« Pendant que le soleil resplendit dans les cieux,
» Shene ! nous gravissons ton site gracieux,
» Embrassons du regard ce vaste paysage. »
THOMSON.
Mistress Glass, bonne et officieuse, mais un peu commère, avait attendu Jeanie dans le fiacre, et elle lui fit subir un très long interrogatoire sur son entrevue avec le duc, pendant qu’elle retournait dans le Strand, où le chardon de la bonne dame fleurissait dans toute sa gloire, avec la devise nemo me impune ; et c’était l’enseigne d’une boutique bien connue alors à tous les Écossais qui se trouvaient dans Londres, de quelque condition qu’ils fussent.
– Mais êtes-vous bien sûre, dit-elle à Jeanie, que vous l’avez toujours appelé Votre Grâce ? C’est qu’il faut faire une grande distinction entre Mac-Callummore et tous ces petits seigneurs qu’on appelle des lords. Il y en a beaucoup, qui feraient croire que la façon n’en est pas bien chère, et j’en connais à qui je ne voudrais pas vendre six sous de tabac à crédit, et d’autres pour qui je ne voudrais pas me donner la peine d’en faire un cornet. Mais j’espère que vous avez montré votre savoir-vivre au duc d’Argyle, car quelle idée aurait-il de vos amis de Londres, si vous l’aviez appelé milord, lui qui est duc ?
– Il ne paraît pas s’en embarrasser beaucoup, répondit Jeanie, d’ailleurs il sait que j’ai été élevée à la campagne.
– Au surplus, Sa Grâce me connaît bien, ainsi j’en suis moins inquiète. Jamais je ne remplis sa tabatière, qu’il ne me crie de sa voiture : – Comment cela va-t-il, ma bonne mistress Glass ? ou bien : – Avez-vous reçu des nouvelles d’Écosse depuis peu ? Et vous pouvez bien croire que j’accours sur le seuil de la porte en lui faisant une belle révérence, et je lui dis : – Milord duc, j’espère que la noble épouse de Votre Grâce se porte bien, ainsi que ses jeunes demoiselles, et que Votre Grâce est toujours contente de mon tabac. Et s’il se trouve quelques pratiques dans la boutique, tout le monde s’empresse pour le saluer, et si ce sont des Écossais, il faut les voir tous chapeau bas, et chacun regarde partir le vrai prince de l’Écosse, que Dieu le protège ! Mais vous ne m’avez pas encore conté tout ce qu’il vous a dit.
Jeanie n’avait pas dessein d’être tout-à-fait si communicative. Malgré toute sa simplicité, elle avait aussi, comme le lecteur peut l’avoir observé, la réserve de son pays. Elle répondit donc, en termes généraux, que le duc l’avait reçue avec bonté, qu’il lui avait promis de s’intéresser pour sa sœur, et de lui donner de ses nouvelles le lendemain ou le jour suivant. Elle n’ajouta point qu’il lui avait recommandé d’être prête à venir le trouver à l’instant où il la ferait avertir, encore moins qu’il lui avait dit qu’elle n’avait pas besoin de se faire accompagner par mistress Glass. La bonne dame fut obligée de se contenter de cette réponse, après avoir inutilement essayé d’obtenir des détails plus circonstanciés.
On concevra aisément que le lendemain Jeanie garda la maison. Ni la curiosité, ni l’envie de faire de l’exercice ne purent la décider à sortir. Elle passa toute la journée dans le petit salon de mistress Glass, respirant une atmosphère qui ne lui semblait pas trop pure, ce qui provenait de quelques carottes de véritable tabac de la Havane, soigneusement serrées dans une armoire secrète, et que la bonne marchande, soit par respect pour la manufacture, soit par crainte de l’excise, ne se souciait pas de placer en évidence dans la boutique. Elles communiquaient à l’appartement un parfum qui, quoique agréable à l’odorat d’un connaisseur, ne flattait nullement celui de Jeanie.
