CHAPITRE X.

« J’ai réglé le ciel et la distribution des saisons. Le soleil a écouté mes décrets et passé d’un tropique à l’autre, dirigé par moi ; à mon commandement les nuages ont versé leurs eaux. »

RASSELAS.

Le même motif de réflexion pénible et humiliante qui, dans l’âge avancé, occasione une inactivité pensive et boudeuse, ne fait qu’exciter la jeunesse à un exercice violent, comme si, semblable au cerf blessé, elle cherchait à s’étourdir sur la douleur du trait fatal par la rapidité de ses mouvemens, Quand Mordaunt eut pris son fusil et fut sorti de la maison d’Iarlshof, il parcourut à grands pas la campagne sans aucun but déterminé, excepté celui d’échapper à l’amertume de son propre dépit. Son orgueil était mortifié par les propos du colporteur, qui s’accordaient exactement avec les doutes qu’il avait conçus d’après le long silence de ses amis de Burgh-Westra.

Si la fortune de César l’avait condamné, selon l’idée du poète, à n’avoir été que

Le meilleur des lutteurs applaudis dans le cirque,

il est permis cependant de présumer qu’un échec dans cet exercice l’aurait autant humilié qu’aurait pu le faire la victoire du rival auquel il disputait l’empire du monde. De même, Mordaunt Mertoun, dégradé à ses propres yeux du rang qu’il avait occupé comme le premier des jeunes gens de l’île, était aussi irrité qu’humilié. Les deux jolies sœurs, dont chacun était jaloux d’obtenir le sourire, avec lesquelles il avait entretenu long-temps une amitié si intime que, sans que rien en altérât l’innocence, il s’y mêlait quelque teinte de tendresse indéfinissable, mais plus vive que l’amitié fraternelle ; ces jolies sœurs aussi semblaient l’avoir oublié. Il ne pouvait ignorer que, dans l’opinion générale, il aurait pu prétendre à être l’amant préféré de l’une des deux, et maintenant, tout-à-coup, sans aucun tort de sa part, il leur était devenu si indifférent, qu’il avait perdu ce qui survit même à une liaison ordinaire. Le vieil Udaller, dont le caractère cordial et sincère aurait dû être plus constant dans son affection, semblait avoir été aussi léger que ses filles ; et le pauvre Mordaunt avait perdu à la fois le sourire de la beauté et la faveur du pouvoir : c’étaient de tristes réflexions, et il doubla le pas pour s’en distraire s’il était possible.

Sans trop réfléchir à la route qu’il prenait, Mordaunt s’avançait à travers un pays où ni haie, ni mur, ni enclos d’aucune sorte n’arrêtent le voyageur, jusqu’à ce qu’il parvint à un endroit très solitaire entouré de collines, au milieu desquelles était un de ces petits lacs communs dans les îles Shetland, et dont les eaux qui s’en échappent forment les sources des petits ruisseaux et des petites rivières par lesquels le pays est arrosé, et qui servent à faire mouvoir les moulins.

C’était un beau jour d’été ; les rayons du soleil, comme cela n’est pas rare dans les îles Shetland, étaient tempérés par une vapeur argentée qui, voilant l’atmosphère et détruisant le contraste frappant de l’ombre et de la lumière, prêtait même au jour de midi les douces teintes du crépuscule. Le petit lac, qui n’avait pas plus d’un mille de circuit, était dans un calme profond, et offrait une surface polie, excepté lorsqu’un des nombreux oiseaux qui glissaient sur son onde venait à s’y plonger un instant ; l’abondance des eaux lui donnait cette nuance de vert azuré d’où lui venait le nom de Green-Loch. Dans ce moment il formait un miroir si transparent pour les blanches collines qui se réfléchissaient dans son cristal, qu’il était difficile de distinguer la terre de l’onde. D’ailleurs, dans l’ombre douteuse causée par la brume un étranger aurait pu s’apercevoir à peine qu’une plaine humide s’étendait devant lui : on n’aurait guère pu imaginer le tableau d’une solitude plus complète, et dont l’impression était encore aidée par la sérénité de la saison, les teintes pâles de l’atmosphère et le silence solennel des élémens. Les oiseaux aquatiques eux-mêmes, qui fréquentaient le lac en grand nombre, ne prenaient point leur vol accoutumé, se gardaient de pousser leurs cris, et voguaient dans une tranquillité profonde sur l’onde silencieuse.

