CHAPITRE XVII.

« L’un jouait de la cornemuse,
» L’autre sifflait, un troisième chantait,
» Le cor retentissait, et l’écho répétait :
» Fuyez, Musgrave, on vous accuse. »

La ballade du petit Musgrave.

Lorsque le procureur fiscal revint au Cœur de Midlothian, il reprit sa conférence avec Ratcliffe, sur le secours et l’expérience duquel il croyait maintenant pouvoir compter.

– Ratcliffe, dit-il, il faut que vous parliez à Effie Deans. Je suis sûr qu’elle connaît tous les endroits où se cache Robertson. Il faut que vous lui tiriez son secret.

– Non, non, dit le porte-clefs élu, c’est ce que je ne suis pas libre de faire.

– Et pourquoi ? Que diable avez-vous qui vous arrête ? Je croyais que tout était arrangé entre nous ?

– Je ne vois pas cela, monsieur, dit Ratcliffe… J’ai parlé à cette Effie, – elle est étrangère à ce lieu-ci et à ce qui s’y passe, comme à l’argot de notre clique. Elle pleure, la pauvre fille, et son cœur se brise en songeant à son enfant perdu. Si elle était la cause de la capture de Georges, elle en mourrait de douleur.

– Elle n’en aurait pas le temps, mon garçon, dit Sharpitlaw : elle ne tardera pas à être pendue. – Le cœur d’une femme est long-temps à se briser.

– C’est suivant l’étoffe dont elles sont faites, monsieur, dit Ratcliffe. – Mais pour abréger – je ne puis me charger de cette affaire : – elle répugne à ma conscience.

– Votre conscience, Ratcliffe ! dit Sharpitlaw avec un ironique sourire que le lecteur croira probablement très naturel dans cette occasion.

– Oui, monsieur, répondit Ratcliffe avec sang-froid. – ma conscience… chacun a une conscience. Je crois la mienne aussi bonne que celle des autres ; et cependant, semblable au coude de ma manche, elle attrape parfois quelque tache dans un coin.

– Eh bien, puisque vous êtes si délicat, je parlerai moi-même à la fillette.

Il se fit conduire dans une petite chambre obscure qu’Effie-occupait. La pauvre fille était assise sur son lit, plongée dans une profonde rêverie. Son dîner était encore sur une table, sans qu’elle y eût touché, et le porte-clefs qui était chargé d’elle dit qu’elle passait quelquefois vingt-quatre heures sans autre nourriture qu’un verre d’eau.

Sharpitlaw prit une chaise, ordonna au porte-clefs de se retirer, et ouvrit la conversation, en s’efforçant de donner à son ton et à sa physionomie une apparence de commisération et de bonté. La chose n’était pas facile, car il avait la voix aigre et dure, et ses traits n’annonçaient qu’égoïsme et astuce.

– Comment vous trouvez-vous, Effie ? comment va votre santé ?

Un soupir fut toute la réponse qu’il obtint.

– Se conduit-on civilement envers vous, Effie ?… C’est mon devoir de m’en informer.

– Très civilement, monsieur, dit Effie faisant un effort pour parler, et sachant à peine ce qu’elle disait.

– Votre santé paraît bien faible ; désireriez-vous quelque chose ? êtes-vous contente de votre nourriture ?

– Très contente, monsieur, dit la pauvre prisonnière d’un ton où il ne restait plus rien de l’enjouement et de la vivacité du Lis de Saint-Léonard ; elle n’est que trop bonne pour moi.

– Il faut que celui qui a causé vos malheurs soit un bien grand misérable, Effie ! dit Sharpitlaw.

Cette remarque lui était dictée partie par un sentiment naturel, dont il ne pouvait se dépouiller entièrement en ce moment, quelque accoutumé qu’il fut à mettre en jeu les passions des autres et maîtriser les siennes, et partie par le désir qu’il avait de faire tomber la conversation sur un sujet qui pouvait être utile à ses projets ; car, pensait-il, – plus ce Robertson est un misérable, plus il y a de mérite à le faire tomber dans les mains de la justice.

– Oui, répéta-t-il, un bien grand misérable !… Je voudrais qu’il fût ici à votre place.

