« Terribles passions qui déchirez mon cœur,
» Qui répandez sur moi la honte et la terreur !
» Que de crimes, hélas ! il faut cacher encore !
» Craignant ce que je sais comme ce que j’ignore,
» Les maux que j’ai soufferts, ceux que j’ai fait souffrir,
» M’entraînent tour à tour du crime au repentir. »
COLERIDGE.
Jeanie, restée seule dans la bibliothèque, employa le temps à réfléchir sur sa situation. Elle mourait d’impatience de se remettre en route ; mais elle était encore à portée de la vieille Meg et de ses affidés, de la violence desquels elle avait tout à craindre. En rapprochant la conversation qu’elle avait entendue la nuit précédente dans la grange des propos étranges et sans suite que Madge lui avait tenus dans la matinée, elle comprenait que la mère de celle-ci avait quelques motifs de vengeance pour mettre obstacle à son voyage si elle le pouvait. Or, de qui Jeanie pouvait-elle espérer secours et protection, si ce n’était de M. Staunton ? Tout en lui, son visage et ses manières, semblait encourager cette espérance. Ses traits étaient beaux et prévenans, quoique exprimant une profonde mélancolie ; son ton et son langage avaient quelque chose de doux et de consolant ; comme il avait servi dans l’armée pendant une partie de sa jeunesse, il était resté dans son air cette franchise aisée, particulière à la profession des armes. C’était d’ailleurs un ministre de l’Évangile ; et quoique, selon les opinions religieuses de Jeanie, ce fût dans la cour des gentils qu’il exerçait son ministère, quoiqu’il fût assez égaré pour porter un surplis, quoiqu’il lût le Livre Commun des prières et écrivît jusqu’au dernier mot de son sermon avant de le débiter, quoique, du côté de la force des poumons et de la quintessence de la doctrine, il fût bien inférieur à Boanerges Stormheaven, Jeanie ne put s’empêcher de croire qu’il devait être bien différent du desservant Kilstoup, et autres théologiens prélatistes du temps de la jeunesse de son père, qui avaient coutume de s’enivrer dans leur costume canonique, et lançaient les dragons après les Cameroniens fugitifs. Quelque chose semblait avoir troublé les gens de la maison ; mais, comme elle ne pouvait supposer qu’on l’eût tout-à-fait oubliée, elle pensa qu’il était convenable qu’elle attendît dans l’appartement où elle était que quelqu’un vînt faire attention à elle.
La première personne qui entra fut, à son grand contentement, une personne de son sexe, une espèce de femme de charge d’un âge mûr. Jeanie lui expliqua sa situation en peu de mots, et réclama son assistance.
La dignité de la femme de charge ne lui permettait pas de montrer trop de familiarité à une personne qui était dans le rectorat pour une affaire de police et dont le caractère pouvait bien lui paraître douteux ; mais elle fut polie, quoique réservée.
Elle lui apprit que son jeune maître avait eu le malheur de tomber de cheval il y avait peu de jours, et que cet accident lui occasionait de fréquentes faiblesses ; qu’il venait d’en éprouver une qui avait alarmé toute la maison, et qu’il était impossible que Sa Révérence vît Jeanie avant quelque temps, mais qu’elle pouvait être sûre que le recteur ferait pour elle tout ce qui serait juste et convenable, dès qu’il pourrait s’occuper de son affaire. Elle conclut cette déclaration en offrant de conduire Jeanie dans une chambre où elle pourrait attendre le loisir de Sa Révérence.
Notre héroïne profita de cette occasion pour demander à changer et ajuster ses vêtemens.
La femme de charge, qui mettait la propreté au nombre des premières vertus d’une femme, entendit cette demande avec plaisir, et en prit une idée plus favorable de la jeune personne contre laquelle elle avait d’abord conçu quelque prévention ; quand elle la revit une heure après, à peine put-elle reconnaître la voyageuse aux vêtemens sales et chiffonnés, dans la petite Écossaise propre, fraîche et de bonne mine, qu’elle avait devant les yeux. Flattée d’un changement qui lui plaisait, mistress Dalton l’engagea à dîner avec elle, et ne fut pas moins charmée de son maintien honnête et décent pendant le dîner.
– Sais-tu lire dans ce livre, jeune fille ? lui dit mistress Dalton après le dîner en mettant la main sur une grande Bible.
– Je l’espère ainsi, madame, répondit Jeanie ; mon père aurait préféré manquer de bien des choses plutôt que de souffrir que je manquasse de cette leçon.
