« … Ma foi, pareil matin
« N’est guère favorable au pauvre pèlerin.
« Voyez-vous ce brouillard qui, sous un voile sombre,
« Met nos champs, nos vallons et nos coteaux à l’ombre ?
« Tel est le crêpe noir porté depuis deux jours
« Par veuve ayant perdu l’objet de ses amours.
« Mais je préférerais que la veuve en déboire
« Des vertus du défunt me fit la longue histoire,
« M’assaillit de soupirs et m’inondât de pleurs,
« Plutôt que de braver l’orage et ses fureurs. »
Le Double mariage.
Le printemps était déjà avancé, et Mordaunt Mertoun avait passé une semaine dans les amusemens et les fêtes à Burgh-Westra, quand il annonça à la famille qu’il était obligé de lui faire ses adieux pour retourner à Iarlshof. Les deux jeunes personnes combattirent sa résolution, et leur père surtout s’opposait décidément à son départ ; il n’en voyait nullement la nécessité. – Si votre père désire vous voir, lui dit-il (et, soit dit en passant, je ne le crois pas), qu’il se jette dans le bateau de Sweyn, ou qu’il monte sur un bidet s’il préfère venir par terre ; il trouvera ici vingt personnes qui seront bien aises de s’assurer qu’il n’a pas entièrement perdu l’usage de sa langue dans sa longue solitude ; car il faut avouer, ajouta-t-il, qu’il en faisait peu d’usage tandis qu’il vivait avec nous.
Mordaunt ne pouvait nier la taciturnité de son père, ni son aversion pour la société ; mais il disait que c’était pour cela même que sa présence était plus nécessaire à Iarlshof, attendu qu’il lui servait de moyen de communication avec les autres personnes de la maison ; et il tirait de la seconde circonstance, c’est-à-dire de l’aversion qu’il avait pour la société, la conclusion de la nécessité de son propre retour, puisque son père n’avait pas d’autre société que la sienne. Quant à une visite de Mertoun à Burgh-Westra, on pourrait aussi bien s’attendre, dit-il, voir arriver le cap Sumburgh.
– Ce serait un hôte fort embarrassant, répondit Magnus Troil ; mais vous resterez au moins à dîner avec nous aujourd’hui. Nous avons les familles de Muness, de Quendale, de Therelivoe, et je ne sais combien d’autres, outre les trente personnages qui ont passé ici cette charmante nuit. Nous aurons aujourd’hui autant de monde qu’on en pourra coucher dans les chambres, dans les granges et sous les hangars ; et ce serait en ce moment que vous voudriez nous quitter !
– Et la danse de ce soir ? ajouta Brenda d’un ton moitié grondeur, moitié boudeur : et les jeunes gens de l’île de Paba qui doivent exécuter la danse de l’épée, qui nous aidera à leur tenir tête pour l’honneur de Main-Land ?
– Vous avez, répliqua Mordaunt, une foule de bons et d’aimables danseurs dans votre île, sans que j’aie besoin de me mettre du nombre ; et, partout où il y a de tels danseurs, Brenda ne manquera jamais d’y trouver les plus habiles cavaliers. Pour moi, si je danse ce soir, ce sera à travers les sables de Dunrossness.
– Que dites-vous là ? s’écria Minna, qui pendant la conversation avait regardé d’un air inquiet à travers la fenêtre ; au moins ne vous avisez pas de passer aujourd’hui par Dunrossness.
– Et pourquoi pas aujourd’hui aussi bien que demain ? lui dit en riant Mordaunt.
– Pourquoi pas ? Ne voyez-vous pas là-bas cet épais brouillard qui plane sur cette chaîne d’îles, et qui, depuis la pointe du jour, ne permet pas à l’œil de pénétrer jusqu’à la dernière montagne, le cap de Fitful-Head ? L’oiseau de mer dirige son vol vers le rivage ; à travers le brouillard, le canard semble ondoyer comme mon écharpe ; voyez les mouettes fuir vers les rochers pour y chercher un abri.
– Et pourtant, dit le père, elles sont en état de supporter un coup de vent aussi bien qu’un vaisseau de roi. Leur vol vers les rochers est toujours un signe de tempête.
– Restez donc avec nous, dit Minna ; la tempête menace d’être terrible, ce sera un beau spectacle sans doute à contempler de Burgh-Westra, si nous n’avons pas d’ami exposé à sa fureur. Voyez comme l’air est lourd et étouffant, quoique la saison de l’été soit à peine arrivée, et que l’atmosphère soit si calme qu’il n’y ait pas un brin d’herbe agité sur la bruyère. Restez avec nous, Mordaunt, vous dis-je ; tout annonce la tempête la plus furieuse.
– Quoi ! dit Magnus, vous nous quitteriez pour le nouveau Tacksman du nouveau chambellan, qui vient de nous arriver d’Écosse pour donner des leçons à nous autres sauvages des îles Shetland ! – Faites comme il vous plaira, jeune homme, si vous chantez sur cette gamme.
– Oh non, répondit Mordaunt, j’ai seulement la curiosité de voir les nouveaux outils qu’il a apportés avec lui.
– Oui, les nouveautés font tourner la tête à bien des jeunes gens, dit Magnus ; je voudrais bien savoir si la nouvelle charrue tiendra contre nos rochers.