– Je suis plus à blâmer que lui, dit Effie : j’ai été élevée dans de bons principes, et le pauvre malheureux… Elle s’arrêta.

– A été toute sa vie un vaurien. C’était le compagnon de ce vagabond, de ce scélérat de Wilson, je crois ; n’est-il pas vrai, Effie ?

– Il aurait été bien heureux pour lui qu’il ne l’eût jamais vu !

– Cela est bien vrai, Effie. – Dans quel endroit Robertson vous donnait-il rendez-vous ? N’est-ce pas du côté de Calton ?

Simple et naïve, Effie avait suivi, sans s’en apercevoir, l’impulsion que lui avait donnée le procureur fiscal, parce qu’il avait eu l’art de faire coïncider ses discours avec les réflexions qu’il présumait bien devoir occuper l’esprit de la prisonnière ; de manière qu’en répondant, elle ne faisait pour ainsi dire que penser tout haut ; ce qu’on obtient assez facilement, par d’adroites suggestions, de ceux qui sont naturellement distraits, ou absorbés par quelque grand malheur. Mais la dernière observation ressemblait trop à un interrogatoire direct, et elle rompit le charme à l’instant même.

– Que disais-je donc ? s’écria Effie en se levant et en écartant de son front des cheveux noirs qui couvraient ses traits flétris et décolorés, mais dont on pouvait encore apercevoir la beauté ; et fixant ses regards sur Sharpitlaw : – Vous êtes trop honnête, trop humain, lui dit-elle, pour prendre avantage de ce qui peut échapper à une pauvre fille qui n’a plus l’esprit à elle ! Dieu me soit en aide !

– J’en voudrais prendre avantage pour vous servir, Effie, lui dit-il d’un ton patelin ; et je ne connais rien qui pût vous être si utile que de contribuer à l’arrestation de ce bandit de Robertson.

– Pourquoi injurier quelqu’un qui ne vous a jamais injurié, monsieur ?… Robertson, dites-vous ? Je n’ai rien à dire, je ne dirai rien contre personne qui se nomme ainsi.

– Mais si vous lui pardonnez vos propres malheurs, Effie, songez au désespoir dans lequel il a plongé toute votre famille.

– Que le ciel ait pitié de moi ! s’écria la pauvre Effie : c’est là le coup le plus rude à supporter !… Mon pauvre père ! ma chère Jeanie… Ah ! monsieur, si vous avez quelque compassion… car tous ceux que je vois ici ont le cœur dur comme marbre… permettez que ma sœur entre la première fois qu’elle demandera à me voir. Je sais qu’elle est venue, j’ai reconnu sa voix, je l’ai entendue pleurer. J’ai cherché inutilement à monter à cette fenêtre pour l’apercevoir un instant ; j’ai cru que j’en perdrais l’esprit.

Elle sanglotait en parlant ainsi, et le regardait d’un air si attendrissant, que M. Sharpitlaw n’y put résister.

– Vous verrez votre sœur, lui dit-il, si vous voulez me dire… Non, non, non ! ajouta-t-il, que vous parliez ou que vous vous taisiez, vous la verrez, je vous le promets. – Et se levant précipitamment, il se retira.

Quand il eut rejoint Ratcliffe, – Vous aviez raison, lui dit-il, on n’en peut rien tirer… J’ai pourtant deviné une chose ; c’est que Robertson est le père de l’enfant, et je gagerais une bonne pièce d’or que c’est lui qui doit attendre cette nuit Jeanie Deans à la butte de Muschat ; mais certes ! nous l’enclouerons, Ratcliffe, ou je ne m’appelle pas Gédéon Sharpitlaw.

– Mais il me semble, dit Ratcliffe, qui peut-être ne se souciait pas de coopérer à la découverte et à l’arrestation de Robertson, il me semble que, si cela était, M. Butler, en lui parlant au bas du rocher de Salisbury, aurait reconnu que c’était lui qui, sous le nom de Wildfire, était à la tête de la populace.

– Point du tout, répondit Sharpitlaw ; le trouble où était M. Butler, le changement de costume du coquin, sa figure peinte de plus d’une couleur, la différence de la lumière du jour à celle des torches, tout peut avoir contribué à le tromper. Mais, parbleu ! vous que voilà, Ratcliffe, je me rappelle vous avoir vu déguisé de manière que votre père le diable n’aurait osé lui-même jurer que ce fût vous.

