CHAPITRE XXXVIII.

« Si du roi je parviens à fléchir le courroux,
» Chacun saura bientôt que j’ai parlé pour vous. »

Cymbeline.

Le duc d’Argyle et son humble compagne arrivèrent bientôt à la petite porte par laquelle ils étaient entrés dans le parc de Richemont, qui fut si long-temps la résidence favorite de la reine Caroline. Le même portier, presque invisible, la leur ouvrit, et ils se trouvèrent hors de l’enceinte de cette maison royale. Pas un mot n’avait été prononcé jusque là de part ni d’autre. Le duc voulait probablement donner à sa protégée villageoise le temps de rappeler ses sens encore troublés, après s’être trouvée en présence d’une reine, et l’esprit de Jeanie était trop occupé de ce qu’elle avait vu et entendu, pour songer à faire aucune question.

Ils trouvèrent l’équipage du duc dans l’endroit où ils l’avaient laissé, et y étant remontés, ils reprirent avec rapidité le chemin de la ville.

– Je pense, Jeanie, dit le duc, rompant enfin le silence, que vous avez lieu de vous féliciter du résultat de votre entrevue avec la reine.

– Et c’était bien véritablement la reine ! dit Jeanie. J’ai peine à me le persuader ; et cependant je m’en étais doutée quand j’ai vu que vous ne remettiez pas votre chapeau sur votre tête.

– C’était bien la reine Caroline, répondit le duc ; mais n’êtes-vous pas curieuse de voir ce qu’il y a dans le portefeuille qu’elle vous a donné ?

– Croyez-vous que j’y trouve la grâce de ma sœur ? demanda vivement Jeanie.

– Oh ! non ! dit le duc, cela n’est pas vraisemblable. On ne porte pas ainsi des grâces en poche, sans savoir si l’on vous en demandera. D’ailleurs, elle vous a dit que le roi seul avait le droit de faire grâce.

– Cela est vrai, dit Jeanie, j’ai l’esprit si troublé… mais ne regardez-vous pas la grâce de ma sœur comme certaine ?

– Vous savez que nous disons en Écosse : Les rois sont des chevaux qu’il n’est pas facile de ferrer des pieds de derrière ; mais la reine sait comment elle doit s’y prendre, et je n’ai pas le moindre doute que la grâce ne soit accordée.

– Que Dieu soit loué ! Que son nom soit béni ! s’écria Jeanie, et puisse la bonne dame jouir toute sa vie du bonheur qu’elle me fait goûter en ce moment ! Que le ciel vous récompense aussi, milord ; car, sans votre secours, comment aurais-je pu approcher d’elle ?

Elle continua quelque temps à lui parler de cette manière, tenant en main le portefeuille sans l’ouvrir. Le duc ne l’interrompit point ; il voulait voir si le sentiment de la reconnaissance l’emporterait long-temps sur la curiosité. Mais Jeanie, sachant que le pardon de sa sœur ne s’y trouvait point, n’était nullement pressée, et le duc, peut-être plus curieux qu’elle ne l’était elle-même, fut obligé de lui en parler une seconde fois. Elle l’ouvrit alors, et outre l’assortiment ordinaire de ciseaux, d’aiguilles, etc., elle y trouva un billet de banque de cinquante livres sterling.

– Qu’est-ce que ce morceau de papier ? demanda Jeanie.

Le duc lui en ayant expliqué la valeur, elle lui témoigna son regret de la méprise que la reine avait faite, et voulut remettre au duc le billet, pour qu’il trouvât le moyen de le lui rendre.

– Non, non, dit le duc, il n’y a point ici de méprise. La reine sait que votre voyage a dû vous occasioner des frais, et elle a voulu vous en indemniser.

– Elle est cent fois trop bonne, dit Jeanie, le portefeuille était lui seul un assez beau présent. Voyez donc le nom de la reine Caroline, brodé par-dessus, peut-être de sa propre main, et surmonté d’une couronne ! Au surplus, je suis bien aise de pouvoir rendre, plus tôt que plus tard, l’argent que m’a prêté le laird de Dumbiedikes.

– Dumbiedikes ! dit le duc, qui connaissait parfaitement Édimbourg et tous ses environs. N’est-ce pas un franc-tenancier qui demeure à peu de distance du château de Dalkeith, et qui porte une perruque avec un chapeau galonné ?

