« ……… J’embrasse vos genoux ;
» Voyez ces pleurs, ces mains qui s’élèvent vers vous !
» À-Dieu seul jusqu’ici j’adressai ma prière ;
» Mais vous êtes de Dieu l’image sur la terre,
» Soyez donc, comme lui, bon et compatissant, »
Le Frère sanguinaire.
Quoique encouragée par les bontés de son noble compatriote, ce ne fut pas sans un sentiment qui approchait de la terreur que Jeanie se vit seule, dans un endroit en apparence si solitaire, avec un homme d’un rang si élevé. Qu’il lui eût été permis de voir le duc chez lui, d’en obtenir une audience particulière, c’était déjà une circonstance bien marquante dans les annales d’une vie aussi simple que la sienne ; mais se trouver sa compagne de voyage dans sa propre voiture, et ensuite seule avec lui dans un lieu si retiré ;… il y avait là quelque chose d’inexplicable et d’imposant. Une héroïne de roman aurait soupçonné et redouté le pouvoir de ses charmes ; mais Jeanie avait trop de bon sens pour qu’une pareille idée se présentât à son esprit ; elle n’en désirait pourtant pas moins ardemment savoir où elle était et à qui elle allait être présentée.
Elle remarqua que les vêtemens du duc étaient élégans et convenables à son rang, car il n’était pas encore d’usage que les hommes de qualité s’habillassent comme leurs cochers et leurs valets de chambre, mais cependant ils étaient plus simples que ceux qu’elle lui avait vus dans son hôtel, et il n’avait aucune des décorations qu’elle avait remarquées sur ses habits, lors de sa première entrevue avec lui. En un mot, il était mis aussi modestement que pouvait l’être à Londres, le matin, un homme de bon ton. Cette circonstance contribua à bannir de l’esprit de Jeanie l’idée qu’elle commençait à avoir que le duc avait peut-être dessein de lui faire plaider sa cause devant la reine elle-même. Car certainement, pensa-t-elle, il aurait mis sa belle étoile et sa jarretière, s’il avait l’intention de paraître en présence de Sa Majesté ; et, après tout, ce jardin ressemble plutôt au château d’un seigneur qu’au palais d’un roi.
Ce raisonnement n’était pas dénué de bon sens, mais Jeanie ne connaissait pas assez l’étiquette ni les relations qui existaient entre le duc d’Argyle et le gouvernement, pour pouvoir apprécier les motifs de sa conduite. Le duc, comme nous l’avons déjà dit, était alors en opposition ouverte avec l’administration de sir Robert Walpole, et passait pour être en disgrâce auprès de la famille royale, malgré les services importans qu’il lui avait rendus. Mais une maxime politique de la reine était de se comporter à l’égard de ses amis avec la même précaution que s’ils pouvaient être un jour ses ennemis, et d’agir avec ceux qui s’opposaient à son gouvernement avec la même circonspection que s’ils pouvaient en devenir les plus fermes soutiens. Depuis Marguerite d’Anjou, aucune reine n’avait eu autant d’influence que Caroline sur les affaires politiques en Angleterre, et l’adresse dont elle avait fait preuve en bien des occasions avait puissamment contribué à convertir plusieurs de ces Torys déterminés qui, après la mort de la reine Anne, dernière reine du sang des Stuarts, avaient conservé des dispositions favorables à son frère le chevalier de Saint-Georges, et ne reconnaissaient pas au fond du cœur les droits de la maison de Hanovre. Son époux, dont la plus brillante qualité était son courage sur le champ de bataille, et qui remplissait la place de roi d’Angleterre sans avoir jamais pu acquérir les habitudes, ni se familiariser avec les usages de la nation, trouvait le plus puissant secours dans l’adresse de sa royale compagne ; et tandis qu’il affectait, par jalousie, de ne consulter que sa propre volonté et de n’agir que d’après son bon plaisir, il avait en secret assez de prudence pour prendre et pour suivre les avis de la reine plus adroite. Il lui laissait le soin important de déterminer les divers degrés de faveur qui pouvaient être nécessaires pour s’attacher les esprits encore vacillans ; confirmer dans leurs bonnes dispositions ceux sur lesquels il pouvait compter, et enfin pour gagner ceux qui n’étaient pas favorablement disposés.