Le jeune homme, pour ne pas heurter les préjugés du vieil Udaller contre les innovations, dit que si ses présages se vérifiaient, il ne s’arrêterait à Stour-Burgh que le temps nécessaire pour éviter le plus fort de l’ouragan ; mais que si ce n’était que de la pluie, il ne craignait pas d’être fondu, et qu’il continuerait sa route.
– L’orage sera autre chose que de la pluie, dit Minna ; voyez comme les nuages épaississent à chaque minute ; voyez ces rayons d’un rouge pâle et de pourpre qui divisent leur masse noirâtre.
– Je vois tout cela, répliqua Mordaunt, et j’en conclus seulement que je n’ai pas un moment à perdre. Adieu donc, Minna ; je vous enverrai des plumes d’aigle, s’il y a un seul aigle dans l’île de Foulab. Adieu aussi, ma jolie Brenda : gardez-moi une place dans votre souvenir, dussent les jeunes gens de Paba danser aussi bien que vous le dites.
– Prenez garde à vous, lui dirent en même temps les deux sœurs, puisque vous voulez absolument partir.
Le vieux Magnus gronda ses deux filles de supposer qu’un jeune homme actif courût des dangers en s’exposant à quelques coups de vent sur mer ou sur terre ; il finit cependant par donner sérieusement à Mordaunt l’avis de différer son départ, ou du moins de s’arrêter à Stour-Burgh : – Car, lui dit-il, les secondes pensées sont les meilleures ; et comme la maison de cet Écossais est située sur votre route, en cas de tempête on entre dans le premier port qu’on trouve. Mais gardez-vous bien de vous imaginer qu’on vous ouvrira aisément la porte, quelle que soit la violence de l’ouragan ; il y a de certaines choses en Écosse qu’on appelle des verrous et des barres, qu’on ne connaît pas ici, grâces en soient rendues à saint Ronald, excepté la grande serrure du vieux château de Scolloway, que tout le monde s’empresse d’aller voir. Ces belles choses-là font peut-être partie des perfectionnemens que cet Écossais nous apporte. Allons, partez, Mordaunt, puisque vous le voulez. – Vous devriez boire le coup de l’étrier, si vous aviez seulement trois ans de plus ; mais la jeunesse ne doit jamais boire qu’après dîner ; ainsi donc je le boirai pour vous, car il ne faut pas perdre les bonnes habitudes, autrement il en arriverait mal. Voici une rasade à votre santé. – Et en même temps il vida un grand verre plein d’eau-de-vie avec le même sang-froid que si c’eût été un verre d’eau. Ainsi regretté et averti de toutes parts, Mordaunt quitta ce toit hospitalier, l’imagination remplie des agrémens qu’il y avait trouvés ; et jetant un regard sur l’épaisse fumée qui s’élevait du faîte des cheminées, il se rappela d’abord la solitude inhospitalière d’Iarlshof, fit ensuite le parallèle de l’humeur sombre et mélancolique de son père avec la cordiale franchise des hôtes qu’il quittait, et ne put retenir quelques soupirs.
Les prédictions de Minna ne tardèrent pas à se réaliser. Il y avait à peine trois heures que Mordaunt était en voyage, lorsque le vent, qui avait été si calme dans la matinée, commença à faire entendre des sons plaintifs, comme s’il eût voulu déplorer d’avance les désastres que sa fureur allait causer, semblable à l’homme en démence dans l’état d’accablement qui précède ses accès de rage. Bientôt ces sons se changèrent en mugissemens avec toute la violence des tempêtes du nord. L’ouragan était accompagné de bourrasques, de pluie et de grêle qui semblaient fondre contre les montagnes et les rochers les plus voisins de notre voyageur. Son attention en était distraite malgré tous ses efforts. Il éprouvait une grande difficulté à se maintenir sur le chemin qu’il voulait suivre, dans une contrée où il n’y a ni route ni traces qui dirigent les pas de celui qui s’égare, et auquel de vastes étangs, des lacs et des lagunes opposent des obstacles sans cesse renaissans. Toutes les eaux de l’intérieur des terres se répandaient en larges nappes, dont la plupart, soulevées et emportées par les tourbillons, et agitées par les vents, étaient transportées loin des vagues dont elles avaient fait partie ; et même le goût salé des gouttes d’eau qui frappaient son visage prouvait à Mordaunt que l’Océan plus éloigné, partageant la fureur de la tempête, mêlait son écume jaillissante aux ondes des lacs et des rivières de l’intérieur du pays.
Au milieu de cet effroyable désordre de la nature, Mordaunt déployait une fermeté courageuse, comme si la guerre avec les élémens lui eût été familière ; et, en homme qui n’envisageait ses efforts pour les dompter que comme une preuve de résolution, il sentait, comme il arrive d’ordinaire à ceux qui éprouvent de grands désastres, que la réaction du courage est elle-même une sorte de triomphe élevant l’âme au sublime. Distinguer la route qu’il devait suivre quand les bestiaux avaient été obligés de fuir les montagnes, et les oiseaux le firmament qu’ils habitent, était pour lui la preuve la plus forte de sa supériorité. – On n’entendra pas parler de moi à Burgh-Westra, se disait-il à lui-même, comme on a parlé du vieux Ringan Ewenson, dont la barque coula à fond entre la rade et le quai. Je suis d’une autre trempe ; je ne crains ni le feu, ni l’eau, ni les vagues de la mer, ni les fondrières des marécages.
