« Qui pourrait préférer les soucis de la cour
» Aux paisibles plaisirs de ce charmant séjour ?
SHAKSPEARE.
Après l’intervalle de temps nécessaire pour que Butler se trouvât bien établi dans son presbytère et Jeanie chez son père à Auchingower, intervalle dont nous prions chacun de nos lecteurs de fixer la durée selon ses idées particulières des convenances, après la publication des bans et toutes les autres formalités d’usage, les longs amours du digne couple furent resserrés par les saints nœuds du mariage. En cette occasion Deans résista vigoureusement à tous les efforts qui furent faits pour introduire chez lui des cornemuses et des violons, et ne voulut pas même permettre une simple danse en rond sans instrument, à la grande colère du capitaine de Knockdunder, qui jura énergiquement de par tous les diables, qu’il ne serait pas venu à la noce s’il avait cru que ce ne serait qu’une misérable assemblée de quakers.
Sa rancune fut même d’assez longue durée. Il ne laissait pas échapper une occasion de lancer un sarcasme contre le vieux David, et peut-être son animosité se serait-elle portée encore plus loin, sans un voyage de quelques jours que le duc d’Argyle fit à la Loge de Roseneath. Mais quand il vit les égards tout particuliers que ce seigneur témoignait à Butler et à son épouse, et la satisfaction qu’il montra à Deans de la manière dont sa ferme était conduite, Knockdunder jugea prudent d’agir différemment. Même avec ses amis intimes, s’il parlait du ministre et de sa femme, il disait que c’étaient des gens fort estimables, un peu exagérés dans leurs idées, mais qu’après tout il était assez naturel que ces habits noirs péchassent par un excès de dévotion. Quant à David, il convenait qu’il était excellent connaisseur en terre et en bestiaux, et qu’il ne manquerait pas de bon sens, s’il n’avait pas la tête farcie d’un tas d’opinions cameroniennes, que le diable lui-même ne viendrait pas à bout d’en faire sortir. Les principaux personnages de notre histoire, évitant soigneusement de leur côté tout sujet de discussion avec le gracieux Duncan, vécurent donc avec lui en bonne intelligence ; seulement le digne David avait l’âme navrée en voyant le capitaine fumer ou dormir à l’église pendant le sermon.
Mistress Butler, car nous tâcherons de nous déshabituer de lui donner le nom trop familier de Jeanie, montra dans le mariage la fermeté d’âme, la bonté de cœur, le bon sens, l’activité, en un mot toutes les qualités estimables dont elle avait donné tant de preuves étant fille. Ses connaissances littéraires étaient loin d’être égales à celles de son mari ; elle n’était pas en état de soutenir avec lui une discussion théologique ; mais pas un ministre des environs n’avait son frugal dîner mieux préparé, ses habits plus-propres, son linge mieux blanchi, enfin tout son presbytère en meilleur ordre.
Si Butler lui parlait de choses qu’elle ne comprenait pas, car il ne faut pas oublier qu’il avait été sous-maître d’école, ce qui lui avait donné un ton un peu scolastique, elle l’écoutait en silence, et pas une femme n’avait plus de respect pour l’érudition de son mari. Mais s’il s’agissait de ses affaires domestiques, ou d’objets à la portée d’un esprit naturellement juste, ses vues étaient plus étendues, ses observations plus sûres que celles de M. Butler. Quand elle allait dans le monde, on reconnaissait qu’elle n’avait pas tout-à-fait ce qu’on est convenu d’appeler le bon ton de la société ; mais on trouvait en elle cette politesse réelle que donnent la nature et le bon sens, un désir d’obliger que rien ne pouvait refroidir, une égalité d’humeur imperturbable, et une gaieté douce qui se communiquait à tout ce qui l’entourait : malgré les soins qu’elle donnait à l’intérieur de son ménage, elle était toujours proprement vêtue, et un étranger, arrivant chez elle, l’aurait toujours reconnue pour la maîtresse de la maison. Duncan la complimentait un jour sur cette dernière qualité : – De par tous les diables, lui dit-il, on dirait que vous avez quelque fée qui vous aide. Jamais on ne voit personne nettoyer votre maison, et toujours on la trouve propre !