À toutes les qualités séduisantes d’une femme accomplie, pour le temps où elle vivait, la reine Caroline joignait la fermeté d’âme de l’autre sexe. Elle était naturellement fière, et sa politique était quelquefois insuffisante pour modérer l’expression de son déplaisir ; quoique personne ne fût plus habile à réparer une fausse démarche de cette nature dès que la réflexion succédait au premier mouvement de vivacité. Elle aimait à jouir de la réalité du pouvoir, et s’inquiétait peu d’en avoir l’apparence. Quelque sage mesure qu’elle fît prendre, quelque acte propre à acquérir de la popularité qu’elle conseillât, elle voulait toujours que le roi en eût tout l’honneur, convaincue que, plus il serait respecté, plus elle aurait droit de l’être elle-même. Elle désirait tellement se conformer à tous ses goûts, qu’ayant été attaquée de la goutte, elle eut plusieurs fois recours à des bains froids pour en calmer l’accès, au risque de sa vie, afin de pouvoir accompagner le roi comme à l’ordinaire dans ses promenades.
Il était dans le caractère de la reine Caroline de conserver des relations secrètes avec ceux à qui elle paraissait en public avoir retiré ses bonnes grâces, ou qui, par différentes raisons, n’étaient pas bien avec la cour. Par ce moyen, elle tenait en main le fil de plus d’une intrigue politique, et elle empêchait souvent le mécontentement de se changer en haine, et l’opposition de devenir rébellion. Si quelque accident faisait remarquer ou découvrir cette correspondance secrète, ce qu’elle tâchait avec soin de prévenir, elle en parlait comme d’une liaison de société qui n’avait aucun rapport à la politique ; et le premier ministre, sir Robert Walpole, fut obligé de se contenter de cette réponse, quand il découvrit que la reine avait accordé une audience particulière à Pultenay, depuis comte de Bath, son ennemi le plus redoutable et le plus invétéré.
D’après ce soin de la reine Caroline d’entretenir quelques liaisons avec des personnes qui ne passaient pas pour être favorables au système du gouvernement, on doit supposer qu’elle s’était bien gardée de rompre entièrement avec le duc d’Argyle. Sa haute naissance, ses talens distingués, le crédit dont il jouissait dans toute l’Écosse, les grands services qu’il avait rendus à la maison de Brunswick en 1715, le plaçaient au premier rang des personnages qu’il aurait été imprudent de mécontenter tout-à-fait. Lui seul, par son influence, était venu à bout d’arrêter la rébellion des Highlanders que leurs Chefs avaient appelés aux armes pour les Stuarts, et il n’y avait nul doute qu’il ne pût, d’un seul mot, les soulever encore et renouveler la guerre civile. On savait d’ailleurs que la cour de Saint-Germain avait fait faire au duc les propositions les plus séduisantes. On connaissait peu le caractère et les dispositions des Écossais ; on regardait ce pays comme un volcan dont les feux mal éteints pouvaient se ranimer tout-à-coup et produire une éruption épouvantable. Il était donc de la plus haute importance de conserver toujours quelques relations avec un homme tel que le duc d’Argyle, et Caroline s’en était ménagé par le moyen d’une dame avec laquelle on aurait pu supposer que l’épouse de Georges II avait des liaisons moins intimes.