– Et cela est vrai ! dit Ratcliffe.

– Et d’ailleurs, stupide que vous êtes, continua Sharpitlaw d’un air de triomphe, le ministre m’a dit qu’il lui avait semblé que les traits de l’étranger à qui il avait parlé ne lui étaient pas inconnus, quoiqu’il ne pût dire ni où ni quand il l’avait vu.

– Il est possible que Votre Honneur ait raison.

– En conséquence, nous irons cette nuit, vous et moi, lui tendre nos filets, et j’espère bien que nous l’y prendrons.

– Je ne vois pas trop de quelle utilité je puis être à Votre Honneur, dit Ratcliffe d’un air de mauvaise grâce.

– De quelle utilité ? Vous me servirez de guide… Vous connaissez le terrain… Vous ne me quitterez, mon bon ami, que quand il sera dans mes mains.

– Ce sera comme il plaira à Votre Honneur, dit Ratcliffe d’un ton peu satisfait : mais songez que c’est un homme déterminé.

– Nous aurons avec nous de quoi le mettre à la raison, s’il est nécessaire.

– Mais cependant, reprit Ratcliffe, je ne sais trop si je pourrai vous conduire à la butte de Muschat pendant la nuit, sans me tromper. Il y a tant de buttes et de monticules dans la vallée ! et elles se ressemblent toutes comme le diable et un charbonnier ; c’est vouloir prendre la lune dans un seau d’eau.

– Que veut dire cela, Ratcliffe ? dit Sharpitlaw en jetant sur lui un regard sinistre ; avez-vous oublié que vous êtes encore sous sentence de mort ?

– Non, non ! répondit Ratcliffe, c’est une chose qui ne s’oublie pas si aisément. Si vous jugez ma présence nécessaire, je vous suivrai ; mais ce que je vous dis, c’est pour le bien de la chose : il y a quelqu’un qui vous guiderait mieux que moi, et c’est Madge Wildfire.

– Que diable ! il faudrait que je fusse atteint d’une folie pire que la sienne, pour m’en rapporter à elle dans une semblable occasion.

– Votre Honneur en est le meilleur juge ; mais je saurai la tenir en bonne humeur, et je réponds bien qu’elle nous mènera par le bon chemin. – Elle dort souvent à la belle étoile, ou erre dans ces montagnes toute la nuit pendant l’été.

– Eh bien, Ratcliffe, j’y consens… Mais prenez bien garde à ce que vous ferez ! votre vie dépend de votre conduite.

– C’est une triste chose pour un homme, quand une fois il a été aussi loin que moi, de ne pouvoir être honnête de quelque façon qu’il s’y prenne.

Telle fut la réflexion de Ratcliffe, quand il resta quelques minutes livré à lui-même pendant que l’officier de la justice allait chercher le mandat dont il avait besoin, et prendre toutes les dispositions nécessaires.

La lune se levait lorsque Sharpitlaw, avec ses gens, sortit de l’enceinte d’Édimbourg et entra dans la pleine campagne. Arthur’s Seat, tel qu’un immense lion couchant – et les Salisbury-Craigs, semblables à une vaste ceinture de granit, se dessinaient obscurément dans l’ombre. Suivant le sentier au sud de Canongate, ils atteignirent l’abbaye d’Holyrood-House, et de là pénétrèrent, en franchissant quelques haies et quelques rochers, dans le Parc du roi. Ils n’étaient d’abord que quatre ; Sharpitlaw et un officier de police, armés de sabres et de pistolets ; Ratcliffe, à qui l’on n’avait pas cru devoir confier d’armes, peut-être de peur qu’il n’en fît un mauvais usage, et Madge, qui avait consenti à leur servir de guide. Mais, en descendant la montagne, ils trouvèrent quatre autres officiers de police armés jusqu’aux dents, auxquels Sharpitlaw avait donné ordre de se rendre d’avance en cet endroit, et de l’y attendre, afin d’avoir une force suffisante pour rendre toute résistance inutile, et pour exciter moins d’attention en sortant de la ville.