– C’est faire son éloge, mon enfant. Il y a trop de-gens qui ne voudraient pas se priver de leur part d’un pluvier de Leicester (ce qui n’est autre chose qu’un pouding) quand il ne s’agirait que de jeûner pendant trois heures pour mettre leurs pauvres enfans en état de lire la Bible d’un bout à l’autre. Mais prends le livre, ma fille, car j’ai les yeux bien fatigués, et lis au hasard, c’est le seul livre où tu ne puisses pas mal tomber .
Jeanie était d’abord tentée de choisir la parabole du bon Samaritain ; mais elle se reprocha cette idée. Sa conscience lui dit que ce serait vouloir faire servir les saintes Écritures non pas à sa propre édification, mais à engager les autres à lui accorder les secours dont elle avait besoin. Elle lut donc un chapitre du prophète Isaïe ; et, malgré son accent écossais, elle mit dans sa lecture tant d’onction et de ferveur, que mistress Dalton en fut enchantée.
– Ah ! si toutes les Écossaises vous ressemblaient ! lui dit-elle. Mais notre malheur a voulu qu’il ne nous vînt de ce pays que des diablesses incarnées plus méchantes les unes que les autres. Si vous connaissiez quelque brave fille comme vous, qui cherchât à se placer, eût une bonne réputation, ne voulût pas courir toutes les foires et les veillées, et consentît à porter tous les jours des bas et des souliers, je pourrais trouver à l’occuper ici. Auriez-vous une cousine, une sœur à qui cette place pourrait convenir ?
Une pareille demande rouvrit toutes les blessures du cœur de Jeanie. Heureusement l’arrivée du même domestique qu’elle avait déjà vu la dispensa d’y répondre.
– Mon maître désire voir la jeune fille d’Écosse, dit-il en entrant.
– Rendez-vous auprès de Sa Révérence, ma chère enfant, dit mistress Dalton ; contez-lui toute votre histoire, et ayez confiance en lui. En attendant je vais vous préparer du thé, avec un petit pain bien beurré ; c’est ce que vous voyez rarement en Écosse.
– Mon maître attend ! dit Thomas d’un ton d’impatience.
– Mon maître ! combien de fois vous ai-je dit d’appeler M. Staunton Sa Révérence ? Maître ! on dirait que vous parlez d’un petit gentilhomme de campagne.
Thomas ne répondit rien ; mais en se retirant il murmura entre ses dents : – Il y a plus d’un maître dans cette maison ; et, à laisser faire mistress Dalton, nous y aurions bientôt une maîtresse aussi.
Il conduisit Jeanie par des corridors où elle n’avait point passé jusqu’alors, et la fit entrer dans une chambre où les volets fermés empêchaient le grand jour de pénétrer.
– Voici la jeune fille, monsieur, dit Thomas.
Une voix sortant d’un lit à rideaux, et qui n’était pas celle du recteur, répondit : – C’est bien ; retirez-vous, et soyez prêt à venir quand je sonnerai.
– Il y a ici quelque méprise, dit Jeanie étonnée de se trouver dans la chambre d’un malade ; le domestique m’a dit que le ministre…
– Ne vous inquiétez pas, dit le malade, il n’y a pas de méprise. Je connais vos affaires mieux que mon père, et je suis plus en état de vous servir. Ne perdons pas le temps, il est précieux. Ouvrez un de ces volets.
Jeanie lui obéit. Le malade tira un des rideaux de son lit, et Jeanie vit un jeune homme extrêmement pâle, la tête enveloppée de bandages, couvert d’une robe de chambre, et étendu sur un lit dans un état de grande faiblesse.
– Regardez-moi, Jeanie Deans, lui dit-il, me reconnaissez-vous ?
– Moi, monsieur ! lui dit-elle d’un ton de surprise ; non vraiment, je ne suis jamais venue dans ce pays.
– Mais je puis avoir été dans le vôtre. Regardez-moi bien ; je ne voudrais pas prononcer un nom que vous devez détester. Voyez, souvenez-vous !
Un souvenir terrible se présenta en ce moment à l’esprit de Jeanie, et le son de la voix du jeune homme changea ses doutes en certitude.
– Calmez-vous ! Souvenez-vous de la butte de Muschat, et d’une nuit qu’il faisait clair de lune.
Jeanie se laissa tomber sur un fauteuil, et joignit les mains avec douleur.