– Mon Dieu ! pensait-elle, est-il possible que, pour avoir une robe de soie, une montre d’or, et quoi que ce puisse être au monde, ma cousine se condamne à rester assise toute la journée, et à éternuer dans une boutique, tandis que si elle le voulait elle pourrait se promener sur les vertes montagnes !
Mistress Glass n’était pas moins surprise de la répugnance que sa cousine montrait pour sortir, et du peu de curiosité qu’elle avait de voir ce que Londres renfermait de remarquable. – On a beau être dans le chagrin, pensait-elle, on aime toujours à voir quelque chose ; cela aide à passer le temps. Mais Jeanie fut inébranlable.
Elle demeura toute la journée dans cet état pénible que causent des espérances qu’on se flatte de voir se réaliser à chaque instant, et qui ne se réalisent point. Les minutes succédaient aux minutes, les heures aux heures, et aucune nouvelle n’arrivait. Son cœur tressaillait chaque fois qu’elle entendait entrer ou parler dans la boutique ; elle ne put même se résoudre à bannir tout espoir quand il fut trop tard pour pouvoir en conserver raisonnablement. Enfin toute la journée s’écoula dans les inquiétudes d’une attente inutile.
La matinée du jour suivant se passa de la même manière ; mais à midi un des gens du duc entra dans la boutique de mistress Glass, et lui demanda à voir la jeune Écossaise qui était chez elle.
– C’est sûrement ma cousine Jeanie Deans, M. Archibald, dit mistress Glass. Si vous avez quelque message de Sa Grâce pour elle, je lui en ferai part dans un moment.
– J’ai besoin de lui parler à elle-même, mistress Glass.
– Jeanie ! Jeanie Deans ! s’écria mistress Glass au pied d’un petit escalier tournant qui était au fond de son arrière-boutique, descendez, descendez bien vite ; voici M. le valet de chambre de Sa Grâce le duc d’Argyle qui désire vous parler.
On pense bien-que Jeanie ne se fit pas attendre. Elle mit son plaid, descendit sur-le-champ, mais les jambes étaient près de lui manquer en entrant dans la boutique.
– Je suis chargé de vous prier de m’accompagner, lui dit Archibald en la saluant.
– Je suis toute prête, monsieur, répondit Jeanie.
– Est-ce que ma cousine va sortir, M. Archibald ?… Bien sûrement il faut que je l’accompagne. James Basper, veillez à la boutique. M. Archibald, ajouta-t-elle en ouvrant un vase de porcelaine rempli de tabac et en le lui présentant, au nom de notre ancienne connaissance, remplissez votre tabatière, tandis que je vais me préparer. C’est le tabac de Sa Grâce.
M. Archibald faisant passer modestement quelques grains de tabac du vase dans sa boîte, dit à mistress Glass qu’il était obligé de se priver du plaisir de sa compagnie, n’ayant reçu ordre de conduire chez le duc que la jeune personne.
– Que la jeune personne, M. Archibald ? Cela n’est-il pas un peu extraordinaire ? Mais Sa Grâce sait ce qui est convenable, et vous êtes un homme de poids, M. Archibald : ce n’est pas au premier venu, arrivant de la maison d’un grand seigneur, que je confierais ma cousine. Mais, Jeanie, vous ne pouvez aller dans les rues avec M. Archibald, votre plaid de tartan sur vos épaules, comme si vous conduisiez un troupeau de bestiaux dans vos montagnes. Attendez que je vous aille chercher mon schall de soie ; vous feriez courir la foule après vous.
Jeanie ne savait comment échapper aux soins officieux de la bonne marchande ; mais Archibald la tira d’embarras.
– Je ne puis attendre un seul instant, madame, lui dit-il ; d’ailleurs j’ai un fiacre à la porte, et je ramènerai votre jeune parente de la même manière.
