait son cœur d’une joie douce, et mouillait ses yeux de larmes. Mais cette joie n’était pas sans mélange, et ses larmes coulaient encore d’une autre source… Comme la félicité humaine n’est jamais complète, et que les âmes bien faites ne sont jamais plus sensibles aux infortunes de ceux qu’elles aiment que lorsque leur propre situation ne leur laisse rien à désirer pour elles-mêmes, les pensées de Jeanie se tournaient naturellement sur sa sœur,… cette sœur si tendrement chérie,… à qui elle avait presque servi de mère,… maintenant exilée de sa patrie,… laissant sa famille dans l’incertitude de sa situation, et, ce qui était encore pire, vivant sous la dépendance d’un homme dont il était impossible de ne pas avoir la plus mauvaise opinion, et qui, dans ses plus vifs accès de remords, paraissait si étranger à un véritable sentiment de repentir.

Tandis qu’elle s’abandonnait à ces réflexions mélancoliques, une figure humaine parut se détacher d’un taillis qui était à sa droite. Jeanie tressaillit, et les contes qu’elle avait entendus de spectres et d’esprits qui s’étaient fait voir à des voyageurs pendant la nuit dans des lieux écartés, se présentèrent à son imagination. Cependant cet être, quel qu’il fût, s’avançait de son côté, et les rayons de la lune qui l’éclairaient lui firent reconnaître les vêtemens d’une femme. Au même instant une voix douce et timide, qui se fit entendre à son cœur en même temps qu’à ses oreilles, répéta deux fois avec précaution : – Jeanie ! Jeanie !

Était-il possible que ce fût elle ? était-ce véritablement Effie ? était-elle vivante, ou le tombeau avait-il lâché sa proie ?… Avant qu’elle eût pu résoudre ces questions qu’elle se proposait à elle-même, Effie la serrait dans ses bras, la pressait contre son cœur, et la dévorait de caresses. – Je ne m’étonne pas, lui dit-elle, que vous m’ayez prise pour un fantôme ; je suis ici comme une ombre errante ; je ne voulais que vous voir, qu’entendre votre voix ; mais vous parler, vous embrasser, c’est plus de bonheur que je n’en méritais, plus que je n’osais en désirer.

– Mais, Effie, comment vous trouvez-vous seule ici, à une pareille heure, sur ce rivage désert, sortant du fond d’un bois ?… Est-il bien sûr que ce n’est pas votre esprit que je vois ?

Par un retour momentané de son ancienne gaieté, Effie ne répondit à sa sœur qu’en lui pinçant légèrement le bras, mais doucement, comme le ferait une fée plutôt qu’un fantôme. Les deux sœurs s’embrassèrent de nouveau, souriant et pleurant tour à tour.

– Vous allez venir avec moi à la Loge, Effie, dit Jeanie : vous y trouverez de braves gens qui vous feront bon accueil pour l’amour de moi.

– Non, ma sœur, non. Avez-vous oublié ce que je suis ? Une malheureuse bannie, qui n’a échappé au supplice que parce qu’elle avait la meilleure, la plus courageuse des sœurs. Je ne voudrais me présenter devant aucun de vos grands amis, quand même je pourrais le faire sans danger.

– Il n’y en a aucun, il n’y en aura aucun, s’écria vivement Jeanie ; ô ma sœur ! laissez-vous guider une seule fois ; suivez mes conseils, nous serons si heureux tous ensemble !

– À présent que je vous ai vue, Jeanie, j’ai tout le bonheur que je mérite d’avoir sur la terre ; et qu’il y ait ou non du danger pour moi, personne n’aura à me reprocher d’avoir fait honte à ma bonne sœur en venant montrer à ses grands amis la tête qu’elle a sauvée de l’échafaud.

– Mais je n’ai point ici de grands amis… Je n’ai d’autres amis que les vôtres, Reuben Butler et mon père… Malheureuse fille ! ne soyez pas opiniâtre, et ne cherchez pas encore à fuir le bonheur… Venez, venez chez nous, vous n’y verrez personne qu’eux… On trouve plus d’ombre sous une vieille charmille que dans un bois nouvellement planté.

– Vous parlez inutilement, Jeanie ; il faut que je boive la coupe que je me suis versée… Je suis mariée, et, heureuse ou non, il faut que je suive mon mari.

– Malheureuse Effie ! s’écria Jeanie : mariée à un homme qui…

– Paix ! dit Effie en lui fermant la bouche d’une main, et en lui montrant de l’autre le taillis, paix ! il est là.

Elle prononça ces mots d’un ton qui prouvait que son mari lui avait inspiré autant de crainte que d’affection. Au même instant, un homme sortit du bois et s’avança vers les deux sœurs. La clarté imparfaite que la lune répandait suffit pour faire voir à Jeanie qu’il était bien vêtu et qu’il avait l’air d’un homme d’un certain rang.

– Effie, dit-il, le temps nous presse, et je n’ose rester davantage ; il faut que le lougre mette à la voile pour profiter de la marée, et la chaloupe nous attend pour nous y conduire… J’espère que votre bonne sœur me permettra de l’embrasser.

Jeanie recula involontairement.

