CHAPITRE XXI.

« S’il faut qu’à l’échafaud une loi trop cruelle,
» En flétrissant ton nom te traîne en criminelle,
» Ma fidèle amitié, mes soins toujours constans
» Adouciront l’horreur de tes derniers instans. »

JEMMY DAWSON

Après avoir consacré à la prière une grande partie de la matinée, car ses bons voisins avaient voulu se charger de ses occupations journalières pour cette fois, David Deans descendit dans la chambre où le déjeuner était préparé. Il y entra les yeux baissés, n’osant les lever sur Jeanie, et ne sachant encore si sa conscience lui avait permis de comparaître devant la cour de justice criminelle pour y porter le témoignage qu’il savait bien qu’elle possédait pour disculper sa sœur. Enfin, après une longue hésitation, il regarda ses vêtemens pour voir s’ils annonçaient l’intention d’aller à la ville. Elle avait quitté le costume qu’elle mettait pour ses travaux du matin ; mais elle n’avait pas pris celui qu’elle portait les jours de fête pour se rendre à l’église ou dans quelque réunion. Son bon sens naturel lui avait fait sentir que, s’il eût été peu respectueux de paraître devant un tribunal avec un extérieur trop négligé, il ne serait pas moins inconvenant d’avoir une parure recherchée dans une occasion où il ne s’agissait de rien moins que de la vie de sa sœur. Son père ne trouva donc rien dans sa mise qui pût lui faire deviner ses intentions.

Les préparatifs pour le déjeuner frugal furent faits en pure perte ce jour-là. Le père et la fille se mirent à table, l’un et l’autre faisant semblant de manger quand leurs yeux se rencontraient, et la main qui se dirigeait vers la bouche retombant sur la table dès que cet effort occasioné par l’affection n’était plus nécessaire.

Ce moment de contrainte ne fut pas long : l’horloge de Saint-Giles fit entendre l’heure qui précédait celle où la séance de la cour devait commencer. Jeanie se leva de table, et, avec un calme dont elle était surprise elle-même prit son plaid et se disposa à partir. Sa fermeté offrait un contraste étrange avec l’incertitude et la vacillation qu’annonçaient tous les gestes de son père ; quelqu’un qui ne les aurait pas connus aurait eu peine à croire que l’une fût une fille docile, douce, tranquille et même timide, et l’autre un homme d’un caractère ferme, stoïque, incapable de plier, religieux jusqu’au fanatisme, et qui, dans sa jeunesse, avait couru bien des dangers et souffert bien des persécutions sans dévier un instant de ses principes. La cause de cette différence était que Jeanie, déjà décidée sur la démarche qu’elle devait faire, se résignait à toutes les conséquences qui pouvaient en résulter, tandis que son père, n’ayant osé interroger sa fille sur rien, de peur d’exercer la moindre influence sur elle, épuisait son imagination à chercher ce qu’elle pourrait dire au tribunal, et à conjecturer l’effet que produirait sa déclaration.

Enfin, quand il la vit prête à partir : – Ma chère fille, lui dit-il, je vais vous… il ne put finir sa phrase, mais Jeanie le voyant mettre ses gants de laine tricotée et prendre son bâton, devina qu’il avait dessein de l’accompagner.

– Mon père, lui dit-elle, vous feriez mieux de rester ici.

– Non, répondit le vieillard ! Dieu me donnera de la force ; j’irai.

Il prit le bras de sa fille sous le sien et sortit avec elle, marchant à si grands pas, qu’elle avait peine à le suivre.

– Et votre toque, mon père ? lui dit Jeanie qui s’aperçut qu’il était sorti la tête découverte ; circonstance minutieuse sans doute, mais qui prouve combien son esprit était troublé. Il rentra chez lui, rougissant presque d’avoir laissé échapper une preuve de l’agitation de son âme ; et ayant mis sa grande toque bleue écossaise, d’un pas plus lent et mesuré, comme si cet incident l’avait forcé de rassembler toute sa résolution, il prit de nouveau le bras de sa fille, et reprit avec elle le chemin d’Édimbourg.

Les cours de justice étaient alors tenues, comme elles le sont encore aujourd’hui, dans ce qu’on appelait le clos du Parlement, ou, selon l’expression moderne, Parliament-Square. Elles occupaient le bâtiment destiné dans l’origine aux États écossais. Cet édifice, quoique d’un style imparfait d’architecture et de mauvais goût, avait du moins un aspect grave, décent, et pour ainsi dire judiciaire, que son antiquité au moins rendait respectable. Lors de mon dernier voyage à la métropole, j’ai observé que le goût moderne lui a substitué, à grands frais sans doute, un édifice si peu en harmonie avec les antiques monumens qui l’entourent, et d’ailleurs si bizarre et si lourd en lui-même, qu’on pourrait le comparer aux décorations de Tom Errand le Porteur, dans la pièce, Un Tour au Jubilé , quand il se montre attifé de la parure pimpante de Beau Clincher . Sed transeat cum cœteris erroribus.

