« Très équitable juge, une sentence ; allons, préparez-vous. »
SHAKSPEARE. Le Marchand de Venise.
Ce n’est nullement mon intention de décrire minutieusement les formes d’un procès criminel d’Écosse, et j’aurais peur de ne pas être assez exact pour être à l’abri de la critique des messieurs de la robe d’Édimbourg : il suffit de dire que l’accusée fut traduite devant le jury, et que le procès continua. On demanda de nouveau à Effie si elle plaidait non coupable. – Elle répondit encore : Non coupable, avec le même son de voix déchirant.
L’avocat de la couronne fit alors entendre comme témoins deux ou trois femmes, qui déposèrent toutes qu’elles s’étaient aperçues de la situation dans laquelle Effie s’était trouvée, qu’elles lui en avaient parlé plusieurs fois, en l’engageant à convenir de sa faute, mais que celle-ci en avait toujours fait le désaveu le plus absolu.
Mais, comme il arrive souvent, la déclaration de l’accusée était le témoignage le plus sévère contre elle-même.
Dans le cas où ces contes viendraient à être lus au-delà des frontières d’Écosse, il est bon d’informer nos lecteurs qu’il est d’usage en ce pays, lorsque quelqu’un est arrêté sur une présomption de crime, de lui faire subir un interrogatoire judiciaire devant un magistrat. Il n’est obligé de répondre à aucune des questions qu’on lui fait, et il peut garder le silence s’il juge qu’il soit de son intérêt de le faire. Mais toutes ses réponses sont constatées par écrite signées par lui et par le magistrat, et on les produit contre lui lors de son jugement. Il est bien vrai que ces réponses ne sont pas produites comme des preuves directes de son crime, mais seulement comme venant à l’appui de celles qu’on a obtenues d’ailleurs. Malgré cette distinction subtile, introduite par les praticiens pour concilier cette forme de procédure avec cette règle générale qu’un homme ne peut porter témoignage contre lui-même, il arrive souvent que ces déclarations deviennent des moyens puissans contre l’accusé, qui se trouve pour ainsi dire condamné par sa propre bouche. Le prévenu, comme nous l’avons déjà dit, a le droit de garder le silence, mais il use rarement de cette faculté, parce qu’il sent que le refus de répondre à des questions qui lui sont faites par une autorité légale augmente les soupçons déjà conçus contre lui, et qu’il espère, par une apparence de franchise et par des déclarations spécieuses, déterminer le juge à le remettre en liberté. Mais, soit en disant un peu trop la vérité, soit en y substituant une fiction, l’accusé s’expose souvent à des contradictions, qui fournissent des armes contre lui dans l’esprit des jurés.
La déclaration d’Effie Deans fut faite d’après d’autres principes ; nous allons la citer ici dans les formes judiciaires, et telle qu’on la trouve au registre de la cour.