– Oui, monsieur, répondit Jeanie, qui avait ses raisons pour être laconique sur cet objet.

– Je l’ai vu deux ou trois fois, le brave homme. Il n’est point bavard. Est-ce un de vos cousins, Jeanie ?

– Non, monsieur.

– C’est donc un amoureux ?

– Monsieur…

– Eh bien ?

– Oui, milord, répondit Jeanie en hésitant et en rougissant.

– Si le laird se présente, je crains que mon ami Butler ne coure quelques risques.

– Oh ! non ! monsieur, répondit Jeanie avec vivacité, en rougissant encore davantage.

– Fort bien, Jeanie, dit le duc ; je vois que vous êtes une fille à qui l’on peut confier le soin de ses affaires, et je ne vous ferai pas d’autres questions. Mais, pour en revenir à la grâce de votre sœur, je veillerai à ce qu’elle soit promptement expédiée et revêtue de toutes les formalités nécessaires. J’ai un ami dans le cabinet qui me rendra ce service, en considération de notre ancienne connaissance ; et comme j’ai besoin d’envoyer en Écosse un exprès qui voyagera plus vite que vous ne pourriez le faire, j’aurai soin de la faire parvenir aux magistrats. En attendant, vous pouvez écrire par la poste à vos amis pour leur faire part du succès que vous avez obtenu.

– Votre Honneur pense-t-il que je ne ferais pas mieux de prendre mes jambes à mon cou et de me mettre en chemin ?

– Non, certainement ; vous savez que les routes ne sont pas sûres pour une femme qui voyage seule.

Jeanie reconnut intérieurement la vérité de cette observation.

– D’ailleurs, continua le duc, j’ai un autre projet pour vous. D’ici à quelques jours, la duchesse doit envoyer à Inverrary une femme pour prendre soin de la laiterie ; je dois aussi y envoyer votre connaissance Archibald, pour y conduire une calèche et quatre chevaux que je viens d’acheter. Il y aura place pour vous dans la voiture ; il vous mènera jusqu’à Glascow, et de là prendra les moyens de vous faire arriver sûrement à votre domicile. Chemin faisant, vous donnerez à votre compagne de voyage quelques instructions sur la manière de gouverner une laiterie et de faire le fromage, car je suis sûr que vous y excellez.

– Est-ce que Votre Grâce aime ce fromage ? demanda Jeanie avec un air de secrète satisfaction.

– Si je l’aime ! répondit le duc, qui prévoyait ce qui allait suivre : du fromage et du pain cuit sous la cendre font un dîner digne d’un d’empereur.

– Ce n’est pas pour me vanter, dit Jeanie d’un air modeste, et cependant contente d’elle-même, mais bien des gens trouvent que les fromages que je fais sont aussi bons que le véritable Dunlop, et si la Grâce de Votre Honneur voulait en accepter un ou deux, j’en serais bien heureuse et bien fière. Mais peut-être préférez-vous les fromages de lait de chèvre de Buckolmside. Je ne puis dire que je les fasse aussi bien, mais j’ai ma cousine Jeane qui demeure à Lockermagus à qui je puis en parler, et…

– Non, non ! dit le duc ; le fromage de Dunlop est celui que j’aime de prédilection ; et vous me ferez le plus grand plaisir de m’en envoyer un à Roseneath quand j’y serai. Je vous en informerai. Mais ayez soin qu’il vous fasse honneur, Jeanie ; je vous préviens que je suis connaisseur.

– Je ne crains rien, dit Jeanie d’un air de confiance. Mais je sais d’ailleurs que Votre Honneur a trop de bonté pour trouver à redire à ce qu’on aurait mis tous ses soins à faire ; et certainement ce n’est pas ce qui manquera de ma part.

