CHAPITRE VI.

« Si ce fut ton pouvoir qui souleva ces flots,

« Que ton pouvoir les calme… »

SHAKSPEARE, la Tempête.

La tempête avait un peu ralenti sa fureur avant l’arrivée de Norna ; autrement il lui aurait été impossible de continuer sa route ; mais à peine était-elle entrée dans la chambre, à peine s’était-elle réunie, d’une manière si inattendue, à la compagnie que les circonstances et le hasard y avaient rassemblée, – l’ouragan reprit sa première fureur avec une telle violence, que ceux qui se trouvaient dans la maison ne furent plus sensibles qu’à la crainte de voir cette demeure s’écrouler sur leurs têtes.

Mistress Baby exprima ses terreurs par ces exclamations : – Que le Seigneur nous protège ! s’écriait-elle ; – ce jour est sûrement le dernier des jours ! quel pays de fourbes et d’aventurières est celui-ci ! Et vous, vieux fou, ajouta-t-elle, se tournant vers son frère, avec cette aigreur qu’elle montrait en toutes occasions, quel besoin aviez-vous de quitter cette bonne terre des Mearns pour venir dans un pays où d’effrontés mendians et d’impudent vagabonds viennent vous assaillir dans votre maison, pendant que le ciel vous menace de son courroux au dehors ?

– Patience, ma sœur Baby, patience, répondit Triptolème, tout cela changera, tout cela s’amendera, excepté, ajouta-t-il entre ses dents ; l’humeur acariâtre d’une méchante femelle, capable d’ajouter à la rigueur de la tempête.

Pendant ce temps, la vieille servante et le colporteur s’épuisaient en supplications auprès de Norna ; mais, comme ils lui parlaient en langue norse, le maître de la maison n’y comprenait pas un mot.

Norna les écoutait d’un air dédaigneux et impassible ; rompant enfin le silence : – Non, dit-elle d’un ton élevé et en anglais, non, je n’en ferai rien. Et qu’importe que cette maison n’offre aux yeux qu’un amas de ruines avant qu’un autre jour renaisse ! quel besoin a l’univers du fou à projets et de la vieille avare qui l’habitent ? Ils sont venus dans nos îles pour réformer nos usages ; qu’ils apprennent ce que c’est qu’une de nos tempêtes ! Que ceux qui ne veulent pas périr sortent de cette maison !

À l’instant le colporteur saisit son havre-sac et se mit en toute diligence à l’attacher sur ses épaules ; de son côté la vieille servante se couvrit de sa mante, et tous deux semblaient se préparer à quitter la maison.

Triptolème Yellowley, un peu inquiet des dispositions qu’il voyait faire, demanda à Mordaunt en bégayant, et d’une voix qui annonçait son trouble, s’il croyait qu’il y eût quelque danger, c’est-à-dire tant de danger.

– Je ne puis le dire, répondit le jeune homme ; je ne crois pas avoir jamais vu une pareille tempête. Norna peut mieux nous dire que personne quand elle s’apaisera, car personne dans ces îles ne se connaît au temps comme elle.

– Et c’est là tout ce dont tu crois Norna capable ? dit la sibylle ; tu vas apprendre que sa puissance n’est pas si limitée. Écoute-moi, Mordaunt, jeune homme venu d’une terre étrangère, mais dont le cœur est humain ; quitte cette maison condamnée avec ceux qui se préparent à en sortir.

– Je n’en ferai rien, Norna, répliqua le jeune homme ; je ne sais par quel motif vous me donnez ce conseil, mais ces sinistres menaces ne me feront pas abandonner une maison où j’ai été bien accueilli pendant une tempête aussi épouvantable. Si les propriétaires sont étrangers à nos usages d’hospitalité sans bornes, je leur dois d’autant plus de reconnaissante de s’être relâchés des leurs en ma faveur, et de m’avoir ouvert leur porte.

– Voilà un brave garçon, s’écria mistress Baby, dont les menaces de la prétendue sorcière avaient réveillé les idées superstitieuses, mais qui, à travers un caractère aigre, égoïste et fâcheux, laissait quelquefois entrevoir des lueurs de sentimens plus élevés qui la rendaient capable d’apprécier le désintéressement et la générosité des autres, quoiqu’elle trouvât ces sentimens trop coûteux pour les adopter elle-même à ses dépens. – Voilà un brave garçon, répéta-t-elle, il mériterait dix oies, et je les lui donnerais bouillies ou rôties, si je les avais. Je garantis que c’est là le fils d’un homme bien né, et non d’un rustre.