Mordaunt continuait ainsi sa route, sans cesse aux prises avec l’ouragan ; et les rochers, les montagnes et les promontoires étant enveloppés d’un sombre brouillard, il suppléait aux signes ordinaires qui servent aux voyageurs à diriger leur marche, par une sagacité d’instinct qu’aidait beaucoup sa connaissance intime des objets les plus minutieux de ces lieux sauvages. C’était donc, nous le répétons, au milieu de ce terrible conflit qu’il avançait lentement, quelquefois s’arrêtant pour respirer, quelquefois même obligé de se coucher au plus fort de la tempête ; et, quand ses fureurs se calmaient un peu, il s’ouvrait un passage rapide en suivant le courant ; lorsqu’il ne pouvait y réussir, il imitait la manœuvre d’un vaisseau qui, par des viremens combinés, parvient à se mettre sous le vent ; mais jamais Mordaunt ne cédait un pouce du terrain qui lui avait coûté tant de peines et de calculs.
Cependant, malgré son expérience et son courage, sa situation était devenue pénible et même précaire ; – ce n’était pas parce que sa jaquette de marin et ses pantalons, vêtement ordinaire des jeunes gens de ces contrées quand ils voyagent, étaient entièrement mouillés ; même sans orage, dans un climat si humide, il ne lui aurait pas fallu plus de temps pour éprouver un pareil inconvénient : mais il courait un danger réel que tout son courage ne pouvait pas toujours impunément braver, lorsqu’il lui fallait traverser des torrens qui dispersaient au loin leurs eaux, et s’ouvrir un passage à travers des terrains marécageux qui, noyés sous un déluge de pluie, forçaient à chaque instant le voyageur à faire un long circuit, inutile dans d’autres temps. Mordaunt luttait ainsi avec opiniâtreté contre les vents, la grêle, la pluie et la tourmente, lorsqu’enfin épuisé par la fatigue, et après s’être trompé plus d’une fois de route, il eut le bonheur de découvrir la maison de Stour-Burgh ou d’Harfra, car ces noms étaient donnés indifféremment à la résidence de M. Triptolème Yellowley. Ce personnage était le mandataire choisi par l’intendant des îles Orcades et de Shetland, grand spéculateur qui se proposait, par le moyen de Triptolème, d’introduire dans le Thulé des Romains des innovations dont l’existence, à cette époque encore reculée, était à peine connue dans l’Écosse même.
Mordaunt parvint, non sans peine, à l’habitation de ce digne agriculteur, le seul refuge qu’il pût espérer de trouver dans un rayon de quelques milles. Il alla droit à la porte, dans la pleine confiance d’entrer à l’instant sans difficulté ; mais quelle fut sa surprise en voyant qu’elle n’était pas seulement fermée au loquet, ce que la rigueur du temps pouvait excuser, mais qu’elle était encore verrouillée, précaution qui, suivant la remarque déjà faite par Magnus Troil, était presque inconnue dans cet archipel ! Appeler et frapper à coups redoublés avec un bâton et des pierres, c’était tout ce qu’avait à faire un jeune homme également impatienté par sa lutte contre l’orage et par les obstacles inattendus qui s’opposaient à son admission. Comme on le laissa quelques minutes épuiser sa patience et ses cris, nous allons profiter de ce court intervalle pour informer nos lecteurs de ce qu’était Triptolème Yellowley, et comment il avait reçu un nom si singulier.
Jasper Yellowley, père de Triptolème (quoique né au pied de Roseberry-Topping), s’était chargé, à la sollicitation d’un noble comte d’Écosse, de l’exploitation d’une ferme dans les Mearns, où il est inutile de dire qu’il ne tarda pas à reconnaître que les choses étaient bien différentes des espérances qu’il en avait conçues. Ce fut en vain que le vigoureux fermier employa tous ses moyens et son expérience pour contre-balancer les désavantages d’un terrain froid et humide ; peut-être cependant en serait-il venu à bout, si son voisinage des monts Grampiens ne l’avait exposé continuellement aux visites des gentilshommes en plaid de la montagne, qui firent du jeune Norval un guerrier et un héros, mais qui ne purent que réduire le pauvre Jasper Yellowley à la besace. Cependant cette fatalité fut en quelque sorte balancée par l’impression, que firent sur miss Barbara Clinkscale son teint frais et vermeil et ses formes robustes. Cette miss Barbara était fille du dernier Clinkscale, et sœur du laird actuel de ce nom. On jugea universellement dans le pays que cette union était peu naturelle, et même horrible, vu que la maison de Clinkscale était au moins aussi amplement pourvue de l’orgueil écossais que de la parcimonie proverbialement attribuée à cette nation. Mais miss Baby avait à sa disposition une assez belle fortune de deux mille marcs : c’était une femme de tête, et qui, depuis vingt ans, était majeure, et conséquemment sui juris, ainsi que le lui certifia l’homme de loi qui dressa le contrat de mariage. Aussi, bravant les commentaires, et les conséquences, elle n’hésita pas à donner sa main au fermier du comté d’York. Son frère et ses plus riches parens s’exhalèrent en reproches violens, et désavouèrent formellement une parente qui venait de se déshonorer ainsi. Mais cette maison si orgueilleuse de Clinkscale, semblable à bien d’autres familles écossaises de ces temps-là, avait aussi dans sa parenté un nombre d’alliés qui ne furent pas si difficiles ; c’étaient des cousins au dixième et même jusqu’au seizième degré. Non seulement ils reconnurent la cousine Barbara après son mariage, mais même ils eurent la condescendance de manger avec le nouveau cousin ses pois et son lard (quoique le lard fût alors autant en abomination chez les Écossais que chez les juifs) ; et ils auraient volontiers consenti à resserrer les liens de l’amitié et de la parenté par l’emprunt de quelque argent, si la bonne dame, qui connaissait le jargon, et flairait le piège aussi bien que la commère la plus déliée des Mearns, n’avait placé son veto absolu sur cette tentative à une plus étroite intimité. S’il lui arrivait d’héberger le jeune Deilbelicket, le vieux Dougald Baresword, seigneur de Bandybrawl, et autres, elle savait fort bien trouver l’indemnité de l’hospitalité qu’elle ne croyait pas devoir leur refuser, en se servant utilement d’eux dans ses négociations avec ces braves gens à main légère d’au-delà du Cairn, qui, voyant ceux qu’ils pillaient – devenus les alliés de leurs propres amis, et connus par eux à l’église et au marché, – se contentèrent, par une composition amiable, d’une somme modérée par année.