Ce discours amena un sujet de conversation sur lequel nos deux voyageurs, quoique si différens par le rang et l’éducation, trouvèrent beaucoup de choses à dire. Le duc, outre ses autres qualités patriotiques, avait des connaissances en agriculture, et s’en faisait honneur. Il fit des observations sur les différentes races de bestiaux d’Écosse, et vit que la jeune fille était en état de lui apprendre encore bien des choses sur cette matière, tant il est vrai que la pratique est toujours au-dessus de la théorie : il en fut si satisfait, qu’il lui promit une couple de vaches du Devonshire pour lui payer cette leçon ; et il goûtait tant de plaisir à causer ainsi des diverses occupations champêtres, qu’il regretta de voir son équipage s’arrêter en face du fiacre dans lequel Archibald était resté à l’attendre. Tandis que le cocher bridait ses haridelles, et ramassait soigneusement un reste de foin poudreux dont il les avait régalées, le duc recommanda à Jeanie d’être discrète avec son hôtesse sur tout ce qui s’était passé.

– Il est inutile de parler d’une affaire, lui dit-il, avant qu’elle soit tout-à-fait terminée. Si la bonne dame vous fait trop de questions, renvoyez-la à Archibald ; c’est son ancienne connaissance, et il sait comment il faut agir avec elle.

Il fit alors cordialement ses adieux à Jeanie, en lui disant de se tenir prête à retourner en Écosse la semaine d’après. – Il la regarda monter dans le fiacre, et s’éloigna, dans son propre carrosse, en fredonnant une stance de la Ballade qu’on lui attribue :

Dumbarton, quand mes yeux te reverront encore,

Je veux mettre ma toque et m’avancer joyeux ;

Alors à mon côté sonnera la claymore,

Et les bons gâteaux d’orge, au goût si savoureux,

Me sembleront meilleurs encore.

Il faudrait peut-être être Écossais pour concevoir avec quelle ardeur, malgré toutes les différences de rang et de situation dans le monde, les habitans de ce pays sentent une sorte d’instinct qui les attache naturellement les uns aux autres. Il existe, je crois, une liaison plus étroite entre les hommes d’une contrée inculte et sauvage qu’entre ceux qui habitent un sol fertile et bien cultivé. Leurs ancêtres ont changé moins souvent de résidence ; le souvenir mutuel qu’ils conservent d’anciennes traditions est plus exact ; le riche et le pauvre prennent plus d’intérêt à leur prospérité réciproque, le sentiment de la parenté se continue jusqu’à un degré bien plus éloigné ; en un mot, les liens d’une affection patriotique, toujours honorables, même quand ils sont un peu trop exclusifs, y ont plus d’influence sur le cœur et sur les actions des hommes.

Le fiacre qui cahotait Jeanie sur le pavé de Londres, alors détestable, la déposa enfin, avec Archibald, à l’enseigne du Chardon. Mistress Glass, qui l’attendait depuis long-temps avec impatience, l’accabla à l’instant de questions qui tombaient, l’une après l’autre, avec la rapidité des eaux du Niagara. – Avait-elle vu le duc ?… Que Dieu le protège !… La duchesse… Les jeunes demoiselles ?… Avait-elle parlé au roi ?… Que le ciel le bénisse !… À la reine… Au prince de Galles… À quelqu’un de la famille royale ?… Avait-elle obtenu le pardon de sa sœur ?… Était-ce une grâce entière ?… N’était-ce qu’une commutation de peine ?… Avait-elle été bien loin ?… Où avait-elle été ?… Que lui avait-on dit ?… Pourquoi avait-elle si long-temps ?…

Telles étaient les questions que la curiosité dictait à mistress Glass, et qui se succédaient avec une telle promptitude, que Jeanie n’aurait pu y répondre quand elle en aurait eu la volonté. Elle se trouva assez embarrassée quand la soif d’interroger de sa bonne hôtesse se fut un peu calmée, et eut fait place au désir d’obtenir une réponse. Mais Archibald, qui avait probablement reçu des instructions de son maître, vint à son secours.

– Mistress Glass, lui dit-il, Sa Grâce m’a particulièrement recommandé de vous dire qu’il vous prie de ne faire aucune question à miss Deans sur l’état de ses affaires, attendu qu’il se réserve de vous donner lui-même les renseignemens que vous pouvez désirer à ce sujet, et de vous demander votre avis sur quelques objets qu’elle ne pourrait vous expliquer aussi bien. Il se propose de passer ici incessamment pour cela.

– Sa Grâce a bien de la bonté, répondit mistress Glass, dont la curiosité fut arrêtée par la dragée qu’Archibald lui donna si à propos. Sa Grâce doit sentir que je suis en quelque façon responsable de la conduite de ma jeune parente, et milord-duc est sans contredit le meilleur juge de ce qu’il doit confier à elle ou à moi de l’affaire dont il s’agit.