Ce n’était pas la moindre preuve d’adresse qu’avait donnée la reine, que d’avoir conservé parmi les principales dames de sa suite lady Suffolk, qui réunissait les deux caractères, en apparence si opposés, de maîtresse du roi et de confidente soumise et complaisante de la reine. Par cette adroite manœuvre, Caroline garantissait son pouvoir du danger qu’elle avait le plus à craindre, l’influence d’une rivale ambitieuse. Si elle se soumettait à la nécessité de fermer les yeux sur l’infidélité de son époux, elle était du moins en garde contre ce qui pouvait, à ses yeux, en être le plus fâcheux résultat, et trouvait d’ailleurs l’occasion de lâcher de temps en temps quelques petits sarcasmes contre – sa bonne Howard – qu’elle traitait cependant en général avec les égards convenables. Lady Suffolk avait des obligations au duc d’Argyle. On en peut voir les causes dans les souvenirs qu’Horace Walpole nous a laissés de ce règne. Le duc avait, par son entremise, quelques entrevues particulières avec la reine. Elles avaient cessé depuis la part qu’il avait prise à la discussion qui avait eu lieu dans le parlement sur l’affaire de Porteous, la reine étant disposée à regarder l’émeute qui avait eu lieu à Édimbourg comme une insulte préméditée faite à son autorité, plutôt que comme une effervescence soudaine de vengeance populaire. Cependant les moyens de communication restaient ouverts entre eux, quoiqu’on n’en eût pas fait usage depuis ce temps. Ces remarques sont nécessaires pour faire comprendre comment s’était préparée la scène que nous allons présenter au lecteur.
Quittant l’allée droite qu’ils avaient traversée, le duc en prit une plus large et non moins longue. Là, pour la première fois depuis qu’ils étaient dans le jardin, Jeanie aperçut deux personnes qui s’avançaient vers eux.
C’étaient deux dames. L’une marchait à quelques pas derrière l’autre, assez près d’elle cependant pour pouvoir l’entendre et lui répondre. Comme elles s’approchaient lentement, Jeanie eut le temps d’étudier leur physionomie. Le duc d’ailleurs ralentit aussi le pas, comme pour lui donner le loisir de se remettre de son trouble, et lui répéta plusieurs fois de ne pas être intimidée. La dame qui marchait la première avait des traits assez agréables, quoiqu’un peu marqués de la petite vérole, ce fléau pestilentiel que chaque Esculape de village peut maintenant (grâce à Jenner) dompter aussi facilement que son dieu tutélaire terrassa le serpent Python. Ses yeux étaient brillans, elle avait de belles dents, et pouvait prendre à volonté un air aimable ou majestueux. Quoique chargée d’un peu d’embonpoint, sa taille avait de la grâce, et sa démarche ferme et pleine d’aisance n’aurait pas permis de soupçonner qu’elle souffrait en ce moment du mal le plus funeste pour l’exercice à pied. Ses vêtemens étaient plus riches qu’élégans, et ses manières nobles et imposantes.
Sa compagne, d’une taille moins grande, avait les cheveux d’un châtain clair, et des yeux bleus pleins d’expression. Ses traits, sans être absolument réguliers, étaient plus agréables que s’ils avaient été d’une beauté au-dessus de toute critique ; un air mélancolique, ou du moins pensif, auquel sa situation ne lui donnait que trop de raison pour se livrer, dominait en elle quand elle gardait le silence, mais faisait place au sourire le plus agréable dès qu’elle parlait.
Quand le duc fut à douze ou quinze pas de ces dames, il fit signe à Jeanie de s’arrêter, et s’avançant vers elles avec la grâce qui lui était naturelle, il fit un salut respectueux à la première, qui le lui rendit d’un air de dignité.
– J’espère, dit-elle avec un sourire affable, que je vois le duc d’Argyle en aussi bonne santé que ses amis, ici et ailleurs, peuvent le souhaiter, quoiqu’il ait été bien étranger à la cour depuis quelque temps ?
Le duc répondit qu’il s’était fort bien porté, mais que la nécessité d’assister aux séances de la chambre des lords, et un voyage qu’il avait fait depuis en Écosse, l’avaient forcé d’être moins assidu qu’il l’aurait désiré aux levers et aux drawing-rooms .
– Quand Votre Grâce pourra trouver quelques instans pour des devoirs si frivoles, reprit la reine, vous savez les titres que vous avez pour être bien reçu. J’espère que la promptitude avec laquelle je me suis rendue aux désirs que vous avez exprimés hier à lady Suffolk sera pour vous une preuve suffisante qu’il existe au moins une personne de la famille royale qui n’a pas oublié d’anciens et important services pour s’offenser de ce qui pourrait paraître un peu de négligence.