La prévenue avoue une intrigue criminelle avec un individu dont elle désire cacher le nom. – Étant interrogée sur ses raisons pour garder le secret sur ce point ; elle a déclaré qu’elle n’avait pas le droit de blâmer la conduite de la personne plus que la sienne propre, qu’elle voulait bien avouer sa faute, mais ne rien dire qui pût compromettre un absent. Interrogée si elle avait avoué sa situation à quelqu’un, ou préparé ses couches ; déclare que non : et étant interrogée, pourquoi elle s’abstint de faire ce que sa situation exigeait si impérieusement ; déclare qu’elle était honteuse de parler à ses amis, et qu’elle espérait que la personne mentionnée par elle pourvoirait à ses besoins et à ceux de son enfant. Interrogée si la personne le fit ; déclare que la personne ne le fit pas elle-même ; mais que ce ne fut pas sa faute, car la prévenue est certaine qu’il aurait donné sa vie pour son enfant et pour elle. Interrogée sur les causes qui l’avaient empêché de tenir sa promesse ; déclare qu’il lui était impossible de le faire, et refuse de répondre davantage à cette question. Interrogée où elle avait été depuis le temps qu’elle avait quitté la maison de son maître, M. Saddletree, jusqu’à son retour chez son père la veille du jour de son arrestation ; déclare ne pas s’en souvenir. Et l’interrogation étant réitérée ; déclare qu’elle dira la vérité, même pour sa perte, tant qu’on ne l’interrogera pas sur les autres, et reconnaît avoir passé ce temps-là dans la maison d’une femme de la connaissance de celui qui lui avait indiqué cet endroit pour y accoucher, et que là elle avait mis au monde un enfant mâle. Interrogée sur le nom de cette femme ; déclare qu’elle refuse de répondre. Interrogée sur le lieu où elle demeure ; déclare qu’elle n’en est pas certaine ; il était nuit quand elle l’avait conduite chez elle. Interrogée si c’était dans la ville, ou dans les faubourgs ; déclare qu’elle refuse de répondre à cette question. Interrogée si en quittant la maison de M. Saddletree, elle monta ou descendit la rue ; déclare qu’elle refuse de répondre à cette question. Interrogée si elle avait jamais vu la femme avant d’être dirigée chez elle par la personne dont elle refuse de dire le nom ; déclare et répond qu’elle ne croit pas l’avoir jamais vue. Interrogée si cette femme lui fut présentée par ladite personne verbalement ; déclare n’être pas libre de répondre à cette question. Interrogée si l’enfant était né vivant ; déclare que, – Dieu lui soit propice à elle et à l’enfant, – que l’enfant était certainement vivant. Interrogée si l’enfant était mort naturellement après sa naissance ; déclare ne pas le savoir. Interrogée où il est ; déclare qu’elle donnerait sa main droite pour le savoir, mais qu’elle craint bien de n’en plus voir que les os. Interrogée pourquoi elle le suppose mort ; la prévenue pleure amèrement et ne fait pas de réponse. Interrogée si la femme chez qui elle était paraissait avoir les connaissances nécessaires pour sa situation ; déclare qu’elle semblait bien en avoir assez, mais que c’était une bien méchante femme : interrogée s’il se trouvait chez elle d’autres personnes qu’elles deux ; déclare qu’elle croit qu’il s’y trouvait une autre femme, mais qu’elle avait la tête si troublée qu’elle y avait fait peu d’attention. Interrogée quand on lui avait enlevé son enfant ; déclare qu’elle avait eu la fièvre et le délire, et que quand, revenue à elle-même, elle avait redemandé l’enfant, la femme lui a dit qu’il était mort ; qu’elle avait répondu : S’il est mort, on lui a fait un mauvais parti ; que là-dessus la femme avait été très irritée et l’avait accablée de menaces et d’injures ; elle avait eu peur et s’était traînée hors de la maison dès que la femme avait eu le dos tourné, et s’était rendue à Saint-Léonard aussi bien qu’on le pouvait dans son état. Interrogée pourquoi elle n’avait pas conté cette histoire à son père et à sa sœur, afin de faire chercher l’enfant mort ou vif ; elle déclare que c’était son intention de le faire, mais elle n’en avait pas eu le temps. Interrogée pourquoi elle cachait le nom et la demeure de la femme, l’accusée garde le silence un moment, et dit qu’en les faisant connaître elle ne remédierait pas au mal qui était fait, et en pourrait causer davantage. Interrogée si elle avait eu jamais elle-même quelque idée de faire périr son enfant par violence ; répond : Jamais ; – que