« Les jeux, les ris suivaient sa trace
« La panthère dans ses déserts,
« Le dauphin jouant sur les mers,
« Ne pourraient égaler sa grâce. ».
WORDSWORTH.
Mordaunt, doublant le pas, arriva bientôt à Iarlshof. Il entra promptement dans la maison, car ce qu’il avait observé le matin coïncidait jusqu’à un certain point avec les idées que le conte de Swertha était de nature à lui inspirer. Il trouva cependant son père dans une pièce au fond de l’appartement, se reposant de la fatigue qu’il avait éprouvée dans sa promenade ; et la première question qu’il se permit de lui adresser l’eut bientôt convaincu que la bonne femme en avait un peu imposé, pour se débarrasser de tous deux.
– Où est l’homme mourant que vous avez si sagement voulu secourir aux risques de votre vie ? demanda Mertoun à son fils.
– Norna s’est chargée de lui, et l’on peut s’en rapporter à elle.
– La magicienne se mêle donc aussi de l’art de guérir ? dit Mertoun. À la bonne heure, j’y consens de tout mon cœur ; c’est une peine de moins. Pour moi, je m’étais hâté de me rendre ici pour chercher des bandages et de la charpie, car, à entendre Swertha, vous deviez avoir les os rompus.
Mordaunt garda le silence, connaissant assez son père pour savoir qu’il ne continuerait pas long-temps ses questions sur ce sujet, et ne voulant ni nuire à la vieille gouvernante, ni fournir à son père l’occasion de s’abandonner à ces excès de colère auxquels il n’était que trop enclin quand il jugeait à propos, contre son habitude, de faire attention à la conduite de ses domestiques.
Il était fort tard quand Swertha revint de son expédition. Elle était excessivement fatiguée, et portait avec elle un paquet contenant sans doute sa part du butin. Mordaunt courut aussitôt à elle pour la gronder des mensonges qu’elle avait débités a son père et à lui-même ; mais la commère avait sa réponse toute prête.
– Sur ma foi, répondit-elle, j’avais pensé qu’il était temps de dire à M. Mertoun d’aller à la maison préparer des bandages, quand je vous avais vu de mes propres yeux descendre du rocher comme un chat sauvage ; je croyais bien que vous finiriez par vous rompre les os, et que ce serait un grand bonheur si vous n’aviez besoin que de quelques bandages. Et, par ma foi ! je pouvais aussi bien vous dire, M. Mordaunt, que votre père n’était pas bien, car il avait les joues si pâles ! Non, quand j’en devrais mourir, – je ne vous ai pas dit autre chose, et j’aurais défié toute personne présente de dire autrement.
– Mais, Swertha, dit Mordaunt dès qu’elle eut cessé cette espèce de plaidoyer bruyant, et qu’il put parler, – comment se fait-il que vous, qui auriez dû rester ici à filer et à veiller à la maison, vous vous soyez trouvée dès le matin au sentier d’Érick pour y prendre de mon père et de moi un soin inutile et qu’on ne vous demandait pas ? Et qu’y a-t-il dans ce paquet, Swertha ? car je crains bien que vous n’ayez transgressé les ordres de mon père, et que votre sortie n’ait eu pour motif l’envie d’aller comme les autres piller sur le bord de la mer.
– Que le bon Dieu bénisse votre bonne mine, et que saint Ronald vous protège ! répliqua Swertha d’un ton qui tenait à la fois de la flatterie et de la plaisanterie, vous ne voudriez pas empêcher une pauvre femme de profiter d’une occasion pour se mettre un peu à l’aise, en prenant une petite part dans de si bonnes choses que la mer pouvait reprendre. Oh ! M. Mordaunt, c’est une si belle chose à voir qu’un vaisseau échoué, que le ministre lui-même n’y tiendrait pas, et qu’il quitterait sa chaire au milieu de son sermon pour y aller comme tous les autres : comment voulez-vous donc qu’une pauvre vieille ignorante y résiste, et qu’elle reste à sa cuisine et à son rouet ? J’ai eu peu de choses pour ma peine : quelques guenilles en manière de mousseline, un ou deux morceaux de gros drap et autres choses équivalentes ; ce sont les plus forts et les plus alertes qui ramassent tout dans ce monde.
