CHAPITRE XXXIV.

« À l’honneur, au devoir, à l’amour paternel,
» Va-t-il sacrifier un penchant criminel ? »

CRABBE

Jeanie se leva, et fit tranquillement sa révérence quand le recteur entra dans la chambre de son fils. Il montra la plus grande surprise en le trouvant dans une telle compagnie.

– Je m’aperçois, madame, que j’ai commis une méprise. J’aurais dû laisser à ce jeune homme le soin de vous interroger ; car il paraît que ce n’est pas d’aujourd’hui que vous vous connaissez.

– Si je suis ici, répondit Jeanie, ce n’est pas moi qui l’ai cherché. Ce domestique est venu me dire que son maître me demandait, et j’ai cru que ce maître était vous.

– Allons, pensa Thomas, c’est sur mes oreilles que tout va tomber. Pour peu qu’elle ait de bon sens, – est-ce qu’elle ne pouvait pas trouver une autre réponse ?

– Georges, dit M. Staunton, si vous êtes encore ce que vous avez toujours été,… sans respect pour vous-même, vous auriez pu du moins, respectant votre père, ne pas choisir sa maison pour le théâtre d’une telle scène.

– Sur ma vie, sur mon âme, mon père, dit Georges en se mettant sur son séant…

– Votre vie, monsieur !… Quelle a été votre vie jusqu’ici ? Votre âme ! Quel égard avez-vous jamais montré pour elle ? Portez la réforme dans l’une et dans l’autre avant d’oser les offrir en garantie de votre conduite.

– Vous vous trompez, monsieur, répondit Georges. Je puis avoir donné dans bien des travers, je mérite vos reproches ; mais en ce moment vous me faites injure, je vous le jure sur mon honneur.

– Votre honneur ! répéta son père en jetant sur lui un regard de mépris ; – et se tournant du côté de Jeanie : Quant à vous, jeune femme, lui dit-il, je ne demande ni n’attends de vous aucune explication ; mais, comme père, et comme ministre de la religion, je vous ordonne de sortir de cette maison. Si votre histoire romanesque n’a pas été un prétexte pour vous y introduire, ce qu’il m’est permis de soupçonner d’après la compagnie dans laquelle je vous ai vue, vous trouverez à deux milles d’ici un juge de paix auquel, vous pourrez faire votre plainte plus convenablement qu’à moi.

– Cela ne sera pas, s’écria Georges Staunton en se levant. Monsieur, vous avez toujours été bon et humain, que ce ne soit pas moi qui vous rende cruel et implacable. – Renvoyez ce coquin curieux (montrant Thomas), et emportez toute votre essence de corne de cerf, ou votre meilleure recette contre l’évanouissement, et je vous expliquerai en deux mots la seule liaison qui existe entre cette jeune femme et moi. Il ne faut pas qu’elle perde sa réputation pour moi ; je n’ai déjà attiré que trop de malheurs sur sa famille, et je sais trop bien quelles sont les suites d’une réputation perdue.

– Sortez, Thomas, dit le recteur au valet. – Et quand celui-ci eut obéi, il ferma la porte avec soin.

– Eh bien, monsieur, ajouta-t-il d’un ton sévère, quelles nouvelles preuves de votre infamie avez-vous à me donner ?

Son fils s’apprêtait à lui répondre, mais c’était là un de ces momens où ceux qui comme Jeanie Deans possèdent l’avantage d’un courage décidé et d’un caractère égal, peuvent exercer un véritable ascendant sur des esprits plus impétueux, mais moins fermes.

– Monsieur, dit-elle à M. Staunton père, vous avez sans contredit le droit de demander à votre fils compte de sa conduite ; mais, quant à moi, je ne suis qu’une voyageuse, et je n’en ai aucun à vous rendre, parce que je ne vous dois rien, si ce n’est le repas que j’ai pris ici, et que ni pauvre ni riche ne refuse en Écosse, repas d’ailleurs que j’offrirais de payer, si je ne craignais de vous faire un affront, car je ne connais pas les usages de ce pays.

