CHAPITRE XXII.

« Nous avons des statuts et des lois rigides – (frein nécessaire à des passions fougueuses) que nous avons laissés dormir depuis dix-neuf ans, comme un vieux lion qui ne sort plus de sa caverne pour aller chercher sa proie. »

SHAKSPEARE.

– Euphémie Deans, dit le juge président d’un ton de dignité où l’on remarquait un mélange de compassion, levez-vous, et écoutez l’accusation criminelle intentée contre vous.

L’infortunée, qui avait été comme étourdie par le tumulte du peuple, à travers les flots duquel les gardes avaient eu peine à lui frayer un passage, jeta des regards égarés sur la multitude de têtes dont elle était environnée, et qui semblait former, pour ainsi dire, sur les murs, depuis le plafond jusqu’en bas, une tapisserie vivante. Elle obéit comme par instinct à l’ordre que lui donnait une voix qui lui parut aussi formidable que le son de la trompette du jugement dernier.

– Relevez vos cheveux, Effie, lui dit un des huissiers ; car ses longs cheveux noirs, que, suivant la coutume d’Écosse, les femmes non mariées ne couvrent jamais d’un chapeau ni d’un bonnet, et qu’elle n’osait plus retenir avec le snood ou ruban blanc, symbole de la virginité, tombaient sur son visage et cachaient presque entièrement ses traits. En recevant cette espèce d’avertissement, la pauvre fille, avec un geste empressé, mais presque mécanique, sépara les belles tresses qui ombrageaient son front, et montra un visage qui, quoique pâle et maigre, était si beau encore, malgré sa profonde affliction, qu’il excita un murmure universel de compassion et de sympathie. Cette expression d’attendrissement la fit sortir de cette stupeur de la crainte qui, dans le premier moment, avait fait taire en elle toute autre sensation, et réveilla dans son cœur le sentiment non moins pénible de la honte attachée à la situation où elle se trouvait. Ses yeux, qu’elle avait d’abord portés de toutes parts d’un air égaré, se baissèrent vers la terre ; et ses joues, naguère pâles comme la mort, se couvrirent d’une telle rougeur, que lorsque, dans l’angoisse de la honte, elle voulut se cacher le visage, son cou, son front, tout ce que ses mains délicates ne pouvaient voiler était écarlate.

Chacun remarqua ce changement, chacun en fut ému, excepté un seul homme ; c’était le vieux Deans, qui, immobile à sa place, où il ne pouvait ni voir ni être vu sans se lever, n’en restait pas moins les yeux fixés à terre, comme s’il eût craint d’être témoin oculaire de la honte de sa maison.

– Ichabod ! se dit-il à lui-même ; Ichabod, ma gloire est éclipsée !

Pendant qu’il se livrait à ces réflexions, on fit la lecture de l’acte d’accusation, et le président, suivant l’usage, demanda à l’accusée si elle se déclarait coupable ou non coupable.

– Non coupable de la mort de mon pauvre enfant, répondit-elle d’une voix dont les accens doux et plaintifs, ajoutant à l’intérêt que ses traits avaient déjà inspiré, firent naître une nouvelle émotion dans le cœur de tous les auditeurs.

La cour invita ensuite l’avocat de la couronne à plaider la relevance, c’est-à-dire à exposer les argumens en point de droit et l’évidence en point de fait contre la prévenue et en sa faveur. Après quoi, c’est une coutume de la cour de prononcer un jugement préliminaire, en renvoyant la cause à la connaissance du jury, ou des assises.

L’avocat de la couronne parla, en peu de mots, de la fréquence du crime d’infanticide, qui avait fait porter le statut spécial sous la menace duquel l’accusée se trouvait. Il cita les divers exemples, dont quelques uns étaient accompagnés de circonstances atroces, qui avaient forcé, malgré lui, l’avocat du roi à essayer si, en donnant à l’acte du parlement porté pour prévenir ce crime, toute l’extension et la force dont il était susceptible, il ne pourrait pas le rendre plus rare.