Ce succès éminent réconcilia l’honnête Jasper à l’empire que sa tendre épouse commençait à prendre sur lui ; et ce qui acheva de le consolider, ce fut qu’elle se trouva bientôt en bon chemin pour augmenter sa famille. En cette occasion, elle eut un songe remarquable, comme cela arrive souvent aux femmes avant la naissance d’un illustre rejeton. Elle rêva qu’elle mettait au monde une charrue tirée par trois paires de bœufs du comté d’Angus ; et, habituellement curieuse d’expliquer de tels présages, elle convoqua ses commères pour examiner ce que ce rêve signifiait. Après beaucoup d’hésitation, le bon Jasper se hasarda de dire que cette vision avait plus de rapport au passé qu’au présent, et qu’elle pouvait avoir été occasionée par la vive impression que sa tendre épouse avait reçue en rencontrant près de sa maison sa grande charrue attelée de six bœufs qui faisaient l’orgueil de son cœur. Cette explication fit jeter les hauts cris à l’assemblée, au point que Jasper quitta précipitamment la salle des délibérations en se bouchant les oreilles.
– Écoutez-le donc, s’écria une vieille femme d’une taille masculine ; écoutez-le, avec ses bœufs dont il fait une idole comme du veau de Bethel ! Non ! non ! ce n’est point une charrue selon la chair, que ce bel enfant (car ce sera un beau garçon) se chargera de conduire ; il s’agit d’une charrue selon l’esprit, et je suis sûre que nous le verrons un jour prêcher dans la chaire de la paroisse, ou tout au moins sur une montagne.
– Ce n’est rien que tout cela, dit la vieille lady Glenprosing, et je vous réponds qu’il pourra porter la tête plus haut que votre vieux James Guthrie dont vous faites tant d’étalage. Il s’élèvera plus haut, il sera ministre de la paroisse ; et quand il deviendrait évêque, qui pourrait en être surpris ?
Le gant ainsi jeté par la sibylle fut ramassé par une autre ; la controverse s’échauffa, on n’entendit plus que cris ; et de l’eau de cannelle distribuée parmi les délibérantes ne produisit d’autre effet que celui de l’huile jetée sur le feu : mais tout-à-coup Jasper rentra, tenant en main un soc de charrue ; sa présence, jointe à la honte de faire tant de bruit devant l’étranger, imposa une sorte de crainte et de silence.
On ne peut dire si ce fut par impatience de donner la lumière à un être voué à de si hautes destinées, quoique encore bien incertaines, ou bien si ce ne fut pas plutôt l’effroi que lui causa le fracas épouvantable qui avait eu lieu en sa présence ; mais la pauvre Yellowley tomba malade tout-à-coup, et, contre la formule d’usage, on dit qu’elle l’était beaucoup plus qu’on ne s’y attendait. Elle possédait cependant encore toute sa présence d’esprit, et elle en profita pour tirer de son digne époux les deux promesses suivantes : d’abord que, lors du baptême de l’enfant, dont la naissance allait probablement lui coûter si cher, on lui donnerait un nom qui rappellerait le songe dont elle avait été favorisée ; et ensuite qu’on lui procurerait l’éducation nécessaire pour qu’il pût entrer dans l’Église. Le fermier, pensant que sa moitié avait droit, dans un tel moment, de dicter ses volontés, souscrivit sans réflexions à tout ce qu’elle exigea. Un enfant du sexe masculin vit bientôt le jour ; mais l’état de la mère ne lui permit pas, pendant quelque temps, de s’informer si la première condition avait été remplie. Dans sa convalescence elle fit des questions, et on lui apprit que, comme on avait jugé indispensable de le baptiser sans délai, il avait reçu le nom de Triptolème, et que le curé, qui était un homme d’une grande érudition, avait jugé que ce nom renfermait une belle et classique allusion à la charrue attelée de trois bœufs, et vue par la mère dans un songe. Mistress Yellowley ne parut pas fort enchantée de la manière dont on avait satisfait à sa première condition, et ce ne fut qu’en murmurant un peu contre ce nom païen qu’elle prit son parti, comme dans le cas célèbre de Tristram Shandy, se réservant bien in petto d’en contrarier les effets, en donnant à l’enfant qui le portait une éducation qui élèverait son âme au-dessus de la pensée et des instrumens qui avaient rapport au servile métier de la culture des terres.