– Oui, Swertha, reprit Mordaunt, et c’est d’autant plus dur pour vous, que vous aurez votre part de punition dans ce monde et dans l’autre, pour voler de pauvres marins.
– Hélas ! mon jeune ami, qui punirait une vieille femme comme moi pour de pareilles vétilles ? Certaines gens disent bien du mal du comte Patrice, mais il était l’ami du rivage, et il fit des lois sages pour empêcher de secourir les vaisseaux qui se brisent contre les rochers. Et n’ai-je pas entendu Bryce le colporteur dire que les marins perdent leurs droits du moment que la quille touche le sable ? D’ailleurs les pauvres diables sont morts et trépassés ; ne s’embarrassent guère maintenant des biens de ce monde ; non, pas plus que dans le temps des Norses les grands comtes et les rois de la mer ne s’inquiétaient des trésors qu’ils enterraient dans des tombeaux. Ne vous ai-je jamais chanté, M. Mordaunt, la chanson où il est dit comment Olaf Tryguarson fit cacher avec lui dans sa tombe cinq couronnes d’or ?
– Non, Swertha, répondit Mordaunt qui prenait plaisir à tourmenter la vieille pillarde ; non, vous ne m’avez jamais chanté cette chanson-là ; mais j’ai à vous dire que l’étranger que Norna a fait transporter au village sera demain assez bien portant pour vous demander où vous avez caché les effets que vous avez volés après le naufrage.
– Mais qui est-ce qui lui en dira un mot, mon cher monsieur ? dit Swertha jetant un regard malin sur son jeune maître, surtout quand je dois vous dire que parmi les morceaux que j’ai rapportés, il y a un bon coupon de soie qui vous fera un joli justaucorps pour la première fête où vous irez.
Mordaunt ne put pas long-temps s’empêcher de rire de la finesse de la vieille femme, qui, pour qu’il ne parlât pas, lui proposait une part dans son vol. Il lui dit de préparer ce qu’elle avait pour le dîner, et retourna vers son père, qu’il trouva encore assis à la même place et presque dans la même situation où il l’avait laissé.
Aussitôt après leur repas frugal, et ils ne restaient jamais long-temps à table, Mordaunt annonça à son père l’intention qu’il avait d’aller au village pour voir si le marin naufragé ne manquait de rien.
Mertoun lui donna son assentiment par un signe de tête.
– Il doit s’y trouver fort mal à l’aise, ajouta son fils. – Un autre signe de tête du père lui fit entendre qu’il était encore du même avis. – Il paraît, à en juger par les apparences, poursuivit Mordaunt, que c’est un homme d’un certain rang, et, en supposant que ces pauvres gens fassent pour lui tout ce qui est en leur pouvoir, cependant dans l’état de faiblesse où il doit être…
– Je vous entends, dit son père en l’interrompant, c’est-à-dire que vous pensez que nous devons faire quelque chose pour lui. Allez donc le trouver ; s’il a besoin d’argent, qu’il fixe la somme, et il l’aura ; mais pour loger un étranger ici, et avoir commerce avec lui, c’est ce que je ne puis ni ne veux faire. Je me suis retiré à l’extrémité la plus reculée des îles de la Grande-Bretagne pour éviter les nouvelles connaissances et les nouveaux visages ; personne ne viendra ici m’étourdir les oreilles de son bonheur ou de sa misère. Quand, dans une douzaine d’années, vous aurez appris à connaître davantage le monde, vos plus anciens amis vous auront donné des raisons pour vous souvenir d’eux, et pour vous faire éviter d’en chercher de nouveaux le reste de votre vie. Allez donc, pourquoi tardez-vous ? Débarrassez le pays de cet homme. Que je ne voie autour de moi que ces figures grossières dont je connais bien la bassesse et la fourberie, mais que je puis endurer par comparaison.
Il jeta ensuite sa bourse à son fils et lui fit signe de partir à la hâte.
