CHAPITRE XXXV.

« Oui, je m’appelle Argyle, et vous êtes surpris
» De me voir à la cour rester toujours le même. »

Ballade.

Peu de noms dans l’histoire d’Écosse, à l’époque dont nous parlons, méritent une mention plus honorable que celui de John, duc d’Argyle et de Greenwich. Ses talens, comme homme d’état et comme militaire, étaient universellement reconnus. Il n’était pas sans ambition, mais sans avoir les vices qui l’accompagnent, sans cette coupable propension qui excite souvent les hommes puissans, dans une position particulière comme la sienne, à saisir tous les moyens de s’élever, au risque de troubler la paix d’un royaume.

Pope l’a célébré comme étant né

– Pour tenir dans ses mains les foudres de l’état,

Et craint également aux conseils, au combat.

Il n’avait pas les vices ordinaires aux politiques, la dissimulation et la fausseté, ni ceux qu’on remarque souvent dans les guerriers, l’esprit de désordre et la soif des honneurs.

L’Écosse, sa terre natale, se trouvait en ce moment dans une situation incertaine et précaire. Elle était unie à l’Angleterre, mais ce lien n’avait pas eu le temps de prendre de la consistance. L’irritation produite par d’anciens outrages subsistait encore, et le mécontentement jaloux des Écossais d’une part, la hauteur méprisante des Anglais de l’autre, occasionaient souvent des querelles dont il était à craindre que les suites ne rompissent l’union des deux nations, si nécessaire à l’une et à l’autre. L’Écosse avait en outre le désavantage d’être divisée en factions intestines qui n’attendaient qu’un signal pour en venir aux mains.

Dans de telles circonstances, un homme du rang du duc d’Argyle, doué des mêmes talens, mais qui n’aurait pas eu les mêmes principes, aurait pu songer à s’élever très haut en excitant un mouvement et en cherchant à le diriger. Il tint une conduite plus sûre et plus honorable.

Supérieur à toutes les petitesses des partis, il appuya toujours les mesures qui avaient pour base la justice et la modération, soit qu’elles fussent proposées par le ministère, soit qu’elles fussent demandées par l’opposition. Ses talens militaires, à une époque mémorable, en 1715, avaient rendu à la maison d’Hanovre des services peut-être trop grands pour qu’on pût les reconnaître ou les récompenser. Après l’insurrection qui avait eu lieu cette année en Écosse, il avait employé tout son crédit pour obtenir quelque indulgence, en faveur des malheureux seigneurs de ce pays, qu’un sentiment de loyauté mal dirigé avait égarés, et il en fut récompensé par l’estime et l’amour de tous ses compatriotes. On supposait qu’une popularité obtenue chez une nation guerrière et mécontente n’était pas vue sans inquiétude à la cour, où l’on pardonne difficilement le pouvoir de devenir dangereux, même à ceux qui sont le plus éloignés de vouloir en faire usage. La manière indépendante et un peu fière avec laquelle le duc d’Argyle s’exprimait dans le parlement et agissait en public n’était pas faite d’ailleurs pour lui concilier les bonnes grâces de la couronne. Il était donc toujours respecté, souvent employé, mais il n’avait jamais été le favori ni de Georges II, ni de son épouse, ni de ses ministres. On l’avait même, à différentes époques, regardé comme en disgrâce complète, quoiqu’on ne pût jamais le considérer comme membre décidé du parti de l’opposition. Il n’en était devenu que plus cher à l’Écosse, parce que c’était ordinairement en soutenant les intérêts de son pays qu’il encourait le déplaisir de son souverain.