Jasper, en homme avisé, riait sous cape de ces projets, prévoyant bien que le petit Triptolème ne serait qu’un enfant de la balle, un jovial fermier, qui n’aurait que peu de chose du sang distingué, mais un peu âcre, de la fière maison de Clinkscale. Il remarqua avec une joie secrète que les sons qui réussissaient le mieux à endormir le marmot dans son berceau étaient ceux du sifflet des laboureurs, et que les premiers mots qu’il bégaya furent les noms des bœufs de son étable ; de plus, le petit garçon avait un goût décidé pour l’ale brassée à la maison, de préférence à celle des cabarets, à deux sous la pinte ; et il ne lâchait jamais le gobelet avec tant de regret que lorsque Jasper avait, par quelque manœuvre de son invention, mis dans les ingrédiens de cette ale une double dose au moins de la portion ordinaire de drêche que sa ménagère accordait avec parcimonie. Ajoutez à cela que quand l’enfant était dans ses accès de vagissemens, le bon père, pour le distraire, s’était avisé d’un expédient qui lui réussit à merveille ; c’était de faire sonner une bride à ses oreilles, et tout-à-coup Triptolème se taisait et se calmait. De tous ces symptômes Jasper concluait avec assurance, mais en secret, que son héritier deviendrait un excellent fermier, et qu’il n’aurait que peu de chose de l’illustre sang de sa digne mère.
Cependant mistress Yellowley, un an après la naissance de son fils, mit au monde une fille que l’on nomma Barbara. On remarqua, dès sa première enfance, qu’elle avait le nez pincé et les lèvres minces, ce que les habitans des Mearns savaient fort bien être des traits caractéristiques de la famille Clinkscale ; et, comme à mesure qu’elle avançait en âge on la voyait saisir avec violence et retenir avec obstination les joujoux de Triptolème, outre qu’elle le pinçait, le mordait, et égratignait les gens sans provocation, les observateurs attentifs jugeaient que miss Baby serait toute sa mère. Des gens malins allaient jusqu’à dire que le sang âcre de la maison des Clinkscale n’avait pas été en cette occasion adouci par celui de la vieille Angleterre, que le jeune Deilbelicket faisait des visites bien fréquentes à la famille Jasper ; et il leur semblait étrange que mistress Yellowley, qui, comme tout le monde le savait, ne donnait rien pour rien, fût si attentive et si empressée à garnir la table à l’arrivée du jeune homme, et à verser de l’ale à rasade à ce fainéant parasite qui n’avait rien à faire au monde. Mais en considérant la vertu austère et la bonne conduite de mistress Yellowley, on lui rendait généralement pleine justice, ainsi qu’au goût délicat de M. Deilbelicket.
Jusque là le jeune Triptolème avait reçu du ministre toute l’instruction que celui-ci pouvait lui donner ; car, quoique la dame fût de la religion persécutée, son digne époux, édifié par la robe noire et le livre des prières, était toujours attaché aux usages de l’Église établie. On envoya avec le temps le jeune homme à Saint-André, pour y continuer ses études. Il y alla, il est vrai, mais, il faut le dire, de tendres souvenirs ramenaient ses idées vers la charrue de son père. La petite bière du collége ne le consolait pas de la perte des gâteaux et de la bonne ale du toit paternel. Cependant il fit des progrès, et l’on trouva qu’il avait un goût tout particulier pour les auteurs de l’antiquité qui avaient fait de la culture l’objet de leurs savantes recherches. Il entendait passablement les Bucoliques de Virgile, et savait les Géorgiques par cœur ; mais, quant à l’Énéide, il n’y avait pas moyen de lui en inspirer le goût, et il montrait même une aversion prononcée pour ce vers célèbre :
Quadrupedante putren sonitu quatit ungula campum,
parce que, suivant le sens qu’il attachait au mot putrem, il pensait que les combattans, dans leur ardeur inconsidérée, galopaient sur un champ nouvellement labouré et fumé. Caton le Censeur était son favori parmi les héros et les philosophes classiques de Rome, non à cause de l’austérité de ses mœurs, mais parce qu’il était l’auteur du traité de Re rustica. Il avait toujours dans la bouche cette phrase de Cicéron : Jam neminem antepones Catoni. Il aimait assez Palladius et Terentius Varron, mais Columelle était son livre de poche. À tous ces anciens écrivains il en joignait de plus modernes, tels que Tusser, Hartlib et autres, qui avaient écrit sur l’économie rurale ; il n’oubliait pas les Rêveries du berger de la plaine de Salisbury, et ces philomates plus instruits qui, au lieu de charger leurs almanachs de vaines prédictions politiques, dirigeaient l’attention de leurs lecteurs vers une bonne culture, moyen plus sûr de prédire de bonnes récoltes ; et qui, sans s’embarrasser de l’élévation ou de la chute des empires, se contentaient d’indiquer les saisons convenables pour semer et recueillir, avec l’indication présumée de la température de chaque mois ; comme, par exemple, de la neige en janvier, et des chaleurs en juillet.