Mordaunt ne fut pas long-temps à gagner le village. Il trouva l’étranger dans la demeure sombre et noire de Neil Ronaldson, le Rauzellaer, assis au coin du feu de tourbe, sur la même caisse qui avait excité la cupidité du dévot Bryce Snailsfoot le colporteur. Le Rauzellaer était absent, occupé à partager avec la plus stricte impartialité entre les pillards du village, les dépouilles du vaisseau naufragé, écoutant tout le monde, faisant droit aux griefs de ceux qui se plaignaient de l’inégalité des lots ; et, comme si la chose n’eût pas été du commencement à la fin criminelle et sans excuse, jouant dans tous les détails le rôle d’un magistrat sage et prudent : car alors, et probablement dans des temps plus voisins de nous, les classes inférieures de ces insulaires conservaient l’opinion commune aux barbares habitans des parages semblables, que tout ce que la mer jetait sur leurs bords devenait incontestablement leur propriété.
Marguerite Bimbister, digne épouse du Rauzellaer, était seule à garder la maison, et elle introduisit Mordaunt auprès de son hôte, en disant à celui-ci sans grande cérémonie : – Voici le jeune tacksman ; vous lui direz peut-être votre nom, quoique vous n’ayez pas voulu nous le dire. Si ce n’avait pas été lui, il y a à parier que vous n’auriez pu le dire à personne de votre vivant.
L’étranger se leva, prit la main de Mordaunt, et la lui serra en lui disant qu’il avait appris que c’était à lui qu’il devait la conservation de sa vie et de son coffre. – Quant au reste de ce que je possédais, dit-il, il n’y faut plus penser, car les gens de ce pays sont aussi âpres à la curée que le diable dans un ouragan.
– Et à quoi donc vous a servi votre habileté dans la manœuvre, dit Marguerite, que vous n’ayez pu éviter d’aller chercher le cap de Sumburgh, car il se serait passé bien du temps avant qu’il fût venu vous trouver ?
– Laissez-nous un moment seuls, bonne Marguerite Bimbister, dit Mordaunt ; je désire avoir une conversation en particulier avec ce gentleman.
– Gentleman ! dit Marguerite avec emphase ; ce n’est pas qu’il ne soit assez bien, ajouta-t-elle en le mesurant une seconde fois de l’œil, mais je doute que ce nom lui convienne parfaitement.
Mordaunt regarda aussi l’étranger, et il fut d’une opinion différente. C’était un homme un peu au-dessus de la moyenne taille, et il était aussi bien fait qu’il paraissait vigoureux. Mordaunt n’avait pas encore beaucoup d’expérience du monde, mais il pensa que sa nouvelle connaissance joignait les manières franches et ouvertes d’un marin à un air de hardiesse, et à de beaux traits brunis par le soleil, qui semblaient prouver qu’il avait parcouru divers climats. Il répondit avec aisance, et même avec une sorte de gaieté, aux questions que lui fit Mordaunt sur l’état de sa santé, et l’assura qu’une bonne nuit ferait disparaître toutes les suites de l’accident qu’il venait d’essuyer ; mais il se plaignit amèrement de l’avarice et de la curiosité du Rauzellaer et de sa femme.
– Cette vieille bavarde, dit-il, m’a persécuté tout le jour pour savoir le nom du vaisseau qui a péri. Il me semble qu’elle aurait pu se contenter de la part qu’elle a eue dans le pillage. J’en étais le principal propriétaire, et ils ne m’ont laissé que mes vêtemens. Y a-t-il dans ce pays sauvage quelque magistrat ou juge de paix disposé à secourir un malheureux au milieu des voleurs ?
Mordaunt lui cita Magnus Troil, qui était le principal propriétaire, et en même temps le Fowde ou Juge provincial du district, et lui dit qu’il en obtiendrait probablement justice. Il regretta que sa jeunesse et la situation de son père, qui menait une vie extrêmement retirée, ne lui donnassent pas les moyens de lui offrir la protection dont il avait besoin.