Après l’émeute qui se termina par la mort de Porteous, l’éloquence énergique avec laquelle il s’opposa aux mesures de rigueur que le ministère proposa au parlement contre la ville d’Édimbourg excita en sa faveur dans cette capitale un nouvel élan de reconnaissance publique, d’autant plus qu’on assurait que la reine Caroline s’était crue personnellement offensée de son intervention. Nous avons déjà cité la réponse hardie qu’on lui attribue à ce sujet, et l’on conserve encore quelques passages des discours qu’il prononça dans le parlement à cette occasion. Il rétorqua contre le chancelier, lord Hardwicke, l’imputation que celui-ci lui avait faite de se conduire en cette affaire plutôt en partie qu’en juge. – J’en appelle à la chambre, dit Argyle ; qu’elle examine toute ma vie, toutes mes actions, soit en campagne, soit dans le cabinet : y trouvera-t-on une tache qui puisse ternir mon honneur ? Je me suis montré ami zélé de mon pays, et sujet fidèle de mon roi ; je suis prêt à le faire encore sans m’inquiéter un instant du sourire d’affection ou de mépris des courtisans. J’ai éprouvé la faveur et la disgrâce de la cour, j’attends l’une et l’autre avec indifférence. J’ai donné mes raisons pour m’opposer au bill qu’on nous présente ; j’ai prouvé qu’il est contraire au traité d’union qui lie les deux couronnes, – à la liberté de l’Écosse, et par suite même à celle de l’Angleterre, à l’intérêt général, au bon sens, à la justice. Faudra-t-il que la métropole de l’Écosse, la capitale d’une nation indépendante, une cité honorée par la résidence d’une longue suite de monarques, soit dépouillée de ses droits, de ses honneurs, de ses priviléges, de sa garde et de ses portes, pour punir la faute de quelques factieux obscurs et ignorés ? Faudra-t-il qu’un Écossais voit de sang-froid une pareille injustice ? Je me glorifie, milords, de m’opposer à de tels projets ; c’est avec orgueil que je prends la défense de mon pays, qu’on veut soumettre à une humiliation si peu méritée.

D’autres orateurs, soit anglais, soit écossais, parlèrent dans le même sens ; le bill ne fut adopté qu’après avoir été dépouillé de ses dispositions les plus rigoureuses, et ce qu’il contint de plus remarquable fut une amende prononcée contre la ville d’Édimbourg au profit de la veuve de Porteous ; de manière, comme on le remarqua dans le temps, que des débats si animés n’aboutirent qu’à faire la fortune d’une ancienne cuisinière, car telle avait été la condition de cette femme avant son mariage.

La reine ne pardonna pas facilement au duc d’Argyle la part qu’il avait prise à cette discussion. Il vit qu’il était reçu avec froideur à la cour, s’abstint d’y paraître, et fut de nouveau regardé comme disgracié. Il était nécessaire de mettre ces circonstances sous les yeux du lecteur, parce qu’elles servent à lier ce qui précède avec ce qui va suivre.

Le duc était seul dans son cabinet, quand son valet de chambre vint lui dire qu’une jeune villageoise écossaise insistait pour lui parler.

– Une villageoise et une Écossaise ! dit le duc ; et quelle affaire peut amener la folle à Londres ? Quelque amoureux pressé et embarqué ; quelques fonds perdus dans les spéculations de la mer du sud ; et il n’y a que Mac-Callummore qui puisse arranger des choses si importantes. La popularité à bien ses inconvéniens. N’importe, Archibald, faites entrer notre compatriote ; il n’est pas poli de faire attendre.

Archibald introduisit une jeune fille de taille moyenne, dont l’air modeste était aussi expressif qu’agréable, quoique son teint fût un peu bruni par le soleil. Elle était vêtue du plaid écossais, qui couvrait sa tête en partie, et qui retombait sur ses épaules ; de beaux cheveux blonds flottaient sans art sur son front et sur son plaid, et sa physionomie annonçait le respect que lui inspiraient le rang et la présence du duc, quoiqu’on n’y aperçût aucune trace de crainte ni de mauvaise honte. Tout son ajustement était celui que portent ordinairement les jeunes villageoises d’Écosse, et ne se distinguait que par cette propreté qui est si souvent réunie à la pureté de cœur dont elle est l’emblème.