En même temps il présenta la main à Jeanie, et la fit monter dans la voiture, tandis qu’elle était plongée dans la surprise et l’admiration du ton d’aisance avec lequel il avait éludé les offres obligeantes de mistress Glass, sans expliquer les ordres de son maître, et sans entrer dans aucune explication.
M. Archibald se plaça sur le devant du fiacre, en face de Jeanie. Une demi-heure se passa sans qu’un seul mot fût prononcé de part ni d’autre. Enfin Jeanie remarqua que la première fois qu’elle avait été chez le duc, elle n’avait pas été si long-temps en route, et elle se hasarda à demander à son silencieux compagnon où ils allaient.
– Milord duc vous en informera lui-même, madame, lui répondit-il avec l’air de politesse qui distinguait toute sa conduite. Quelques instans après, le cocher arrêta ses chevaux et quitta son siége pour ouvrir la portière ; Archibald sortit de voiture, et donna la main à Jeanie pour l’aider à en descendre. Elle se trouvait sur une grande route à la sortie de Londres, près d’une barrière, et à deux pas était une voiture attelée de quatre beaux chevaux, mais sans armoiries, et les domestiques ne portaient pas de livrée.
– Je vois que vous avez été ponctuelle, Jeanie, dit le duc pendant qu’Archibald ouvrait la portière : maintenant vous allez être ma compagne de route ; Archibald attendra ici avec le fiacre jusqu’à notre retour.
Avant que Jeanie pût lui répondre, elle se trouva, à sa grande surprise, assise à côté d’un duc, dans un superbe équipage dont le mouvement, malgré la rapidité de sa course, était bien autrement doux que celui du fiacre qu’elle venait de quitter.
– Ma chère enfant, dit le duc, après avoir bien examiné toutes les circonstances de l’affaire de votre sœur, je persiste à croire que l’exécution de sa sentence pourrait être une grande injustice. J’en ai conféré avec deux ou trois des meilleurs jurisconsultes de l’Angleterre et de l’Écosse, et ils partagent mon opinion. Ne me remerciez pas encore, écoutez-moi jusqu’au bout. Je vous ai déjà dit que ma propre conviction est de peu d’importance. Il s’agit de la faire passer dans l’esprit des autres. J’ai donc fait pour vous ce que, dans le moment actuel, je n’aurais pas fait pour moi : j’ai sollicité une audience d’une dame qui a le plus grand crédit sur l’esprit du roi, et qui mérite de l’avoir. Elle me l’a accordée, et je désire qu’elle vous voie et que vous lui parliez vous-même. Point de timidité. Il ne s’agit que de conter votre histoire comme vous me l’avez contée à moi-même.
– Je suis fort obligée à Votre Grâce, répondit Jeanie qui se souvint en ce moment des leçons de mistress Glass ; mais puisque j’ai eu le courage de parler à Votre Grâce pour la pauvre Effie, il me semble que je ne serai pas plus honteuse pour parler à une dame. Mais, monsieur, je voudrais bien savoir comment je dois l’appeler. Faut-il dire milady, Votre Honneur ou Votre Grâce ? je tâcherai de m’en souvenir ; car je sais que les dames tiennent plus à leurs titres que les messieurs.
– Vous n’avez besoin de l’appeler que madame. Dites lui ce que vous croirez le plus propre à faire impression sur elle. Seulement regardez-moi de temps en temps, et quand vous me verrez porter la main à ma cravate, comme cela, arrêtez-vous. Je ne ferai ce geste que lorsque vous direz quelque chose qui pourrait déplaire.
– Mais, monsieur, si ce n’était pas trop exiger de Votre Grâce, ne vaudrait-il pas mieux me dire d’avance ce que je dois dire ? J’ai une bonne mémoire, et je tâcherais de l’apprendre par cœur.