– « Je crois, dit-il, pouvoir prouver, par les déclarations des témoins et celles de l’accusée elle-même, qu’elle est dans le cas prévu par le statut. L’accusée n’avait communiqué sa grossesse à personne ; elle en a elle-même fait l’aveu. Ce secret est le premier point sur lequel se fonde la prévention. Il conste de la même déclaration qu’elle a mis au monde un enfant mâle, et dans des circonstances qui ne donnent que trop de raisons de croire qu’il est mort par les mains ou du consentement de la malheureuse mère. » – Il n’était cependant pas nécessaire à l’avocat du roi de donner des preuves positives que l’accusée était complice du meurtre, ni même d’établir que l’enfant avait péri ; il lui suffisait pour soutenir l’accusation qu’il eût disparu. D’après la sévérité nécessaire de la loi, celle qui cachait sa grossesse, et se passait des secours presque indispensables lors de l’accouchement, était supposée avoir médité la mort de son fruit. À moins qu’elle ne parvînt à prouver que l’enfant était mort naturellement, ou à le produire en vie, elle devait être déclarée coupable, et condamnée à mort en conséquence.

L’avocat de l’accusée, homme renommé dans sa profession, ne prétendit pas réfuter directement les argumens de l’avocat du roi.

– « Il suffit à Vos Seigneuries, observa-t-il, de savoir que telle est la loi, et le ministère public a eu le droit de réclamer le cas de relevance ; mais j’espère atténuer l’accusation. L’histoire de ma cliente est courte, mais bien triste. Elle a été élevée dans les plus austères principes de la religion et de la vertu ; c’est la fille d’un homme estimable, qui, dans les temps critiques, s’est fait connaître par son courage en souffrant la persécution pour sa conscience. »

David Deans se leva par une sorte de mouvement convulsif, en entendant parler de lui de cette manière, et se rassit au même instant en s’appuyant la tête sur les deux mains. Les avocats whigs présens à la séance firent entendre un léger murmure d’approbation, tandis que les torys au contraire se mordaient les lèvres.

– « Quelque opinion que nous puissions avoir des dogmes religieux de cette secte, continua l’avocat, qui sentait la nécessité de se concilier la faveur des deux partis, personne ne peut nier que la morale n’en soit pure, et que les enfans n’y soient élevés dans la crainte de Dieu. C’est pourtant la fille d’un tel homme qu’on citerait devant un jury pour la convaincre d’un crime appartenant plutôt à un pays païen ou aux nations sauvages qu’à un royaume chrétien et civilisé. Je ne nierai pas que, malgré les excellens principes qu’elle avait reçus, la malheureuse fille n’ait cédé, dans un moment de faiblesse, aux artifices d’un séducteur qui cache sous un extérieur prévenant une âme capable de tous les crimes, qui lui avait promis de l’épouser, et qui aurait peut-être exécuté cette promesse, si son emprisonnement, sa condamnation à mort, sa fuite et la nécessité de se cacher, n’y eussent mis obstacle. En un mot, messieurs, l’auteur des malheurs de ma cliente, le père de l’enfant dont la disparition est un mystère, est le trop célèbre Georges Robertson, le complice de Wilson, et le principal auteur de l’insurrection qui se termina par la mort de Porteous. »

– Je suis fâché d’interrompre l’avocat dans une telle cause, dit le président mais je dois lui rappeler que tous ces faits sont étrangers à l’affaire dont il s’agit.