Dieu lui fasse miséricorde ; – et déclare de nouveau que jamais elle n’y a pensé dans sa pleine raison, mais elle ne peut répondre des mauvaises pensées que l’ennemi a pu lui mettre dans la tête pendant qu’elle était hors d’elle-même. Interrogée de nouveau solennellement ; déclare qu’elle aurait mieux aimé être tirée à quatre chevaux que de faire le moindre mal à son enfant. Interrogée : déclare que dans les injures que lui disait la femme, elle prétendait qu’elle avait blessé son enfant dans son délire ; mais la prévenue croit que cela ne lui a été dit que pour l’effrayer. Interrogée sur ce que la femme lui avait encore dit ; déclare que lorsque les cris qu’elle poussait en apprenant que l’enfant était mort lui firent craindre que les voisins ne l’entendissent, entre autres menaces, elle lui dit que ceux qui avaient pu empêcher l’enfant de crier, sauraient bien en empêcher la mère si elle ne se taisait pas, et que cette menace lui fit conclure que l’enfant était mort et elle-même en danger ; car cette femme était une bien méchante femme comme elle la jugeait d’après son langage. Interrogée : déclare que la fièvre et son délire lui furent occasionés par de mauvaises nouvelles ; mais refuse de dire quelles étaient ces nouvelles. Interrogée pourquoi elle refuse de donner des détails qui pourraient être utiles au magistrat pour découvrir si son enfant est mort ou vivant, sauver sa propre vie, et retirer l’enfant des mauvaises mains où il paraît être tombé, s’il vit encore ; et comme on lui observe que ces réticences ne sont pas d’accord avec son intention prétendue de s’ouvrir à sa sœur ; déclare qu’elle sait que l’enfant est mort, ou que s’il vit, il y a quelqu’un qui veillera sur lui ; que quant à elle, sa vie est entre les mains de Dieu qui connaît l’innocence de ses intentions par rapport à son enfant ; qu’elle avait le projet de parler en quittant la maison de la femme, mais qu’elle a changé d’avis à cause d’une chose qu’elle a apprise depuis ; et déclare en général qu’elle est fatiguée et ne répondra plus ce jour-là.
Dans un interrogatoire subséquent, Euphémie Deans s’en référa à la précédente déclaration, en ajoutant sur la présentation d’un papier trouvé dans la malle qu’elle avait, que c’était la lettre d’après laquelle elle s’était confiée à la femme dont elle avait parlé. Cette lettre contenait ce qui suit :
« Ma chère Effie,
» J’ai trouvé les moyens de vous assurer les secours d’une femme qui est en état de vous donner les soins qui vous seront nécessaires dans la situation où vous allez vous trouver. Elle n’est pas tout ce que je désirerais qu’elle fût, mais je ne puis faire mieux dans ma position actuelle, et je suis forcé d’avoir recours à elle en ce moment pour vous et pour moi. Je suis dans une cruelle situation, mais ma pensée est libre, et je ne suis pas sans espérances. Je crois que Handie Andie et moi pourrons narguer encore le gibet. Vous me gronderez de vous écrire ainsi, mon petit Lis cameronien, mais si je vis assez pour vous servir de soutien ainsi qu’à notre enfant, vous aurez le temps de gronder. De la discrétion surtout. Ma vie dépend de cette sorcière. Elle est dangereuse et rusée, mais elle a des motifs pour ne pas me trahir. Adieu, cher Lis : dans une semaine vous me reverrez, ou vous ne me reverrez jamais.
» P. S. S’il faut que je périsse, mon plus grand sujet de repentir à mon dernier moment sera le tort que j’ai fait à mon Lis. »
Effie refusa de déclarer qui lui avait écrit cette lettre, mais on en savait assez pour ne pas douter qu’elle n’eût été écrite par Robertson, et la date se rapportait à l’époque où Wilson et lui avaient fait pour s’évader de prison une tentative qui avait été découverte comme on l’a vu au commencement de cette histoire.
La couronne ayant produit ses preuves, ce fut le tour de l’avocat d’Effie, qui demanda à faire examiner les témoins qui devaient déposer sur le caractère de l’accusée. Tous en firent l’éloge, mais surtout mistress Saddletree, qui, les larmes aux yeux, déclara qu’Effie lui avait inspiré la même amitié que si elle eût été sa fille. Tout le monde fut touché du bon cœur de cette digne femme, excepté son mari, qui dit tout bas à Dumbiedikes :
– Votre Nicol Novit n’y entend rien. À quoi bon amener ici une femme pour pleurnicher ? C’était moi qu’il fallait citer. J’aurais fait une telle déclaration, qu’on n’aurait pu toucher à un cheveu de sa tête.