– Tout cela est fort bien, jeune femme, reprit le recteur un peu surpris de ce langage, et ne sachant s’il devait l’attribuer à la simplicité ou à l’impertinence, tout cela est fort bien ; mais venons-en au fait. Pourquoi fermez-vous la bouche de ce jeune homme ? Pourquoi l’empêchez-vous d’expliquer à son père, à son meilleur ami, des circonstances qui paraissent suspectes, puisqu’il prétend pouvoir les expliquer.

– Il peut vous dire tout ce qu’il voudra de ses propres affaires, répondit Jeanie avec assurance, mais je ne vois pas quel droit il peut avoir de parler de celles de ma famille sans mon consentement ; et comme elle n’est pas ici pour s’expliquer, je vous prie, en son nom, de ne faire à M. Georges Rob…, je veux dire à M. Staunton ou n’importe son nom, aucune question sur moi ni sur les miens, parce qu’il ne se conduira ni en chrétien, ni en homme d’honneur, s’il y répond contre mon gré.

– Voilà la chose la plus extraordinaire que j’aie entendue de ma vie, dit le recteur en détournant les yeux de Jeanie, qui le regardait d’un air assuré, mais modeste, pour les porter sur son fils : – Et qu’avez-vous à dire, monsieur ? lui demanda-t-il.

– Que je me suis trop avancé, monsieur : bien certainement je n’ai pas le droit de parler des affaires de la famille de cette jeune personne sans son consentement.

– Fort bien ! dit le père en les regardant tour à tour d’un air de surprise ; je crains que cette affaire ne soit une des fautes les plus honteuses dont vous vous soyez rendu coupable, et j’exige que vous m’expliquiez ce mystère.

– Je vous ai déjà dit, monsieur, répliqua son fils d’un air d’humeur, que je n’ai pas le droit de parler des affaires de la famille de cette jeune femme sans son consentement.

– Et je n’ai point de mystère à vous expliquer, monsieur, ajouta Jeanie ; tout ce que je vous demande, comme à un ministre de l’Évangile, comme à un homme de bien, c’est de me faire conduire en sûreté jusqu’à la première auberge sur la grande route de Londres.

– Je veillerai à votre sûreté, s’écria Georges ; vous n’avez pas besoin d’autre protection que la mienne.

– Osez-vous parler ainsi en ma présence ! s’écria le recteur d’un ton irrité. Peut-être avez-vous l’intention de remplir jusqu’au bord la coupe de la désobéissance et du libertinage, en contractant un mariage obscur et honteux ? mais prenez bien garde à ce que vous ferez ; je vous en avertis.

– Si vous craignez que ce ne soit avec moi, dit Jeanie, vous pouvez être bien tranquille. Vous me donneriez toute la terre qui est entre les deux extrémités d’un arc-en-ciel, que je ne voudrais pas épouser votre fils.

– Il y a quelque chose de fort singulier dans tout ceci ! dit le recteur : suivez-moi, jeune femme.

– Écoutez-moi d’abord, Jeanie, s’écria Georges ; je n’ai qu’un mot à vous dire. Je me fie entièrement à votre prudence ; dites à mon père tout ce que vous jugerez convenable ; mais quoi que vous jugiez à propos de lui dire, il n’en apprendra de moi ni plus ni moins.

Son père lui lança un regard d’indignation qui se changea en pitié quand il le vit retomber sur son lit, épuisé de la fatigue que cette scène lui avait occasionée. Il sortit de la chambre, et Jeanie le suivit. Elle était sur le seuil de la porte lorsque Georges Staunton se leva et prononça le moi : souvenez-vous  ! du même ton que Charles Ier sur l’échafaud. M. Staunton le père conduisit Jeanie dans un cabinet dont il ferma la porte.

– Jeune femme, lui dit-il, il y a dans votre air et dans votre visage quelque chose qui annonce le bon sens, la candeur, l’innocence même, si je ne me trompe pas ; et, s’il en est autrement, vous êtes l’hypocrite la plus consommée que j’aie jamais vue. Je ne vous demande pas de me révéler des secrets que vous voulez cacher, surtout ceux qui concernent mon fils ; sa conduite ne me permet pas d’espérer que j’en apprenne jamais rien qui puisse me donner quelque satisfaction. Mais si vous êtes telle que j’aime à le supposer, croyez-moi, quelles que soient les malheureuses circonstances qui vous ont fait contracter des liaisons avec Georges Staunton, vous ne pouvez assez vous hâter de les rompre.