Sans viser aucun objet déterminé, sans presque penser à ce qu’il allait faire, Mordaunt mit son fusil en joue et fit feu sur le lac. Les plombs tombèrent sur la surface comme les gouttes d’une ondée ; les collines s’emparèrent du bruit de l’explosion, et le répétèrent d’échos en échos. Les oiseaux prirent leur vol, les uns en groupes, les autres en désordre, répondant aux échos par mille cris divers, depuis l’accent le plus grave du harle noir jusqu’à la voix plaintive de la mouette tachetée.

Mordaunt regarda un moment la troupe criarde avec un ressentiment que lui inspiraient toute la nature et tous les êtres, animés ou non quelque peu de rapport qu’ils eussent avec la cause de son dépit secret.

– Oui, oui, dit-il, volez, plongez, criez tant qu’il vous plaira, et tout cela parce que vous avez vu quelque chose d’étrange et entendu un son inaccoutumé. Il y a bien des gens qui vous ressemblent dans ce bas monde ; mais vous autres, du moins, vous apprendrez, ajouta-t-il en rechargeant son fusil, que des objets et des sons nouveaux, comme des connaissances nouvelles, ont aussi quelquefois leur danger. – Mais pourquoi ferais-je retomber ce qui me contrarie sur ces innocentes mouettes ? dit-il après une réflexion d’un moment. Qu’ont-elles de commun avec les amis qui m’ont oublié ? – Ah ! je les ai tant aimés ! Être ainsi abandonné pour le premier étranger que le hasard jette sur la côte !

Pendant qu’il était appuyé sur son fusil, livrant son âme au cours de ces pensées pénibles, sa rêverie fut soudain interrompue par quelqu’un qui le toucha sur l’épaule. Il tourna la tête, et vit Norna de Fitful-Head enveloppée dans les amples plis de son noir manteau. Elle l’avait aperçu du sommet de la colline, et était descendue vers le lac par un étroit ravin qui la cachait, jusqu’à ce que, s’approchant de Mordaunt sans bruit, elle le fit retourner en posant sa main sur son épaule.

Mordaunt Mertoun n’était naturellement ni timide ni crédule, et les bons livres qu’il avait lus avaient en quelque sorte fortifié son esprit contre les attaques de la superstition ; mais il eût été un véritable prodige si, vivant dans les îles Shetland à la fin du dix-septième siècle, il avait possédé la philosophie qui n’existait pas encore généralement en Écosse deux générations plus tard.

Il doutait en lui-même de l’étendue et, même de l’existence des attributs surnaturels de Norna, ce qui était un grand effort d’incrédulité dans un pays où ces attributs étaient des articles de foi ; mais son incrédulité n’allait pas au-delà du doute. Norna était vraiment une femme extraordinaire, douée d’une énergie supérieure, agissant par des motifs connus d’elle seule et très indépendans de toute autre considération humaine. C’est à l’impression de ces idées, dont il était imbu dès son enfance, qu’il faut attribuer l’espèce de sentiment d’alarme avec lequel il vit tout-à-coup cette femme mystérieuse paraître si près de lui et le regardant de l’air sévère et triste avec lequel on supposait que les fatales vierges, appelées par la mythologie du nord Valkyriur ou – Choisisseuses de guerriers tués, regardaient les jeunes héros destinés par elles à partager le banquet d’Odin.