Tout cela fut dit d’un air de bonne humeur et d’un ton qui annonçait le désir de la conciliation.
Le duc répondit qu’il se regarderait comme le plus malheureux des hommes, si on le supposait capable de négliger ses devoirs dans des circonstances où il pourrait penser qu’ils fussent agréables ; que l’honneur que Sa Majesté daignait lui accorder en ce moment le pénétrait de reconnaissance, et qu’il espérait qu’elle reconnaîtrait qu’il ne s’était permis de l’interrompre que pour un objet qui pouvait avoir quelque importance pour les intérêts de Sa Majesté.
– Vous ne pouvez m’obliger davantage, duc, répliqua la reine, qu’en m’accordant le secours de vos lumières et de votre expérience pour tout ce qui concerne le service du roi. Votre Grâce n’ignore pas que je ne suis que le canal par lequel l’affaire peut être soumise à la sagesse supérieure de Sa Majesté ; mais, si elle vous concerne personnellement, j’ose croire qu’elle ne perdra rien à lui être présentée par moi.
– Je sens toute la force des obligations que j’ai à Votre Majesté, dit le duc. Il ne s’agit pourtant pas d’une affaire qui me soit personnelle, mais d’un objet qui intéresse le roi comme ami de la justice et de la clémence. C’est une occasion qui peut servir à calmer la malheureuse irritation qui existe en ce moment parmi les fidèles sujets d’Écosse.
Il se trouvait dans ce peu de mots deux choses qui déplurent à la reine. La première, c’est qu’elle écartait l’idée flatteuse qu’elle avait conçue que le duc d’Argyle désirait employer son entremise pour faire sa paix avec le gouvernement, et obtenir sa réintégration dans les emplois dont il avait été privé ; la seconde, c’est qu’elle était mécontente de l’entendre parler du soulèvement d’Édimbourg comme d’une irritation qu’il fallait calmer, tandis qu’elle le considérait comme une révolte qu’il convenait de punir.
D’après le sentiment qui l’agitait en ce moment, elle répondit avec assez de vivacité : – Si le roi a de bons sujets en Angleterre, milord, il doit en rendre grâce à Dieu et aux lois ; mais, s’il a des sujets en Écosse, je crois qu’il n’en est redevable qu’à Dieu et à son épée.
Le duc, tout courtisan qu’il était, sentit le sang écossais lui monter au visage. La reine vit qu’elle avait été trop loin, et sans changer de ton ni de physionomie, elle ajouta, comme si c’eût été la suite de la même phrase : – Et à l’épée des vrais Écossais, amis de la maison de Brunswick, surtout à celle de Sa Grâce le duc d’Argyle.
– Mon épée, comme celle de mes pères, madame, a toujours été aux ordres de mon roi légitime et de ma patrie. Je crois qu’il est impossible de séparer leurs droits et leurs intérêts véritables. Mais il ne s’agit en ce moment que d’une affaire particulière, d’une affaire qui concerne un individu obscur.
– Quelle est cette affaire, milord ? sachons d’abord de quoi nous parlons, afin qu’il ne puisse y avoir de malentendu entre nous.
– Il s’agit, madame, de la vie d’une malheureuse jeune Écossaise, condamnée à mort pour un crime dont tout me porte à croire qu’elle est innocente. Mon humble demande consiste à supplier Votre Majesté d’employer sa puissante intercession auprès du roi pour obtenir son pardon.
Ce fut alors la reine qui rougit à son tour. Son front, ses joues, son cou, son sein, devinrent pourpres. Elle garda le silence un instant, comme si elle se fût méfiée d’un premier mouvement de colère ; prenant enfin un air sévère de dignité : – Milord, lui dit-elle, je ne vous demanderai pas quels sont vos motifs pour m’adresser une requête que les circonstances rendent si extraordinaire. Le chemin du cabinet du roi vous est ouvert ; comme pair du royaume et comme conseiller privé, vous avez le droit de lui demander une audience. Mon intervention n’est aucunement nécessaire ici, je n’ai que trop entendu parler de pardons accordés en Écosse.