Pour revenir à Triptolème Yellowley, le recteur de Saint-Léonard était en général fort satisfait des dispositions tranquilles et studieuses de son élève ; il le jugeait même digne de son nom de quatre syllabes d’origine grecque ; cependant il n’aimait pas du tout son attention exclusive à ses auteurs favoris. – Avoir continuellement l’esprit tendu vers les différentes natures du sol, le nez baissé sur le terreau, les engrais et le fumier, lui disait-il, cela sent trop la charrue ; – et il cherchait à élever son imagination jusqu’à l’histoire, la poésie et la théologie ; mais c’était bien en vain, Triptolème Yellowley était malheureusement entêté dans ses idées. S’il s’occupait de la bataille de Pharsale, c’était moins comme d’un évènement dont avait dépendu la liberté du monde, que comme ayant dû procurer une excellente récolte pour l’année suivante, dans le champ où cette bataille s’était donnée. Il n’était pas aisé de lui faire lire un seul vers de notre poésie ; il ne voulait connaître de tous nos poètes que le vieux Tusser, dont il savait par cœur, comme nous l’avons déjà dit, beaucoup de passages sur la bonne culture. Il avait acheté d’un colporteur, parce que le titre l’avait flatté, laVision du laboureur Piers ; mais il n’en eut pas lu deux pages, qu’il jeta le livre au feu, comme un libelle politique, impudent et d’un titre menteur. Quant à la théologie, il se résumait à dire à ses professeurs que, depuis la chute de notre premier père, l’homme avait été destiné à labourer la terre, et à gagner son pain à la sueur de son front ; et que, pour son compte, il était résolu à remplir cette tâche de son mieux, laissant aux autres le soin de méditer comme il leur plairait sur les mystères les plus secrets de la religion.
Avec des vues si étroites et son unique penchant pour les travaux de la vie champêtre, il est douteux que les progrès que Triptolème avait faits dans ses études, ou plutôt que l’usage qu’il se promettait d’en faire, eût beaucoup satisfait les espérances ambitieuses de son affectionnée mère. Il est vrai pourtant qu’il ne montrait pas de répugnance à embrasser la profession ecclésiastique, qui convient assez bien à l’indolence habituelle des esprits spéculateurs. Il avait en vue, pour parler franc (et plût au ciel que cette vue lui eût été particulière), de cultiver la glèbe six jours de la semaine, et de prêcher très régulièrement le septième : il aurait dîné ce jour-là avec quelque bon franklin ou laird campagnard, fumé sa pipe, bu à la ronde après le dîner, sans oublier une conférence secrète sur ce sujet inépuisable,
Quid faciat laetas segetes.
Or, pour l’exécution de ce plan, qui d’ailleurs n’indiquait rien de ce qu’on appelle l’essentiel de l’affaire, il fallait posséder une manse, c’est-à-dire un presbytère, et de cette possession se tirait nécessairement la conséquence au moins d’un acquiescement à la doctrine épiscopale et aux autres questions hétérodoxes de ce temps-là. Jusqu’à quel point la manse, la glèbe, les dîmes, le salaire et l’argent auraient-ils prévalu sur les préjugés de la mère de Triptolème en faveur du presbytérianisme ? – Son zèle n’eut pas le temps d’être mis à une épreuve si terrible : elle mourut avant que son fils eût fini ses études, laissant un époux chéri dans un désespoir dont il est aisé de se faire une idée. Le vieux Jasper commença par rappeler son fils du collége de Saint-André, pour le seconder dans ses travaux champêtres, c’était le premier acte de son administration domestique, car il était tout simple de supposer que notre Triptolème, appelé à mettre en pratique une théorie étudiée par lui avec tant d’ardeur, aurait été, pour nous servir d’une comparaison qu’il eût jugée brillante, comme une vache lâchée dans un champ de trèfle. Hélas ! faux calculs et espérances trompeuses de l’humanité !
Un philosophe rieur, le Démocrite de notre siècle, comparait un jour la vie de l’homme à une table percée de trous, dont chacun aurait une cheville taillée pour en remplir exactement le vide : mais si vous vous pressez trop et placez les chevilles sans choix, vous causerez inévitablement les méprises les plus grossières : – car combien de fois, continue le philosophe, ne voyons-nous pas la cheville ronde placée dans le trou à trois coins ! – Cette nouvelle manière de rendre compte des caprices de la fortune excita le rire des auditeurs, à l’exception d’un gros et gras alderman qui semblait s’appliquer le cas particulier cité, et prétendait avec force que ce n’était pas là une affaire de plaisanterie. Quoi qu’il en soit, pour appliquer ici cette excellente comparaison, il est clair que Triptolème était sorti de la roue de la fortune au moins cent ans trop tôt. S’il avait paru sur la scène du monde de nos jours, c’est-à-dire depuis trente à quarante ans, il n’aurait pas manqué d’occuper l’important emploi de vice-président de quelque éminente société d’agriculture, et d’en exercer toutes les fonctions sous les auspices de quelque noble duc ou seigneur, qui, comme cela aurait pu arriver, aurait ou n’aurait pas connu la différence entre un cheval et une charrette. Il aurait certainement obtenu un pareil poste, car il était versé dans ces détails qui, sans résultat dans la pratique, constituent le connaisseur dans les arts, et surtout dans l’agriculture. Triptolème Yellowley aurait donc dû, nous le répétons, ne figurer sur la scène du monde qu’un siècle plus tard ; car, tandis qu’il aurait été, dans ce dernier cas, assis dans un fauteuil, le marteau en main et la rasade de vin de Porto devant lui, offrant à la société le fameux toast à la prospérité et à la bonne éducation du bétail dans toutes ses branches, son père le mit à la tête d’une charrue, et le chargea du soin de diriger ses bœufs, sur l’excellence desquels il aurait, de nos jours, déployé ses talens oratoires, et dont, au lieu de piquer les flancs, il aurait découpé les croupions avec l’habileté d’un écuyer tranchant. Le bon Jasper se plaignait de ce que la ferme ne prospérait pas, quoique son savant fils (qu’il appelait toujours Tolème) parlât aussi bien que personne au monde de grains, de farines, de navets, de graine de navette, de jachères et de pâturages. Les affaires empirèrent bien davantage quand le bonhomme Jasper, accablé d’années, fut enfin obligé d’abandonner les rênes du gouvernement à la science académique de Triptolème.