On considérait en effet comme une circonstance malheureuse, pour ne rien dire de plus, de trouver Norna seule et dans un lieu éloigné de tous témoins. Elle passait pour être dans cette circonstance une prophétesse de malheur, autant qu’un funeste augure pour ceux qui faisaient une semblable rencontre. Peu d’insulaires, même de ceux qui étaient familiarisés avec son aspect dans les lieux fréquentés, auraient pu s’empêcher de trembler en l’abordant sur les rives solitaires du Lac-Vert.

– Je ne vous apporte aucun malheur, Mordaunt Mertoun, en devinant peut-être dans les yeux du jeune homme quelque chose de ce sentiment superstitieux. Je ne vous ai jamais fait aucun mal, vous n’aurez jamais rien à craindre de moi.

– Je ne crains rien, dit Mordaunt, s’efforçant de bannir une crainte qu’il sentait être indigne d’un homme. Pourquoi vous craindrais-je, ma bonne mère ? vous avez toujours été mon amie.

– Cependant, Mordaunt, tu n’es pas de nos régions ; mais aucun de ceux qui ont dans leurs veines le sang shetlandais, – non, pas même ceux qui s’asseyent autour du foyer de Magnus Troil, les nobles descendans des anciens comtes des Orcades, ne peuvent m’inspirer des vœux plus tendres que ceux que je fais pour toi, bon et brave jeune homme. Quand je passai à ton cou cette chaîne enchantée, que chacun dans nos îles sait être le travail d’une main non mortelle, et l’ouvrage des drows dans les détours obscurs de leurs cavernes, tu n’avais que quinze ans ; déjà pourtant tu avais porté tes pas sur le Northsnaven, qui n’avait jusque là été foulé que par les pattes membraneuses du swartback, et ta barque s’était engagée dans les profondes cavernes de Brinnastir, où le haaf-fish avait jusqu’alors dormi dans un sombre repos. Voilà pourquoi je te fis ce noble don ; et tu sais bien que depuis ce jour chacun dans cette île t’a regardé comme un fils ou comme un frère, le plus heureusement doué des jeunes gens, et le favori de ceux qui deviennent puissans quand la nuit succède au jour.

– Hélas ! bonne mère, dit Mordaunt, votre présent a pu me donner la faveur, mais il n’a pu me la conserver. Qu’importe ! j’apprendrai à faire peu de cas de ceux qui font si peu de cas de moi. Mon père dit que je quitterai bientôt ces îles ; ainsi donc, mère Norna, je vous rendrai votre don enchanté, afin qu’il porte un bonheur plus durable à quelque autre qu’à moi.

– Ne méprise pas les présens de la race sans nom, dit Norna en fronçant le sourcil. Et changeant soudain son air de mécontentement en un ton de solennelle tristesse, elle ajouta : – Ne les méprise pas, mais, ô Mordaunt, ne les recherche pas. Assieds-toi sur cette pierre grise. Tu es le fils de mon adoption, je me dépouillerai autant que possible des attributs qui m’isolent de la masse commune des hommes, pour te parler comme une mère à son fils.

À cette emphase de langage se mêlaient ce ton plaintif et cette dignité de maintien qui captivent l’attention et l’intérêt.

Mordaunt s’assit sur le roc qu’elle lui montrait du doigt parmi d’autres fragmens épars à l’entour, et arrachés par les orages du mont escarpé au pied duquel ils étaient, sur le bord du même lac.

Norna s’assit sur une pierre à trois pas environ de distance, et ajusta son manteau de manière qu’on ne voyait plus que son front, ses yeux et une seule mèche de sa chevelure grise. Elle continua ensuite d’un ton dans lequel la gravité et l’importance, si souvent affectées par la folie, semblaient le disputer aux sentimens profonds d’une affliction extraordinaire.