– Suivez mon avis, jeune Mordaunt, dit Norna, et quittez cette maison. Le destin a de hautes vues sur vous. Il ne faut pas que vous restiez sous ce toit inhospitalier pour être étouffé sous ses ruines avec ses indignes habitans, dont la vie n’est pas plus importante pour le monde, que la joubarbe qui croît sur le chaume qui la couvre, et qui bientôt va se trouver écrasée ainsi que leurs membres mutilés.

– Je… je… je… vais sortir, dit Yellowley, qui, malgré son affectation d’érudition et de sagesse, commençait à être agité par la plus vive inquiétude sur la fatale prédiction ; car le bâtiment était vieux, et le vent en ébranlait les murailles d’une manière terrible.

– Et pourquoi donc ? dit sa sœur ; je pense que le prince des puissances des airs n’a pas un tel pouvoir sur ceux que Dieu a créés à son image, et qu’une bonne maison ne tombera pas sur nos têtes, parce qu’une criarde (ici elle lança un regard de colère sur la magicienne) se sera vantée de la faire écrouler, et aura tenté de nous effrayer par ses vociférations, comme si nous étions obligés de faire les chiens couchans devant elle.

– Je voulais seulement, dit Triptolème, honteux du mouvement qu’il avait fait pour sortir, je voulais seulement jeter un coup d’œil sur mon orge que cette tempête doit avoir renversée ; mais si cette brave femme veut rester avec nous, je crois que le mieux serait de nous asseoir tous ensemble tranquillement, et d’attendre que le temps change.

– Brave femme ! répéta Baby, dites plutôt une voleuse ; puis s’adressant directement à Norna elle-même : Partez, coureuse, lui dit-elle, sortez promptement d’une maison honnête, ou je consens à perdre mon nom si je ne vous jette ce maillet à la tête.

Norna lui adressa un regard de souverain mépris, puis s’avançant vers la fenêtre, elle se mit à contempler les cieux, et sembla profondément absorbée dans ses méditations. Pendant ce temps, la vieille servante Tronda s’approcha de sa maîtresse et la supplia, au nom de tout ce que l’homme et la femme pouvaient avoir de plus cher, de ne pas provoquer davantage Norna de Fitful-Head. – Vous n’avez pas, lui dit-elle, une femme semblable dans toute l’Écosse ; elle peut voyager sur un de ces nuages aussi aisément qu’un homme sur un bidet.

– Je vivrai assez de temps, lui répondit sa maîtresse, pour la voir à cheval sur la fumée d’un baril de goudron, et voilà la monture qui lui convient le mieux.

Norna jeta de nouveau sur Baby en fureur ce regard de mépris que ses traits savaient si bien exprimer, et se retournant vers la partie de la fenêtre qui était au nord-ouest, et d’où le vent paraissait souffler avec furie, elle se tint pendant quelque temps les bras croisés et les yeux fixés sur le ciel couleur de plomb, tant il était obscurci par une masse épaisse de nuages qui, suivant l’impulsion terrible de l’ouragan, ne laissaient que de bien courts intervalles entre chaque explosion de la tempête.

Norna contemplait ce spectacle d’un œil qui semblait familier avec la guerre des élémens ; cependant la sévère sérénité de ses traits avait quelque chose d’effrayant, et imposait par un air d’autorité. Son regard ressemblait à celui qu’on peut supposer que jette le cabaliste sur l’esprit qu’il a évoqué ; en effet celui-ci, quoique le magicien sache comment le soumettre à ses enchantemens, intimide encore la faible humanité. L’attitude des hôtes de Triptolème exprimait leurs diverses sensations. Mordaunt, sans être indifférent au danger, éprouvait plus de curiosité que de crainte : il avait entendu parler de la puissance qu’on attribuait à Norna sur les élémens, et il attendait cette occasion pour en juger par lui-même. Triptolème était confondu de ce qui lui semblait passer les bornes de la philosophie ; et pour dire la vérité, le digne cultivateur avait encore plus d’effroi que de curiosité. Quant à sa sœur, il était difficile de juger si ses yeux perçans et ses lèvres serrées annonçaient la colère ou la crainte. Le colporteur et la vieille Tronda, dans la confiance que la maison ne s’écroulerait pas tant que Norna y resterait, se tenaient prêts à partir du moment qu’ils la verraient se diriger vers la porte.