– Cela ne produirait pas le même effet, Jeanie ; vous auriez l’air de lire un sermon, et vous savez que nous autres bons presbytériens, nous prétendons qu’un sermon lu a moins d’onction que lorsqu’on le débite sans livre. Parlez aussi simplement et aussi facilement à cette dame que vous m’avez parlé avant-hier ; et si vous pouvez l’intéresser à vous, je gage un plack, comme nous le disons en Écosse, qu’elle obtiendra du roi la grâce de votre sœur.
Le duc, tirant alors une brochure de sa poche, se mit à lire ; et Jeanie, qui avait ce tact et ce bon sens qui constituent ce qu’on pourrait appeler le savoir-vivre naturel, jugea par là que Sa Grâce désirait qu’elle ne lui fît plus de questions ; elle garda le silence pendant le reste de la route.
La voiture roulait rapidement à travers des prairies fertiles, ornées de vieux chênes majestueux, et de temps en temps on apercevait le miroir des eaux d’une rivière large et paisible. Après avoir traversé un joli village, l’équipage s’arrêta sur une hauteur d’où la richesse des paysages anglais se déployait dans toute sa magnificence. Le duc descendit de voiture, et dit à Jeanie de le suivre.
Ils restèrent un moment sur la colline pour jouir de la perspective sans égale qu’elle offrait. Une vaste mer de verdure, avec des promontoires formés par des bouquets d’arbres de toute espèce, offrait à l’œil de nombreux troupeaux qui semblaient errer en liberté dans de gras pâturages. La Tamise, tantôt bordée de belles maisons de campagne, tantôt couronnée de forêts, s’avançait paisiblement comme le fleuve-roi de ces lieux, dont tous les autres charmes n’étaient qu’accessoires ; sur son sein erraient des navires et des esquifs dont les blanches voiles et les pavillons flottans donnaient la vie à tout le tableau.
On pense que le duc d’Argyle connaissait ce point de vue, mais il est toujours nouveau pour un homme de génie. En s’arrêtant pour contempler ce paysage inimitable avec cet enthousiasme qu’il fait naître nécessairement dans le cœur de tout ami de la nature, il reporta naturellement ses pensées sur ses domaines d’Inverrary, plus imposans, et qui ne sont guère moins beaux peut-être. – Voilà une belle vue, dit-il à Jeanie, curieux peut-être de connaître ses sensations ; nous n’avons rien de semblable en Écosse.
– Certainement, dit Jeanie, voilà de bons pâturages pour les vaches, et ils ont ici une belle race de bétail ; mais j’aime autant les roches d’Arthur’s-Seat, avec la mer qui s’étend au-delà, que tous ces arbres-là.
Le duc sourit à cette réponse, qui se sentait de l’esprit national de Jeanie et de sa profession. Il donna ordre à son cocher de l’attendre en cet endroit ; et, traversant un sentier qui paraissait peu fréquenté, il conduisit Jeanie, par plusieurs détours, à une petite porte pratiquée dans un mur de brique fort élevé. Elle était fermée, mais le duc ayant frappé légèrement, un homme qui l’attendait regarda par une petite grille en fer ajustée dans la porte pour voir ceux qui s’y présentaient, et ayant reconnu le duc d’Argyle, il l’ouvrit aussitôt, et la referma soigneusement dès qu’il fut entré avec sa compagne. Tout cela se fit avec une grande promptitude, et l’homme qui avait ouvert et fermé la porte disparut si soudainement, que Jeanie eut à peine le temps de jeter un coup d’œil sur lui.
Ils se trouvaient alors au bout d’une allée longue et étroite, couverte d’un vert gazon, qui semblait sous leurs pieds un tapis de velours. De grands ormes, entrelaçant leurs rameaux, ne laissaient point pénétrer les rayons du soleil. La solennité du demi-jour qui régnait sous ces arceaux de feuillage, et les troncs de ces arbres antiques, qu’on aurait pris pour autant de colonnes rendaient cette allée semblable à l’aile latérale d’une ancienne cathédrale gothique.