– Oui, dit-il, me voici comme un serpent écrasé sous les pieds, frémissant de me trouver incapable de mouvement. Je suis ici quand je devrais être à Édimbourg, à Londres, remuant ciel et terre pour sauver une vie qui m’est plus chère que la mienne. Et comment est votre sœur ? Juste ciel ! condamnée à mort, je le sais. Pourquoi faut-il que ce malheureux cheval, qui m’a toujours conduit sans accident partout où m’appelaient des passions effrénées, m’ait presque tué pour la première fois que je faisais une course dont le but était louable ! Mais il ne faut pas que je me livre à la violence : trop d’agitation me tuerait, et j’ai bien des choses à vous dire. Donnez-moi le cordial qui est sur cette table. Pourquoi tremblez-vous ? Laissez, laissez ! je n’en ai pas besoin.
Jeanie, quoique avec répugnance, lui présenta la tasse qu’il lui avait montrée, et ne put s’empêcher de lui dire :
– Il y a aussi un cordial pour l’âme, monsieur, si le coupable veut abandonner ses erreurs, et chercher le médecin des âmes.
– Silence ! et cependant je vous remercie. Mais dites-moi sans perdre de temps ce que vous faites en ce pays. Quoique j’aie été le plus cruel ennemi de votre sœur, je verserais tout mon sang pour elle, et je désire vous servir pour l’amour d’Effie. Personne ne peut vous donner de meilleurs avis que moi, puisque personne ne connaît si bien toutes les circonstances de cette affaire. Ainsi donc, parlez-moi sans crainte.
– Je ne crains rien, monsieur, répondit Jeanie en recueillant toutes ses forces ; ma confiance est en Dieu ; et, s’il lui plaît de sauver ma sœur, je ne demande qu’à être l’humble instrument de sa clémence. Quant à vos avis, monsieur, je dois vous dire franchement que je ne les suivrai qu’autant qu’ils me paraîtront conformes à la loi sur laquelle je dois m’appuyer.
– Au diable la puritaine ! s’écria Georges Staunton ; car c’est ainsi que nous devons le nommer à présent. – Je vous demande pardon, je suis naturellement impatient, et vous me faites bouillir le sang dans les veines. Quel mal trouvez-vous à me faire part des projets que vous pouvez avoir pour servir votre sœur ? Vous pourrez toujours refuser de suivre mes conseils, si je vous en donne qui ne vous paraissent pas convenables. Vous voyez que je vous parle avec calme, quoique ce soit contre mon caractère ; mais ne me mettez pas au désespoir, vous ne feriez que me rendre incapable de rien faire pour sauver Effie.
Il y avait dans les paroles et dans les regards de ce malheureux jeune homme une ardeur et une impétuosité qu’on voyait qu’il s’efforçait de contenir, et qui ressemblait à l’impatience d’un coursier fougueux qui se fatigue à ronger son frein. Après quelques instans de réflexion, Jeanie ne vit aucune raison pour ne pas lui dire ce qu’il désirait savoir, et pour ne pas écouter les conseils qu’il pourrait lui donner, sauf à ne pas les suivre, si elle les jugeait incompatibles avec son devoir. Elle lui conta donc le plus brièvement qu’elle le put les détails du jugement et de la condamnation de sa sœur, et de son voyage jusqu’à Newark. Il semblait être à la torture en l’écoutant. C’était le monarque mexicain sur son lit de charbons ardens ; et cependant il concentrait en lui-même le sentiment de ses souffrances, et il n’interrompit son récit par aucune exclamation. Il sembla d’abord n’apprendre que la confirmation de ce qu’il savait déjà, et sa figure annonçait le remords plutôt que la surprise. Mais quand Jeanie en fut au détail de ce qui lui était arrivé la nuit précédente, il redoubla d’attention, montra le plus grand étonnement, et lui fit beaucoup de questions sur les deux hommes qui l’avaient arrêtée, et sur la conversation qu’elle avait entendue entre l’un d’eux et la vieille femme.
Quand Jeanie dit que celle-ci avait parlé de lui comme de son nourrisson : – Cela n’est que trop vrai, s’écria-t-il ; et c’est sans doute dans son sein que j’ai puisé le germe fatal de vices qui avaient toujours été étrangers à ma famille : mais continuez.
Jeanie passa légèrement sur la conversation qu’elle avait eue avec Madge dans la matinée, ne sachant comment distinguer, dans tout ce que celle-ci lui avait dit, ce qui était vrai de ce qui n’était que l’effet d’un dérangement d’esprit.
Staunton resta quelques instans comme plongé dans de profondes réflexions, et il s’exprima ensuite avec plus de calme qu’on ne pouvait l’attendre de son caractère.