– Eh mais, est-il donc trop tard ? dit le laird : je vais dire un mot à Novit.
– Non, non ! reprit Saddletree : ce serait une déclaration spontanée, et je sais ce qui en résulterait. Il aurait dû me faire citer debito tempore. Et, s’essuyant la bouche avec un mouchoir de soie, d’un air d’importance, il reprit l’attitude d’un auditeur attentif et intelligent.
M. Fairbrother avertit alors brièvement qu’il allait faire paraître son témoin le plus important, et de la déclaration duquel dépendait en grande partie le succès de sa cause. On venait de voir ce qu’était sa cliente d’après les témoins précédens ; et, si les termes les plus vifs de recommandation et même les larmes pouvaient intéresser à son sort, elle avait déjà obtenu cet avantage ; il devenait nécessaire cependant de produire des preuves plus positives de son innocence que celles qui résultaient de ces rapports en sa faveur, et c’étaient ces preuves qu’il allait obtenir de la bouche de la personne à qui elle avait communiqué sa situation, – de la bouche de sa confidente naturelle, – de sa sœur. – Huissier, faites comparaître Jeane ou Jeanie Deans, fille de David Deans, nourrisseur de vaches laitières à Saint-Léonard’s-Craigs.
À ces mots, Effie se tourna vivement du côté par où sa sœur devait entrer, et, quand elle la vit s’avancer lentement précédée par un huissier vers la table, ses bras tendus vers elle, ses cheveux épars, ses yeux en larmes, semblaient dire à sa sœur : – Ô Jeanie, sauvez-moi ! sauvez-moi !
Par un sentiment différent, mais d’accord avec son caractère fier et stoïque, le vieux Deans, quand il entendit appeler sa fille, prit un nouveau soin de se cacher à tous les yeux ; et quand Jeanie en entrant jeta un coup d’œil timide du côté où elle savait qu’il était placé, il lui fut impossible de l’apercevoir.
Il s’assit auprès de Dumbiedikes, en changeant de côté, se tordit les mains, et dit tout bas : – Ah ! laird, c’est là le plus pénible de tout ; – si je puis surmonter la douleur de ce moment. – Je sens ma tête qui se trouble ; mais mon divin maître est fort, si son serviteur est faible. – Après une courte prière mentale, il se releva, comme incapable, dans son impatience, de garder long-temps la même posture, et peu à peu il se retrouva à la place qu’il avait quittée.
Jeanie cependant s’était avancée vers la table, et, ne pouvant contenir son affection, elle tendit tout-à-coup la main à sa sœur. Effie était à si peu de distance, qu’elle put la saisir avec les siennes, l’approcher de ses lèvres, la couvrir de baisers, et la mouiller de ses larmes avec la tendre dévotion qu’éprouve un catholique pour l’ange gardien descendu des cieux pour le sauver. Jeanie, se cachant le visage avec son autre main, pleurait amèrement. Cette vue aurait touché un cœur de pierre : plusieurs des spectateurs répandirent des larmes, et il se passa quelque temps avant que le président lui-même fût assez maître de son émotion pour dire au témoin de se calmer, et à la prisonnière de s’abstenir de ces marques d’affection, qui, quoique bien naturelles, ne pouvaient lui être permises en ce moment.