Ratcliffe ne vit pas avec plaisir cette augmentation d’auxiliaires. Il avait pensé jusqu’alors que Robertson, jeune, alerte, vigoureux et plein de courage, se débarrasserait aisément de Sharpitlaw et de son acolyte, grâce à sa force ou à son agilité ; et, comme on ne lui avait point donné d’armes, on ne pouvait attendre ni exiger de lui aucune coopération active. Mais quand il vit la troupe renforcée de quatre hommes robustes et bien armés, il comprit que le seul moyen de sauver Robertson (et le vieux pécheur était disposé à s’y prêter, pourvu que ce fût sans compromettre sa propre sûreté) serait de l’avertir, par un signal, de leur approche.

C’était dans cette intention que Ratcliffe avait demandé que Madge lui fût associée, se fiant à la propension qu’elle avait à exercer ses poumons. En effet, elle leur avait donné tant de preuves de sa bruyante loquacité, que Sharpitlaw était presque résolu à la renvoyer, avec un des officiers de police, plutôt que de mener plus avant une personne si peu propre à servir de guide dans une expédition secrète. Il semblait aussi que l’air plus vif, l’approche des collines et la clarté de la lune, qu’on suppose avoir tant d’influence sur les cerveaux malades, excitaient ses chants plus que de coutume. La réduire au silence par la persuasion paraissait impossible ; les ordres ni les promesses n’en venaient à bout, et les menaces ne faisaient que la rendre plus intraitable.

– Quoi ! dit Sharpitlaw, impatienté, pas un de vous n’est en état de me conduire à cette maudite butte, à cette infernale butte de Muschat ? Il n’y a que cette folle criarde qui en connaisse le chemin !

– Du diable si aucun de ces poltrons la connaît ! s’écria Madge ; mais moi, combien de nuits j’ai couché sur cette butte, depuis le vol de la chauve-souris jusqu’au chant du coq ! combien de fois j’y ai causé avec Nicol Muschat et Ailie Muschat sa femme, qui dorment par-dessous !

– Au diable votre folle tête ! s’écria Sharpitlaw ; ne permettrez-vous pas qu’on me réponde ?

Ratcliffe étant parvenu à occuper un moment l’attention de Madge, tous les officiers de police déclarèrent à leur chef qu’ils connaissaient parfaitement la butte de Muschat, mais qu’il leur serait impossible de la distinguer à la lumière douteuse de la lune, de manière à y aller directement pour assurer le succès de l’expédition.

– Mais que faire, Ratcliffe ? dit Sharpitlaw ; s’il nous entend avant que nous soyons près de lui (et il n’est que trop sûr qu’il nous entendra), il prendra la fuite, et nous échappera facilement. Je donnerais pourtant de bon cœur cent livres sterling pour le prendre, pour l’honneur de la police, et parce que le prévôt dit qu’il faut pendre quelqu’un dans cette affaire de Porteous, quoi qu’il en arrive.

– Je crois, dit Ratcliffe, que nous pouvons parler à Madge, et je vais tâcher de la forcer à plus de silence ; mais d’ailleurs s’il l’entend fredonner ses vieilles chansons, il ne croira pas pour cela qu’elle ne soit pas seule.

– Cela est assez vraisemblable ; et s’il croit qu’elle est seule, il est même possible qu’il vienne à sa rencontre au lieu de la fuir. Allons, messieurs, en avant, ne perdons pas de temps, et surtout grand silence. Que la folle seule parle, puisqu’on ne peut la faire taire. Ratcliffe, faites en sorte qu’elle ne nous égare point.

– Et comment Muschat et sa femme vivent-ils ensemble maintenant ? demanda Ratcliffe à Madge pour entrer dans l’humeur de sa folie ; – ils ne faisaient pas trop bon ménage autrefois, si l’on dit vrai.