– Quant à vous, monsieur, vous en avez déjà fait assez, dit le marin ; mais, si j’avais seulement avec moi cinq des quarante braves qui sont à présent la pâture des poissons, au diable si je demandais à quelqu’un de me rendre une justice que je pourrais me rendre moi-même !
– Vous aviez quarante hommes ! dit Mordaunt, c’était un équipage bien nombreux pour le port de votre vaisseau.
– Il ne l’était pas encore assez. Nous avions dix canons sans compter ceux de l’avant ; mais nous avions perdu quelques uns de nos hommes dans notre croisière, et nous étions encombrés de marchandises. Six de nos canons servaient de lest – Oh ! si j’avais eu assez de monde, nous n’aurions pas fait un naufrage aussi infernal. Tous mes gens étaient épuisés de fatigue à force de pomper, et ils ont fini par se jeter dans les chaloupes, me laissant seul dans le vaisseau pour périr avec lui, ou me sauver à la nage. Mais les misérables en ont été bien payés, et je puis leur pardonner. Les chaloupes ont coulé à fond au milieu du courant ; ils ont tous péri, et me voilà.
– Vous veniez donc, demanda Mordaunt, des Indes occidentales par la route du Nord ?
– Oui ; le vaisseau se nommait la Bonne-Espérance de Bristol ; c’était une lettre de marque. Nous avions fait d’assez bonnes affaires dans les mers de la Nouvelle-Espagne, comme bâtiment marchand ou comme navire d’armateur ; mais à présent tout est dit. Je me nomme Clément Cleveland, je suis capitaine, et, comme je vous l’ai déjà dit, propriétaire en partie de ce bâtiment. Je suis né à Bristol. Mon père était bien connu sur le Tollsell : c’était le vieux Clément Cleveland de College-Green.
Mordaunt sentait qu’il n’avait pas le droit de lui demander plus de détails, et cependant il lui semblait qu’il n’était qu’à demi satisfait de ce qu’il venait d’apprendre. Il remarquait dans l’étranger une affectation de brusquerie et un air de bravade dont les circonstances ne justifiaient pas la nécessité.
Le capitaine Cleveland avait souffert du brigandage des insulaires, mais il n’avait reçu de Mordaunt que des services, et cependant il semblait accuser indistinctement tous les habitans. Mordaunt baissa la vue et garda le silence, hésitant s’il devait prendre congé de lui ou lui faire de nouvelles offres de service. Cleveland eut l’air de l’avoir deviné, car il ajouta aussitôt avec plus de cordialité : – Je suis un franc marin, M. Mordaunt, car j’entends dire que tel est votre nom ; je suis ruiné de fond en comble, et cela ne donne ni bonne humeur ni bonnes manières ; quoi qu’il en soit, vous avez agi envers moi en ami, et il est possible que j’y sois aussi sensible que si je vous en faisais plus de remerciemens. C’est pourquoi, avant de quitter cette maison, je veux vous donner mon fusil de chasse. Il est en état de mettre cent grains de petit plomb dans le bonnet d’un Hollandais, à quatre-vingts pas. On peut aussi le charger à balle, et j’ai renversé un buffle à cent cinquante verges. Mais j’en ai deux autres qui sont aussi bons, même meilleurs ; ainsi gardez celui-ci en souvenir de moi.
– Ce serait prendre ma part du pillage, répondit Mordaunt en riant.
– Pas du tout, reprit Cleveland en ouvrant un étui ou boîte qui contenait des fusils et des pistolets. Vous voyez que j’ai sauvé mes armes ainsi que mes habits : cette grande vieille femme y a parfaitement veillé ; et, entre nous, cette caisse vaut tout ce que j’ai perdu, ajouta-t-il en baissant la voix et en regardant autour de lui. Quand je fais sonner aux oreilles de ces requins de terre que je suis ruiné, je ne veux pas dire que je le sois tout-à-fait et sans aucune ressource ; non, non : voici quelque chose qui vaut mieux que des grains de plomb à tuer des oiseaux. – Et tout en parlant il tira de la caisse un grand sac de munition étiqueté : – plomb de chasse ; et il s’empressa de faire voir à Mordaunt qu’il était plein de pistoles d’Espagne et de portugaises, nom qu’on donnait aux larges pièces d’or de Portugal. Non, non, continua-t-il en souriant, il reste assez de lest pour mettre à flot un autre vaisseau. D’après cela, accepterez-vous mon fusil ?
