« Ce colporteur paraît un homme honnête et sage ;
« Vraiment, d’Autolycus il n’a point le langage,
« Ni ces brimborions frivoles et mondains
« Qui devraient chez Satan rester en magasins.
« Écoutez ses propos ; – à chaque marchandise
« Il attache un conseil qui vaut ceux de l’Église. »
Ancienne comédie.
Le lendemain matin, Mordaunt, questionné par son père, commença à lui donner quelques détails sur le naufragé qu’il avait sauvé des vagues. Mais il n’avait encore répété que quelques unes des particularités mentionnées par Cleveland, lorsque les regards de M. Mertoun se troublèrent : il se leva brusquement, et après avoir parcouru deux ou trois fois l’appartement dans toute sa longueur, il se retira dans son cabinet, où il se confinait quand il était sous l’influence de son humeur noire. Le soir il reparut sans aucune trace de son indisposition, mais on supposera facilement que son fils ne revint plus sur le sujet qui l’avait affecté.
Mordaunt Mertoun fut donc laissé à lui-même pour former à loisir sa propre opinion sur la nouvelle connaissance que la mer lui avait envoyée. Sans pouvoir s’en rendre compte, il fut surpris de ne pouvoir en penser très favorablement. C’était un homme bien fait, avec des manières franches et engageantes ; mais il y avait en lui une certaine prétention de supériorité qui ne pouvait plaire à Mordaunt. Quoique chasseur ardent pour être ravi de son fusil espagnol, et quelque intérêt qu’il mît à le monter et démonter, en considérant minutieusement tous les détails de la batterie et des ornemens, toutefois il était enclin à concevoir quelques scrupules sur la manière dont il l’avait acquis.
– Je n’aurais pas dû l’accepter, pensait-il : peut-être le capitaine Cleveland a pu me le donner comme une espèce de paiement du léger service que je lui ai rendu. Cependant il eût été malhonnête de le refuser, de la façon, dont il m’a été offert. Je suis fâché que ce capitaine n’ait pas davantage l’air d’un homme envers qui on aurait plus volontiers contracté des obligations.
Mais un jour de bonne chasse le réconcilia avec son fusil ; et il resta assuré, comme la plupart des jeunes chasseurs en semblable circonstance, que tous les autres fusils n’étaient que des canonnières en comparaison du sien. Mais être réduit à tirer des mouettes et des veaux marins, quand il y avait des Français et des Espagnols à attaquer, des vaisseaux à prendre à l’abordage, des timoniers à viser, ne lui paraissait plus qu’une ennuyeuse et méprisable destinée. Son père lui avait parlé de quitter ces îles, et son inexpérience ne lui permettait de penser à aucun autre métier que celui de la mer, avec laquelle il était familiarisé depuis son enfance. Son ambition naguère n’avait eu d’autre but que celui de partager les fatigues et les dangers d’une pêche du Groënland, car c’était là que les Shetlandais allaient chercher leurs plus périlleuses aventures. Mais depuis que la guerre avait recommencé, les exploits de sir Francis Drake, du capitaine Mordaunt, et autres fameux aventuriers dont Bryce Snailsfoot lui avait vendu l’histoire, faisaient plus d’impression sur son esprit ; et l’offre du capitaine Cleveland de le prendre à son bord se présentait souvent à son souvenir, quoique le charme d’un tel projet s’évanouît un peu quand il s’élevait en lui le doute de savoir si, dans une longue navigation, il ne trouverait pas des objections nombreuses contre son futur commandant. Il voyait déjà qu’il était obstiné dans son opinion, et qu’il pourrait bien être arbitraire, puisque même sa bienveillance était mêlée d’une affectation de supériorité ; et par conséquent un instant d’humeur pouvait rendre ce défaut bien plus désagréable encore pour ceux qui naviguaient sous ses ordres.
Cependant, après avoir récapitulé toutes les objections, avec quel plaisir, se disait-il, s’il pouvait obtenir le consentement de son père, il s’embarquerait à la recherche d’objets nouveaux pour lui, et d’aventures extraordinaires dans lesquelles il se proposait de faire des exploits qui fourniraient matière à maints récits pour les aimables sœurs de Burgh-Westra ; récits qui feraient pleurer Minna, sourire Brenda, et que toutes deux admireraient ! – Telle devait être la récompense de ses travaux et de ses dangers ; car le foyer de Magnus Troil avait une influence magnétique sur ses pensées et ses rêveries, et c’était le point où elles se fixaient toujours.
Parfois Mordaunt songeait à rapporter à son père la conversation qu’il avait eue avec le capitaine Cleveland, et la proposition du marin ; mais l’entretien court et général qu’il avait eu à son sujet avec son père, le matin de son départ, avait produit un funeste effet sur l’esprit de M. Mertoun, et décourageait Mordaunt d’y revenir même indirectement. Il serait temps, pensait-il, de lui faire part de la proposition du capitaine Cleveland quand son vaisseau-matelot arriverait, et qu’il lui répéterait ses offres d’une manière plus formelle, évènement qu’il supposait devoir être très prochain.