Après avoir passé quelque temps à contempler le ciel sans changer d’attitude, et dans le plus profond silence, Norna tout-à-coup, d’un geste lent et majestueux, étendit sa baguette de chêne noir vers cette partie des cieux d’où le vent soufflait avec le plus de violence, et tandis qu’il déployait toutes ses fureurs, elle se mit à chanter une invocation norwégienne que l’on conserve encore dans l’île d’Uist, sous le titre de chant de la Reim-Kennar, quoique quelques uns l’appellent le chant de la tempête. Nous en donnons ici une imitation, car il serait impossible de la traduire littéralement, attendu les ellipses et les métaphores particulières à l’antique poésie du Nord.

Puissant aigle du nord, qui lances le tonnerre,

Tyran de la mer et des cieux.

Qui, dans ton vol impétueux,

Soulèves l’Océan et fais trembler la terre ;

Quoique tu causes plus d’effroi

Que les mugissemens de la mer courroucée,

Malgré ta rage aveugle et ta hâte insensée,

Je te l’ordonne, écoute-moi.

Les sapins de Drontheim nuisaient à ton passage,

Ton souffle les a renversés ;

C’est lui qui les a dispersés

Ces vaisseaux qui voguaient sans crainte de l’orage ;

On vit s’écrouler devant toi

La tour qui s’élevait au milieu des nuages :

Superbe destructeur, mets fin à tes ravages ;

Je te l’ordonne, obéis-moi.

Le limier qui poursuit la biche fugitive,

L’autour qui fond sur la perdrix,

S’arrêtent confus et surpris,

Si mes chants ont frappé leur oreille attentive.

Et toi-même, superbe roi,

Tu te repais de sang, tu t’abreuves de larmes,

Les cris du désespoir sont pour toi pleins de charmes ;

Mais Norna parle, écoute-moi.

Assez et trop long-temps, dans ta fureur sauvage,

Tu fis le malheur des humains

Que de veuves, que d’orphelins

Redemandent un père, un époux à ta rage !

Cesse de répandre l’effroi ;

Dans l’arsenal d’Odin remplace le tonnerre ;

Laisse en paix l’Océan, ne trouble plus la terre ;

Norna le veut, repose-toi.

Nous avons dit que Mordaunt aimait passionnément la poésie et les sites romantiques ; il ne faut donc pas s’étonner s’il écoutait avec intérêt les chants sauvages adressés ainsi par la sibylle au plus impétueux des vents, avec le ton de l’enthousiasme le plus intrépide ; mais, quoiqu’il eût entendu parler beaucoup des vers runiques et des enchantemens du Nord dans un pays où il avait vécu si long-temps, il ne porta pas en cette occasion la crédulité jusqu’à croire que la tempête, qui commençait alors à se calmer, était subjuguée par l’incantation de Norna. Certainement l’ouragan semblait s’éloigner ; le danger était passé ; mais n’était-il pas probable que la pythonisse avait depuis quelque temps prévu cet évènement au moyen d’indices imperceptibles à ceux qui ne demeuraient pas depuis long-temps dans ce pays, qui n’avaient pas donné assez d’attention aux phénomènes météorologiques ? Mordaunt ne doutait pas de l’expérience de Norna, et cette expérience, selon lui, servait à expliquer ce qui paraissait surnaturel dans sa manière d’agir. Cependant la taille majestueuse et la figure de la magicienne à demi voilée par sa chevelure en désordre, la noblesse de son maintien et le ton de menace et d’autorité avec lequel elle s’adressait à l’esprit invisible de la tempête, lui auraient presque fait ajouter foi à l’ascendant d’un art occulte capable de dominer sur les puissances de la nature ; car si jamais il avait existé sur la terre une femme qui pût jouir d’une telle autorité, Norna de Fitful-Head, à en juger par son maintien, sa taille et sa figure, était née pour cette haute destinée.