– Je ne sais trop si je vous comprends bien, monsieur, mais je puis vous assurer que je l’ai vu aujourd’hui pour la seconde fois de ma vie, et la première je n’ai point passé avec lui plus d’un quart d’heure ; ces deux entrevues me portent à désirer bien vivement de ne le revoir jamais.

– Ainsi donc, votre dessein bien réel est de quitter ce comté et de vous rendre à Londres ?

– Bien certainement, monsieur. Il y va de la vie, et si j’étais sûre de ne pas faire de mauvaise rencontre en route…

– J’ai fait prendre des informations sur les gens dont vous m’avez parlé. Ils paraissent avoir quitté leur lieu de rendez-vous, mais ils peuvent être cachés dans les environs ; et, comme vous prétendez avoir des raisons particulières pour les craindre, je vous confierai à un homme sûr, qui vous conduira jusqu’à Stamford ; là vous pourrez prendre la voiture qui va de cette ville à Londres.

– Ah ! une voiture n’est pas faite pour des gens de ma sorte, dit Jeanie, ne connaissant pas les diligences, qui n’étaient encore en usage, à cette époque, que dans le voisinage de la métropole.

M. Staunton lui expliqua en peu de mots que cette manière de voyager serait plus prompte, plus sûre et moins chère que toute autre, et Jeanie lui témoigna sa reconnaissance d’un air si sincère, qu’il lui demanda si elle avait suffisamment d’argent pour son voyage, et lui offrit même d’y suppléer. Elle le remercia, et lui dit qu’elle n’en manquait point. Il est vrai qu’elle avait économisé sa bourse avec le plus grand soin. Cette réponse servit à éloigner quelques doutes que M. Staunton conservait encore assez naturellement, et il fut convaincu que, si elle cherchait à le tromper sur quelque point, du moins l’argent n’entrait pour rien dans ses projets. Il lui demanda ensuite dans quel quartier de Londres elle comptait aller.

– Chez une de mes cousines, monsieur, mistress Glass, marchande de tabac, à l’enseigne du Chardon, quelque part dans la ville.

Jeanie prononça ces mots avec une satisfaction intérieure, comptant bien que des relations si respectables lui donneraient quelque importance aux yeux du recteur. Elle fut donc bien surprise quand il lui dit :

– Et n’avez-vous pas une adresse plus précise, ma pauvre fille ? n’avez-vous réellement pas d’autre connaissance à Londres ?

– Je dois voir aussi le duc d’Argyle, monsieur ; peut-être pensez-vous que je ferais mieux d’aller d’abord chez lui ? Sa Grâce me ferait sans doute conduire, par quelqu’un de ses gens, à la boutique de ma cousine.

– Vous connaissez donc quelqu’un des gens du duc d’Argyle ?

– Non, monsieur.

– Il faut qu’il y ait quelque chose de dérangé dans son esprit ! pensa le recteur. Cependant elle parle sensément, il n’y a pas de reproche à lui faire ; elle ne manque pas d’argent, elle en refuse même ; je n’ai donc aucun droit de mettre obstacle à son départ. Comme j’ignore la cause de votre voyage, lui dit-il, et que je ne vous la demande même pas, je ne puis vous donner d’avis sur ce que vous aurez à faire ; mais la maîtresse de l’auberge où la voiture de Stamford s’arrête, est une femme respectable ; je loge chez elle quand je vais à Londres, et je vous donnerai pour elle un mot de recommandation.

Jeanie le remercia en lui faisant une de ses plus belles révérences, et lui dit qu’avec sa recommandation et celle de mistress Bickerton, maîtresse de l’auberge des Sept-Étoiles à York, elle ne pouvait manquer d’être bien reçue à Londres.

– Je présume, lui dit-il, que vous désirez partir sur-le-champ ?

– Si j’étais dans une auberge, monsieur, dans un endroit où je pusse m’arrêter, je ne voyagerais pas le saint jour de dimanche ; mais j’espère que, dans les circonstances où je suis, Dieu ne s’en trouvera point offensé.