Elle s’arrêta à la porte, et fit une grande révérence en croisant les mains sur sa poitrine, sans prononcer un seul mot. Le duc s’avança vers elle ; et, si elle admira la richesse de ses habits ornés de toutes les décorations qui lui avaient été accordées et qu’il avait si bien méritées, elle ne fut pas moins frappée de l’air de bonté qui régnait dans tous ses traits. Le duc, de son côté, ne remarqua pas sans quelque plaisir la modestie et la simplicité du costume et des manières de son humble compatriote.

– Est-ce à moi que vous voulez parler, ma bonne fille ? lui dit le duc ? ou est-ce la duchesse que vous désirez voir ?

– C’est à Votre Honneur, milord,… je veux dire à Votre Grâce que j’ai affaire.

– Et de quoi s’agit-il, ma chère enfant ? lui dit le duc du ton le plus doux et le plus encourageant.

Jeanie jeta un regard timide sur le valet de chambre.

– Retirez-vous, Archibald, lui dit le duc, et attendez dans l’antichambre.

Le domestique étant sorti, – Eh bien ! ma bonne fille, dit le duc, asseyez-vous, reprenez haleine, et contez-moi votre affaire. Je vois à vos vêtemens que vous arrivez de notre pauvre vieille Écosse. Êtes-vous venue ici à travers les rues avec votre plaid ?

– Non, monsieur,… non, Votre Grâce. Une de mes parentes m’a conduite dans une de ces voitures qu’on trouve dans les rues. C’est une femme fort honnête, ajouta-t-elle, prenant du courage et de l’assurance en voyant la complaisance avec laquelle le duc l’écoutait, et vous la connaissez, c’est mistress Glass, à l’enseigne du Chardon.

– Ma digne marchande de tabac ? dit le duc en souriant. J’achète souvent moi-même mon tabac chez elle pour causer un instant avec une compatriote. Mais votre affaire, mon enfant, votre affaire : vous savez que le temps et la marée n’attendent personne.

– Votre Honneur saura donc… Pardon, milord, c’est Votre Grâce que je veux dire…

Il est bon de remarquer ici que mistress Glass avait très fortement recommandé à Jeanie de donner au duc le titre dû à son rang, ce qui était, dans l’opinion de la bonne femme, une chose de la plus haute importance, et les derniers mots qu’elle dit à Jeanie quand elle descendit de voiture furent : – N’oubliez pas de dire Votre Grâce ! Or Jeanie, qui de sa vie n’avait parlé à un personnage plus grand que le laird Dumbiedikes, éprouvait quelque difficulté à se conformer à un cérémonial tout nouveau pour elle.

Le duc vit son embarras : – Ne vous inquiétez pas de Ma Grâce, ma bonne fille, lui dit-il avec son affabilité ordinaire ; contez-moi votre affaire tout simplement, et prouvez que vous avez dans la bouche une langue écossaise.

– Je vous remercie, monsieur. Je vous dirai donc que je suis la sœur de cette pauvre malheureuse jeune fille, Effie Deans, qui a été condamnée à mort à Édimbourg.

– Ah ! ah ! dit le duc, je connais cette fâcheuse histoire ; Duncan Forbes en a parlé l’autre jour en dînant chez moi.

– Je suis venue d’Écosse, monsieur, pour voir ce qu’on pourrait faire pour obtenir sa grâce ou son pardon, ou quelque chose de semblable.

– Hélas ! ma pauvre enfant, vous avez fait inutilement un voyage bien long et bien pénible. Je sais que le rapport de l’affaire a été fait au conseil, et que l’exécution a été ordonnée.

– Mais, monsieur, on m’a assuré que le roi peut toujours faire grâce si c’est son bon plaisir.