Le duc s’attendait à ce premier débordement d’indignation, et il se contenta de garder un silence respectueux. La reine, habituée à se commander à elle-même, reconnut à l’instant qu’en s’abandonnant à la colère elle courait risque de laisser prendre avantage sur elle. Reprenant donc aussitôt le ton d’affabilité qui avait marqué le commencement de son entretien, elle ajouta : – Vous devez me permettre, milord, d’user des priviléges de mon sexe, et vous ne me jugerez pas sans indulgence, quoique vous me voyiez un peu émue au souvenir de l’insulte que l’autorité royale a reçue dans votre ville, à l’époque où ma personne en était momentanément revêtue. Votre Grâce ne peut s’étonner que j’y aie été sensible alors, et que je m’en souvienne encore aujourd’hui.
– Il est très certain que cette faute ne peut s’oublier sur-le-champ : mes pensées à ce sujet ont été les mêmes que celles de Votre Majesté, et je dois m’être bien mal exprimé, si je n’ai pas fait voir toute l’horreur que m’inspirait un meurtre commis avec des circonstances si extraordinaires. J’ai pu être assez malheureux pour différer d’opinion avec les conseillers de Votre Majesté, touchant la question de savoir s’il était juste ou politique de faire partager à l’innocent le châtiment dû au coupable ; mais j’espère que Votre Majesté me permettra de garder le silence sur une discussion dans laquelle je n’ai pas le bonheur d’être du même avis que des hommes sans doute mieux instruits que moi.
– Oui, dit la reine, ne parlons plus d’une question sur laquelle nous ne pouvons être d’accord ; mais un mot à l’oreille. Vous savez que notre bonne lady Suffolk est un peu sourde. Quand le duc d’Argyle sera disposé à renouer ses relations avec son maître et sa maîtresse, il se trouvera peu de sujets sur lesquels nous ne soyons du même avis.
– D’après une assurance si flatteuse, dit le duc en la saluant profondément, permettez-moi d’espérer que celui dont je vous parle ne sera pas un de ceux sur lesquels nous ne puissions être d’accord.
– Avant de vous donner l’absolution, dit la reine en souriant, il faut que j’entende votre confession. Quel intérêt prenez-vous à cette jeune femme ? ajouta-t-elle en toisant Jeanie d’un air de connaisseuse, elle ne me semble pas faite pour exciter la jalousie de mon amie la duchesse.
– J’espère, répliqua le duc en souriant à son tour, que Votre Majesté m’accorde assez de goût pour que je sois à l’abri de tout soupçon à cet égard.
– Alors, quoiqu’elle n’ait pas l’air d’une grande dame, il faut que ce soit quelque cousine au trentième degré dans le terrible chapitre des généalogies écossaises .
– Non madame ; mais je désirerais que tous mes parens eussent son bon cœur, son honnêteté, toutes ses qualités estimables.
– Tout au moins elle s’appelle Campbell ?
– Non, madame, son nom n’est pas tout-à-fait si distingué, s’il m’est permis de parler ainsi.
– Mais elle vient d’Inverrary, ou du comté d’Argyle ?
– Non, madame, elle n’avait de sa vie été plus loin qu’Édimbourg.
– Alors je suis au bout de mes conjectures, milord, et il faut que vous preniez la peine de m’apprendre quelle est l’affaire de votre protégée.
Le duc expliqua alors la reine les dispositions singulières de la loi qui avait motivé la condamnation d’Effie, avec cette aisance et cette précision que l’usage du grand monde peut seul donner, et dont le ton est diamétralement contraire à celui des discours des avocats : il lui parla du long et pénible voyage que Jeanie avait entrepris dans l’espoir incertain d’obtenir la grâce d’une sœur pour laquelle elle était prête à tout sacrifier, excepté sa conscience et la vérité.