– Vous pouvez passer avec mistress Dalton le reste de la journée ; mais songez que je ne veux pas que vous revoyiez mon fils. Quels que puissent être vos embarras, ce n’est pas à un jeune homme comme lui qu’une jeune personne de votre âge doit demander des conseils.

– Votre Honneur a bien raison. Je vous ai déjà dit que c’était sans le savoir que je me suis trouvée près de lui tout à l’heure. À Dieu ne plaise que je lui souhaite aucun mal ! mais tout ce que je désire, c’est de ne jamais le revoir.

– Comme vous semblez une jeune femme d’un caractère sérieux, dit le recteur, vous pourrez assister aux prières du soir que nous faisons en famille.

– Je vous remercie, monsieur, mais je doute que je puisse y être édifiée.

– Quoi ! si jeune encore, seriez-vous assez malheureuse pour avoir déjà perdu le goût des exercices religieux ?

– Dieu m’en préserve, monsieur ; mais j’ai été élevée dans la foi des restes souffrans de l’Église presbytérienne, et je ne crois pas pouvoir assister aux cérémonies d’un culte contre lequel mon père et tant de saints martyrs ont rendu témoignage.

– Fort bien, fort bien, mon enfant, dit le recteur en souriant ; je suis ami de la liberté de conscience. Vous devriez pourtant songer que la grâce divine est une source inépuisable qui ne coule pas seulement en Écosse ; comme elle est aussi essentielle à nos besoins spirituels que l’eau à nos besoins terrestres, ses sources, différentes en qualité, mais également efficaces en vertu, se rencontrent abondamment dans toute la chrétienté.

– Les eaux peuvent se ressembler, répondit Jeanie, mais la bénédiction n’est pas répandue sur toutes : il fallait les eaux du Jourdain pour guérir la lèpre du Syrien Naaman ; seules elles étaient sanctifiées pour sa cure, vainement se serait-il baigné dans le Pharphar et l’Abana, fleuves de Damas.

– Sans entrer dans de longs détails sur le mérite de nos Églises, dit le recteur, je me bornerai à tâcher de vous convaincre qu’on pratique dans la nôtre la charité chrétienne, et que nous cherchons à assister nos frères dans leurs besoins.

Il fit venir alors mistress Dalton, lui recommanda de prendre soin de Jeanie, et assura celle-ci que, le lendemain à la première heure, elle aurait un cheval et un guide sûr pour la conduire à Stamford. Il lui fit alors ses adieux d’un air de dignité affable, et lui souhaita une pleine réussite dans l’objet de son voyage, ne pouvant douter, ajouta-t-il, d’après les sentimens qu’elle avait montrés dans sa conversation, que le but n’en fût louable.

La femme de charge reconduisit Jeanie dans son appartement. Mais celle-ci n’était pas destinée à passer la soirée sans nouvelles importunités de la part du jeune Staunton. Le fidèle Thomas étant venu sous quelque prétexte dans la chambre de mistress Dalton, glissa adroitement dans la main de Jeanie un papier qui l’informait que son jeune maître désirait la voir, et que toutes les mesures avaient été prises pour que leur conversation ne pût être interrompue.

– Apprenez à votre jeune maître, dit tout haut Jeanie sans s’inquiéter des signes par lesquels Thomas cherchait à lui faire comprendre qu’il ne fallait pas mettre mistress Dalton dans le secret de cette correspondance ; apprenez à votre jeune maître que j’ai promis à son digne père de ne pas le revoir, et que je tiendrai ma promesse.

– Thomas, dit mistress Dalton, d’après la livrée que vous portez et la maison dans laquelle vous servez, je croyais que vous auriez un emploi plus honorable que celui de porter des billets de M. Georges aux jeunes filles que le hasard amène chez son père.

– Quant à cela, mistress Dalton, je suis payé pour faire ce qu’on m’ordonne, et je n’ai pas le droit de refuser d’obéir aux ordres de mon jeune maître, quand bien même il aurait quelque petite fantaisie. Au surplus quel mal y a-t-il ? je vous le demande, quel mal y a-t-il ?

– Songez pourtant bien à l’avis que je vous donne, Thomas ; si je vous y reprends jamais, Sa Révérence en sera informée, et vous n’embarrasserez pas long-temps sa maison.