Mais, comme si la nature lui en eût voulu, le terrain de la ferme qu’il exploitait dans les Mearns était si ingrat, qu’il n’y avait pas moyen de rien tenter de raisonnable ; il produisait tout, à l’exception de ce que le cultivateur voulait avoir ; car il y avait force chardons : ce qui indique une terre sèche ; – et force fougère, ce qui, dit-on, annonce une couche profonde de terre : enfin on ne manquait pas d’orties, ce qui faisait voir qu’elle avait été autrefois marnée et labourée à fond, même dans les parties où il était peu probable que la charrue eût jamais passé : preuve encore de la tradition populaire d’après laquelle ces mêmes terres auraient été anciennement cultivées par les Peghts. Il y avait aussi abondance de pierres pour tenir le terrain chaud suivant la doctrine de quelques fermiers, et un grand nombre de sources d’eau pour le rafraîchir et provoquer la sève, suivant la théorie de quelques autres. C’était en vain que le pauvre Triptolème, agissant tour à tour d’après ces opinions diverses, cherchait à tirer parti des qualités qu’il supposait au sol ; il égalait en malheur le pauvre Tusser, dont les cinq cents recettes de bonne culture, si utiles aux agriculteurs de son temps, ne lui valurent pas à lui la somme de cent pence.
Dans le fait, si l’on en excepte une centaine d’acres de terres encloses, auxquelles Jasper avait reconnu de bonne heure la nécessité de borner ses travaux, il n’y avait pas un coin de la ferme propre à autre chose qu’à briser les instrumens de labour, et à tuer les bestiaux qu’on y aurait employés ; et, quant à la partie qui était cultivée avec un profit certain, ce profit était bientôt absorbé, d’abord par la culture partielle, ensuite par les dépenses ordinaires de l’exploitation générale, et enfin par les essais que faisait Triptolème. Aussi quand il parlait de ses garçons de ferme et de ses chevaux, avait-il coutume de dire en poussant un profond soupir : – Tout cela me dévore ; – conclusion qui pourrait bien s’appliquer au plus grand nombre de nos propriétaires fermiers, en faisant la balance de leurs livres de compte à la fin de l’année.
De nos jours, les affaires de Triptolème en seraient venues à une plus prompte terminaison. Il aurait eu un crédit sur une banque, et mis des billets en circulation ; il aurait travaillé en grand, puis le shériff n’aurait pas tardé à saisir récoltes, grains, bestiaux, fourrages, et tous les instrumens d’exploitation ; mais, dans ces vieux temps, il n’était pas si aisé de se ruiner. – Tout ce qu’il y avait de fermiers en Écosse était au même niveau de pauvreté, et il y était extrêmement difficile de s’élever à une hauteur d’où, en tombant, on aurait eu l’occasion de se casser le cou avec quelque éclat. Les fermiers de ces temps-là étaient dans la situation de ceux qui, n’ayant aucun crédit, peuvent bien, il est vrai, être réduits à la misère, mais à qui il est impossible de faire banqueroute. Ajoutons, en revenant à Triptolème, que le mauvais succès de ses plans, et les dépenses qu’ils entraînaient, se balançaient en quelque sorte par la parcimonie extrême de sa sœur mistress Barbara, qui sur ce point n’avait point son égale. Elle aurait réalisé, si la chose eût été possible, l’idée de ce savant philosophe qui disait gravement que le sommeil était un besoin imaginaire, et la faim une pure habitude : ce philosophe paraissait avoir renoncé à l’un et à l’autre ; mais on fut désabusé quand, malheureusement pour lui, on découvrit qu’il avait des intelligences avec la cuisinière de la maison, qui lui donnait accès au garde-manger et qui partageait son lit avec lui. Mistress Barbara Yellowley était incapable de pareilles fraudes ; levée de grand matin et se couchant fort tard, elle donnait à ses filles de travail une tâche peut-être un peu trop forte, et elle ne les perdait pas plus de vue dans la journée que le chat à l’affût de la souris. Quant au manger, l’air paraissait être son unique régal, et elle aurait volontiers destiné le même ordinaire à ceux qui étaient sous sa direction. Son frère, indolent dans ses habitudes, mais qui du reste avait un fort bon appétit, n’aurait pas trouvé d’inconvénient à goûter de temps à autre une bouchée de viande, n’eût-ce été que pour savoir si les moutons de sa ferme étaient bons et bien engraissés ; mais, s’il se fût aventuré à en faire la proposition à sa sœur, on aurait vu Barbara tressaillir d’effroi, comme s’il n’eût été question de rien moins que de manger un enfant ; au surplus, comme Triptolème était d’un caractère assez simple, il n’eut pas de peine à se résigner à la nécessité d’un carême perpétuel, trop heureux quand il pouvait attraper à la dérobée un petit morceau de beurre pour en dorer son pain d’avoine, ou qu’il pouvait échapper à la nécessité de manger du saumon six jours sur sept, soit dans la saison, soit hors de la saison, car ils vivaient près de la rivière d’Esk. Mais quoique Barbara mît fidèlement en commun toutes les épargnes qu’elle devait à ses grands talens en économie pratique, et que les propriétés de la mère commune eussent passé, du moins en majeure partie, en d’autres mains pour des besoins extrêmes, on vit enfin approcher le terme où il deviendrait impossible à Triptolème de résister plus long-temps à ce qu’il appelait sa mauvaise étoile, et ce que d’autres appelaient le résultat naturel de ses absurdes spéculations. Heureusement, dans cette crise, un dieu descendant du ciel, comme dans nos opéras, accourut à son secours : pour parler plus clairement, ce fut alors que le noble lord, propriétaire de leur ferme, arriva à son château situé dans leur voisinage, dans son carrosse attelé de six chevaux, avec des coureurs, et dans toute la splendeur du dix-septième siècle.