Il lui fit alors prêter le serment solennel – de dire la vérité, de ne rien cacher de la vérité sur tout ce qu’elle savait, sur tout ce qui lui serait demandé, et comme elle répondrait à Dieu même le jour du jugement : serment auguste qui manque rarement de faire impression sur les hommes les plus corrompus, et qui pénètre les plus justes d’une crainte respectueuse. Jeanie le répéta à voix basse, mais distincte, après le président qui lui en dictait les termes ; car, dans les cours d’Écosse, c’est lui, et non un officier inférieur de justice, qui est chargé de guider le témoin dans cet appel solennel, véritable sanction de son témoignage. Élevée dans la crainte de la Divinité, Jeanie ne put le prononcer sans une vive émotion, et elle sentit une force intérieure qui l’élevait au-dessus de toutes les affections terrestres, et qui ne lui permettait de penser qu’à celui dont elle venait de prendre le nom à témoin de la vérité de ce qu’elle allait dire.
L’importance dont devait être son témoignage détermina le président à lui adresser quelques mots.
– Jeune femme, lui dit-il, il est de mon devoir de vous dire que, quelles qu’en puissent être les conséquences, la vérité est ce que vous devez à votre pays, à la cour, à vous-même et au Dieu dont vous venez d’invoquer le nom. Prenez le temps qui vous sera nécessaire pour répondre aux questions qui vont vous être faites par cet avocat (montrant l’avocat d’Effie) ; mais n’oubliez pas que, si vous vous écartez de la vérité, vous en répondrez dans ce monde et dans l’autre.
On lui fit ensuite les questions d’usage, si elle n’était influencée ni par les promesses ni par les menaces de qui que ce fût : si personne ne lui avait dicté la déclaration qu’elle venait faire ; enfin, si elle n’avait ni haine ni ressentiment contre l’avocat de Sa Majesté, contre lequel elle était citée en témoignage : demandes auxquelles elle répondit tour à tour négativement, mais qui scandalisèrent le vieux Deans, ignorant que c’était une affaire de forme.
– Ne craignez rien ! s’écria-t-il assez haut pour être entendu, ma fille n’est pas comme la veuve de Tékoah ! personne n’a mis des paroles dans sa bouche.
Un des juges, qui connaissait peut-être les livres des procès-verbaux mieux que le livre de Samuel, demanda tout bas au président s’il ne conviendrait pas de faire une enquête contre cette veuve qui lui paraissait être une suborneuse de témoin ; mais le sage président, plus versé dans la connaissance de l’Écriture, fit tout bas à son savant confrère l’explication de cette phrase. Le délai qu’occasiona cet incident procura à Jeanie Deans les moyens de recueillir ses forces pour la tâche pénible qu’elle avait à remplir.
Fairbrother, qui ne manquait ni de pratique ni d’intelligence, vit la nécessité de donner à Jeanie le temps de retrouver toute sa présence d’esprit. Il avait quelque soupçon qu’elle venait rendre un faux témoignage pour sauver la vie de sa sœur. – Mais après tout, pensait-il, c’est son affaire ; la mienne est de lui donner le temps de se remettre de son agitation, afin qu’elle puisse répondre catégoriquement aux questions que je suis obligé de lui faire. Valeat quantùm !
En conséquence, il commença son interrogatoire par quelques questions insignifiantes qui ne pouvaient causer ni embarras ni émotion.
– Êtes-vous sœur de la prisonnière ?
– Oui, monsieur.
– Sœur germaine ?
– Non, monsieur : nous sommes de différentes mères.
– Vous êtes plus âgée que votre sœur ?
– Oui, monsieur. – Etc., etc.
Après ces questions préliminaires et quelques autres qui n’étaient pas plus importantes, l’avocat, jugeant qu’elle devait alors être suffisamment familiarisée avec sa situation, lui demanda si, dans les derniers temps du séjour d’Effie chez mistress Saddletree, elle ne s’était pas aperçue d’une altération dans la santé de sa sœur ?
– Oui, monsieur, répondit Jeanie.
– Et elle vous en a sans doute dit la cause ? continua l’avocat d’un ton d’aisance qui semblait la conduire à la réponse qu’elle devait faire.
– Je suis fâché d’interrompre mon confrère, dit l’avocat de la couronne en se levant, mais je demande à la cour si cette question peut être faite de cette manière.