L’avocat répondit au président par un salut. – Il avait cru nécessaire, reprit-il, de parler de Robertson, parce que la position où se trouvait cet homme rendait assez raison du silence sur lequel l’avocat du roi s’était appuyé pour prouver que sa cliente méditait le meurtre de son enfant. Elle n’avait pas déclaré à ses amies qu’elle avait été séduite ; – et pourquoi ne l’avait-elle pas fait ? – Parce qu’elle espérait tous les jours que son honneur lui serait rendu par celui qui le lui avait ravi, et qu’elle croyait en état et dans l’intention de réparer, en l’épousant, les torts dont il était coupable envers elle. Était-il naturel, était-il raisonnable de vouloir qu’elle devînt felo de se, c’est-à-dire qu’elle rendit sa honte publique, lorsqu’elle pouvait espérer qu’en la cachant pour un temps elle la voilait à jamais ? N’était-il pas au contraire pardonnable que, dans une telle extrémité, une jeune femme fut éloignée de faire sa confidente de chaque commère curieuse qui venait lui demander l’explication d’un changement suspect survenu en elle, et que les femmes de la basse classe, les femmes de tous les rangs, dit même l’avocat, sont si promptes à remarquer, et qu’elles découvrent même là où la chose n’existe pas ? Était-il étrange qu’Effie eût repoussé leurs importunes questions par de brusques dénégations ? Le sens commun devait faire dire non. – Mais quoique ma cliente eût gardé le silence envers celles qui n’avaient aucun droit d’exiger qu’elle leur fît part de sa grossesse, à qui même, dit le savant avocat, il eût été imprudent de se confier, cependant j’espère écarter cette difficulté, j’espère obtenir le renvoi honorable de la pauvre fille, en prouvant qu’en effet, en temps et lieu, elle révéla sa malheureuse situation à une personne plus digne de cette confiance. C’est ce qui arriva après la condamnation de Robertson, et lorsqu’il était en prison dans l’attente du sort auquel il échappa d’une manière si étrange. Ce fut alors que, n’espérant plus la réparation de sa faute, et qu’une union avec son séducteur, si elle eût été probable, aurait pu être regardée comme un surcroît de honte ; – ce fut alors, j’espère le prouver, que l’accusée s’ouvrit sur ses dangers et son malheur à sa sœur, jeune femme plus âgée qu’elle, et fille d’un premier lit, si je ne me trompe.

– Si en effet vous pouvez nous prouver ce point, M. Fairbrother, dit le président. –

– Si je puis le prouver, milord ! reprit Fairbrother ; j’espère non seulement servir ma cliente, mais dispenser Vos Seigneuries de ce qui serait pour vous un pénible devoir, et donner à tous ceux qui m’entendent la douce satisfaction de voir une personne si jeune, si ingénue, et si belle, renvoyée d’une accusation qui compromet à la fois son honneur et sa vie.

Cette apostrophe parut affecter la plupart des auditeurs, et fut accueillie par un léger murmure d’approbation.

Deans, en entendant citer la beauté et l’innocence présumable de sa fille, allait involontairement tourner les yeux sur elle ; mais, se contraignant, il les reporta vers la terre.

– « Mon savant confrère, l’avocat du roi, continua Fairbrother, ne partagerait-il pas la joie générale, lui qui concilie si bien l’humanité avec l’accomplissement de ses devoirs ? Je le vois secouer la tête d’un air de doute, et montrer du doigt la déclaration de l’accusée. Je le comprends parfaitement : – il voudrait insinuer que le fait que j’avance ne s’accorde pas avec les aveux d’Euphémie Deans elle-même. Je n’ai pas besoin de rappeler à Vos Seigneuries que sa défense actuelle ne doit nullement être restreinte dans les bornes de ses premières déclarations. Son jugement doit dépendre de ce qui sera prouvé ultérieurement pour elle ou contre elle. Je ne suis point obligé de dire pourquoi elle n’a point parlé, dans sa déclaration, de la confidence qu’elle avait faite à sa sœur. Elle peut n’avoir pas connu l’importance de ce fait ; elle peut avoir craint d’impliquer sa sœur ; elle peut avoir oublié cette circonstance dans la terreur et le trouble qui l’agitaient. Il n’est aucune de ces raisons qui ne suffise pour motiver cette réticence. Je m’en tiens surtout à sa crainte erronée de compromettre sa sœur, parce que j’observe que, par la même tendresse pour son amant (tout indigne qu’il en est), Euphémie Deans n’a pas une seule fois prononcé le nom de Robertson dans son interrogatoire.