L’annonce du fatal spectacle dont ce jour devait être témoin se voyait déjà dans la petite cour quadrangulaire, ou le Clos, si nous pouvons nous permettre de lui donner ce nom suranné qu’à Lichtfield, à Salisbury et ailleurs, on emploie avec raison pour désigner la place adjacente d’une cathédrale.

Les soldats de la Garde de la Ville étaient rangés en haie, repoussant avec les crosses de leurs fusils le peuple qui se pressait en foule pour jeter un coup d’œil sur l’infortunée qui allait être mise en jugement. Il n’est personne qui n’ait eu occasion de remarquer avec dégoût l’apathie avec laquelle la populace regarde les scènes de cette nature, et combien il est rare, à moins que sa compassion ne soit excitée par quelque circonstance frappante et extraordinaire, qu’elle montre un autre intérêt que celui d’une curiosité brutale et irréfléchie. On rit, on plaisante, on se querelle, on se pousse, on se heurte avec autant d’indifférence et d’insensibilité que s’il s’agissait de voir passer un cortége, ou d’assister à quelque divertissement. Cependant cette conduite si naturelle à la population dégradée d’une grande ville fait place quelquefois à un accès momentané de compassion et d’humanité ; et c’est ce qui arriva en cette occasion.

Plus Deans et sa fille approchaient de la place du parlement où se trouvait le local des séances de la cour, plus la foule augmentait, et quand ils cherchèrent à s’y faire faire place pour avancer vers la porte, le costume et la figure du vieux Deans attirèrent sur eux maints brocards.

La canaille a un singulier instinct pour deviner le caractère des gens sur leur extérieur.

Vous êtes, whigs, les bienvenus,

Dupont de Bothwell sur la Clyde,

chanta un homme (car la populace d’Édimbourg était alors jacobite, probablement parce que c’était l’opinion la plus diamétralement opposée à l’autorité existante).

Maître David Williamson

Est choisi sur vingt, monte en chaire ;

Et là chante en haussant le ton

De Killycranky l’air de guerre.

Ainsi chanta une syrène dont la profession était annoncée par son costume. Un cadie , ou commissionnaire que David avait coudoyé en passant, s’écria avec un accent du nord très prononcé : – Au diable ce Cameronien ! – quel droit a-t-il de pousser les gentilshommes ? – Faites place à l’Ancien  ! il vient voir une précieuse sœur glorifier Dieu dans Grassmarket.

– Paix donc ! s’écria quelqu’un : c’est une honte ! et il ajouta d’un ton plus bas, mais distincte : c’est le père et la sœur.

Tous reculèrent à l’instant pour leur faire place ; les plus grossiers et les plus dissolus gardèrent, comme le reste, le silence de la honte.

David, demeuré seul avec sa fille dans la place que la foule venait de leur faire, prit la main de Jeanie, et lui dit avec une expression de regard austère qui révélait toute l’émotion intérieure de son âme : – Vous entendez de vos oreilles et vous voyez de vos yeux à qui sont attribuées par les moqueurs les erreurs et les défections des fidèles ; non pas à eux seuls, mais à l’Église dont ils sont membres et à son chef invincible et sacré. Nous pouvons donc bien prendre en patience notre part d’un reproche qui porte si haut.

L’homme qui avait parlé n’était autre que notre ancien ami le laird de Dumbiedikes, dont la bouche, comme celle de l’âne du prophète, s’était ouverte par l’urgence du cas. Il se joignit aux autres avec sa taciturnité ordinaire, et les suivit au tribunal. Personne n’apporta le moindre obstacle. On prétend même qu’un des gardes qui étaient à la porte refusa un shelling que lui offrit généreusement le laird, qui pensait que l’argent rend tout facile. Mais ce fait mérite confirmation.

En entrant dans l’enceinte de la cour, ils la trouvèrent remplie, suivant l’usage, de la foule ordinaire des hommes de loi et des oisifs qui assistent à un procès, les uns par devoir, les autres par goût. Des bourgeois regardaient d’un air curieux sans rien dire ; de jeunes avocats allaient et venaient, riaient et plaisantaient, comme s’ils eussent été au parterre d’un théâtre ; d’autres, assis sur un banc à part, discutaient gravement la doctrine du crime par interprétation, et sur le sens précis du statut. Le banc du tribunal était prêt pour les juges. Les jurés étaient déjà à leur place ; les conseillers de la couronne feuilletaient leurs brefs et leurs notes de la déposition des témoins, avaient l’air grave et se parlaient à l’oreille ; ils occupaient un côté d’une large table placée sous le banc des juges. De l’autre étaient assis les avocats à qui l’humanité de la loi écossaise (plus libérale ici que celle d’Angleterre) non seulement permet, mais encore enjoint d’assister de leurs conseils tous les accusés. Nicol Novit avait l’air affairé et important ; il ne cessait de parler au conseil du panel (c’est ainsi qu’on appelle le prévenu, style de palais en Écosse).