– Vous avez certainement raison, mistress Glass, reprit Archibald avec une gravité imperturbable : aussi Sa Grâce compte sur votre discrétion, et se flatte que vous ne ferez à miss Deans aucune question sur ses affaires ou celles de sa sœur, jusqu’à nouvel ordre. En attendant, elle m’a chargé de vous dire que tout allait aussi bien que vous pouvez le désirer.

– Sa Grâce a bien de la bonté, bien de la bonté, certainement, M. Archibald. J’obéirai aux ordres de Sa Grâce, et… Mais vous avez fait une longue course, M. Archibald, j’en juge par le temps de votre absence ; et vous ne vous en trouverez pas plus mal pour accepter un verre de véritable rosolio.

– Je vous remercie, mistress Glass, je suis obligé d’aller rejoindre mon maître sur-le-champ. Et, saluant les deux cousines avec politesse, il prit congé de la maîtresse du Chardon.

– Je suis charmée, Jeanie, dit mistress Glass, que vos affaires soient en si bon train ; au surplus, mon enfant, on ne pouvait en douter, du moment que le duc voulait bien s’y intéresser. Je ne vous ferai pas de questions, puisque Sa Grâce, qui est la sagesse et la prudence même, se réserve de me dire tout ce que vous savez, et peut-être plus que vous n’en savez. Cependant, si cela pouvait vous faire plaisir de m’instruire sur-le-champ de tout ce qui s’est passé, je n’y vois pas d’inconvénient ; car, puisque je dois le savoir, qu’importe que je l’apprenne de vous ou du duc ? D’ailleurs, si je sais d’avance ce qu’il doit me dire, j’aurai bien soin qu’il ne s’en aperçoive point, et je pourrai préparer d’avance les avis qu’il veut me demander. Ainsi donc, ma chère, ne vous gênez point : ouvrez-moi votre cœur, si cela vous fait du bien ; dites-moi tout ce que vous voudrez : seulement, songez bien que je ne vous fais pas de questions.

Jeanie fut encore embarrassée. La confiance qu’elle pouvait montrer à sa bonne parente était peut-être le seul moyen qu’elle eût de lui prouver sa reconnaissance de la manière amicale dont elle en avait été accueillie. Son bon sens lui fit pourtant sentir que l’entrevue qu’elle avait eue avec la reine Caroline ayant été accompagnée d’un air de mystère, n’était pas un sujet à abandonner au caquet d’une femme comme mistress Glass, qui avait plus de bonté dans le cœur que de prudence dans la tête. Elle lui répondit donc en termes généraux, que le duc avait bien voulu prendre des renseignemens très détaillés sur l’affaire de sa sœur ; qu’il espérait réussir à obtenir sa grâce, et qu’il se proposait de dire lui-même à mistress Glass tout ce qu’il en pensait.

Cette réponse ne satisfit qu’à demi la maîtresse du Chardon. Aussi insinuante que curieuse, et en dépit de sa promesse, elle ne put s’empêcher de faire encore quelques questions à Jeanie.

Avait-elle passé tout ce temps chez le duc d’Argyle ? Le duc était-il toujours resté avec elle ? Avait-elle vu la duchesse et les jeunes demoiselles, et surtout lady Caroline Campbell ?

À toutes ces questions Jeanie répondit en général qu’elle connaissait si peu la ville, qu’elle ne pouvait dire exactement où elle avait été, que le duc ne l’avait pas quittée ; qu’elle ne croyait pas avoir vu la duchesse ; qu’elle n’avait vu que deux dames, dont l’une se nommait Caroline, et que là se bornait tout ce qu’elle pouvait dire à ce sujet.

– C’est bien certainement la fille aînée du duc, lady Caroline Campbell, dit mistress Glass ; mais Sa Grâce m’en apprendra bien certainement davantage. À propos, il est trois heures ; je vous ai attendue une heure pour dîner, et voyant que vous ne veniez pas, j’ai mangé un morceau : il est temps que vous en fassiez autant. Je n’ai pas oublié notre proverbe écossais : – Le ventre affamé n’écoute pas volontiers le ventre plein.

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