La reine Caroline aimait assez à discuter ; elle écouta le duc avec beaucoup d’attention, et trouva dans ce qu’il venait de lui dire des motifs pour opposer des difficultés à sa demande.
– Cette loi, milord, me paraît, comme à vous, bien sévère, mais elle existe ; je dois croire qu’elle a été adoptée d’après de mûres considérations ; les présomptions qui, d’après ses termes, établissent la conviction se trouvent dans le cas de cette fille ; elle a donc été justement condamnée. La possibilité qu’elle soit innocente serait peut-être un motif pour demander au parlement le rapport de cette loi, mais ce n’en est pas un pour accorder la grâce d’un individu qu’elle a condamné.
Le duc vit qu’en répondant à ce raisonnement il ne ferait qu’engager la reine à répliquer. Il craignit que la discussion ne fît que l’affermir dans son opinion, et que, pour paraître d’accord avec ses principes, elle ne lui refusât la grâce qu’il sollicitait. Il évita ce piége par un détour adroit.
– Si Votre Majesté, lui dit-il, était assez bonne pour vouloir entendre ma pauvre compatriote, vous trouveriez peut-être dans votre propre cœur un avocat plus capable que moi de dissiper les doutes que vous suggère votre excellent jugement.
La reine parut y consentir, et le duc fit signe à Jeanie d’avancer. Elle était restée à l’endroit où le duc lui avait dit de s’arrêter ; elle était trop éloignée pour entendre leur conversation : le mot de Majesté avait seul frappé ses oreilles, et lui avait appris que c’était réellement la reine qui était devant ses yeux. Elle avait cherché à lire le sort de sa sœur sur la physionomie des deux interlocuteurs ; mais leurs traits étaient depuis trop long-temps habitués à supprimer tout signe extérieur d’émotion, pour qu’elle pût y rien apercevoir.
Sa Majesté ne put s’empêcher de sourire en voyant avec quel air de terreur respectueuse la petite Écossaise s’avança vers elle, et en entendant son accent écossais fortement prononcé. Mais Jeanie avait un son de voix si insinuant et si doux, que la reine fut émue involontairement quand, se jetant à ses pieds, elle la supplia en pleurant de prendre pitié d’une jeune fille plus malheureuse que coupable.
– Relevez-vous, jeune fille, lui dit la reine avec douceur. Mais quelle est donc la barbarie de votre pays, puisqu’on a été obligé d’y porter une loi aussi rigoureuse que celle qui a motivé la condamnation de votre sœur ?
L’esprit national passe avant tout dans un cœur écossais. – Madame, répondit Jeanie, l’Écosse n’est pas le seul pays où il se trouve des mères cruelles envers leur propre sang.
Il faut observer que les querelles qui existèrent entre Georges II et son fils Frédéric, prince de Galles, étaient alors au plus haut point d’irritation, et que la voix du public en accusait la reine. Elle rougit encore une fois, et jeta un regard pénétrant d’abord sur Jeanie, et ensuite sur le duc. Tous deux le soutinrent imperturbablement, la première, parce qu’elle ne se doutait pas qu’elle eût offensé la reine, le second, parce qu’un courtisan est toujours maître de l’expression de ses traits. – Ma pauvre protégée, pensa-t-il pourtant, grâce à la malheureuse réponse que l’amour du pays lui a suggérée, a brisé le fil auquel était attachée sa dernière espérance.
Lady Suffolk intervint avec adresse et bonté dans ce moment de crise. – Cette dame vous demande, dit-elle à Jeanie, quelles sont les causes qui rendent si commun en Écosse le crime pour lequel votre sœur a été condamnée.
– Il y en a qui pensent que c’est la session de l’Église, – c’est-à-dire – c’est le cutty-stool, avec votre permission, dit Jeanie en baissant les yeux, et en faisant la révérence.
– Comment avez-vous dit ? demanda lady Suffolk ; elle avait l’oreille un peu dure, et Jeanie s’était servie d’une expression écossaise nouvelle pour elle.