– Vous êtes aussi vertueuse que sensée, Jeanie, lui dit-il ; et je vous dirai de mon histoire plus que je n’en ai jamais dit à personne. C’est un tissu de folies, de crimes et de malheurs. Mais faites bien attention ; je veux avoir votre confiance en retour. Il faudra que vous suiviez mes avis dans cette affaire épineuse, c’est à cette condition que je vous parle.
– Je ferai tout ce que doit faire une sœur, une fille, une chrétienne ; mais ne me confiez pas vos secrets. Il n’est pas bien que je reçoive votre confidence, ni que j’écoute une doctrine qui mène à l’erreur.
– Quelle fille simple ! Regardez-moi bien. Je n’ai ni pieds fourchus, ni cornes à la tête, ni griffes au bout des doigts ; et si je ne suis pas le diable en personne, quel intérêt puis-je avoir à détruire les espérances qui vous consolent ? Écoutez-moi patiemment, et vous verrez que vous pouvez monter au septième ciel avec mes avis, sans vous en trouver d’une once plus chargée dans votre ascension.
Au risque de causer un peu de cet ennui que procurent ordinairement les explications, nous devons ici essayer de former un récit clair des révélations que le malade communiqua à Jeanie, avec des détails trop circonstanciés et trop souvent interrompus par son émotion pour que nous puissions transcrire ses propres termes. Il en tira, il est vrai, une partie d’un manuscrit qu’il avait préparé peut-être pour apprendre son histoire à sa famille après sa mort.
– Pour abréger mon récit, dit-il, cette misérable sorcière, cette Meg Murdockson, était femme d’un domestique favori de mon père. – Elle avait été ma nourrice, – son mari était mort, – elle demeurait dans une chaumière à deux pas d’ici ; elle avait une fille, jeune, jolie alors, mais dont la tête était déjà légère. Elle voulait la marier avec un riche vieillard du voisinage ; mais la jeune fille me préférait, et… et, en un mot, je me conduisis avec elle comme… oh ! non, pas aussi cruellement qu’avec votre sœur ; mais avec trop de cruauté encore. N’importe, la faiblesse de son esprit aurait dû lui servir de protection. Mon père, à cette époque, m’envoya sur le continent. Je dois lui rendre la justice de convenir que ce n’est pas sa faute si je suis devenu ce que je suis : il employa tous les moyens possibles pour me corriger. Quand je revins chez lui, la mère et la fille avaient été chassées du pays. Mon père avait découvert mon intrigue avec Madge : il me fit des reproches qui me déplurent ; et je quittai sa maison, décidé à n’y plus rentrer.
Maintenant, Jeanie, voici le secret qui va vous rendre maîtresse de ma vie, et non seulement de ma vie, mais du bonheur d’un vieillard respectable, et de l’honneur d’une famille distinguée. J’aimais la mauvaise compagnie, mais mes funestes dispositions étaient d’une nature toute particulière. Je n’avais pas adopté l’esprit de rapine, d’intérêt et de licence qui animait la plupart de ceux dont je faisais ma société ; mais leur intrépidité, leur présence d’esprit, leur adresse, me plaisaient, et j’aimais à partager leurs dangers. Avez-vous examiné ce rectorat, sa situation, ses environs, Jeanie ? N’est-ce pas une retraite bien agréable ?
– Certainement, répondit-elle, fort étonnée de le voir changer si brusquement de sujet de conversation.
– Eh bien ! je voudrais qu’il fût à cent mille pieds sous terre, avec les dîmes et les terres qui en dépendent ; sans ce maudit rectorat qu’on me destinait, il m’aurait été permis de suivre mon inclination ; j’aurais embrassé la profession des armes, et la moitié du courage dont j’ai fait preuve en suivant une carrière de vices et de crimes, aurait suffi pour m’assurer un rang honorable parmi mes concitoyens. Pourquoi ne passai-je pas chez l’étranger quand je quittai la maison paternelle ! ou plutôt pourquoi la quittai-je ! Mais j’en suis venu au point que je ne puis sans délire reporter mes yeux sur le passé, et que je ne puis envisager l’avenir sans désespoir.
Les chances d’une vie errante me conduisirent malheureusement en Écosse, et j’y menai une conduite plus répréhensible que par le passé. Ce fut à cette époque que je fis connaissance avec Wilson, homme remarquable par son sang-froid, son courage et sa résolution. Doué d’une force prodigieuse de corps, il n’avait pas moins de fermeté dans l’esprit, et une sorte d’éloquence naturelle le plaçait au-dessus de tous ses compagnons. Jusque là j’avais été
Un vrai désespéré plongé dans la licence ;
Mais il restait encor des lueurs d’espérance.