– On peut faire bien des choses quand on sait prendre son temps, lui répondit-elle.
– Vous devriez bien apprendre ce secret à nos paresseuses de servantes de la Loge. Je ne m’aperçois qu’elles nettoient que lorsque je me heurte les jambes contre un balai qu’elles laissent traîner.
Nous n’avons pas besoin de dire que le fromage de Dunlop promis au duc ne fut pas oublié, et il fut trouvé si bon qu’il devint une sorte de redevance annuelle que la reconnaissance de Jeanie se faisait un plaisir de payer à son bienfaiteur. Elle n’oublia pas non plus les services qu’elle avait reçus de mistress Glass et de mistress Bickerton, et entretint une correspondance amicale avec ces deux excellentes femmes.
Mais ce qu’il est surtout nécessaire d’apprendre à nos lecteurs, c’est que dans le cours de cinq ans mistress Butler donna le jour à trois enfans, d’abord deux garçons nommés David et Reuben, ordre de nomenclature qui donna beaucoup de satisfaction à l’ancien héros du Covenant ; et enfin une fille aux yeux bleus, aux cheveux blonds, qui promettait d’être charmante, et qui, d’après les instantes prières de sa mère, reçut le nom d’Euphémie, quoique un peu contre le gré de Deans et de Butler ; mais ils aimaient tous deux Jeanie trop tendrement, et elle avait eu trop de part au bonheur dont ils jouissaient maintenant, pour lui rien refuser de ce qu’elle pouvait désirer. Cependant, comme la coutume en Écosse est d’adopter une abréviation pour tous les noms de baptême, quoique Effie fût ordinairement substitué à Euphémie, on s’habitua, sans chercher à s’en rendre raison à lui donner le nom de Fémie.
Mistress Butler vivait ainsi dans un état de félicité paisible et sans ostentation, que rien ne paraissait troubler, si ce n’est les petites tracasseries auxquelles la vie la plus tranquille est toujours sujette. Son bonheur n’était pourtant point parfait, il y avait deux choses qui y mettaient obstacle. – Sans cela, disait-elle à la personne de qui nous tenons ces détails, j’aurais été trop heureuse ; et il était peut-être utile que j’eusse quelques croix à porter pendant cette vie, afin de rappeler à mon souvenir celle qui doit lui succéder.
Son premier sujet de chagrin provenait de certaines escarmouches polémiques entre son père et son mari, qu’elle craignait toujours de voir dégénérer en guerre ouverte, malgré l’estime et l’affection qu’ils avaient l’un pour l’autre ; David Deans, comme nos lecteurs le savent, était intraitable en fait d’opinions, et s’étant décidé à devenir un membre de la session ecclésiastique sous l’Église établie, il se sentait doublement obligé de prouver que par là il n’avait compromis en rien ses déclarations, soit par la pratique, soit en principe. Or M. Butler, en rendant justice au motif de la conduite de son beau-père, pensait qu’il était plus sage de garder le silence sur les points minutieux de doctrine, et de tâcher de réunir tous les esprits qui étaient de bonne foi dans leurs religions. D’ailleurs, comme homme et comme lettré, il n’aimait pas les leçons continuelles d’un beau-père d’une instruction bornée ; et comme ministre il ne se souciait pas de vivre sous la férule d’un des Anciens de son presbytère. Une fierté qui prenait sa source dans un principe d’honneur lui faisait même porter quelquefois l’opposition aux idées de son beau-père un peu plus loin qu’il ne l’aurait fait s’il n’eût été animé par ce sentiment. Si je lui cède en toute occasion, pensait-il, mes confrères croiront que je le flatte à cause de sa succession, et cependant il y a plus d’un point sur lequel je ne puis lui céder. Jamais je ne persécuterai de vieilles femmes comme sorcières, et jamais je n’occasionerai de scandale dans ma paroisse en cherchant à soulever le voile qui peut couvrir les faiblesses des jeunes filles.