– Puisque vous voulez bien me le donner, répondit Mordaunt en souriant, de tout mon cœur ; j’allais justement vous demander au nom de mon père, ajouta-t-il en lui montrant la bourse, si vous aviez besoin de ce même lest.
– Je vous remercie ; vous voyez que je suis pourvu. Mais prenez, mon brave ami, et puisse-t-il vous servir comme il m’a servi ; mais vous ne ferez jamais avec lui des voyages comme j’en ai fait. Vous savez tirer, je suppose ?
– Passablement, répondit Mordaunt tout en admirant le fusil, qui était de fabrique espagnole, damasquiné en or, de petit calibre, plus long qu’un fusil ordinaire, et paraissant fait pour la chasse aux oiseaux aussi bien que pour le tir à la balle.
– Avec du petit plomb, continua le marin, jamais fusil n’a serré de plus près son gibier ; et avec une seule balle vous pouvez tuer un veau marin à cent toises en mer, du sommet de vos côtes les plus escarpées ; mais je vous le répéterai, jamais cette arme ne vous rendra les mêmes services qu’elle m’a rendus.
– Je ne m’en servirai peut-être pas aussi adroitement que vous, reprit Mordaunt.
– Ah, ah, cela est possible, répliqua Cleveland, mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Quand on est sûr de tuer l’homme qui tient le gouvernail, en montant à l’abordage sur un bâtiment espagnol, que dites-vous de cela ? C’est pourtant ce qui m’est arrivé. Nous nous sommes emparés du navire, le sabre à la main, et il en valait la peine ; c’était un fort brigantin, le Saint-François, destiné pour Porto-Bello, avec une cargaison d’or et de nègres. Chaque petit grain de plomb nous valut vingt mille pistoles.
– Je n’ai pas encore ajusté de tel gibier, dit Mordaunt.
– À la bonne heure, chaque chose a son temps. On ne peut lever l’ancre qu’au départ de la marée. Mais vous êtes un beau garçon, jeune, actif, robuste, pourquoi n’iriez-vous pas à la chasse de pareils oiseaux ? dit-il en mettant la main sur le sac rempli d’or.
– Mon père parle de me faire bientôt voyager, lui répliqua Mordaunt, qui, habitué à voir avec respect l’équipage d’un vaisseau de guerre, sentait son amour-propre flatté par cette invitation de la part d’un homme qui paraissait un marin consommé.
– Je sais gré à votre père de cette pensée, dit Cleveland, et je lui ferai ma visite avant de lever l’ancre. J’ai un vaisseau-matelot à la hauteur de ces îles, et je consens qu’il aille au diable ; il saura bien me retrouver quelque part, quoique nous ne nous soyons pas séparés en fort bonne intelligence, à moins qu’il n’ait aussi été trouver Davy Jones. Mais il était en meilleur état que nous, sa cargaison était moins lourde que la nôtre, il doit avoir résisté. Nous suspendrons un hamac pour vous à bord, et nous ferons de vous un marin, un homme comme nous.
– Cela me conviendrait fort, répondit Mordaunt qui soupirait de voir le monde plus que sa situation isolée ne le lui avait permis jusqu’alors ; mais il faut que mon père en décide.
– Votre père ? bon ! repartit le capitaine Cleveland. Mais vous avez raison, ajouta-t-il en changeant de ton, j’ai vécu si long-temps en mer que je ne puis m’imaginer que personne que le capitaine ou le maître ait le droit d’ordonner ; je le répète, vous avez raison. Je vais aller de ce pas voir le papa, et lui parler moi-même. N’est-ce pas lui qui demeure dans cette belle maison, bâtie à la moderne, que je vois à un quart de mille d’ici ?