Thomas se retira d’un air confus et mécontent, et le reste de la soirée s’écoula sans aucun événement qui mérite d’être rapporté.

Après les périls et les fatigues de la journée précédente, Jeanie passa la nuit dans un excellent lit, et la satisfaction d’avoir rempli tous ses devoirs lui procura un sommeil si paisible, qu’elle ne s’éveilla que lorsque mistress Dalton vint l’avertir le lendemain à six heures que le guide et le cheval qui lui avaient été promis étaient prêts et l’attendaient. Elle se leva promptement, prononça une courte mais fervente prière, et après avoir accepté un déjeuner que la bonne femme de charge lui avait préparé, elle prit le chemin de Stamford, en croupe derrière un vigoureux paysan portant à sa ceinture deux pistolets, destinés à la défendre en cas d’attaque.

Ils marchèrent en silence pendant environ un mille, suivant une route de traverse qui rejoignait à peu de distance le grand chemin, un peu au-delà de Grantham.

– Ne vous nommez-vous pas Jeanie Deans ? lui dit alors son conducteur.

– Oui, répondit Jeanie surprise de cette demande, en éprouvant déjà un mouvement d’inquiétude.

– C’est que j’ai un chiffon de papier à vous remettre, lui dit son guide. C’est de mon jeune maître, à ce que je puis juger. Dame ! tout ce qui habite Willingham est obligé de lui obéir, par crainte ou par amitié, car au bout du compte il sera un jour maître de la terre.

En même temps il lui passa par-dessus l’épaule une lettre qui était sous enveloppe et soigneusement cachetée.

Jeanie l’ouvrit aussitôt, et lut ce qui suit :

« Vous refusez de me voir. Sans doute vous redoutez mon caractère ; mais puisque je me suis peint à vous tel que je suis, vous devez au moins m’accorder le mérite de la sincérité, et convenir que je ne suis pas un hypocrite. Cependant vous refusez de me voir ! Cette conduite peut être naturelle, mais est-elle sage ? Je vous ai exprimé le désir que j’avais de prévenir le malheur de votre sœur aux dépens de ma vie, de mon honneur, de celui de ma famille ; vous me regardez sans doute comme indigne de sacrifier pour elle ce qui me reste de vie et d’honneur. Mais si l’offre de ce sacrifice ne peut être faite par moi, la victime n’en est pas moins prête. Il y a peut-être quelque justice dans le décret du ciel qui ne me permet pas de paraître le faire volontairement. Allez donc trouver le duc d’Argyle, et quand vous aurez échoué auprès de lui, dites que vous avez le moyen de livrer à la justice le chef des conspirateurs qui ont fait périr Porteous. Dût-il être sourd à toute autre prière, il vous écoutera quand vous lui parlerez ainsi. Demandez la grâce de votre sœur, faites vos conditions, elles ne dépendront que de vous. Vous savez où l’on peut me trouver. Soyez bien assurée que je ne disparaîtrai pas comme à la butte de Muschat. Semblable au lièvre, je serai pris au gîte d’où je suis parti dans le matin de ma vie.

» Je vous le répète, faites vos conditions. Ce n’est pas assez de la vie de votre sœur ; demandez une récompense pour vous, une place avec d’honorables revenus pour Butler, demandez tout ce que vous voudrez ; on vous accordera tout pour pouvoir faire monter sur l’échafaud un homme qui mérite bien d’y figurer, un homme déjà vieux dans la carrière du crime, mais qui, après une vie cruellement agitée, n’aspire qu’après le repos et le dernier sommeil. »

Cette lettre extraordinaire était signée des initiales G. S.

Jeanie la lut plusieurs fois avec grande attention, ce qui lui fut d’autant plus facile que le cheval, gravissant alors une montagne assez escarpée, n’allait qu’au petit pas.

Déchirant ensuite cette lettre en aussi petits morceaux qu’il lui fut possible, elle les dispersa peu à peu sur la route, pour qu’une pièce si dangereuse pour celui qui l’avait écrite ne pût jamais tomber entre les mains de personne.