– Madame, avec votre permission, répondit Jeanie, c’est la sellette de repentance sur laquelle on fait asseoir celles qui ont été légères dans leurs conversations et leur conduite, et celles qui ont violé le septième commandement. – Ici, ayant levé les yeux sur le duc, elle le vit porter la main à sa cravate, et, sans concevoir en quoi elle avait pu parler mal à propos, elle s’arrêta tout court, et donna par son silence même une nouvelle force à ce qu’elle venait de dire.
Lady Suffolk se retira comme un corps de troupes qui, s’étant avancé pour couvrir une retraite, est forcé par le feu d’une artillerie formidable de quitter le champ de bataille.
– Au diable ! pensa le duc d’Argyle : elle tire au hasard, à droite comme à gauche, et tout coup porte.
Le duc lui-même éprouvait une sorte de confusion. Ayant agi comme maître de cérémonies de l’ingénue et innocente Jeanie, il était dans le même embarras qu’un gentilhomme campagnard qui, ayant fait entrer son épagneul dans un salon, l’y voit briser les porcelaines, salir les fauteuils, et déchirer les robes des dames par ses accès de gaieté. Cependant le dernier trait que Jeanie venait de décocher sans s’en douter contre lady Suffolk fit oublier à la reine la blessure que le premier lui avait faite. Tout en songeant qu’elle était reine, elle ne pouvait oublier qu’elle était femme, et un bon mot aux dépens de sa bonne Suffolk ne lui déplaisait jamais. Elle se tourna vers le duc d’Argyle, en souriant d’un air de satisfaction. – Il paraît, lui dit-elle, que vos compatriotes ont des principes de morale sévères. S’adressant ensuite à Jeanie, elle lui demanda comment elle était venue d’Écosse.
– À pied, pour la plupart du temps, madame.
– Quoi ! vous avez fait à pied cette longue route ? combien de chemin pouvez-vous faire par jour ?
– Vingt-cinq milles et un bittock , madame.
– Une quoi ? dit la reine en regardant le duc d’Argyle.
– Et environ cinq milles de plus, répondit le duc ; c’est une expression du pays.
– Je croyais être bonne marcheuse, dit la reine, mais voilà qui me fait honte.
– Puissiez-vous, madame, dit Jeanie, n’avoir jamais le cœur assez déchiré pour vous empêcher de sentir la fatigue de vos jambes !
– Cela vaut mieux, pensa le duc, voilà la première chose qu’elle ait dite à propos.
– Mais je n’ai pas fait toute la route à pied, continua Jeanie, j’ai quelquefois trouvé une place dans un chariot ; j’ai eu la rencontre d’un cheval à Ferry-Bridge… Elle coupa court à son histoire, en voyant le duc faire le signal convenu.
– Malgré tout cela, reprit la reine, vous avez dû faire un voyage bien fatigant, et probablement bien inutile, car si le roi accordait la grâce de votre sœur, quel bien en retirerait-elle ? je suppose que le peuple d’Édimbourg la pendrait par dépit.
– C’est maintenant qu’elle va se noyer tout-à-fait, pensa le duc.
Il se trompait. Les écueils sur lesquels Jeanie avait touché étaient cachés sous l’eau, mais celui-ci était visible, et elle sut l’éviter.
– Je suis bien sûre, répondit-elle, que toute la ville et tout le pays se réjouiraient de voir Sa Majesté prendre pitié d’une pauvre malheureuse créature.
– Sans doute, dit la reine d’un ton d’ironie, Sa Majesté en a eu une excellente preuve tout récemment : mais je suppose que milord lui conseillerait de prendre l’avis de la populace d’Édimbourg pour savoir quels sont ceux qui méritent d’éprouver sa clémence.
– Non, madame, répondit le duc, je conseillerais à Sa Majesté de ne consulter que son cœur et celui de sa respectable épouse, et je suis sûr qu’elle ne ferait jamais tomber le châtiment que sur le coupable, encore serait-ce avec regret.
