CHAPITRE XXIV.

« Impitoyables lois, prenez votre victime !
Puisse à son repentir le ciel, dans sa merci,
Accorder le pardon qu’on lui refuse ici ! »

Anonyme.

Les jurés restèrent une heure à délibérer. En rentrant dans la salle d’audience, ils la traversèrent à pas lents, comme des hommes chargés d’une terrible responsabilité, et qui avaient à s’acquitter d’un devoir douloureux. Un silence profond, grave et solennel régna dans l’auditoire.

– Avez-vous choisi votre chancelier ? Ce fut la première question du juge.

Le foreman (ou chef du jury), qu’on nomme en Écosse le chancelier du jury, s’avança vers le président, et après l’avoir salué respectueusement, lui remit un papier cacheté contenant la déclaration du jury. Les jurés restèrent debout tandis que le président ouvrit le paquet, lut à voix basse la déclaration, et la remit, d’un air de gravité mélancolique, au greffier de la cour, pour qu’il la transcrivît sur les registres. Il restait une dernière forme à remplir, forme peu importante en elle-même, mais qui fait impression sur l’esprit, attendu les circonstances dans lesquelles on l’emploie. Une bougie allumée fut placée sur le bureau, et lorsque la déclaration eut été transcrite, on la remit sous enveloppe, le président la scella de son cachet pour qu’on la déposât ensuite aux archives, suivant l’usage. Comme toutes ces formalités s’accomplissent en silence, l’action d’éteindre la bougie semble faire préjuger aux spectateurs qu’ainsi s’éteindra bientôt la vie de l’infortuné qui va être condamné. C’est le même sentiment qu’on éprouve en Angleterre quand on voit le juge se couvrir de sa toque fatale . Le président ordonna alors à Euphémie Deans d’écouter la lecture du verdict du jury.

Après les premiers mots du protocole obligé, le verdict disait que le jury ayant fait choix de John Kirk pour chancelier, et de Thomas Moore pour secrétaire, avait, à la pluralité des voix, trouvé Euphémie Deans COUPABLE du crime dont elle était accusée, mais qu’attendu sa grande jeunesse et les circonstances de l’affaire, il suppliait la cour à l’unanimité de la recommander à la clémence du roi.

– Messieurs, dit le président, vous avez fait votre devoir, un devoir pénible pour des hommes pleins d’humanité comme vous. Je ne manquerai pas de transmettre votre recommandation au pied du trône ; mais je dois vous prévenir que je n’ai pas le plus léger espoir que la grâce de la coupable soit accordée. Vous savez que ce crime s’est multiplié en ce pays, et il n’y a nul doute qu’on ne veuille en prévenir la répétition par un exemple de sévérité. Les jurés répondirent par un salut respectueux, et, délivrés de leurs pénibles fonctions, se dispersèrent dans la foule des spectateurs.

La cour demanda ensuite à Fairbrother s’il avait à faire quelque observation. Celui-ci avait examiné avec grand soin la déclaration du jury ; mais elle était dans toutes les formes, et il fut obligé d’avouer tristement qu’il n’avait rien à dire.

Le président alors s’adressa de nouveau à la prisonnière, et lui dit : – Euphémie Deans, écoutez la sentence de la cour qui va être prononcée contre vous.

Elle se leva d’un air qui annonçait plus de calme et de résolution qu’elle n’en avait montré jusqu’alors, et surtout au commencement de la séance. Il en est des souffrances de l’âme comme de celles du corps : les premiers coups sont toujours les plus difficiles à supporter, et occasionent une sorte d’apathie qui rend presque insensible à ceux qui les suivent : Mandrin le disait en subissant le supplice de la roue, et tous ceux qui ont éprouvé des malheurs continuels et successifs ont fait la même expérience.