– Oh ! non, dit Mordaunt ; il habite au contraire ce vieux château tombant en ruines, mais il ne veut voir personne.
– En ce cas, il faut promptement décider cette question vous-même, car je ne puis rester long-temps dans cette latitude. Puisque votre père n’est pas magistrat, il faut que j’aille voir ce Magnus ; comment l’appelez-vous ? Il n’est pas juge de paix, mais quelque autre chose qui me servira tout autant. Ces coquins m’ont pris deux ou trois objets qu’il faut qu’on me rende. Qu’ils gardent le reste, et qu’ils aillent au diable ! Voulez-vous me donner une lettre pour que je puisse me présenter à lui ?
– Je n’en vois pas la nécessité, répondit Mordaunt ; il suffit que vous ayez fait naufrage, et que vous ayez besoin de lui. Cependant je vous donnerai volontiers un mot de recommandation pour lui.
– Voilà, dit le capitaine en tirant une écritoire de son coffre, voilà tout ce qui vous est nécessaire pour faire votre lettre. Pendant que vous écrirez, puisqu’on a forcé les pentures, je vais clouer les écoutilles et mettre la cargaison en sûreté.
En effet, pendant que Mordaunt écrivait la lettre dans laquelle il racontait les circonstances qui avaient jeté le capitaine Cleveland à la côte, celui-ci, après avoir fait un triage de quelques habillemens et autres objets dont il remplit un havre-sac qu’il mit à part, prit un marteau et des clous, et ferma sa caisse aussi bien qu’aurait pu le faire le meilleur ouvrier ; ensuite, pour plus de sûreté, il l’entoura d’une corde qu’il noua et attacha avec l’adresse d’un marin. – Je laisse le tout en votre garde, à l’exception de ceci, dit-il en montrant le sac d’or, et de cela, ajouta-t-il en prenant un sabre et des pistolets, qui me garantira du risque de me séparer d’avec mes portugaises.
– Vous n’avez pas besoin d’armes dans ce pays, capitaine Cleveland, lui dit Mordaunt ; un enfant voyagerait sans risque, une bourse d’or à la main, depuis le cap de Sumburgh jusqu’au scaw d’Unst, sans que personne songeât à la lui prendre.
– C’est fort bien dit, jeune homme ; mais il me semble que c’est en dire beaucoup, quand je considère ce qui se passe en ce moment.
– Oh ! répliqua Mordaunt un peu confus, les gens de ce pays regardent comme leur propriété légitime ce que la mer envoie à terre avec le flux. On croirait qu’ils ont pris des leçons de sir Arthegal lui-même, qui s’exprime ainsi :
Des biens dont une fois la mer s’est emparée
Chacun a désormais droit de faire curée ;
Et ce qu’on lui confie à porter sur son sein
Change à son gré de maître ou disparaît soudain.
– Ces vers, dit le capitaine, me donneront pour toute ma vie de l’estime et du respect pour les comédies et les ballades ; et de fait, je les aimais assez dans mon temps. Voilà vraiment une bonne doctrine, et plus d’un marin peut déployer ses voiles à un pareil vent. Ce que la mer envoie est à nous, cela est assez sûr ; mais si vos bonnes gens s’avisent de s’imaginer que la terre leur doit des épaves comme la mer, je prendrai la liberté de m’y opposer le sabre et les pistolets en main. Voulez-vous bien mettre mon coffre en sûreté chez vous jusqu’à ce que je vous donne de mes nouvelles, et par votre crédit me procurer un guide pour me montrer le chemin et porter mon sac ?
– Voulez-vous aller par terre ou par mer ? demanda Mordaunt.
– Par mer ! s’écria Cleveland, quoi ! dans une de ces coquilles de noix, et coquilles de noix fendues ! non, non, la terre, la terre, à moins que je n’aie mon vaisseau et mon équipage.
Ils se quittèrent. Le capitaine, accompagné de son guide, partit pour Burgh-Westra, et Mordaunt prit le chemin d’Iarlshof en faisant emporter la caisse de Cleveland, qu’il déposa dans la maison de son père.