Ce fut le malheur de cet homme et le mien que, malgré la différence que le rang et l’éducation mettaient entre nous, il obtînt sur moi une influence que je ne puis m’expliquer qu’en songeant à la supériorité que le sang-froid acquiert toujours sur une ardeur trop bouillante. J’étais comme entraîné par un tourbillon ; je le suivais partout, et je prenais part à toutes ses entreprises, où il déployait autant de courage que d’adresse. Ce fut alors que je vis votre sœur dans ces réunions de jeunes gens qu’elle fréquentait à la dérobée, – cependant Dieu sait que mon crime envers elle ne fut pas prémédité, et que j’avais ensuite dessein de le réparer, autant que le mariage pouvait le faire, dès que je serais libre de suivre un genre de vie plus convenable à ma naissance. Je faisais d’étranges rêves ! – Je me berçais de l’espoir de feindre de la conduire dans quelque obscure retraite, et de lui donner soudain un rang et une fortune inconnus à ses désirs. Je chargeai un ami d’ouvrir une négociation avec mon père pour en obtenir mon pardon ; mais on lui avait donné sur ma conduite des renseignemens qui en exagéraient encore l’infamie : il envoya à mon ami une somme qu’il le chargea de me remettre, en m’annonçant qu’il ne voulait plus me revoir, et qu’il me désavouait pour son fils. Je me livrai au désespoir ; je m’enfonçai encore plus avant dans le désordre, et Wilson n’eut pas beaucoup de peine à me faire envisager comme de justes représailles le vol qu’il méditait sur un officier des douanes dans le comté de Fife.
Jusqu’alors j’avais encore gardé certaines mesures dans ma carrière criminelle ; mais depuis ce temps je ne connus plus aucunes bornes, et je goûtais un plaisir farouche à me dégrader ; je ne prenais point part au pillage, je l’abandonnais à mes camarades ; je ne leur demandais que le poste le plus dangereux. Je me souviens que lorsque j’étais, l’épée nue à la main, gardant la porte de la maison dans laquelle la félonie était commise, je ne pensais nullement à ma sûreté ; je ne songeais qu’aux torts prétendus de ma famille, à ma soif impuissante de vengeance, et à l’impression que produirait sur les orgueilleux Willingham la nouvelle qu’un de leurs descendans, que l’héritier présomptif de tous leurs honneurs, avait été pendu par la main du bourreau pour avoir volé un commis des douanes. Nous fûmes arrêtés ; je m’y attendais. Nous fûmes condamnés ; je n’en fus pas plus étonné. – Mais la mort, à mesure qu’elle s’approchait de moi, réapparaissait plus terrible, et le souvenir de l’état dans lequel je laissais votre sœur me détermina à faire un effort pour sauver ma vie.
J’ai oublié de vous dire que j’avais retrouvé à Édimbourg Meg Murdockson et sa fille. Meg avait suivi les camps dans sa jeunesse, et, sous prétexte d’un petit commerce, elle avait repris des habitudes de déprédation auxquelles elle n’était que trop familière.
Notre première entrevue fut orageuse ; mais, grâce à l’argent que je lui donnai, elle me pardonna, ou feignit de me pardonner l’outrage fait à sa fille. La malheureuse elle-même sembla à peine reconnaître son séducteur, encore moins se souvenir de mon crime envers elle. Son esprit est totalement dérangé, ce qui provient, selon sa mère, d’une réclusion à laquelle on l’avait condamnée ; mais c’est bien moi qui en suis cause : – nouvelle pierre suspendue à mon cou pour m’entraîner au fond de l’abîme. Chaque mot, chaque regard de cette pauvre créature, l’aliénation de son esprit, ses souvenirs imparfaits, les allusions qu’elle faisait à des choses qu’elle disait avoir oubliées, étaient pour mon cœur autant de coups de poignard. Que dis-je ! c’étaient des tenailles brûlantes dont il me fallait endurer les tortures. Mais je reviens au temps où j’étais en prison.