– Cela est très vrai ; mais cela ne dépend que du roi. Le crime pour lequel elle a été condamnée est devenu trop fréquent. Tous les gens du roi en Écosse pensent qu’il est nécessaire de faire un exemple. Ensuite les désordres qui viennent d’avoir lieu à Édimbourg ont indisposé le gouvernement contre la ville et même contre la nation, et, au lieu de songer à accorder des grâces, on ne pense qu’à employer des mesures de sévérité. Qu’avez-vous à dire en faveur de votre sœur, ma pauvre enfant ? quel crédit avez-vous ? sur quels amis comptez-vous à la cour ?

– Je ne compte que sur Dieu et sur Votre Grâce, dit Jeanie ne perdant pas courage.

– Hélas ! ma bonne fille, il n’existe peut-être personne qui ait en ce moment moins de crédit auprès du roi et des ministres. Il est cruel pour les hommes qui se trouvent dans ma situation de voir que le public leur suppose une influence qu’ils n’ont point, et qu’on attend d’eux des secours qu’ils n’ont pas le pouvoir d’accorder. Mais au moins tout le monde peut être franc et sincère. Ce serait rendre votre position encore plus fâcheuse que de vous faire concevoir des espérances qui ne pourraient se réaliser. Je n’ai aucun moyen de changer le sort de votre sœur. Il faut qu’elle meure.

– Il faut que nous mourions tous, monsieur, reprit Jeanie, c’est la punition du péché de notre premier père ; mais nous ne devons point nous chasser les uns les autres de ce monde, c’est ce que Votre Honneur sait mieux que moi.

– Ma bonne fille, lui dit le duc avec douceur, chacun est toujours porté à blâmer la loi qui le condamne. Mais vous paraissez avoir été trop bien élevée pour ne pas savoir que, d’après les lois de Dieu comme d’après celles des hommes, tout meurtrier doit mourir.

– Mais Effie, monsieur ! mais ma pauvre sœur ! dit Jeanie avec agitation, on n’a point prouvé le meurtre dont on l’accuse, elle ne l’a point commis ; et si elle est innocente et que la loi la condamne, qui est-ce qui est le meurtrier ?

– Je ne suis pas homme de loi, et j’avoue que les dispositions de la loi qui la condamne me paraissent bien sévères.

– Mais au moins vous êtes un de ceux qui les font, répondit Jeanie, et par conséquent vous devez avoir de l’autorité sur elles.

– Non pas comme individu, ma bonne fille ; je n’ai qu’une voix au milieu de beaucoup d’autres, et je ne puis vous servir. Je n’ai pas en ce moment assez de crédit auprès du souverain (je veux bien qu’on le sache) pour pouvoir lui demander la plus légère faveur. – Mais qui a pu vous déterminer à vous adresser à moi ?

– Vous-même, monsieur.

– Moi ! jamais je ne vous ai vue.

– Cela est vrai, monsieur ; mais tout le monde sait que le duc d’Argyle est l’ami de son pays ; qu’il parle et qu’il combat pour la justice. Vous êtes un des justes d’Israël ; ceux qui se trouvent injuriés peuvent se réfugier sous votre ombre, et vous ne voudrez pas laisser répandre le sang d’une malheureuse fille de votre pays, qui est innocente, si vous pouvez l’empêcher. – D’ailleurs, j’avais encore une autre raison pour m’adresser à vous.

– Et quelle est-elle ?

– J’ai appris de mon père que la famille de Votre Honneur… c’est-à-dire, votre respectable grand’père, a eu l’honneur de périr sur un échafaud dans le temps des persécutions ; et mon père a été aussi honoré de pouvoir rendre témoignage en prison et au pilori, comme on le voit dans les livres de Peter Walker le colporteur, que Votre Honneur connaît, j’en suis sûre, car il fréquente surtout l’ouest de l’Écosse. Et puis, monsieur, quelqu’un qui prend intérêt à moi m’a aussi engagée à vous voir, parce que son grand’père a eu le bonheur de rendre service au vôtre ; vous verrez tout cela dans ces papiers.