– Je n’ai pas toujours été, dit-elle, ce que je suis maintenant ; je ne fus pas toujours la sage, la puissante, la souveraine devant qui la jeunesse tremble abattue, et le vieillard découvre ses cheveux blancs. Il fut un temps on mon aspect n’imposait pas silence à la gaieté ; je sympathisais avec les passions humaines ; et j’avais ma part des plaisirs et des chagrins des mortels. C’était un temps d’abandon ; c’était un temps de folie, un temps de larmes sans motif ; le temps d’un rire frivole et sans objet : et cependant, malgré ces folies, ces chagrins et ces faiblesses, que ne donnerait pas Norna de Fitful-Head pour être encore la jeune fille heureuse et inaperçue de ses premières années ! Écoute-moi, Mordaunt, et plains-moi ; car tu m’entends proférer des plaintes qui n’ont jamais retenti pour aucune oreille mortelle, et qui ne retentiront plus. Je serai ce que je puis être, continua-t-elle en se relevant comme en sursaut et étendant son bras flétri : je serai la reine et la protectrice de ces îles sauvages et négligées ; je serai celle dont les vagues ne mouillent le pied que par sa permission ; oui, même quand la mer est tourmentée de sa rage la plus terrible ; je serai celle dont les vêtemens sont respectés par l’orage lorsqu’il découvre la toiture des maisons. Tu en as été le témoin, Mordaunt Mertoun. Tu entendis mes paroles à Harfra ; tu vis la tempête s’apaiser. Parle, et fais entendre ton témoignage.

Contredire Norna dans cette veine d’enthousiasme aurait été cruel et inutile, quand bien même Mordaunt eût été plus convaincu qu’il ne l’était qu’une femme en délire, et non une sibylle douée d’un pouvoir surnaturel, était devant lui.

– Je vous entendis chanter, reprit-il, et je vis la tempête diminuer.

– Diminuer ! s’écria Norna en frappant la terre de son noir bâton de chêne avec impatience ; tu ne dis la vérité qu’à demi. La tempête s’apaisa soudain, et dans un plus court espace que l’enfant à qui sa nourrice commande le silence. Tu connais assez mon pouvoir ; mais tu ignores, l’homme mortel ignore quel prix j’ai payé pour l’acquérir. Non, Mordaunt, jamais, quand il s’agirait de cette vaste domination, orgueil des anciens hommes du Nord, alors que leurs bannières flottaient triomphantes depuis Bergen jusqu’en Palestine, jamais, pour tout ce que contient le monde, ou pour un pouvoir égal à celui de Norna, garde-toi bien de vendre la paix de ton cœur.

Elle reprit sa place sur le roc, remit son manteau sur son visage, reposa sa tête sur ses mains, et par le mouvement convulsif qui agitait son sein, elle parut pleurer amèrement.

– Bonne Norna, dit Mordaunt, et il se tut, ne sachant trop que dire pour consoler l’infortunée. Bonne Norna, reprit-il, s’il est quelque chose qui trouble votre âme, ne feriez-vous pas mieux d’aller trouver le digne ministre de Dunrossness ? On dit que depuis plusieurs années vous n’avez paru dans aucune assemblée chrétienne. Ce ne peut être bien. Vous êtes vous-même bien connue pour guérir les maladies corporelles ; mais quand l’âme est malade, nous devons aller trouver le médecin de nos âmes.

Norna avait quitté lentement l’attitude penchée qu’elle avait prise ; mais à la fin elle se releva debout, se dépouilla de son manteau, étendit le bras, et, l’écume sur les lèvres, l’œil étincelant, elle s’écria d’un ton douloureux :

– C’est à moi, à moi, que vous avez dit d’aller trouver un prêtre ! voudriez-vous faire mourir le saint homme d’horreur ? Moi dans une assemblée chrétienne ! voudriez-vous faire tomber le faîte de l’édifice sur la congrégation, et arroser l’autel d’un sang peut-être coupable ? Moi, chercher le médecin des âmes ! voudriez-vous que le démon vînt réclamer ouvertement sa proie devant Dieu, et l’homme ?

L’extrême agitation de la malheureuse Norna fit un moment partager à Mordaunt la croyance généralement adoptée dans ces îles superstitieuses.