– Fort bien ! mais peu importe. Si votre cœur nourrit de l’animosité contre moi, je sais que du moins ce sentiment ne règle pas votre conduite, et je vous remercie de m’avoir gardé le secret, quand un mot de votre bouche, et qu’à votre place j’aurais prononcé sans hésiter, pouvait m’envoyer à l’échafaud. On dit qu’il faut cacher à l’épouse la plus chérie un secret dont la vie dépend ; ma femme et sa sœur savent le mien, et je n’en dormirai pas moins tranquillement.

– Mais êtes-vous réellement mariée avec ma sœur ? lui demanda Jeanie, à qui ce ton de légèreté et d’insouciance inspirait des doutes et des inquiétudes.

– Réellement, légalement, et sous mon nom véritable, répondit Staunton d’un air plus grave.

– Et votre père ? et vos parens ?

– Mon père et mes parens prendront leur parti sur une chose faite, et qu’ils ne peuvent plus empêcher. Cependant, pour rompre de dangereuses liaisons, et pour laisser à la colère de ma famille le temps de se refroidir, j’ai dessein de tenir mon mariage secret quant à présent, et de passer quelques années hors d’Angleterre. Ainsi, vous ne recevrez plus de nos nouvelles d’ici à quelque temps, si jamais vous en recevez. Vous devez sentir que toute correspondance entre nous serait dangereuse, car tout le monde devinerait que le mari d’Effie est… que dirai-je ?…, le meurtrier de Porteous.

– Quel endurcissement et quelle légèreté ! pensa Jeanie. Et voilà l’homme à qui Effie a confié le soin de son bonheur ! Elle a semé le vent, il faut qu’elle moissonne le tourbillon.

– Ne le jugez pas trop sévèrement ! dit Effie en s’écartant de quelques pas avec sa sœur, pour que Staunton ne pût l’entendre. Il a de l’affection pour moi, plus d’affection que je n’en mérite, et il est déterminé à changer de vie. Ainsi ne vous affligez pas pour Effie, elle est plus heureuse qu’elle ne devait s’y attendre. Mais vous, vous, Jeanie, comment le serez-vous autant que vous méritez de l’être ? Jamais avant de vous trouver dans le ciel. Jeanie, si je vis, si le ciel me favorise, vous recevrez de mes nouvelles ; sinon oubliez une créature qui ne vous a causé que du chagrin. Adieu ! adieu !

Elle s’arracha des bras de sa sœur, courut rejoindre son mari ; ils rentrèrent dans le bois, et disparurent.

Cette scène semblait à Jeanie n’avoir été qu’une vision, qu’un jeu de son imagination, et elle ne se convainquit bien de sa réalité qu’en entendant le bruit des rames et en voyant une chaloupe qui se dirigeait avec rapidité vers un lougre qui était en rade. C’était à bord d’un semblable bâtiment qu’Effie s’était embarquée à Porto-Bello, et Jeanie ne douta point qu’il ne fût destiné à les conduire en pays étranger, suivant le projet que lui avait annoncé Staunton.

Il serait difficile de décider si cette entrevue, pendant qu’elle avait lieu, fit à Jeanie plus de peine que de plaisir. Mais lorsqu’elle fut terminée, ce dernier sentiment fut celui dont l’impression dura davantage dans son esprit. Effie était mariée. Elle était devenue, suivant l’expression vulgaire, une honnête femme. C’était un point important. Il paraissait aussi que son mari avait résolu de quitter enfin la carrière criminelle dans laquelle il ne s’était que trop avancé. C’en était un autre qui ne l’était pas moins. Quant à sa conversion finale et effective, il ne manquait pas de bon sens, et la Providence était grande.

Telles étaient les pensées par lesquelles Jeanie tâchait de calmer ses inquiétudes sur la destinée de sa sœur. En arrivant à la Loge elle trouva Archibald inquiet de son absence, et prêt à partir pour aller la chercher. Un mal de tête lui servit d’excuse pour se retirer, ne voulant pas qu’on s’aperçût de l’agitation de son esprit.

Elle évita par là une scène d’une autre espèce, car à peine était-elle montée dans sa chambre que le capitaine arriva mouillé jusqu’aux os. Comme si tous les cabriolets étaient destinés à éprouver des accidens sur mer et sur terre, sa petite barque, qu’il nommait son cabriolet, avait heurté, grâce à l’ivresse du capitaine et des gens de son équipage, contre une plus grande chaloupe qui l’avait fait chavirer, et ils auraient été noyés sans le secours de ceux qui avaient causé involontairement cet accident. Ils n’éprouvèrent pourtant d’autre perte que celle du chapeau galonné du capitaine, qui fut remplacé le lendemain par le bonnet montagnard, à la satisfaction de toute la partie montagnarde qui se trouvait sous sa juridiction.

La colère de Duncan n’était pas encore apaisée le lendemain matin, et il fit plus d’un serment de se venger de la chaloupe qui avait renversé la sienne ; mais comme ni la chaloupe ni le lougre auquel elle appartenait n’étaient plus en rade, il fut obligé de dévorer cet affront. Cela était d’autant plus dur, disait-il, qu’il était certain que cette insulte lui avait été faite avec intention, les drôles s’étant cachés dans l’île après avoir débarqué jusqu’à leur dernière balle de thé et de café, et le capitaine étant venu à terre et s’étant informé de l’heure à laquelle sa barque devait revenir à Roseneath.

– Mais la première fois que je les rencontrerai, dit-il d’un air de majesté, j’apprendrai à ces misérables galopins de nuit à savoir garder leur côté de la route, et je les enverrai à tous les diables.

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