Ce grand personnage se trouvait être précisément le fils du seigneur qui avait fait venir Jasper du comté d’York en Écosse ; et le fils était, comme son père, un homme à projets et à plans bizarres. Il avait, au milieu des révolutions du temps, obtenu pour un certain nombre d’années, en paiement d’une certaine rente, la concession des terres qui appartenaient à la couronne dans les îles Orcades et Shetland, ainsi que leur administration sous le titre de lord chamberlayn, et il avait résolu d’en tirer le plus grand revenu possible, en recourant aux meilleurs moyens d’exploitation et d’amélioration. Comme il connaissait un peu notre ami Triptolème, il pensa assez malheureusement que c’était l’homme qu’il lui fallait pour l’exécution de ses plans. Il l’envoya chercher ; la conférence s’engagea dans la grande salle du château, et il fut si édifié du génie de notre ami et de ses profondes connaissances dans tout ce qui concernait l’agriculture, qu’il ne perdit pas de temps pour s’assurer de la coopération d’un homme si précieux.
Les arrangemens se firent au gré de Triptolème ; celui-ci avait déjà appris, par une longue et coûteuse expérience, que, sans déprécier son mérite, ni même douter un moment de ses talens, il ferait aussi bien de laisser tous les frais et tous les risques à la charge du propriétaire. Au fait, les espérances dont il avait flatté la crédulité du lord chamberlayn étaient si séduisantes, que le digne patron repoussa toute idée d’admettre son protégé à aucun partage des bénéfices ; car, quelque peu avancée que fût alors l’agriculture en Écosse, cet art y était déjà arrivé à beaucoup plus de perfection que dans les régions de Thulé. De son côté, Triptolème se piquait d’être initié dans ses mystères plus avant que tous ceux qui l’exerçaient dans les Mearns. L’amélioration, résultat de ses vastes connaissances, devait donc suivre la même proportion, pour ne rien dire de plus, et les bénéfices immenses appartenir au noble patron, sauf cependant un honnête salaire pour l’intendant, une maison, une ferme, et tout ce qu’il fallait pour l’entretien de sa famille. Barbara ne put cacher ses vifs transports de joie à une semblable nouvelle, car on se trouvait débarrassé de la ferme de Cauldshouthers qui menaçait de faire une mauvaise fin. – Si nous ne pouvions maintenant, disait-elle, fournir à nos dépenses de maison quand tout y entrera et qu’il n’en sortira rien, il faudrait être pires que des infidèles.
Triptolème ne tarda pas à jouer l’important et l’homme affairé ; il marchait la tête haute, buvant et se régalant partout ; donnant des ordres et faisant une provision des instrumens d’agriculture que devaient employer les naturels de ces îles dont les destinées étaient menacées d’une formidable révolution. Quels instrumens ! qu’ils paraîtraient étranges, s’ils étaient présentés aujourd’hui à une de nos sociétés d’agriculture ! Mais tout est relatif ; l’ancienne charrue d’Écosse semblerait plus étrange à un fermier écossais du temps actuel, que les cuirasses et les casques de l’armée de Cortès ne le seraient de nos jours pour les soldats d’un de nos régimens. Et cependant Cortès a conquis le Mexique ; et sans doute ces vieilles charrues auront pu être une amélioration dans l’agriculture de Thulé. On est resté dans une ignorance forcée sur les causes qui avaient déterminé Triptolème à préférer d’aller fixer sa résidence dans les îles Shetland plutôt que dans les Orcades. Peut-être pensait-il que les habitans des premières étaient plus simples et plus dociles que ceux des autres ; ou peut-être préférait-il la situation de la ferme qu’il devait occuper, ferme vraiment passable, au même établissement qu’il ne tenait qu’à lui d’avoir à Pomone, nom qu’on donne à la principale des îles Orcades. Triptolème s’établit donc en qualité de facteur, et avec toute l’autorité que donne ce titre, à Harfra, ou, comme on nommait cet endroit, à Stour-Burgh, nom dérivé des débris d’un ancien fort construit par les Pictes, et presque contigu à la maison d’habitation ; il arriva résolu à honorer le nom qu’il portait par ses travaux, ses préceptes et son exemple, et non moins décidé à civiliser les habitans des Îles Shetland, et à étendre leurs connaissances encore bornées dans les arts primitifs de la société humaine.