» Mais, milords, continua Fairbrother, je sais que l’avocat du roi exigera que je fasse concorder la preuve que j’offre avec d’autres circonstances que je ne puis ni ne veux nier. Il me demandera comment concilier l’aveu d’Effie Deans à sa sœur avec le mystère dont elle a couvert la naissance de son enfant, – avec sa disparition, et peut-être sa mort (car j’admets tout ce qui est possible et ce que je ne puis réfuter). Milords, l’explication de ces contradictions apparentes se trouve dans la douceur, et je puis dire la flexibilité du sexe. Les dulces Amaryllidis irœ, comme le savent Vos Seigneuries, sont aisément apaisées. Il n’est pas possible de concevoir une femme tellement offensée par l’homme qu’elle a aimé, qu’elle ne conserve pour lui un fond de pardon auquel son repentir réel ou affecté peut pleinement avoir recours sans craindre de refus. Nous pouvons prouver, par une lettre, que ce Robertson, du sein de sa prison, où il méditait sa fuite, exerçait encore une pleine autorité sur l’esprit de la pauvre Effie, dont il dirigeait en quelque sorte tous les mouvemens. Ce fut pour lui complaire que l’accusée suivit un plan de conduite tout opposé à celui que ses bonnes intentions lui auraient suggéré. Ce fut par ses insinuations que, lorsque son terme approchait, au lieu de se confier à sa famille, elle se livra aux soins de quelque vil agent de son coupable séducteur, et fut conduite dans un de ces repaires secrets qui, à la honte de notre police, existent dans nos faubourgs, où, par l’assistance d’une personne de son sexe, elle accoucha d’un enfant mâle, avec des circonstances qui augmentèrent encore l’amertume des souffrances auxquelles fut condamnée notre première mère.

» Quelle était l’intention de Robertson ? Il est difficile de le deviner. Peut-être voulait-il épouser Effie Deans, car son père est dans l’aisance. Mais quant au dénouement de cette histoire et à la conduite de celle qu’il avait placée auprès de l’accusée, c’est ce dont il est encore plus embarrassant de rendre raison.

» Euphémie fut attaquée de la fièvre qui survient aux femmes en couche. Il paraît que la personne qui la soignait profita de son délire pour la tromper : en revenant à elle, Euphémie se trouva sans enfant dans ce séjour de l’opprobre et de la misère. Son enfant lui avait été enlevé, peut-être dans de criminelles intentions, peut-être a-t-il été en effet assassiné ! »

Ici Fairbrother fut interrompu par le cri perçant d’Effie. Ce ne fut qu’avec peine qu’on parvint à lui rendre le calme. Son avocat profita de cette interruption tragique pour terminer son plaidoyer, en produisant de l’effet.

– « Milords, dit-il, dans ce cri douloureux vous avez entendu l’éloquence de l’amour maternel, supérieure à toutes mes paroles : – c’est Rachel pleurant ses enfans. La nature elle-même témoigne en faveur des sentimens de cette jeune mère. Je n’ajouterai pas un mot de plus à cette voix du cœur. »

– Avez-vous entendu rien de pareil, laird Dumbiedikes ? dit alors Saddletree ; il vous couvrirait toute une bobine avec un bout de fil : il est dans le cas de tirer bon parti de la déclaration ; il suppose que Jeanie Deans était prévenue par sa sœur. M. Crossmyloof fait peu de cas de cette supposition. Mais il tirerait un gros oiseau d’un petit œuf. Il tirerait tous les poissons du Frith. Ah ! pourquoi mon père ne m’a-t-il pas envoyé à Utrecht ! Mais chut, la cour va prononcer sur la relevance.

En effet, les juges, après quelques mots de préambule, prononcèrent leur jugement, qui portait que la prévention, si elle était prouvée, était suffisante pour motiver les peines de la loi ; et que la défense établissant que l’accusée avait communiqué sa situation à sa sœur était aussi une défense suffisante ; enfin les juges soumettaient ladite prévention et ladite défense au jugement d’un jury.

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