– Oh ! dit-elle d’un ton d’une commère qui raconte l’histoire de ses voisins, ils ne songent plus au passé. Je leur ai dit que ce qui est fait est fait. Cependant la femme a son gosier dans un triste état : elle le couvre de son linceul pour qu’on ne voie pas la blessure ; mais cela n’empêche pas le sang de couler. Je lui avais conseillé de le laver dans la source de Saint-Antoine ; et si le sang peut se laver, c’est là ; mais on dit que le sang ne s’efface jamais sur un linceul : la nouvelle eau à nettoyer le linge, du diacre Sanders, n’y pourrait rien. Je l’ai essayé moi-même sur un linge teint du sang d’un enfant qui avait été blessé quelque part : rien ne put l’effacer. Vous direz que c’est drôle ; mais je veux le porter à la source Saint-Antoine, et, dans une belle nuit comme celle-ci, j’appellerai Ailie Muschat ; elle et moi nous ferons une grande lessive, et nous étendrons notre linge au clair de la bonne lune, que j’aime mieux que le soleil : celui-ci est trop chaud pour ma pauvre tête. Mais la lune, la rosée, le vent et la nuit sont un baume frais sur mon front ; et parfois je pense que la lune ne brille que pour mon plaisir, et ne se fait voir qu’à moi.

En tenant ces discours inspirés par la folie, elle marchait avec rapidité, tenant par le bras et entraînant Ratcliffe, qui l’engageait ou plutôt qui avait l’air de l’engager à parler plus bas.

Tout-à-coup elle s’arrêta sur le sommet d’une petite hauteur, et, fixant les yeux sur le ciel, elle resta immobile deux ou trois minutes.

– À qui diable en a-t-elle maintenant ? dit Sharpitlaw à Ratcliffe ; ne pouvez-vous pas la faire avancer ?

– Un moment de patience, monsieur : elle ne fera pas un pas plus vite qu’elle ne l’a mis dans sa tête.

– De par tous les diables ! j’aurai soin qu’elle fasse une visite à Bedlam ou à Bridewell , ou dans ces deux endroits ; car elle est aussi méchante que folle.

En s’arrêtant, elle avait l’air pensif ; tout-à-coup elle partit d’un grand éclat de rire ; enfin, ayant soupiré, elle chanta, les yeux tournés vers la lune :

Lune, chère lune, bonsoir !

Ne te cache pas, je t’en prie :

Qu’à ta clarté je puisse voir

L’amant par qui je suis chérie.

– Mais qu’ai-je besoin de demander cela à la bonne dame Lune ? je le connais bien, quoiqu’il ait été infidèle… Mais personne ne dira que j’en ai parlé. Si l’enfant… mais il y a un ciel au-dessus de nous (ici elle soupira amèrement), et une belle lune dans le ciel pour nous éclairer, ajouta-t-elle avec un grand éclat de rire.

– Ratcliffe ! s’écria Sharpitlaw, resterons-nous ici toute la nuit ? faites-la donc marcher.

– C’est fort aisé, monsieur, mais de quel côté ? Si je ne la laisse pas choisir son chemin, elle est fille à nous égarer. Eh bien ! Madge, lui dit-il, si nous n’avançons pas, nous arriverons trop tard pour voir Muschat et sa femme : si vous ne nous montrez le chemin, ils seront endormis.

– C’est vrai, Ratton, marchons. Et elle se mit à marcher à si grands pas, que Sharpitlaw et ses gens pouvaient à peine la suivre.

– Savez-vous bien, Ratton, continua-t-elle, que Muschat sera bien content de vous voir. Il sait qu’il n’y a pas sur la terre un plus grand coquin que vous ; et vous connaissez le proverbe : qui se ressemble s’assemble. Vous êtes une paire de favoris du diable, et je voudrais bien savoir qui des deux mérite le coin le plus chaud de son feu.

Ratcliffe protesta contre une telle association. – Je n’ai jamais versé le sang, lui dit-il.

– Mais vous l’avez vendu, Ratton, vous l’avez vendu plusieurs fois. On tue avec la langue comme avec le poignard.

Le boucher à face vermeille,

Avec ses bouts de manche bleus,

Vous vendra d’un air tout joyeux

Le mouton qu’il tua la veille.

– Et que fais-je en ce moment ? pensa Ratcliffe. Mais je ne vendrai pas le sang de Robertson, si je puis m’en dispenser. Madge, lui dit-il tout bas, est-ce que vous avez oublié toutes vos ballades ?