– S’il faut discuter ce point, dit le président, je vais faire retirer le témoin.
Le barreau d’Écosse se fait généralement un scrupule d’adresser à un témoin une question de manière à lui donner à entendre quelle est la réponse qu’on attend de lui. Cette délicatesse, quoique partant d’un excellent principe, est pourtant quelquefois poussée trop loin, car un avocat qui a de la présence d’esprit peut toujours éluder la difficulté qu’on lui fait, et c’est ce qui arriva en cette occasion.
– Il n’est pas nécessaire, milord, répondit Fairbrother, de faire perdre le temps de la cour ; puisque l’avocat du roi croit devoir critiquer la forme de ma dernière question, je vais la mettre en d’autres termes. Dites-moi, miss Deans, avez-vous fait quelques questions à votre sœur quand vous vous êtes aperçue de son état de souffrance ? Prenez courage !… Eh bien ?
– Je lui ai demandé ce qu’elle avait.
– Fort bien ! Calmez-vous. Prenez le temps de répondre. Et que vous a-t-elle répondu ?
Jeanie garda le silence, et son visage se couvrit d’une pâleur mortelle. Ce n’est pas qu’elle balançât sur la réponse qu’elle avait à faire. L’idée d’un parjure ne pouvait entrer dans son esprit ; mais il était bien naturel qu’elle hésitât à anéantir la dernière espérance de sa sœur.
– Prenez courage, reprit Fairbrother ; je vous demande ce qu’elle vous a répondu.
– Rien ! répondit Jeanie d’une voix presque éteinte, mais qui fut entendue dans toutes les parties de la salle d’audience, tant il régnait un profond silence pendant l’intervalle qui s’était écoulé entre la question que l’avocat avait faite et la réponse qu’il avait reçue.
Fairbrother changea de visage, mais il ne perdit pas cette présence d’esprit qui est souvent aussi utile dans une affaire litigieuse que dans une bataille. – Rien ? reprit-il. Sans doute, lorsque vous l’interrogeâtes pour la première fois ; mais ensuite elle vous confia sa situation ?
Il fit encore cette question d’un ton propre à lui faire comprendre toute l’importance de sa réponse, si elle ne l’avait déjà bien comprise. Mais la glace était rompue ; Jeanie hésita moins que la première fois, et répondit assez promptement : « – Hélas ! monsieur, jamais elle ne m’en a dit un seul mot.
Un profond gémissement rompit le silence qui régnait encore dans l’assemblée : c’était le malheureux père qui, en dépit de sa fermeté, ne put résister au coup qui faisait évanouir le peu d’espérance qu’il conservait encore malgré lui, et il tomba sans connaissance sur le plancher aux pieds de sa fille épouvantée.
L’infortunée prisonnière l’aperçut. – Mon père ! s’écria-t-elle en luttant avec les gardes qui la retenaient ; – laissez-moi, laissez-moi, leur dit-elle : je veux le voir, je le verrai. Il est mort ! c’est moi, c’est moi qui l’ai tué !
Son air de désespoir, ses accens déchirans émurent tout l’auditoire, et retentirent long-temps dans tous les cœurs.
Dans ce moment d’angoisse et de confusion générales, Jeanie ne perdit pas cette supériorité d’âme qui la distinguait. Elle courut au vieillard. – C’est mon père ! dit-elle à ceux qui voulaient la retenir. Quel autre que moi a le droit de le soulager ? Et, écartant ses cheveux blancs, elle se mit à frotter ses tempes.
Le président, essuyant plusieurs fois ses larmes, ordonna qu’on transportât Deans dans une chambre voisine, et qu’on lui donnât tous les soins qu’exigeait sa situation. La prisonnière suivit des yeux son père porté par deux huissiers, et sa sœur qui l’accompagnait ; mais, dès qu’ils furent sortis, elle sembla puiser un nouveau courage dans son isolement même et dans l’excès de son désespoir.