– Malheureuse femme ! dit-il, si en effet tu t’es liguée avec le dieu du mal, pourquoi ne pas chercher le repentir ? Mais fais comme tu le voudras ; je ne puis, je n’ose, comme chrétien, demeurer plus long-temps avec toi. Reprends ton présent, dit-il en voulant lui rendre la chaîne. Le bien ne peut jamais en provenir, si même le mal n’en est pas déjà sorti.

– Silence ! écoute-moi, jeune insensé, dit Norna avec calme, comme si elle avait été rendue à la raison par l’alarme et l’horreur qu’elle crut avoir inspirées à Mordaunt ; écoute-moi, te dis-je. Je ne suis pas de ceux qui se sont ligués avec l’ennemi du genre humain, ou qui ont reçu de son ministère la science ou le pouvoir. Quoique les esprits aient été rendus propices par un sacrifice que des lèvres mortelles ne peuvent jamais déclarer, cependant Dieu sait que ma faute, dans cette offrande, fut semblable à celle de l’aveugle qui tombe dans le précipice qu’il ne pouvait ni voir ni éviter. Oh ! ne me laisse pas, ne m’évite pas dans cette heure de faiblesse ! Reste avec moi jusqu’à ce que la tentation soit passée, ou je me plongerai dans ce lac pour me délivrer à la fois de ma puissance et de ma misère !

Mordaunt avait toujours eu pour cette femme singulière une sorte d’affection qui prenait probablement sa source dans les égards qu’elle lui avait toujours témoignés ; il se laissa facilement engager à se rasseoir et à écouter ce que Norna avait encore à lui dire, dans l’espérance qu’elle surmonterait bientôt son agitation.

Il se passa peu de temps avant qu’elle eût remporté sur son trouble la victoire qu’attendait Mordaunt, car elle lui dit du ton ferme et impératif qui lui était habituel :

– Ce n’est pas de moi, Mordaunt, que je voulais parler, quand, vous apercevant du sommet de ce roc grisâtre, j’ai descendu le sentier pour venir à vous. Ma destinée est invariable, bonne ou mauvaise. Pour ce qui me regarde, j’ai cessé d’être sensible mais, pour ceux qu’elle aime, Norna de Fitful-Head conserve encore les sentimens qui la lient à l’espèce humaine. Observe bien ce que je dis : il est un aigle, le plus noble de ceux qui bâtissent leur aire sur ces rocs aériens ; dans l’asile de cet aigle s’est glissée une vipère ; veux-tu me prêter ton aide pour écraser le reptile et sauver la noble race du prince des cieux du nord ?

– Parlez plus clairement, Norna, dit Mordaunt, si vous voulez que je vous comprenne et que je vous réponde. Je ne sais pas deviner les énigmes.

– En termes plus clairs, donc, vous connaissez la famille de Burgh-Westra ; les aimables filles du généreux Udaller Magnus Troil, Minna et Brenda. Je veux dire…, vous les connaissez et vous les aimez.

– Je les ai connues, bonne mère, reprit Mordaunt, et je les ai aimées… Personne ne le sait mieux que vous.

– Les connaître une fois, c’est les connaître toujours, dit Norna d’un ton d’emphase… Les aimer une fois, c’est les aimer à jamais.

– Les avoir aimées une fois, c’est souhaiter pour toujours leur bonheur, mais rien de plus, reprit le jeune homme. Pour vous parler avec franchise, les habitans de Burgh-Westra m’ont totalement négligé depuis quelque temps. Mais indiquez-moi les moyens de les servir, je vous convaincrai que je n’ai pas perdu le souvenir d’une ancienne amitié ; et que je sais oublier une indifférence récente.

– C’est bien parler, et je vous mettrai à l’épreuve. Magnus Troil a réchauffé un serpent dans son sein. Ses aimables filles sont livrées aux projets d’un lâche.

– Vous voulez parler de l’étranger, de Cleveland ? dit Mordaunt.