Quant aux autres spectateurs, leur esprit était plus susceptible de crédulité. Tronda et le colporteur étaient depuis long-temps convaincus de toute l’étendue de la puissance de Norna sur les élémens. Mais Triptolème et sa sœur se regardaient d’un air surpris et alarmé ; surtout quand le vent commença à baisser sensiblement, ce qui fut particulièrement remarquable pendant les pauses que Norna laissait entre les strophes de son chant magique. La dernière fut suivie d’un long silence ; elle se remit ensuite à chanter, mais sur le ton plus doux d’une autre modulation :

Tu m’as donc entendu ? Oui, tu fermes tes ailes ;

Et dans l’antre obscur d’un rocher

À ma voix tu vas te cacher :

Le monde est à l’abri de tes fureurs cruelles.

Docile et soumis à ma loi,

Dors en paix, je le veux ; et lorsqu’à la nature,

L’affreux destin voudra faire une autre blessure,

Je le permets, éveille-toi.

– Ce serait une jolie chanson, dit tout bas le cultivateur à sa sœur, que celle qui empêcherait le grain de verser avant la moisson ! Il faut la prendre par la douceur, Baby ; peut-être nous cédera-t-elle ce secret pour une centaine de livres d’Écosse.

– Une centaine de têtes d’imbéciles, répliqua Baby ; offrez-lui cinq marcs ; argent comptant ; je n’ai jamais connu de sorcière qui ne fût aussi pauvre que Job.

Norna se retourna comme si elle eût deviné leurs pensées, et peut-être les avait-elle devinées. Elle passa devant eux en leur lançant le coup d’œil d’un amer dédain ; et, s’avançant vers la table sur laquelle étaient déjà les préparatifs du repas frugal de miss Barbara, elle prit une cruche de terre qui contenait une liqueur légèrement acide, appelée bland, composée de la partie séreuse du lait ; en ayant rempli une écuelle de bois, elle rompit un petit morceau d’un pain d’orge, puis, après avoir bu et mangé, elle se retourna vers ses hôtes et les apostropha ainsi : – Je ne vous remercie pas pour le rafraîchissement que je viens de prendre, car vous ne me l’avez point offert ; et des remerciemens à des êtres grossiers et avares sont comme la rosée du ciel tombant sur les rochers de Foulah, où il n’est rien que son influence puisse ranimer. Non, je ne vous remercie point, répéta-t-elle ; et, tirant de sa poche une large bourse de cuir qui semblait assez lourde, elle ajouta : – Je vous paie avec ce que vous estimez plus que la reconnaissance de tous les habitans d’Hialtland. Ne dites pas que Norna de Fitful-Head a rompu votre pain, a touché des lèvres à votre breuvage, et qu’elle vous a laissé le regret de vous avoir occasioné de la dépense. En parlant ainsi elle mit sur la table une petite pièce de monnaie antique portant l’effigie grossière et à demi effacée de quelque ancien roi du Nord.

Triptolème et sa sœur se récrièrent avec véhémence contre cet acte de libéralité, l’agriculteur protestant qu’il ne tenait ni cabaret ni auberge, et sa sœur s’écriant : – Cette vieille est-elle folle ? Qui a jamais ouï dire que la noble maison de Clinkscale ait donné à manger pour de l’argent ?

– Ou par charité, murmura son frère entre ses dents ; n’oubliez pas cela, ma sœur.

– Qu’avez-vous à marmotter, vieux coucou ? lui dit son aimable sœur qui se doutait de ce qu’il voulait dire ; rendez à la dame sa pièce de monnaie, trop heureux d’en être débarrassés. Demain matin ce ne serait plus qu’un morceau d’ardoise ou même quelque chose de pire.

L’honnête facteur prit la pièce d’argent pour la rendre à Norna ; mais il ne put s’empêcher d’être frappé d’étonnement quand il en vit l’empreinte, et il la passa à sa sœur d’une main tremblante.

– Oui, répéta la pythonisse, comme si elle eût pénétré les pensées et les causes de l’étonnement de l’un et de l’autre, vous avez déjà vu cette monnaie auparavant. Prenez garde à l’usage que vous en ferez ! Elle ne profite pas aux âmes lâchement vouées à un sordide amour du lucre ; elle a été gagnée en courant des dangers honorables, et elle doit être dépensée avec une libéralité qui ne le soit pas moins. Le trésor caché sous un foyer, tel que le talent enfoui de l’Écriture, déposera un jour contre ses avares possesseurs.