– J’ai bu le plus amer de ma coupe, dit-elle en s’adressant à la cour d’un ton ferme ; si tel est votre bon plaisir, milords, je suis prête à aller jusqu’au terme de cette affaire ; le jour le plus pénible doit avoir sa fin.
Le juge, qui, il faut le dire à son honneur, avait partagé le sentiment de pitié que tout l’auditoire avait éprouvé, ne put se défendre d’un mouvement de surprise en entendant la prisonnière le rappeler à ses fonctions. Il demanda à M. Fairbrother s’il avait d’autres témoins à faire entendre, et celui-ci répondit négativement d’un air triste.
L’avocat du roi parla au jury, au nom de la couronne ; il dit en peu de mots – que personne ne pouvait être plus touché que lui de la scène affligeante qu’on venait de voir. Mais c’était la conséquence des grands crimes d’entraîner la ruine et le désespoir de tous ceux qui étaient liés avec les criminels. Il fit un simple résumé des preuves pour montrer que toutes les circonstances de l’affaire répondaient à celles qu’exigeait le statut invoqué contre l’infortunée prisonnière ; le conseil de l’accusée avait échoué complètement en voulant prouver qu’Euphémie Deans avait communiqué sa situation à sa sœur : quant à la bonne conduite précédente d’Effie, c’était une observation pénible à faire que de dire que les femmes qui possédaient l’estime du monde, et à qui cette estime était justement précieuse, étaient celles qui étaient le plus fortement tentées de commettre le crime d’infanticide, par la crainte de la honte et des censures du monde. Lui, avocat du roi, il n’avait aucun doute sur le meurtre de l’enfant. Il se fondait sur les déclarations incohérentes de la prévenue et ses refus de répondre sur certains articles, tandis qu’il semblait avantageux pour elle autant que naturel de s’expliquer avec franchise. Il ne doutait pas davantage de la complicité de la mère : quelle autre qu’elle avait intérêt à cet acte inhumain ? Certes, ni Robertson, ni l’agent de Robertson chez qui elle était accouchée, ne pouvaient être tentés de commettre ce crime, si ce n’est à cause d’elle, avec sa connivence, et pour sauver sa réputation. Mais la loi n’exigeait pas que le meurtre fût prouvé, non plus que la complicité de la mère. Le but de la loi était de substituer une suite de présomptions à la preuve complète qu’il était difficile d’obtenir dans ces cas-là. Les jurés pouvaient lire le statut, et ils avaient aussi l’acte d’accusation et l’interlocutoire de relevance pour les guider en point de droit. Il s’en remettait à la conscience des jurés pour décider s’il n’avait pas raison de réclamer un arrêt de culpabilité.
L’avocat de l’accusée, trompé par la déclaration de son témoin le plus important, n’avait plus que peu de choses à dire ; mais il combattit jusqu’à la fin avec courage et persévérance ; il osa censurer la sévérité de la loi elle-même.
– Ordinairement, dit-il, la première chose requise de l’accusateur public est de prouver, sans équivoque, que le crime désigné dans l’accusation a été commis : c’est ce que les juristes appellent prouver le corpus delicti (le corps du délit). Mais ce statut, avec les meilleures intentions et par une juste horreur pour le crime contre nature de l’infanticide, risque de causer le plus cruel des meurtres, la mort d’une personne innocente, pour venger un meurtre qui peut-être n’a pas eu lieu. Je suis si loin de reconnaître la probabilité de la mort violente de l’enfant, qu’on ne peut même me certifier que cet enfant ait jamais vécu.