– Jeune femme, dit le président, c’est un devoir pénible pour moi de vous annoncer que votre vie est condamnée par une loi sévère jusqu’à un certain point, mais nécessaire pour faire connaître à celles qui peuvent se trouver dans la situation où vous avez été, quel risque elles courent en cachant par une fausse honte la faute dont elles se sont rendues coupables. En refusant de découvrir la vôtre à votre sœur, à votre maîtresse, aux autres personnes de votre sexe qui s’en étaient aperçues, et dont votre bonne conduite antérieure vous aurait mérité la compassion, vous avez contrevenu à la loi qui vous condamne, et vous vous êtes rendue coupable tout au moins de l’oubli des précautions nécessaires pour assurer la vie de l’être auquel vous deviez donner le jour. Qu’est-il devenu ? sa disparition ou sa mort est-elle votre ouvrage ou celui de quelqu’autre personne ? c’est ce que Dieu et votre conscience ne peuvent ignorer. Malgré la recommandation que l’humanité des jurés a faite en votre faveur, je ne puis vous donner aucune espérance de pardon. Ne comptez donc pas que votre vie puisse se prolonger au-delà du terme fixé par la sentence de la cour. Nous l’avons reculé autant que la loi le permettait, pour vous laisser le temps de vous réconcilier avec le ciel. Vous pouvez appeler près de vous tel ministre que vous voudrez choisir ; ne pensez plus à ce monde, et préparez-vous, par le repentir, à la mort et à l’éternité. Exécuteur de la justice, faites lecture de la sentence.

L’exécuteur des hautes œuvres en Écosse est chargé de faire la lecture des condamnations à mort, et il semble qu’en passant par sa bouche, elles acquièrent un nouveau degré d’horreur. Lorsqu’il se présenta vers le bureau des juges, chacun recula comme par instinct à la vue de cette figure hideuse, vêtue d’un habit étrange, noir et gris, avec des passemens de galons. On se serait regardé comme souillé par le seul contact de ses vêtemens. Il paraissait sentir lui-même qu’il était l’objet d’une horreur générale, et, comme les oiseaux de ténèbres qui se dérobent au grand jour, il ne se montrait qu’à regret en public et à l’air pur, malgré son brutal endurcissement.

Répétant chaque phrase après le greffier de la cour, il murmura la sentence qui condamnait Euphémie Deans à être reconduite dans la prison d’Édimbourg, pour y être détenue pendant six semaines, à compter de ce jour, et à l’expiration de ce terme être conduite le mercredi… jour de… à la place ordinaire des exécutions, pour y être pendue jusqu’à ce que mort s’ensuivît ; Et voilà la sentence que je prononce, ajouta le bourreau en grossissant sa voix avec emphase.

Il disparut aussitôt, semblable à un esprit de vengeance qui vient d’accomplir un sinistre message sur la terre ; mais l’impression d’horreur que sa présence avait excitée dura encore long-temps après son départ.

La malheureuse criminelle, car c’est ainsi qu’il faut maintenant la nommer, quoique naturellement plus susceptible et moins résignée que son père et sa sœur, prouva en cette circonstance qu’elle participait à leur fermeté. Elle était restée debout et immobile, tandis qu’on lisait la sentence, et avait fermé les yeux en voyant paraître le bourreau ; mais dès que cet homme odieux se fut retiré, elle fut la première à rompre le silence.

– Que Dieu vous pardonne, milords, dit-elle : ne trouvez pas mauvais que je fasse ce souhait. Quel est celui de nous qui n’a pas besoin de pardon ? Quant à moi, je ne puis vous blâmer : vous avez agi d’après votre conscience. Si je n’ai pas causé la mort de mon pauvre enfant, vous avez tous vu que j’ai causé aujourd’hui celle de mon malheureux père. Je reçois donc votre sentence comme une punition des hommes et de Dieu. Mais Dieu est plus miséricordieux pour nous que nous ne le sommes les uns envers les autres.

Le président leva la séance : Effie fut reconduite en prison, et le public sortit de la salle d’audience avec autant de tumulte qu’il y était entré, chacun se pressant, se poussant et s’agitant des coudes et des épaules pour se faire jour à travers la foule. La plupart oublièrent, en reprenant leurs occupations ordinaires, les diverses émotions qu’ils avaient éprouvées : les hommes de loi, endurcis par l’habitude de voir de pareilles scènes, n’y étaient pas plus sensibles que des chirurgiens qui voient pratiquer une opération de leur art, et ils s’en retournèrent en discutant froidement le principe de la condamnation qui venait d’être prononcée, la nature des preuves produites contre l’accusée, les dépositions des témoins, les discours des avocats, et même ceux du président.

Les spectatrices, dont le cœur est toujours plus ouvert à la compassion, se récriaient vivement contre la dureté du juge, qui n’avait laissé aucun espoir de pardon.

– Il lui convient bien, disait mistress Howden, de dire à la pauvre créature qu’elle doit se disposer à la mort, quand un homme aussi honnête et aussi instruit que M. John Kirk a pris la peine d’intercéder pour elle !