– Ou sera-t-elle placée ? demanda au laird le malheureux père d’une voix basse et tremblante, lorsqu’ils entrèrent dans la salle.

Dumbiedikes fit un signe à Novit, qui s’approcha d’eux, et qui leur montra un espace vacant à la barre, en face des siéges des juges. Il offrit de les y conduire.

– Non ! s’écria Deans, non ! je ne puis me placer près d’elle. Je ne veux pas qu’elle me voie ; je veux pouvoir en détourner mes yeux. Cela vaudra mieux pour tous deux.

Saddletree, qui, en voulant dire son mot au conseil de l’accusée, avait reçu plus d’une fois l’avis de se mêler de ses affaires, vit avec plaisir qu’il avait une occasion de montrer son importance ; et, grâce à son crédit près des huissiers, il obtint pour Deans et sa fille une place dans un coin où ils étaient presque entièrement cachés par la protection du banc des juges.

– Il est bon d’avoir des amis en cour, dit-il au vieillard, qui n’était en état ni de l’écouter ni de lui répondre. – Sans moi, vous n’auriez pu vous procurer une place comme celle-ci. Les lords vont arriver incontinent, et ouvrir instanter la séance ; ils n’ont pas besoin de clore, la cour d’une barrière comme dans les circuits : la haute cour criminelle est toujours close. – Et mais ! pour l’amour du Seigneur, qu’est-ce que cela ! – Jeanie, vous êtes un témoin cité – Huissier, cette fille est témoin ; – il faut qu’on l’enferme ; – elle ne saurait rester avec tout le monde. – N’est-il pas vrai, M. Novit, qu’il faut enfermer Jeanie Deans ?

Novit fit un signe de tête affirmatif, et offrit à Jeanie de la conduire dans la chambre des témoins : suivant l’usage scrupuleux des cours d’Écosse, ils y restent jusqu’à ce qu’on les appelle pour faire leur déposition, séparés de tous ceux qui pourraient exercer quelque influence sur la déclaration qu’ils ont à faire, ou les informer de ce qui se passe au tribunal pendant l’instruction du procès.

– Cela est-il absolument nécessaire ? demanda Jeanie, qui éprouvait beaucoup de répugnance à quitter son père.

– Indispensable ! dit Saddletree. Qui a jamais vu un témoin rester dans la salle des séances ?

– C’est réellement une chose nécessaire, dit M. Novit ; – et Jeanie bien à contre-cœur se rendit dans la chambre des témoins, à la suite de l’huissier.

– C’est là ce qu’on appelle séquestrer un témoin, M. Deans, dit Saddletree, ce qui n’est pas la même chose que de séquestrer les biens. J’ai été souvent moi-même séquestré comme témoin, car le sheriff est dans l’usage de m’appeler pour attester les déclarations par révélation anticipée, M. Sharpitlaw de même ; mais je n’ai jamais eu mes biens séquestrés qu’une fois, et il y a long-temps, avant mon mariage. Mais chut ! chut ! voici la cour qui arrive.

En ce moment les cinq lords de la cour de justice, revêtus de leurs robes écarlates bordées de blanc, entrèrent dans la salle précédés de leur massier, et prirent séance.

Tout l’auditoire se leva par respect à leur arrivée ; et le bruit que ce mouvement avait occasioné cessait à peine, qu’il s’en éleva un bien plus considérable, causé par la multitude qui s’empressait d’entrer par les portes de la salle et des galeries, ce qui annonçait que l’accusée allait paraître à la barre. Les portes ne sont ouvertes d’avance qu’aux personnes qui ont droit d’être présentes, ou à celles qui occupent un rang dans la société ; et le tumulte a lieu lorsqu’on laisse entrer tous ceux que la curiosité fait accourir à l’audience. La multitude de ces derniers se précipita, le visage enflammé, les habits en désordre, se coudoyant avec rudesse, ou tombant les uns sur les autres, tandis que quelques soldats, formant comme le centre de ce flux et reflux, pouvaient à peine procurer un passage libre à l’accusée jusqu’à la place qui lui était assignée. Enfin le désordre fut apaisé par l’autorité de la cour et les efforts des huissiers, et la malheureuse fille fut placée à la barre du tribunal entre deux soldats qui avaient la baïonnette au bout du fusil pour y entendre la sentence qui devait décider de sa vie ou de sa mort.

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