En même temps elle lui remit un paquet que le duc ouvrit sur-le-champ, et où il lut d’un air de surprise : Rôle des hommes servant dans la compagnie de ce saint homme le capitaine Salathiel Bangtext. – Obadias Muggleton ; Mépris-du-Péché, Double-Knock ; Ferme-dans-la-Foi, Gipps ; Tourne-à-Droite, Thwack-Away.

– Que diable est ceci ? une liste du Parlement, Loué-Soit-Dieu-Barebone, ou de l’armée évangélique du Vieux Olivier ; – à en juger par son nom, le dernier devait être fort sur l’exercice ; – mais qu’est-ce que tout cela signifie, ma fille ?

– C’était cet autre papier, monsieur, dit Jeanie un peu confuse de sa méprise.

– Oh ! c’est l’écriture de mon malheureux aïeul, je la reconnais. Voyons : – À tous ceux qui sont attachés à la maison d’Argyle, ces présentes sont pour attester que Benjamin Butler, dragon dans le régiment de Monk, m’a sauvé la vie en me défendant contre quatre soldats anglais qui voulaient me massacrer. Privé en ce moment de tout moyen de lui prouver ma reconnaissance, je lui donne ce certificat, espérant qu’il pourra lui être utile ou à quelqu’un des siens pendant ces temps de troubles. Je conjure mes parens, mes amis, mes partisans dans les basses et dans les hautes terres d’Écosse d’assister et protéger ledit Benjamin Butler, ses parens et sa famille, en toute occasion ; et d’acquitter, par tous les moyens possibles, la dette de reconnaissance que j’ai contractée envers lui. En foi de quoi j’ai signé les présentes.

Lorn.

– Voilà une forte recommandation. Ce Benjamin Butler était sans doute votre aïeul, car vous êtes trop jeune pour pouvoir être sa fille.

– Il ne m’était rien, monsieur ; mais c’était le grand-père d’un… du fils d’un voisin… d’un jeune homme qui me veut sincèrement du bien. Et elle fit une révérence en baissant les yeux et en rougissant un peu.

– J’entends, j’entends, dit le duc, une affaire d’amour. Ainsi Benjamin Butler est l’aïeul du jeune homme que vous devez épouser ?

– Que je devais épouser, monsieur, dit Jeanie en soupirant, mais cette malheureuse affaire de ma pauvre sœur…

– Quoi ! interrompit le duc, vous aurait-il abandonnée pour cela ?

– Oh ! non, monsieur, il serait bien le dernier à abandonner un ami dans le malheur. Mais je dois penser à lui autant qu’à moi. – Il est dans les ordres, monsieur, et il ne doit pas épouser une femme qui aura une telle tache dans sa famille.

– Vous êtes une jeune fille bien extraordinaire ! Vous pensez donc à tous les autres avant de songer à vous ? Et êtes-vous réellement venue à pied d’Édimbourg, dans l’espoir incertain de sauver la vie de votre sœur ?

– Pas tout-à-fait à pied, monsieur, répondit Jeanie ; j’ai eu de temps en temps une place dans un chariot, j’étais à cheval depuis Ferry-Bridge, et pris la voiture…

– Fort bien, fort bien ! dit le duc ; mais quelle raison avez-vous pour croire votre sœur innocente ?

– D’abord, monsieur, elle me l’a assuré. Et ensuite rien ne prouve qu’elle soit coupable, vous le verrez en lisant ces papiers.

Elle lui remit alors copie de toutes les pièces du procès d’Effie. Butler se les était procurées par le moyen de Saddletree, immédiatement après le départ de Jeanie, et les lui avait envoyées chez mistress Glass, dont le vieux Deans lui avait donné l’adresse, de manière qu’elle les y avait trouvées en y arrivant.