Mais les jours firent des semaines, les semaines des mois, et il n’entendit plus parler de Cleveland ; il apprit seulement par les visites de Bryce Snailsfoot que le capitaine résidait à Burgh-Westra, comme s’il eût été un membre de la famille. Mordaunt en fut un peu surpris, quoique l’hospitalité sans bornes des îles Shetland, que Magnus Troil aimait à exercer plus que personne, lui eût fait trouver naturel que le capitaine demeurât chez l’Udaller jusqu’à ce qu’il eût disposé autrement de lui-même. Cependant il semblait étrange que ce Cleveland n’eût pas été dans quelques îles plus au nord pour s’informer du vaisseau qui naviguait avec lui, ou qu’il n’eût pas préféré résider à Lerwick, où des bâtimens pêcheurs apportaient souvent des nouvelles des côtes et des ports de l’Écosse et de la Hollande. Et puis, pourquoi n’envoyait-il pas chercher le coffre qu’il avait déposé à Iarlshof ? Bien plus, Mordaunt pensait qu’il aurait été poli de la part de l’étranger de lui transmettre quelque message comme marque de souvenir.
Ces sujets de réflexions étaient liés à un autre encore plus désagréable et plus difficile à expliquer. Jusqu’à l’arrivée de ce personnage, à peine une semaine se passait sans qu’il reçût quelque gage d’amitié et de souvenir de Burgh-Westra ; jamais il ne manquait de prétexte pour entretenir des communications suivies ; Minna avait besoin des paroles d’une ballade norse, ou demandait, pour ses diverses collections, des plumes, des œufs, des coquillages et des plantes marines rares. Brenda faisait passer une énigme à deviner, ou une chanson à apprendre.
Le vieux Udaller aussi, dans un griffonnage qui aurait pu passer pour une inscription runique, envoyait ses complimens affectueux à son jeune ami, avec un présent de provisions, et la prière de venir bientôt à Burgh-Westra pour y demeurer le plus long-temps possible. Ces gages de souvenir parvenaient souvent par un exprès, et en outre il n’y avait jamais de voyageur allant d’une habitation à une autre qui n’apportât à Mordaunt quelque preuve des dispositions amicales de l’Udaller et de sa famille. Dans ces derniers temps, ces relations étaient devenues de plus en plus rares, et aucun messager de Burgh-Westra n’avait visité Iarlshof depuis plusieurs semaines. Mordaunt observa avec chagrin ce changement, et il ne manqua pas de faire à Bryce toutes les questions que l’orgueil et la prudence lui permirent, pour s’assurer de la cause de la négligence de ses amis. Cependant il affecta un air d’indifférence en demandant au colporteur s’il n’y avait pas de nouvelles dans le pays.
– Des nouvelles ! de grandes et beaucoup, répondit le colporteur. Ce facteur au cerveau fêlé va changer les bismars et les lispunds ; et notre digne Fowde, Magnus Troil, a juré que, plutôt que d’adopter de nouvelles mesures, il précipiterait le facteur Yellowley du haut du rocher de Brassa.
– Est-ce là tout ? dit Mordaunt très peu intéressé.
– Tout c’est assez, je pense, reprit le marchand forain : comment les gens vendront-ils et achèteront-ils, si on leur change les poids et les mesures ?
– Cela est vrai, dit Mordaunt ; mais n’a-t-on pas signalé des vaisseaux étrangers sur les côtes ?
– Six doges hollandais à Brassa, et, dit-on, une grande galiote, qui a jeté l’ancre dans la baie de Scolloway elle vient sans doute de Norwège.
– Point de vaisseaux de guerre, point de sloops ?
– Aucun, depuis que le Milan est parti avec les hommes pressés . Si Dieu le voulait et que nos hommes fussent dehors, je désirerais que la mer l’engloutît.
– Y avait-il quelque chose de nouveau à Burgh-Westra ? Toute la famille y est-elle en bonne santé ?
– Bonne, très bonne. On y est en train de rire et de danser toute la nuit avec le capitaine étranger qui y demeure, celui qui a fait naufrage à Sumburgh-Head. Il n’y avait pas de quoi rire alors.
– Rire, danser chaque nuit ! dit Mordaunt un peu mécontent. Avec qui danse le capitaine Cleveland ?
– Avec qui il veut, je pense ; il n’y a personne qu’il ne mette en train avec son violon ; mais je m’en occupe fort peu, et ma conscience ne me permet guère de regarder des pirouettes. Les gens devraient se souvenir que la vie n’est qu’un tissu de mauvaise laine.