Il arrivait de cette différence d’opinion que, dans certaines questions délicates, David accusait souvent son gendre de tolérance coupable, de relâchement dans la discipline, et d’indifférence quand il s’agissait d’être sévère et de protester contre les apostasies et les scandales du temps, ou d’exiger une explication franche sur des matières controversées : quelquefois l’aigreur se glissait dans la dispute. Alors mistress Butler était un ange médiateur, cherchant plutôt à excuser qu’à défendre les deux partis.
Elle rappelait à son père que Butler n’avait pas comme lui l’expérience de ces temps d’épreuve, où les saints étaient dédommagés de leurs persécutions ici-bas, par le don de voir dans l’avenir. Elle convenait que maints pieux ministres et fidèles croyans avaient reçu des révélations directes, tels que le bienheureux Peden, Lundie, Cameron, Renwick, John Caird le chaudronnier, qui étaient admis à tous les secrets de la foi, et Élisabeth Melvil, lady Culross, qui pria dans son lit entouré d’un grand nombre de chrétiens, et cela pendant trois heures, avec une grâce miraculeuse ; lady Robertland, qui obtint six gages de la grâce, plusieurs autres encore, et surtout un John Scrimgeour ministre de Kinghorn, qui, ayant un enfant malade à la mort, eut la liberté de témoigner à son divin maître un déplaisir si impatient et si amer, qu’enfin il lui fut dit qu’il avait été exaucé cette fois, mais qu’il ne devait plus être si hardi à l’avenir. En effet, à son retour, il trouva son enfant bien portant, assis sur son lit et mangeant sa soupe ; ce même enfant qu’il avait laissé à la veille d’expirer. Mais, disait Jeanie, quoique ces choses pussent être vraies dans ces époques pénibles, je crois que les ministres qui n’ont pas vu ces miséricordes spéciales, doivent consulter les règles des anciens temps. Aussi Reuben étudie-t-il les écritures et les livres des anciens justes : quelquefois il peut bien arriver que deux saints précieux soient d’avis différent, comme deux vaches tirant l’une à gauche et l’autre à droite en mangeant la même botte de foin.
À cela David répondait ordinairement, avec un soupir, – Ah ! ma fille, tu comprends peu de chose à cela ; mais ce même John Scrimgeour qui ouvrait les portes du ciel comme avec le canon et un boulet de six livres, souhaitait dévotement que l’on brûlât la plupart des livres, excepté la Bible. Reuben est un bon et brave garçon : – j’ai toujours dit cela ; – mais quand il s’oppose à faire une enquête contre le scandale donné par Margery Kitklesides et Rory Mac Rand, sous prétexte qu’ils ont raccommodé leur péché par le mariage, Butler agit contre la discipline chrétienne de l’Église, et puis il y a cette Ailie Mac-Clure de Deepheugh, qui pratique ses abominations, disant la bonne aventure aux gens avec des coquilles d’œuf, des os de mouton, des rêves et des divinations ! C’est un scandale pour une terre chrétienne de laisser vivre une sorcière pareille : je le soutiendrai dans toutes les judicatures civiles ou ecclésiastiques.
– Je crois bien que vous avez raison, mon père (c’était le style général des réponses de Jeanie) ; mais venez dîner à la manse aujourd’hui, nos bambins, pauvres petits, languissent de voir leur grand-papa, et Reuben ne dort jamais bien, ni moi non plus, quand vous avez quelque querelle ensemble.
– De querelle, pas du tout, Jeanie ; Dieu me préserve de me quereller avec lui ou avec tout ce qui t’est cher, ma fille ! – et David, mettant son habit de dimanche, se rendait à la manse.