L’obscurité mystérieuse de ces paroles sembla porter au plus haut degré l’alarme et la surprise de Baby et de son frère. Celui-ci essaya de balbutier quelques mots qui ressemblaient à une invitation qu’il voulait faire à Norna de rester avec eux toute la nuit, ou du moins de partager le dîner qui se préparait, car c’est ainsi qu’il voulait nommer ce modeste repas ; mais jetant les yeux sur la compagnie, et comparant le nombre des personnes qui la composaient avec l’unique mets qui était sur le feu, il corrigea sa phrase en disant qu’il espérait qu’elle voudrait bien prendre sa part du peu qu’ils avaient, et qui serait sur la table en moins de temps qu’il n’en fallait pour détacher les bœufs d’une charrue.

– Je ne mange ni ne dors ici, répliqua Norna ; mais ce n’est pas assez de vous débarrasser de ma présence, je veux encore vous délivrer d’hôtes que vous ne voyez qu’avec peine : – Mordaunt ajouta-t-elle en s’adressant à lui, la tempête est finie, et votre père vous attend ce soir même.

– Allez-vous du même côté ? lui demanda Mordaunt ; je ne ferai que manger un morceau, et je vous accompagnerai, ma bonne mère ; les ruisseaux sont débordés, et la route doit être dangereuse.

– Nous ne suivons pas la même route, répondit la sibylle, et Norna n’a besoin du bras d’aucun mortel pour l’aider. Je suis appelée au loin à l’est par des êtres en état d’aplanir le chemin que j’ai à parcourir. Puis s’adressant au colporteur – Quant à toi, Bryce Snailsfoot, lui dit-elle, hâte-toi de te rendre à Sumburgh, une bonne moisson s’y prépare pour toi. Bien des marchandises y chercheront avant peu de nouveaux maîtres, et le marin, profondément endormi dans les abîmes de l’Océan, s’inquiète peu maintenant des balles et des caisses que les flots jettent sur le rivage.

– Non, non, bonne mère, répondit Snailsfoot, je ne désire la mort de personne pour en profiter ; je me borne à remercier la Providence des bienfaits qu’elle m’accorde dans mon petit commerce ; cependant il est bien certain que la perte de l’un peut être le gain d’un autre ; et, comme ces tempêtes détruisent tout sur la terre, il est assez juste qu’elles nous envoient quelque chose par mer. Ainsi je vais, comme vous l’avez fait, bonne mère, prendre la liberté d’emprunter ici un morceau de pain d’orge et un coup de bland, après quoi, disant bonjour et merci à ce brave homme et à cette bonne dame, je partirai pour Iarlshof.

– Oui, dit la pythonisse, les aigles accourent là où il y a eu du carnage ; et là où la tempête a porté des débris, le colporteur ne manque pas de se rendre, aussi avide à profiter des dépouilles que le requin à dévorer les cadavres.

Cette espèce de reproche, s’il était fait avec intention, sembla au-dessus de l’intelligence du marchand ambulant, qui, tout occupé de ses espérances de profit, prit son havre-sac avec le bâton qui lui servait d’aune et de canne, et demanda à Mordaunt, avec ce ton de familiarité permis dans les pays peu civilisés, s’il ne voulait pas s’en retourner à Iarlshof de compagnie avec lui.

– Je vais d’abord dîner avec M. Yellowley et miss Baby, répondit, le jeune homme ; je me mettrai en route dans une demi-heure.

– En ce cas, dit le colporteur, je mangerai un morceau chemin faisant. Et, sans plus de cérémonie, il s’empara de ce qui, aux yeux intéressés de mistress Baby, parut être les deux tiers du pain, se versa du bland dans la même proportion, et après avoir pris une poignée de ces petits poissons qu’on appelle sillocks, et que la servante venait de placer sur la table, il quitta la chambre et la maison.

– Quelle faim et quelle soif a ce colporteur ! dit mistress Baby ; est-ce ainsi qu’on exécute en ce pays les lois contre les vagabonds ? Ce n’est pas que je veuille fermer la porte à des gens décens et honnêtes, ajouta-t-elle en regardant Mordaunt, et surtout par un temps qui semble annoncer la fin du monde. – Mais voilà l’oie dans le plat, la pauvre bête !

Elle prononça ces dernières paroles avec un air d’affection pour l’oie fumée, qui, quoiqu’elle eût été longtemps suspendue dans la cheminée, devenait pour mistress Baby beaucoup plus intéressante dans cet état que quand elle faisait entendre son ramage dans les airs. Mordaunt se mit à rire, prit un siége, et se tourna pour voir où était Norna ; mais elle avait disparu de l’appartement pendant que le colporteur prenait ses provisions.