Mordaunt, aussi mécontent de ce que lui apprenait cette réponse que des scrupules affectés du colporteur, lui dit :
– Je crois que c’est de peur que les gens n’oublient cette salutaire vérité, que vous leur vendez des marchandises si mondaines.
– Vous me disiez que j’aurais dû me souvenir que vous aimiez vous-mêmes la danse et le violon, monsieur Mordaunt, mais je suis un vieillard, je dois décharger ma conscience. Après tout, je vous garantis que vous serez au bal qui aura lieu à Burgh-Westra, la veille de Jean (ou Saint-Jean, comme les hommes aveugles l’appellent) ; et à coup sûr vous aurez besoin de quelques parures mondaines : bas, gilets ou autres. J’ai des marchandises de Flandre.
Et à ce mots il plaça sa balle sur la table et commença à l’ouvrir.
– La danse ! répéta Mordaunt ; la danse la veille de la Saint-Jean ? Vous a-t-on chargé de m’y inviter, Bryce ?
– Non, mais vous savez assez que vous serez bien accueilli, invité ou non. Ce capitaine, comment l’appelez-vous ? doit être le chef, le premier de la bande, comme on dit, je crois.
– Le diable l’emporte ! dit Mordaunt impatienté.
– Cela viendra ! reprit le colporteur ; ne poussez le bétail de personne, le diable aura sa part, je vous le garantis, ou ce ne sera pas faute de le chercher. C’est la vérité que je vous dis là, quand vous me regarderiez encore davantage, comme un chat sauvage, avec de grands yeux ; et ce même capitaine, quel est donc son nom ? m’a acheté un de ces gilets que je vais vous montrer, rouge, avec une riche bordure et joliment brodé. J’en ai un coupon pour vous tout-à-fait semblable avec un liséré vert ; et si vous voulez danser auprès de lui, il faut l’acheter, car c’est une étoffe qui est bien du goût des jeunes filles aujourd’hui. Voyez, regardez-la, ajouta-t-il en déployant le coupon dans tous les sens ; voyez-le avec la lumière ; voyez-le à l’endroit et voyez-le à l’envers. C’est une étoffe venue des Pays-Bas : elle vaut quatre dollars ; et le capitaine en a été si satisfait qu’il m’a jeté vingt shillings Jacobus, en me disant de garder la différence et d’aller au diable ! Pauvre profane, je le plains !
Sans s’informer si le colporteur témoignait sa compassion sur l’imprudence mondaine du capitaine Cleveland ou sur son manque de religion, Mordaunt lui tourna le dos, croisa les bras, et fit plusieurs pas dans l’appartement en se répétant à lui-même :
– Non invité ! un étranger être le roi de la fête ! Mot qu’il prononça tant de fois que Bryce en entendit au moins la moitié.
– Quant à ce qui est d’être invité, je me permettrai de vous dire, monsieur Mordaunt, que vous serez invité.
– A-t-on parlé de moi ? demanda Mordaunt.
– C’est ce que je ne saurais dire précisément, répondit Bryce Snailsfoot ; mais vous n’avez que faire de détourner la tête d’un air si farouche, comme un veau marin qui quitte le rivage ; car, voyez-vous, j’ai entendu distinctement dire que tous les gens du pays seront conviés. Peut-on penser qu’on vous oublierait ? vous, un ancien ami (Dieu vous réserve une meilleure louange dans son temps de miséricorde !) ; vous dont le pied est le plus agile de tous ceux qui ont jamais fait des cabrioles au son du violon, dans ces îles ! Je vous regarde donc comme invité, et vous ferez sagement de vous pourvoir d’un gilet, car tout le monde sera brave à cette fête. Le Seigneur en ait compassion !
Il ne cessa de suivre de l’œil les mouvemens du jeune Mordaunt Mertoun, qui continuait à parcourir la chambre d’un air distrait que le colporteur interpréta mal probablement, car il pensait, comme Claudio, que si un homme est triste, c’est qu’il manque d’argent. C’est pourquoi, après une autre pause, Bryce l’accosta en lui disant :
– Il ne faut pas que cela vous inquiète, monsieur Mordaunt, car, quoique j’aie fait payer le capitaine au plus juste prix, cependant je puis vous traiter en ami, comme une pratique, et réduire le prix de l’article, comme on dit, à la portée de votre bourse ; il m’est encore égal d’attendre jusqu’à la Saint-Martin ou même la Chandeleur. Je suis un homme honnête, monsieur Mordaunt ; Dieu me garde de presser qui que ce soit, et encore moins un ami qui m’a déjà plusieurs fois acheté ; ou bien je me contenterais de vous laisser l’étoffe pour sa valeur en plumes, en peaux de loutres ou toute autre espèce de pelleterie. Personne ne sait mieux que vous comment se procurer ces choses-là, et je suis sûr de vous avoir fourni la meilleure des poudrés. Je ne sais si je vous ai dit qu’elle venait de la provision du capitaine Plumet, qui périt sur le scaw d’Unst avec le brick Marie, il y a six ans. Il était lui-même grand chasseur, et heureusement sa boîte à poudre parvint à sec sur la côte. Je n’en vends qu’aux bons tireurs. Je vous disais donc que, si vous avez quelque chose à donner en échange pour le gilet, je suis prêt à faire ce troc avec vous ; car assurément vous serez demandé à Burgh-Westra la veille de Saint-Jean, et vous ne voudriez pas être mis plus mal que le capitaine ; cela ne serait pas convenable.