L’avocat du roi en appela à la déclaration de l’accusée ; à cela M. Fairbrother répondit :
– Une déclaration faite dans un moment de terreur, d’angoisses, et presque de délire, ne saurait être un témoignage raisonnable contre celui qui l’a faite : mon savant confrère ne l’ignore pas. Il est vrai qu’une confession judiciaire, en présence des juges de paix eux-mêmes, est la plus forte des preuves, puisque la loi dit : In confitentem nullœ sunt partes judicis. Mais cela n’est vrai que de la confession judiciaire, et par ces mots la loi entend la confession faite en présence des juges de paix, avec enquête légale. Quant aux confessions extrajudiciaires, tous les auteurs soutiennent avec les illustres Farinaci et Mathews que : Confessio extrajudicialis in se nulla est, et quod nullum est non potest adminiculari. C’est une confession totalement vide, sans effet ni force depuis le commencement jusqu’à la fin, et nullement admissible. Il faut donc laisser de côté la confession extrajudiciaire, comme réduite à néant, et le ministère public doit prouver d’abord qu’un enfant est né avant d’établir qu’il a été tué. Si quelque membre du jury trouve que c’est là donner au statut un sens bien restreint, qu’il considère que ce statut de pénalité est si sévère, qu’il ne saurait être accueilli sans une certaine défaveur.
Fairbrother conclut son plaidoyer par une péroraison élégante fondée sur la scène dont on venait d’être témoin, et pendant cette péroraison Saddletree s’endormit.
Ce fut alors le tour du juge-président de faire son allocution aux jurés ; il s’en acquitta avec clarté et brièvement.
– C’est au jury d’examiner si l’avocat du roi a bien soutenu l’accusation ; quant à moi, je le dis avec un regret sincère, il ne me reste pas le moindre doute sur le verdict qu’appelle l’enquête judiciaire. Je ne suivrai pas l’avocat de l’accusée dans ses objections contre le statut du roi Guillaume et de la reine Marie. Le devoir du jury, comme le mien, est de juger d’après les lois, telles qu’elles sont, et non de les critiquer, de les éluder, ou même de les justifier. Dans une affaire civile je n’aurais pas permis qu’un avocat plaidât la cause de son client contre la loi elle-même ; mais dans une cour criminelle, voulant accorder toute latitude à la défense, je ne l’ai pas interrompu. La loi actuelle a été instituée par la sagesse de nos pères pour arrêter les progrès alarmans d’un crime épouvantable ; si elle est trouvée trop sévère, elle sera modifiée par la législature : jusque là c’est la loi du pays, la règle de la cour, et, d’après votre serment, ce doit être celle du jury. On ne peut mettre en doute la situation de la malheureuse fille : elle a fait un enfant, l’enfant a disparu ; ce sont là des faits. Le savant avocat n’a pu prouver qu’elle eût communiqué sa grossesse ; toutes les circonstances du statut sont donc réunies. Le savant avocat aurait voulu infirmer la propre confession de l’accusée : c’est la ressource ordinaire de tout avocat qui voit son client compromis par ses propres déclarations ; mais la loi d’Écosse a prêté un certain poids à ces déclarations, quoique extrajudiciaires en quelque sorte. C’est ce qui est évident par l’usage de l’avocat du roi de s’en servir pour appuyer en grande partie ses conclusions ; quiconque a entendu les témoins qui ont décrit l’état de la jeune fille avant son départ de la maison de Saddletree et son état quand elle y est revenue, ne pourrait douter de la grossesse et de l’accouchement. Son propre aveu n’est donc plus un témoignage isolé, mais appuyé par les circonstances les plus fortes.
– Je ne vous fais pas ces observations, ajouta le président, dans la vue d’influer sur votre opinion. La scène de détresse domestique que nous avons sous les yeux m’a ému autant que qui que ce soit dans l’auditoire ; jamais je n’avais senti comme aujourd’hui combien il est quelquefois pénible de s’acquitter de son devoir ; et si, sans blesser les lois divines et humaines, sans trahir votre propre conscience, vous pouvez donner une déclaration favorable à la prisonnière, je me réjouirai d’être déchargé du surplus de la tâche que je crains d’avoir à remplir.
Les jurés, après avoir entendu l’exhortation du juge, se retirèrent dans la salle de leurs délibérations, précédés d’un huissier de la cour.