Je m’y trouvais d’autant plus malheureux, que l’époque des couches de votre sœur approchait. Je savais qu’elle vous craignait ainsi que votre père. Elle m’avait dit souvent qu’elle aimerait mieux périr mille fois que de vous faire l’aveu de sa situation humiliante. Je savais que la vieille Murdockson était une infernale sorcière, mais je croyais qu’elle m’aimait et qu’avec de l’argent je pouvais compter sur sa fidélité : elle m’avait procuré une lime pour Wilson et une scie pour moi. Elle promit volontiers de prendre soin d’Effie, et je savais qu’elle avait les connaissances nécessaires pour l’aider dans son indisposition. Je lui remis l’argent que m’avait envoyé mon père. Il fut convenu qu’elle recevrait Effie chez elle, et qu’elle l’y garderait jusqu’à ce que je me fusse évadé de prison. Je recommandai la vieille sorcière à Effie, dans une lettre qui lui resta. Je me souviens que je tâchais de jouer le rôle de Macheath condamné à mort, joyeux et hardi scélérat qui joue le tout pour le tout… Telle était ma misérable ambition ! Cependant j’avais résolu de changer de vie, si j’échappais heureusement au gibet. Il me restait quelque argent ; j’avais formé le projet de passer avec elle aux Indes occidentales, après l’avoir épousée, et là j’espérais, de manière ou d’autre, pourvoir à nos besoins.
Notre tentative pour nous sauver de prison ne réussit point, par l’obstination de Wilson, qui voulut absolument passer le premier. Vous savez avec quel courage et quel désintéressement il se sacrifia pour faciliter ma fuite de l’église de la Tolbooth ; on en parla dans toute l’Écosse, et ceux même qui condamnaient le plus sévèrement sa vie désordonnée et criminelle vantèrent l’héroïsme de son amitié. J’ai bien des vices, mais l’ingratitude et la lâcheté n’en ont jamais fait partie. Je ne songeai plus qu’à ne pas être en arrière de générosité : je m’occupais des moyens de sauver Wilson, et même le salut de votre sœur, pendant quelque temps, ne tint que le second rang dans mes pensées.
Je n’oubliai pourtant pas Effie, mais les limiers de la justice étaient si ardens à ma poursuite que je n’osais pas me montrer dans mes anciens lieux de refuge : la vieille Murdockson, à qui je donnai un rendez-vous, m’informa que votre sœur était heureusement accouchée d’un fils. Je recommandai à la vieille de tranquilliser sa malade, et de ne la laisser manquer de rien, quelque argent qu’il pût m’en coûter : puis je me retirai dans ces repaires où les hommes du métier désespéré que faisait Wilson se cachaient eux et leur contrebande. Des cœurs qui désobéirent à la fois aux lois divines et humaines ne sont pas toujours insensibles aux traits de courage et de générosité. On nous assura que la populace d’Édimbourg, vivement touchée de la dure situation de Wilson et de son dévouement, seconderait tout mouvement qui aurait pour but de le délivrer même au pied du gibet.
Dès que je m’en déclarai le chef, je ne manquai pas d’hommes qui s’engagèrent à y prendre part.
– Je ne doute pas que je n’eusse réussi à arracher Wilson à la corde qui le menaçait, continua Georges Staunton avec un feu qui semblait encore un reste de celui qui l’avait animé dans son audacieux projet ; – mais entre autres précautions, les magistrats en avaient pris une, suggérée, nous apprit-on depuis, par le malheureux Porteous, qui déconcerta nos mesures. Ce fut d’avancer d’une demi-heure l’instant de l’exécution. La crainte d’être remarqués par les officiers de police à qui la plupart de nous n’étaient que trop connus, nous avait décidés à ne paraître sur la place de Grassmarket qu’au dernier moment, et quand nous y arrivâmes, tout était terminé. Je m’élançai pourtant sur l’échafaud ; je coupai de ma propre main la corde où était suspendu le malheureux Wilson, mais il était trop tard, ce généreux et hardi criminel n’existait plus, et il ne nous restait désormais que la vengeance – une vengeance, pensais-je, doublement réclamée de celui à qui Wilson avait sauvé la vie et la liberté, au lieu de se sauver lui-même.
– Ô monsieur, dit Jeanie : et aviez-vous oublié ce passage de l’Écriture : C’est à moi qu’appartient la vengeance, dit le Seigneur.
– L’Écriture ! il y avait plus de cinq ans que je n’avais ouvert une Bible.
– Grand Dieu ! s’écria Jeanie ; et le fils d’un ministre !
– Il est naturel que vous pensiez ainsi, Jeanie ; ne m’interrompez pas, les instans sont précieux. L’insensé Porteous, après avoir fait tirer sur le peuple, quand cela n’était plus nécessaire, devint l’objet de sa haine pour avoir fait plus que son devoir, comme il l’était de la mienne pour l’avoir trop bien rempli. J’étais sans nouvelles d’Effie, et, au risque de ma vie, j’entrai dans Édimbourg, et je me rendis chez la vieille Murdockson dans l’espoir d’y trouver mon épouse future et mon fils.