– Je suis bien aise qu’elle soit partie, cette vieille grognon, dit mistress Baby, quoiqu’elle ait laissé cette pièce d’argent qui sera une honte éternelle pour nous.

– Chut ! chut ! mistress, pour l’amour de Dieu ! s’écria à voix basse Tronda Dronsdaughter : qui sait où elle est à présent ? Nous ne sommes pas sûrs qu’elle ne nous entende pas, quoique nous ne puissions la voir.

Mistress Baby tressaillit, et jeta les yeux autour d’elle ; mais se remettant à l’instant, car elle était naturellement aussi courageuse qu’acariâtre et emportée : – Je l’ai déjà bravée en face, s’écria-t-elle, et je la brave encore ; peu m’importe qu’elle me voie ou qu’elle m’entende, qu’elle soit près ou loin. Eh bien ! imbécile que vous êtes, dit-elle au pauvre Yellowley, à qui en veulent vos grands yeux ouverts ? Vous qui avez étudié à Saint-André, vous qui avez appris le latin et les humanités, à ce que vous dites, vous vous laissez intimider par le radotage d’une vieille mendiante ! Dites votre bénédicité, et, qu’elle soit sorcière ou non, nous n’en mangerons pas moins notre dîner en dépit d’elle et de sa magie. Quant à sa pièce d’argent, elle ne me salira pas la poche, j’en ferai cadeau à quelque pauvre, c’est-à-dire je la lèguerai après ma mort ; jusque là je la garderai comme argent de tire-lire, et ce n’est pas là ce qu’on peut appeler s’en servir. Eh bien, M. Yellowley, dites donc votre bénédicité et dînons.

– Vous feriez mieux, dit Tronda, de dire un oremus à saint Ronald, et de jeter une pièce de six sous par-dessus votre épaule gauche.

– Pour que vous la ramassiez, ma mie ? repartit l’implacable mistress Baby ; il se passera du temps avant que vous soyez capable d’en gagner autant d’une autre façon. Allons, à table, Triptolème, et ne pensons plus à cette vieille folle.

– Folle ou non, répliqua Yellowley tout déconcerté, elle en sait plus que je ne le voudrais ; c’était une chose bien prodigieuse que de voir la tempête se calmer à la voix d’une femme qui est de chair et d’os comme nous ; et ensuite ce qu’elle a dit relativement à la pierre du foyer… Je ne puis m’empêcher de penser…

– Si vous ne pouvez vous empêcher de penser, dit mistress Barbara d’un ton fort aigre, du moins vous pouvez vous empêcher de parler.

L’agriculteur ne répliqua rien, se mit à table, et fit avec une cordialité qui ne lui était pas ordinaire, les honneurs de son dîner mesquin à son nouvel hôte, le premier des intrus qui étaient arrivés dans sa maison et le dernier qui la quitta. Les sillocks disparurent en peu de temps, et l’oie fumée eut le même sort, si bien que Tronda, qui s’était attendue à en ronger les os, trouva la besogne faite ou à peu près. Après le dîner, l’hôte plaça sur la table une bouteille d’eau-de-vie ; mais Mordaunt, qui était par habitude presque aussi sobre que son père, n’usa qu’avec une extrême modération de ce dernier don de l’hospitalité.

Durant le repas, la conversation roula beaucoup sur lui-même et sur son père, et Baby fut si charmée des détails dans lesquels il entra, qu’elle ne voulut pas qu’il remît ses habits encore humides, et qu’elle le pressa de rester avec eux jusqu’au lendemain matin, au risque d’ajouter les frais d’un souper à tous ceux que cette journée avait déjà occasionés. Mais les paroles de Norna avaient fait désirer au jeune homme de retourner chez son père ; et d’ailleurs la maison, malgré l’hospitalité qu’on y avait exercée en sa faveur, n’offrait rien qui pût le tenter beaucoup d’y rester plus long-temps. Il conserva donc les vêtemens que lui avait prêtés le facteur, promit de les lui renvoyer et de faire reprendre les siens en même temps, enfin il prit congé fort poliment de son hôte et de mistress Baby ; et celle-ci, quoique chagrine de la perte de son oie, ne put s’empêcher de penser que, puisqu’elle devait être mangée tôt ou tard, il valait mieux qu’elle l’eût été dans la compagnie d’un jeune homme si bien fait et d’une humeur si aimable.

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