La question de savoir si, à la dernière extrémité, elle avait le droit de sauver la vie de sa sœur en sacrifiant celle d’un homme qui, quoique coupable envers le gouvernement, ne lui avait fait à elle personnellement aucun mal, fut ensuite le sujet de ses réflexions. Dans un sens, il semblait qu’en dénonçant Staunton, qui était la seule cause des fautes et des malheurs de sa sœur, elle ne commettait qu’un acte de justice, un acte qui pouvait passer pour un décret équitable de la Providence. Mais Jeanie, suivant les principes rigoureux de morale dans lesquels elle avait été élevée, avait à considérer l’action dont il s’agissait, non seulement sous un point de vue général, mais relativement à ses propres principes et à sa conscience. Quel droit avait-elle de sacrifier la vie de Staunton pour sauver celle d’Effie ; de vendre le sang de l’un pour épargner celui de l’autre ? Son crime. Ce crime pour lequel il était proscrit par la loi, était un crime contre l’ordre public, mais ce n’en était pas un contre elle. Il n’avait aucun rapport ni aux malheurs ni à la condamnation d’Effie.

Quoique l’esprit de Jeanie se révoltât toutes les fois que l’idée de la mort de Porteous se présentait à son imagination, cependant elle ne pouvait regarder cet attentat comme un meurtre qui doit armer contre l’assassin tous ceux qui peuvent connaître sa retraite. Ce crime était accompagné de circonstances qui, sans lui ôter son caractère de violence, en diminuaient au moins l’horreur aux yeux des gens de la condition de Jeanie. Les rigueurs employées ou proposées par le gouvernement contre la ville d’Édimbourg, l’ancienne métropole de l’Écosse, la mesure impopulaire et peu sage de forcer le clergé à proclamer en chaire la récompense offerte aux dénonciateurs du coupable, n’avaient fait qu’irriter le peuple, et le meurtre de Porteous s’associait en quelque sorte dans son esprit à l’idée de son ancienne indépendance. Il était hors de doute que quiconque dénoncerait un des complices de cet acte de violence serait regardé par la populace comme coupable de trahison envers son pays. Jeanie joignait au rigorisme presbytérien une sorte d’esprit national, et n’aurait voulu pour rien au monde acquérir parmi ses concitoyens la honteuse célébrité du perfide Monteith et de quelques autres qui, ayant trahi la cause de leur patrie, sont voués à l’exécration du peuple et des paysans de génération en génération. Et cependant, quand il ne fallait une seconde fois qu’un mot pour sauver la vie de sa sœur, c’était un effort bien pénible pour le cœur aimant de Jeanie que de se décider à ne pas le prononcer.

– Que le Seigneur daigne m’inspirer ce que je dois faire, et m’en donner le courage ! pensa-t-elle. Il semble que ce soit sa volonté de me soumettre à des épreuves qui sont au-dessus de mes forces.

Cependant son conducteur, ennuyé du silence, devenait plus communicatif. C’était un paysan qui ne manquait pas de bon sens, mais qui, n’ayant ni plus de délicatesse ni plus de prudence que ses pareils n’en ont ordinairement, choisit pour sujet de conversation, suivant l’usage assez ordinaire des gens de sa condition, les affaires de la famille Willingham, et Jeanie en apprit quelques particularités que nous croyons devoir faire connaître à nos lecteurs.

Le père de Georges Staunton avait été militaire. Pendant qu’il servait dans les Indes occidentales, il avait épousé la fille d’un riche colon dont il n’avait eu qu’un seul enfant, le malheureux jeune homme dont nous avons déjà tant de fois parlé. Il passa ses premières années près d’une mère trop tendre, qui ne le contrariait jamais, entouré d’esclaves qui se faisaient une étude d’obéir à ses moindres caprices et de satisfaire toutes ses fantaisies. Son père était un homme de mérite et de sens ; il voyait avec peine l’indulgence excessive de son épouse pour leur enfant ; mais les devoirs de son état le retenaient souvent hors de chez lui ; mistress Staunton, belle et volontaire, était d’une santé faible, et il était difficile pour un homme tendre et paisible de la contrarier dans son excessive indulgence pour un fils unique. Tout ce qu’il fit même pour balancer les funestes effets du système de sa femme ne fit que les rendre plus pernicieux. Georges, forcé de se contraindre un peu en présence de son père, s’en dédommageait en se donnant une triple licence quand il était absent. Ce fut ainsi que, dès son enfance, il contracta l’habitude de regarder son père comme un censeur rigide dont il désirait secouer le joug aussitôt qu’il lui serait possible de le faire.