Elle me dit qu’Effie, ayant appris le peu de succès de la tentative faite pour sauver Wilson, et les recherches actives qu’on dirigeait contre moi, avait été attaquée d’une fièvre avec transport au cerveau, et qu’ayant été obligée de quitter un moment la maison, elle n’y avait trouvé à son retour ni elle ni son fils. Je l’accablai de reproches qu’elle écouta avec un calme désespérant, car c’est un de ces caractères qui tantôt se livrent à tous les excès de l’emportement, et tantôt ne vous opposent qu’une tranquillité imperturbable. Je la menaçai de la justice ; elle me répondit que je devais la craindre plus qu’elle. Elle avait raison. Je lui parlai de vengeance ; elle me conseilla de redouter la sienne. Enfin, au désespoir, je la quittai ; je sortis d’Édimbourg ; je chargeai un de mes camarades de s’informer si Effie n’avait pas reparu à Saint-Léonard. Mais avant que j’eusse reçu sa réponse, un des limiers de la justice avait trouvé mes traces, et je me vis forcé de fuir dans une retraite plus éloignée. Un émissaire dévoué vint enfin m’informer que Porteous venait d’être condamné, et que votre sœur était en prison.
Autant la première de ces nouvelles me causait de plaisir, autant j’étais désespéré de l’autre. Je retournai chez la vieille Meg pour lui faire de nouveaux reproches. Je ne pouvais lui supposer d’autre motif, pour avoir abandonné Effie, que le désir de s’approprier l’argent que je lui avais remis. Votre récit jette un nouveau jour sur ses intentions, et je vois qu’elle voulait se venger du séducteur de sa fille, de celui à qui elle attribuait toutes ses infortunes. Juste ciel ! pourquoi n’a-t-elle pas fait tomber sa vengeance sur le coupable ? pourquoi ne m’a-t-elle pas livré à la corde du gibet ?
– Mais, dit Jeanie, qui, pendant ce long récit, avait assez de sang-froid et de discernement pour avoir toujours les yeux ouverts sur ce qui pouvait jeter du jour sur les infortunes de sa sœur, quel compte vous rendit cette misérable de ma sœur et de son enfant ?
– Elle ne voulut m’en rendre aucun. Elle me dit qu’Effie s’était enfuie un soir, au clair de la lune, avec son enfant dans ses bras, et qu’elle l’avait sans doute jeté dans le North-Loch, ou dans les carrières qui sont au voisinage d’Édimbourg, – ce dont, ajouta-t-elle, cette Effie est bien capable.
– Et qui vous fait croire qu’elle ne disait pas la vérité ? lui demanda Jeanie en tremblant.
– C’est que je vis Madge à cette seconde visite, et que je compris à ses discours que sa mère avait enlevé ou fait périr l’enfant, pendant la maladie de votre sœur. Il est vrai que ses propos sont toujours si décousus, qu’on ne peut y ajouter entièrement foi ; mais le caractère altier de sa mère prouve suffisamment qu’elle en est capable.
– Et cela se trouve conforme à ce que dit ma sœur, ajouta Jeanie.
– Une chose dont j’étais certain, c’était qu’Effie ne pouvait être coupable de cet acte de barbarie : mais comment pouvais-je la justifier ? Je tournais toutes mes pensées sur les moyens de la sauver. Je dissimulai mon ressentiment contre la vieille Murdockson : ma vie était entre ses mains, je m’en souciais peu ; mais de ma vie dépendait celle de votre sœur. Je me contraignis, je parus avoir confiance en elle, et, en ce qui me concernait personnellement, elle me donna des preuves d’une fidélité extraordinaire. Je ne savais trop d’abord quelles mesures prendre pour sauver Effie ; mais la fureur qui sembla animer tout le peuple d’Édimbourg lorsqu’on apprit le sursis accordé à Porteous, me fit concevoir le projet hardi de forcer la prison, d’arracher votre sœur innocente à l’injustice d’une loi sanguinaire, et d’assurer la punition du misérable qui avait ajouté de nouvelles tortures aux derniers momens de Wilson, comme si c’eût été un malheureux captif au milieu d’une troupe de sauvages cannibales. Je parcourus les groupes dans le moment de la fermentation, d’autres amis de Wilson en firent autant ; tout fut organisé, et je fus choisi pour chef de l’entreprise. Je ne me suis jamais repenti, je ne me repens pas encore de ce que je fis en cette occasion.