– Oh ! que j’en sais de jolies ! dit Madge, et comme je les chante ! car joyeuse chanson rend le cœur joyeux ; et elle chanta :

Blottissez-vous, pauvre alouette,

Le faucon plane dans les airs ;

Daims, cherchez des taillis couverts,

La meute cruelle vous guette.

– Faites taire cette maudite folle, Ratcliffe, s’écria Sharpitlaw, quand vous devriez l’étrangler ! J’aperçois quelqu’un là-bas. Allons, mes enfans, tournez le revers de la hauteur. Georges Poinder, restez avec Ratcliffe et cette chienne enragée. Vous autres deux, tournez par ici avec moi sous l’ombre de la montagne.

Ratcliffe le vit s’avancer en prenant toutes les précautions d’un chef de sauvages indiens qui conduit sa troupe-pendant la nuit pour surprendre un parti ennemi qui ne l’attend point, faisant même un détour pour éviter le clair de lune, et se cacher le plus long-temps possible sous l’ombre de la montagne.

– Robertson est perdu ! pensa-t-il. Que diable aussi a-t-il à dire à cette Jeanie Deans, ou à toutes les femmes du monde, pour exposer son cou avec elle ! Et cette infernale folle qui, après avoir caqueté toute la nuit comme une poule de paon, se tait juste quand son caquetage aurait pu faire quelque bien ! Mais il en est toujours de même avec les femmes ; si elles font jouer leurs langues, vous êtes sûr que c’est pour quelque malheur. Je voudrais bien la remettre en train sans que ce suceur de sang y prît garde ; mais il est aussi fin que l’alène de Mackeachan, qui, à travers six bandes de cuir, pénétra de six lignes dans le talon du roi.

Il commença alors à fredonner à voix basse le premier vers d’une ballade favorite de Madge Wildfire, qui avait quelque rapport éloigné avec la situation de Robertson, espérant que la folle continuerait le couplet :

Un limier court sous le feuillage,

Je vois de loin briller l’acier ;

La jeune fille est sous l’ombrage,

Elle chante un refrain guerrier.

Madge n’eut pas plus tôt entendu ces vers, qu’elle prouva à Ratcliffe que sa sagacité avait deviné juste en continuant :

Quand je vois à votre poursuite

Courir des ennemis armés,

Et quoi ! sir James, vous dormez !

Sir James, réveillez-vous vite.

Quoique Ratcliffe fût encore à une grande distance de la butte de Muschat, ses yeux, habitués comme ceux d’un chat à distinguer les objets dans l’obscurité, virent que Robertson avait pris l’alarme ; mais ni Georges Poinder moins clairvoyant ou moins attentif, ni Sharpitlaw et ses acolytes ne purent s’apercevoir de sa fuite, quoique ceux-ci fussent plus près de la butte, dont le terrain inégal leur interceptait la vue. Enfin, au bout de quelques minutes, Ratcliffe entendit Sharpitlaw s’écrier de toutes ses forces, avec une voix aigre comme le son d’une scie : – Il est parti ! je l’ai vu sur le rocher. En chasse, mes amis ! ici ! vite à moi ! Et continuant à donner ses ordres à son arrière-garde, il ajouta : Ratcliffe, venez ici et retenez la femme ; – Georges, courez et suivez la haie de la promenade du duc . Ratcliffe ! vite à moi ! mais assommez d’abord cette chienne enragée !

– Je vous conseille d’avoir recours à vos jambes, Madge, lui dit Ratcliffe ; il n’est pas bon de se frotter à un homme en colère.

Malgré la folie de Madge, il lui restait encore assez de bon sens pour profiter de cet avis, et il ne fut pas nécessaire de le lui répéter deux fois.

Cependant Ratcliffe courut à Sharpitlaw en affectant tout l’empressement du zèle et de l’obéissance, et celui-ci, qui avait fait une prisonnière, l’attendait avec impatience pour la lui donner en garde. Ainsi toute la bande se sépara, courant dans diverses directions, excepté Ratcliffe, et Jeanie que Ratcliffe tenait par sa mante, quoiqu’elle ne fît aucun effort pour s’éloigner du cairn ou butte de Muschat.

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