Avec son mari, mistress Butler allait plus directement à son but de conciliation. Reuben avait le plus grand respect pour les motifs du vieillard, une véritable affection pour sa personne, et la plus vive reconnaissance pour son ancienne amitié. Aussi dans ces occasions d’irritation accidentelle, il ne fallait que lui rappeler délicatement l’âge de son beau-père, son éducation bornée, ses préjugés enracinés et ses malheurs domestiques. Ces dernières considérations ramenaient Butler à des sentimens de conciliation, pourvu qu’il pût céder sans compromettre ses principes. C’est ainsi que notre héroïne, simple et sans prétention, avait le mérite de ces conciliateurs qui sont annoncés comme une bénédiction sur la terre.
La seconde croix de mistress Butler, pour parler le langage de son père, c’était que, quoique quatre à cinq ans se fussent écoulés depuis sa dernière entrevue avec sa sœur dans l’île de Roseneath, elle ignorait absolument si elle était heureuse et dans quelle situation elle se trouvait. Dans leur position respective, on ne pouvait espérer, peut-être même ne devait-on pas désirer une correspondance bien active, mais Effie lui avait promis de lui donner de ses nouvelles, si elle vivait, si le sort la favorisait ; et, n’en recevant aucune, Jeanie en concluait ou qu’elle n’existait plus, ou qu’elle était tombée dans quelque abîme de malheur. Ce silence lui paraissait du plus mauvais augure, et lui donnait les plus vives inquiétudes sur la destinée de cette sœur chérie. Le voile qui la couvrait se déchira enfin.
Un jour que le capitaine de Knockdunder était venu à la manse, après avoir fait une absence de quelques jours, lorsqu’on lui eut servi, sur sa demande, un mélange de lait, d’eau-de-vie et de miel, qu’il prétendait que mistress Butler préparait mieux qu’aucune femme en Écosse, – À propos, ministre, dit-il à Butler, j’ai trouvé à la poste, à Glascow, une lettre pour votre excellente femme. Le port est de quatre sous, voulez-vous les jouer quitte ou double au trictrac ?
Le trictrac et les dames étaient l’amusement favori de M. Whackbairn, principal de l’école de Libberton, où Butler avait vécu si long-temps comme sous-maître. Le ministre se piquait d’une certaine force à ces deux jeux, et sa conscience ne lui faisait aucun reproche de se livrer de temps en temps à un délassement qu’il regardait comme innocent. Mais celle de Deans était plus sévère, et il poussait des soupirs qu’on aurait pu prendre pour des gémissemens quand il voyait les enfans s’amuser avec les tables de jeux dans le salon, ou les dames et les dés. Plus d’une fois mistress Butler avait voulu placer ces objets, si odieux aux regards de son père, dans quelque chambre ou quelque coin moins apparent : – Laissez-les où ils sont, disait alors Butler. Je n’ai point à me reprocher que ces amusemens innocens en eux-mêmes me fassent négliger des devoirs plus importans. Je ne veux donc pas qu’on puisse supposer que je me livre en secret, et par conséquent contre ma conscience, à une récréation qui n’a rien de criminel, et que je puis me permettre de temps en temps ouvertement. Nil conscire sibi, Jeanie, telle est ma devise. Cela signifie, ma chère amie, qu’un homme agit avec confiance et franchise, quand sa conscience ne lui reproche rien.
Tels étant les principes de Butler, il accepta le défi du capitaine, et remit à sa femme la lettre qui lui était adressée, après lui avoir fait observer qu’elle portait le timbre d’York, mais que l’adresse ne paraissait pas de l’écriture de son amie mistress Bickerton, à moins qu’elle n’eût fait de grands progrès dans l’art d’écrire, ce qui ne paraissait pas probable à son âge.
Laissant Duncan et son mari occupés de leur partie de trictrac, mistress Butler alla donner quelques ordres pour le souper, le capitaine ayant annoncé qu’il passerait la nuit au presbytère. Elle ouvrit négligemment la lettre, mais elle n’eut pas plus tôt lu les premières lignes, qu’elle courut s’enfermer dans sa chambre à coucher pour la lire.