– Puisse le ciel vous pardonner, s’écria Jeanie, et vous inspirer de meilleurs sentimens !
– Soit, répliqua Staunton, s’il est vrai que je sois dans l’erreur. Mais j’avoue que, quoique disposé à coopérer à ce que je regardais comme un acte de justice, j’aurais désiré qu’on eût choisi un autre chef, parce que je prévoyais que les devoirs que j’aurais à remplir en cette qualité m’empêcheraient de m’occuper des moyens de pourvoir à la sûreté d’Effie. Je la vis pourtant un moment, mais sans pouvoir la décider à me suivre. Un de mes compagnons que j’avais chargé de veiller sur elle, lui fit de nouvelles instances, quand nous eûmes quitté la prison ; mais tout fut inutile, et il fut obligé de songer à sa propre sûreté. Tel fut au moins le récit qu’il me fit quand je le revis ensuite ; mais peut-être fut-il moins pressant que je ne l’aurais été, si je fusse resté près d’elle.
– Effie a bien fait, s’écria Jeanie, et je l’en aime davantage.
– Et pourquoi cela ?
– Vous ne comprendriez pas mes raisons, monsieur, quand je pourrais vous les expliquer clairement, répondit-elle avec calme ; ceux qui ont soif du sang de leurs ennemis ne savent ce que c’est que la résignation à la Providence.
– Mon espoir fut ainsi trompé une seconde fois, continua Staunton. Je pensai alors à sauver Effie par sa sœur. Vous ne pouvez avoir oublié tout ce que je fis pour vous y déterminer. Je ne vous blâme pas de votre refus ; je sais qu’il avait pour cause vos principes, et non une coupable indifférence ; mais il me mit au désespoir, parce qu’il ne me restait aucun moyen de venir à son secours. On me cherchait partout, je ne pouvais espérer d’échapper long-temps ; je quittai l’Écosse, je vins ici, je me jetai aux pieds de mon père, et mon désespoir obtint de lui un pardon qu’il est si difficile à un père de refuser au fils le plus coupable. J’y attendais dans des angoisses inexprimables le résultat du procès.
– Sans rien faire pour la sauver ! dit Jeanie.
– Jusqu’au dernier moment je me flattais d’une issue plus favorable ; enfin j’appris la fatale nouvelle il y a deux jours. Ma résolution fut prise sur-le-champ, je montai à cheval dans le dessein de me rendre à Londres en toute diligence, et de composer avec sir Robert Walpole en lui offrant pour prix de la vie de votre sœur, de livrer entre ses mains Georges Robertson, le complice de Wilson, le chef de l’insurrection qui avait forcé la prison d’Édimbourg, et mis à mort le capitaine Porteous.
– Et comment cela pouvait-il sauver ma sœur ? demanda Jeanie avec surprise.
– J’aurais fait mon marché en conséquence. Les reines aiment la vengeance tout autant que leurs sujets. C’est un poison qui flatte tous les goûts, depuis celui du prince jusqu’à celui du dernier paysan. Me refuser la vie d’une obscure villageoise ! non, non. Je demanderais le plus précieux des joyaux de la couronne royale, que je l’obtiendrais pour porter au pied du trône la tête d’un chef de révoltés. Aucun de mes autres plans ne m’avait réussi, mais celui-ci était immanquable. Le ciel est juste, il ne voulut pas que je pusse m’honorer de ce dévouement volontaire. Je n’avais pas fait dix milles, que mon cheval, qui jamais n’avait trébuché sur les rochers, au milieu des précipices, s’abattit sous moi sur une route excellente, comme s’il eût été frappé d’un boulet de canon ; ma tête porta contre le pavé, et je fus ramené chez mon père, presque sans connaissance, et dans l’état où vous me voyez.
Thomas ouvrit précipitamment la porte en ce moment :
– Monsieur, lui dit-il, Sa Révérence est sur l’escalier, et sera ici dans un instant.
– Mon père ! s’écria Staunton. Pour l’amour du ciel ! Jeanie, cachez-vous dans ce cabinet.
– Me cacher ! répondit Jeanie ; non, monsieur ; je ne suis pas venue ici dans de mauvaises intentions, et je ne dois pas me cacher aux yeux du maître de la maison.
– Mais, grand Dieu ! s’écria Staunton, faites donc attention…
Avant qu’il eût fini sa phrase, son père était déjà dans sa chambre.