– Fort bien, milord, mais tous ces beaux discours ne peuvent me convaincre qu’il soit convenable de donner si promptement une marque de faveur à une ville, je ne veux pas dire rebelle, mais intraitable et mal intentionnée. Quoi ! toute la nation semble liguée pour sauver les abominables assassins d’un homme à qui le roi avait accordé un sursis ! Parmi tant de complices d’un crime si atroce, si public, comment se fait-il que pas un n’ait été reconnu, livré à la justice ? Répondez-moi, jeune fille, aviez-vous quelque ami, quelque parent parmi les factieux qui ont assassiné Porteous ?
– Non, madame, répondit Jeanie, se trouvant bien heureuse que cette question lui fût faite dans des termes qui lui permettaient d’y répondre négativement sans blesser la vérité.
– Mais si vous en connaissiez quelqu’un, ne vous feriez-vous pas un cas de conscience de lui garder le secret ?
– Je prierais le ciel, madame, de m’indiquer la marche que je devrais suivre.
– Et vous suivriez celle qui conviendrait à votre inclination.
– Madame, dit Jeanie, j’aurais été au bout du monde pour sauver la vie de Porteous et de toute autre personne qui se serait trouvée à sa place ; mais il est mort, et c’est à ses meurtriers de répondre de leur conduite. Mais ma sœur, madame ! ma pauvre sœur Effie, elle vit encore, quoique ses jours soient comptés ! Elle vit encore, et un seul mot de la bouche du roi peut la rendre à un vieillard désolé, qui, dans ses prières le matin et le soir, n’a jamais oublié de supplier le ciel d’accorder à Sa Majesté un règne long et prospère, et d’établir sur la justice son trône et celui de sa postérité. Ô madame ! si vous pouvez concevoir ce que c’est que de souffrir pour une pauvre créature qui n’est en ce moment ni morte ni vivante, ayez compassion de notre malheur ! Sauvez du déshonneur une honnête famille ! Sauvez une malheureuse fille qui n’a pas encore dix-huit ans, d’une mort ignominieuse et prématurée ! Quand vient l’heure de la mort, milady, elle vient pour les grands comme pour les petits, et puisse-t-elle venir bien tard pour vous ! Ce n’est pas ce que nous avons fait pour nous, mais bien ce que nous avons fait pour les autres qui peut nous donner de la consolation ; et, à cette heure, n’importe quand elle arrivera, vous aurez plus de plaisir à songer que vous avez sauvé la vie d’une pauvre fille, que si vous faisiez pendre tout l’attroupement de Porteous.
Les pleurs coulaient sur les joues de Jeanie, animée des plus vives couleurs, tandis qu’elle plaidait ainsi la cause d’Effie du ton le plus simple et le plus touchant.
– Voilà de l’éloquence, dit Sa Majesté au duc d’Argyle. Jeune fille, dit-elle en s’adressant à Jeanie, je n’ai pas le droit d’accorder la grâce de votre sœur, mais je vous promets d’intercéder, d’intercéder vivement pour elle auprès du roi. Prenez ce petit nécessaire, ajouta-t-elle en lui donnant un portefeuille en satin brodé. Ne l’ouvrez pas à présent, vous y trouverez quelque chose qui vous fera souvenir que vous avez eu une entrevue avec la reine Caroline.
Jeanie se jeta à ses pieds, et aurait répété les expressions de sa reconnaissance, si le duc, qui était sur les épines de crainte qu’elle ne dît trop ou trop peu, n’eût encore une fois touché sa cravate.
– Je crois, milord, dit la reine, que notre affaire est terminée quant à présent, et j’espère qu’elle l’est à votre satisfaction. Je me flatte qu’à l’avenir je verrai plus fréquemment Votre Grâce, soit à Richemont, soit au palais de Saint-James. Allons, lady Suffolk, retournons au château. Adieu, milord.
Le duc d’Argyle fit une profonde révérence, et dès que la reine se fut retirée, il reprit l’allée qui conduisait hors du parc, précédant Jeanie, qui le suivait avec les sensations de celui qui marche en dormant.