Il n’avait encore que dix ans, et déjà il portait dans son cœur le germe des vices qui s’y développèrent plus tard, lorsqu’il perdit sa mère, et que son père désolé retourna en Angleterre. Pour mettre le comble à son imprudence et à son indulgence inexcusable, mistress Staunton avait laissé une partie considérable de sa fortune à la libre disposition de son fils, et Georges connut bientôt son indépendance et les moyens d’en abuser. Voulant corriger les vices de son éducation, son père l’avait placé dans un pensionnat bien réglé ; mais quoiqu’il montrât quelque facilité à apprendre, sa conduite désordonnée devint bientôt insupportable à ses maîtres. Il trouva le moyen de contracter des dettes (ce qui n’est que trop facile à tout jeune homme qui a des espérances de fortune), et avec l’argent qu’il se procura il fut à même d’anticiper dès son jeune âge sur les folies et les excès d’un âge plus mûr : aussi fut-il rendu à son père, déjà corrompu et capable d’en corrompre cent autres par son exemple.

M. Staunton, à qui la mort de sa femme avait laissé une mélancolie que la conduite de son fils n’était pas de nature à dissiper, était entré dans les ordres ; et son frère sir William Staunton lui fit passer le bénéfice de Willingham, héréditaire dans la famille. Le revenu était un objet important pour lui, car il n’avait que la fortune d’un cadet de famille, et celle de sa femme se réduisait pour lui à bien peu de chose. Il voulut que son fils habitât avec lui dans le rectorat, mais il trouva bientôt que ses désordres étaient intolérables : et comme les jeunes gens du rang de Georges ne purent long-temps souffrir l’insolence du jeune créole, qui était fier d’être plus riche qu’eux, il prit le goût de la mauvaise société, qui est plus funeste – que la mort sous le fouet et la pendaison . Son père lui fit faire un voyage sur le continent ; il en revint pire encore. Ce n’était pas qu’il fût dénué de toutes bonnes qualités. Il avait de l’esprit, un bon cœur, une générosité sans bornes, et des manières qui auraient pu le rendre agréable dans la société, s’il fût resté sous une salutaire tutelle. Mais tout cela ne lui servit à rien. Il était si souvent dans les maisons de jeu, dans les courses de chevaux, dans les amphithéâtres de combats de coqs, et tous les autres rendez-vous plus funestes encore de la folie et du libertinage, que la fortune de sa mère fut épuisée avant sa vingt-unième année : il se trouva bientôt endetté et dans le besoin. L’histoire de sa première jeunesse peut se conclure en empruntant les expressions avec lesquelles notre Juvénal anglais décrit un semblable caractère :

« Obstiné dans la carrière où il s’était jeté, il crut les reproches injustes et la vérité trop sévère. La maladie de son âme était parvenue à sa crise ; il dédaigna d’abord le toit paternel, et puis l’abjura ; et, quand il se fit vagabond, il se fit gloire de sa honte, en disant : Je serai libre. »

– Et cependant c’est bien dommage, dit l’honnête paysan, car M. Georges est généreux comme un prince, sa main est toujours ouverte ; et, tant qu’il a eu quelque chose, il n’a jamais laissé manquer personne.

Cette vertu, si l’on peut donner ce nom à une profusion sans sagesse, est ce qui frappe davantage les yeux du pauvre, et ceux qui en profitent sont assez portés à la regarder comme un manteau qui couvre bien des fautes.

Jeanie fut rendue à Stamford assez à temps pour prendre place dans la diligence qui allait partir, et elle arriva à Londres dans la soirée du second jour après son départ. Grâce à la recommandation de M. Staunton, elle fut parfaitement reçue dans l’auberge où la voiture s’arrêtait, et le correspondant de mistress Bickerton lui apprit la demeure de mistress Glass, sa cousine, qui l’accueillit avec une affectueuse hospitalité.

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