– Oui, voisine, dit miss Damahoy, en relevant sa taille maigre avec toute la dignité d’une vieille fille ; mais il faut véritablement mettre un terme à cette affaire contre nature, de procréer des bâtards ; – il n’y a plus une fille au-dessous de trente ans que nous puissions recevoir chez nous, sans qu’il vienne des enfans. – Les petits clercs, les apprentis, et qui sait combien d’autres encore sont à courir après elles pour leur perte, et pour le discrédit d’une honnête maison par-dessus le marché. – J’en perds patience.

– Allez, allez, voisine, dit mistress Howden, il faut savoir vivre et laisser vivre les autres. Nous avons été jeunes nous-mêmes, et il ne faut pas juger au pire les filles et les garçons qui se fréquentent.

– Nous avons été jeunes ! s’écria miss Damahoy : je ne suis pas si vieille, mistress Howden ; et quant à ce qui est du pire, je ne sais ni ce qu’il y a de bien ni ce qu’il y a de mal dans toute cette affaire, grâce à mon étoile !

– Vous rendez grâce pour de petits services alors, dit mistress Howden en branlant la tête, et quant à votre jeunesse, je crois que vous étiez majeure lors du dernier parlement tenu en Écosse, et c’était dans l’année 1707.

Plumdamas, qui était l’écuyer de ces deux dames, vit qu’il était dangereux de les laisser traiter de pareils points de chronologie ; et, comme il aimait à maintenir la paix et les relations de bon voisinage, il s’empressa de faire retomber la conversation sur le sujet dont on s’écartait.

– Le juge ne nous a pas dit tout ce qu’il aurait pu nous dire, s’il l’avait voulu, concernant la recommandation à la clémence du roi, s’écria-t-il ; il y a toujours quelque détour dans ce que dit un homme, de loi. Mais c’est un secret.

– Dites-nous-le, dites-nous-le, voisin ! s’écrièrent à la fois mistress Howden et miss Damahoy, la fermentation acide de leur dispute, si l’on veut me permettre cette locution chimique, étant neutralisée tout-à-coup par le puissant alkali du mot secret.

– Voici M. Saddletree, qui peut vous le dire mieux que moi, dit Plumdamas, car je le tiens de lui.

Saddletree les rejoignit en ce moment, donnant le bras à sa femme, qui paraissait inconsolable.

La question lui fut faite à l’instant par les deux dames, et il ne se fit pas prier pour y répondre.

– Ils parlent d’empêcher la multiplicité des infanticides, dit-il : croyez-vous que les Anglais, nos anciens ennemis, comme Glendook les appelle dans son livre des statuts, donneraient une épingle pour nous empêcher de nous tuer les uns les autres, parens, étrangers, hommes, femmes et enfans ; omnes et singulos, comme dit M. Crossmyloof ? Non, non ! ce n’est pas cette raison qui empêchera qu’on ne fasse grâce à Effie. Voici le fond du sac. Le roi et la reine sont tellement mécontens à cause de l’affaire de Porteous, qu’ils n’accorderaient pas le pardon d’un seul Écossais, quand il s’agirait de pendre tous les habitans d’Édimbourg, depuis le premier jusqu’au dernier.

– Qu’ils s’en retournent dans leur basse-cour d’Allemagne, comme dit mon voisin Mac Croskie, dit mistress Howden : sont-ils venus en Angleterre pour nous gouverner ainsi ?

– On dit pour certain, ajouta miss Damahoy, que le roi Georges a jeté sa perruque au feu en apprenant l’émeute de la mort de Porteous.

– Il en a fait autant pour moins de chose, dit Saddletree.

– Eh bien, dit miss Damahoy, il pourrait avoir des colères plus raisonnables, car il ne fait le profit que de son perruquier. Je vous l’assure.

– La reine en a déchiré son béguin de rage, dit Plumdamas : vous devez l’avoir entendu dire, et l’on assure que le roi a donné un coup de pied à sir Robert Walpole, pour n’avoir pas su contenir le peuple d’Édimbourg. Mais je ne puis croire que cela soit vrai.

– Cela est pourtant vrai, reprit Saddletree, et il voulait aussi donner un coup de pied au duc d’Argyle.

– Un coup de pied au duc d’Argyle ! s’écrièrent tous les autres sur les différens tons qui expriment la surprise.