– J’y serai du moins, invité ou non, dit Mordaunt s’arrêtant tout court et prenant l’étoffe des mains du colporteur ; – et, comme vous le dites je ne leur ferai pas honte.
– Prenez garde, prenez garde, monsieur Mordaunt, s’écria le marchand forain ; vous la maniez comme si c’était une toile d’emballage, vous la mettrez en morceaux : vous pouvez bien dire que ma marchandise est fine. Rappelez-vous que le prix est de quatre dollars. Vous mettrai-je sur mon livre pour cela ?
– Non, dit brusquement Mordaunt. Et prenant sa bourse il en tira l’argent.
– Dieu vous fasse la grâce de porter le gilet, dit le colporteur tout content, et à moi celle de faire valoir ces dollars ! Qu’il nous préserve des vanités terrestres et d’une avidité mondaine ! Qu’il vous envoie le vêtement blanc de la parabole, qui est bien plus à désirer que les mousselines, les batistes, les linons et les soies de ce monde ! Qu’il m’accorde à moi les talens, qui sont plus utiles que l’or le plus pur d’Espagne ou des dollars de Hollande. Et… et… mais, Dieu assiste le jeune homme ! Pourquoi manier ainsi cette soie comme un bouchon de foin ?
En ce moment, la vieille Swertha, la femme de charge, entrait dans l’appartement. Mordaunt, comme pressé de se distraire de ce qui l’occupait, lui jeta son emplette avec une espèce de dédain insouciant ; et lui ayant dit de la mettre de côté, il prit son fusil qui était dans un coin, avec son attirail de chasse, et sortit sans faire attention à Bryce qui voulait entamer une autre conversation sur la belle peau de veau marin aussi douce que celle d’un chamois, – dont étaient faits l’étui de son fusil et sa bretelle.
Le colporteur, avec ses petits yeux verts que nous avons déjà décrits, continua pendant quelque temps à regarder le chaland qui traitait sa marchandise avec tant d’irrévérence.
Swertha le regarda elle-même avec quelque surprise. – Le jeune homme est fou, dit-elle.
– Fou, répéta le colporteur ; il sera comme son père. Traiter ainsi une étoffe qui lui coûte quatre dollars. Il n’y a pas de poisson aussi fou que celui-là, comme disent les pêcheurs de l’Eske.
– Quatre dollars pour ce chiffon ! dit Swertha qui ne s’attacha qu’aux mots imprudens qui venaient d’échapper au colporteur ; voilà un bon marché, ma foi ! Je ne sais s’il est plus fou que vous n’êtes fripon, Bryce Snailsfoot.
– Je ne dis pas que cela lui ait coûté précisément quatre dollars ; mais quand cela serait, l’argent du jeune homme est à lui, j’espère, et il est assez grand pour faire lui-même ses emplettes ; et d’ailleurs la marchandise vaut bien l’argent, et plus encore.
– Plus encore ! dit Swertha froidement, je veux voir ce que son père en pense.
– Vous ne serez pas si méchante, mistress Swertha, ce serait mal me remercier du joli fichu que je vous ai apporté de Lerwick.
– Et que vous vendez assez cher, car voilà où aboutissent vos complaisances officieuses.
– Vous fixerez vous-même le prix, ou vous me le paierez quand vous achèterez quelque chose pour la maison ou pour votre maître ; il servira à arrondir un compte.
– Vrai, bien vrai, Bryce Snailsfoot ? Je crois que nous aurons besoin de quelque cotonnade : car il ne faut pas qu’on dise que nous savons filer comme s’il y avait une maîtresse dans la maison ; aussi nous ne faisons aucune espèce de toile ici.
– Et voilà ce que j’appelle vivre selon la sainte Écriture, dit le colporteur : – Songez à ceux qui achètent comme à ceux qui vendent : – il y a beaucoup à gagner dans ce texte.
Il y a plaisir à faire des affaires avec un homme sage, qui sait mettre tout à profit, dit Swertha ; et maintenant que j’examine mieux l’emplette de ce jeune fou, je pense qu’elle vaut bien quatre dollars.