– De l’étranger qui s’appelle de ce nom, reprit Norna ; le même que nous trouvâmes sur le rivage, semblable à un monceau d’algues marines, au pied du cap Sumburgh. Quelque chose me disait que j’aurais dû le laisser là jusqu’à ce qu’il fût repris par le flot qui l’avait apporté au rivage. Je me repens de n’avoir pas obéi à cette idée.

– Pour moi, dit Mordaunt, je ne puis me repentir d’avoir fait mon devoir en chrétien ; et quel motif aurais-je de le regretter ? Si Minna, Brenda, Magnus et les autres préfèrent l’étranger, je n’ai aucun droit de m’en offenser ; bien plus, je pourrais faire rire à mes dépens, si je me mettais en comparaison avec lui.

– C’est bien, et j’espère qu’ils méritent ton amitié désintéressée.

– Mais je ne puis deviner, dit Mordaunt, en quoi vous me proposez de leur être utile. Je viens d’apprendre par Bryce, le colporteur, que le capitaine Cleveland est au mieux avec les jeunes dames à Burgh-Westra, et avec l’Udaller lui-même. Je ne me soucie guère de m’introduire où je ne serais pas bien accueilli, ni d’opposer mon pauvre mérite à celui du capitaine Cleveland : il peut leur décrire des batailles, je ne puis leur parler que de nids d’oiseaux ; il peut leur dire combien il a tué de Français, et moi je n’ai tué que des veaux marins ; il porte de beaux habits, il a une jolie tournure ; je suis mis simplement, plus simplement élevé. D’aimables étrangers comme lui peuvent prendre les cœurs de ceux avec qui ils vivent, comme l’oiseleur prend le guillemot avec ses lacets.

– Vous vous faites tort à vous-même, reprit Norna, tort à vous-même, et plus encore à Minna et à Brenda ; ne croyez pas les rapports de Bryce Snailsfoot, cet homme avide, qui plongerait dans l’eau pour la plus vile pièce de monnaie. Il est certain que si vous avez perdu dans l’opinion de Magnus Troil, ce fripon y a eu sa part. Mais qu’il prenne garde à ses comptes ! j’ai les yeux sur lui.

– Et pourquoi, ma mère, dit Mordaunt, ne répétez-vous pas à Magnus ce que vous venez de me dire ?

– Parce que ceux qui croient trop à leur sagesse doivent recevoir une amère leçon de l’expérience. Hier encore je parlai à Magnus ; et que me répondit-il ? – Bonne Norna, vous vous faites vieille. – Et ce fut là tout ce que me dit un homme lié à moi par tant de nœuds…, le descendant des anciens comtes norses…, Magnus Troil… ! – à moi ! oui ; et en faveur de qui ? d’un homme que la mer a rejeté ici comme un débris de naufrage. Puisqu’il méprise les conseils de l’âge, il s’instruira par ceux de la jeunesse ; heureux encore de n’être pas abandonné à sa propre folie ! Allez donc à Burgh-Westra, comme à l’ordinaire, pour la Saint-Jean.

– Je n’ai point reçu d’invitation ; on ne me demande ni on ne me désire, on ne pense même pas à moi, dit Mordaunt ; peut-être ne me reconnaîtra-t-on pas si j’y vais ; et cependant, ma mère, à vous dire vrai, j’avais pensé à y aller.

– Bonne pensée qu’il faut suivre, reprit Norna : nous visitons nos amis quand ils sont malades, pourquoi ne le ferions-nous pas quand c’est leur esprit qui souffre, et que la prospérité leur est funeste ? Ne manquez pas d’y aller… Peut-être nous y trouverons-nous. Mais nos routes sont différentes. Adieu, et ne parlez pas de cette rencontre.

Ils se séparèrent, et Mordaunt resta debout sur le bord du lac, les yeux fixés sur Norna, jusqu’au moment où sa grande taille disparut dans les détours du sentier qu’elle suivit. Mordaunt retourna chez son père, déterminé à suivre un conseil qui était conforme à ses propres désirs.

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