– Oui, ajouta Saddletree, mais le sang de Mac-Callummore n’aurait pu supporter cette injure. Il était à craindre qu’André Ferrare ne se mît en tiers dans la partie.

– Le duc est un véritable Écossais, dit Plumdamas, un véritable ami de son pays.

– Sans doute, continua Saddletree, fidèle à son pays comme à son roi, et je vous le prouverai si vous voulez entrer au logis, car il y a des choses dont il est sage de ne parler qu’intra privatos parietes.

On accepta sa proposition avec empressement. En entrant dans sa boutique, il en fit sortir ses apprentis, et, ouvrant son secrétaire, il prit un morceau de papier sale et à demi usé. – Voilà du fruit nouveau, dit-il, tout le monde ne pourrait pas vous en offrir autant. Ce n’est ni plus ni moins que le discours tenu par le duc d’Argyle sur l’insurrection relative à Porteous. Vous allez entendre ce que dit Ian Roy Cean. Mon correspondant l’a acheté d’un colporteur, dans la cour du palais, au nez du roi, comme on dit. Il me l’a envoyé en me demandant le renouvellement d’une lettre de change. – À propos, il faudra que vous voyiez cela, mistress Saddletree.

La bonne mistress Saddletree était si péniblement occupée de la situation d’Effie, qu’elle n’avait rien entendu de toute la conversation que nous venons de rapporter. Mais les mots de renouvellement d’une lettre de change la réveillèrent de sa léthargie ; elle s’empara de la lettre que son mari lui présentait ; et ayant mis ses lunettes, après en avoir essuyé soigneusement les verres, elle s’occupa à l’examiner, tandis que son mari lisait à voix haute et d’un ton de déclamation quelques extraits du discours du duc.

– « Je ne suis point ministre, je ne l’ai jamais été, je ne le serai jamais… »

– Je n’avais jamais entendu dire que Sa Grâce eut pensé à se faire ministre, dit mistress Howden.

M. Saddletree eut assez de complaisance pour lui expliquer qu’il s’agissait ici de ministre d’état, et non de ministre de l’Évangile ; après quoi il continua sa lecture.

« Il fut un temps où j’aurais pu le devenir, mais je sentais trop mon incapacité pour en avoir l’ambition. Je rends grâce à Dieu d’avoir su me rendre justice à moi-même. Depuis mon entrée dans le monde, et peu de gens y sont entrés plus jeunes, j’ai toujours servi mon roi, sans intérêt, de ma bourse et de mon épée. J’ai occupé des places que j’ai perdues, et si je devais être privé demain de celles que j’occupe encore, ma fortune et ma vie n’en seraient pas moins à la disposition de mon souverain. »

Mistress Saddletree interrompit ici l’orateur.

– Que signifie tout cela, M. Saddletree ? vous vous amusez à bavarder du duc d’Argyle, tandis que voilà ce Martingale qui va nous faire banqueroute de soixante bonnes livres. Le duc les paiera-t-il ? s’il vous plaît ? il ferait mieux de payer ses propres dettes. Il y a bientôt six mois qu’il nous doit cent livres pour de l’ouvrage fait pour lui la dernière fois qu’il est venu à Roystoun. Je sais que c’est un homme juste ; qu’il n’y a rien à perdre avec lui ; que, s’il n’a pas payé, c’est qu’on ne lui a rien demandé. Mais je n’ai pas la patience d’entendre parler de ducs aujourd’hui. N’avons-nous pas là-haut Jeanie Deans et son pauvre père ? N’est-ce pas assez de cette affaire avec ce coquin de Martingale, qui vient nous acheter des cuirs à crédit pour les revendre au comptant et ne pas nous payer ? Asseyez-vous, voisines, je ne vous renvoie pas ; mais je crois qu’avec ses cours de justice, ses parlemens et ses ducs, ce brave homme perdra la tête.

Les voisines connaissaient la civilité : elles n’acceptèrent pas la légère invitation que leur avait faite mistress Saddletree en finissant de parler ; elles se retirèrent presque sur-le-champ. Saddletree dit à l’oreille à Plumdamas qu’il irait le rejoindre dans une heure au cabaret de Mac-Croskie, et qu’il aurait soin de mettre en poche le discours de Mac-Callummore.

Débarrassée de ses hôtes importuns, mistress Saddletree s’empressa d’aller trouver David Deans et sa fille, qui avaient accepté l’hospitalité chez elle.

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