Le duc parcourut ces pièces rapidement, mais avec attention, faisant des marques au crayon en divers endroits. Quand il eut fini sa lecture, il leva les yeux sur Jeanie, qui ne perdait pas un seul de ses gestes ; il semblait vouloir lui parler, mais il examina de nouveau différens passages, comme s’il eût craint de donner une opinion trop précipitée : il fit tout cela en beaucoup moins de temps qu’il n’en aurait fallu à un homme d’un talent ordinaire ; mais le duc avait ce coup d’œil sûr et pénétrant qui démêle à l’instant la vérité, et qui saisit sur-le-champ tout ce qui peut mener à la découvrir.

– Jeune fille, lui dit-il après quelques momens de réflexion, la condamnation de votre sœur doit certainement être regardée comme bien rigoureuse.

– Que le ciel vous bénisse ! s’écria Jeanie ; c’est là une parole de consolation.

– Il semble contraire au génie des lois anglaises, continua le duc, de trouver la conviction où la preuve n’existe point, et de punir de mort un crime qui, malgré tout ce qu’a dit le ministère public, peut n’avoir jamais été commis.

– Que Dieu vous récompense, monsieur, dit Jeanie en se levant toute tremblante, les mains tendues vers le ciel et les yeux en larmes.

– Mais pourtant, ma pauvre fille, ajouta-t-il, quel bien vous fera mon opinion, à moins que je ne puisse la faire partager à ceux dont dépend la vie de votre sœur ? D’ailleurs, comme je vous l’ai déjà dit, je ne suis point homme de loi, et il faut que je consulte à ce sujet quelques uns de nos jurisconsultes écossais.

– Oh ! monsieur, s’écria Jeanie, il est impossible que ce qui vous paraît raisonnable ne le leur paraisse point aussi !

– Je ne sais trop. Vous connaissez le vieux proverbe de notre pays : – Chacun serre sa ceinture à sa manière. – Mais je ne veux pas que vous ayez eu confiance en moi tout-à-fait inutilement. Laissez-moi tous ces papiers, et vous aurez de mes nouvelles demain ou après-demain. Ayez soin de ne pas sortir de chez mistress Glass, et soyez prête à venir me trouver à l’instant où je vous ferai avertir. Il ne sera pas nécessaire de donner à mistress Glass la peine de vous accompagner. – Surtout ne manquez pas de vous habiller exactement comme vous l’êtes en ce moment.

– J’aurais bien mis un chapeau, monsieur, dit Jeanie, mais vous savez que ce n’est pas l’usage en Écosse avant qu’on soit mariée ; j’ai pensé d’ailleurs qu’à tant de milles du pays le cœur de Votre Grâce s’échaufferait à la vue du tartan,… elle regardait l’étoffe de son plaid en parlant ainsi.

– Et vous avez bien pensé. Le cœur de Mac-Callummore aura cessé de battre, quand il ne s’échauffera plus en voyant le tartan écossais. Adieu, mon enfant. Songez à être prête quand je vous enverrai chercher.

– Ah ! ne craignez rien, monsieur, je ne suis pas venue ici pour m’amuser, et puis qu’est-ce qu’il peut y avoir d’amusant dans ce désert de maisons noires ? cela ne vaut pas nos montagnes. Mais, monsieur, me permettrez-vous de vous dire… si Votre Grâce a la bonté de parler à quelqu’un d’un rang bien au-dessus du sien… j’ai peut-être tort de parler ainsi, car vous pourriez penser que je crois qu’il y a autant de différence de vous à lui, que de la pauvre Jeanie Deans de Saint-Léonard à vous. Mais enfin, monsieur, ne vous laissez pas rebuter par une réponse un peu brusque.

– Soyez tranquille, répondit le duc en riant ; une réponse brusque ne m’a jamais beaucoup inquiété. Ne vous flattez pas trop cependant ; je ferai de mon mieux, mais Dieu tient dans sa main le cœur des rois.

Jeanie fit une révérence et se retira. Elle fut reconduite jusqu’à son fiacre par le valet de chambre du duc avec un respect que son humble costume n’exigeait point, mais que cet homme croyait sans doute devoir au long entretien que son maître avait daigné lui accorder.

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