« L’enragé d’Océan ne fait rien à demi ;
« Il avale à la fois ami comme ennemi.
« Son estomac vorace, affamé de pâture,
« Offre aux pauvres marins trépas et sépulture.
Ancienne comédie.
Il y a dix bons milles d’Écosse de Stour-Burgh à Iarlshof, et quoique notre jeune piéton ne rencontrât pas tous les obstacles qui embarrassèrent Tam O Shanter ; – car dans un pays où il n’y a ni haies ni clôtures, il ne peut y avoir ni trouées aux murailles, ni barrières ; – cependant on peut dire que la longueur de son chemin fut à peu près doublée par les circuits qu’il fallait faire pour éviter le grand nombre de lacs et de marécages qui encombraient la route directe, et qui rendaient sa marche aussi pénible, aussi fatigante et aussi dangereuse que celle de la fameuse retraite d’Ayr. Néanmoins ni sorcière ni magicien ne traversèrent le chemin que Mordaunt avait pris. Les jours étaient déjà longs, et il arriva à Iarlshof sain et sauf à onze heures du soir. Le calme et l’obscurité régnaient autour de la maison de son père, et ce ne fut qu’après avoir sifflé deux ou trois fois sous la fenêtre de Swertha, que celle-ci répondit au signal.
Au premier coup de sifflet, Swertha, encore endormie, rêvait agréablement d’un jeune marin, employé à la pêche de la baleine, qui avait coutume de s’annoncer par un semblable signal à la fenêtre de sa cabane, il y avait une quarantaine d’années ; au second elle se réveilla pour se rappeler que Johny Fea dormait profondément depuis ce temps sous les flots glacés du Groënland, et qu’elle-même était femme de charge de M. Mertoun, à Iarlshof ; au troisième elle se leva et ouvrit la fenêtre.
– Qui est là, demanda-t-elle, à l’heure qu’il est ?
– C’est moi, répondit le jeune homme.
– Et pourquoi n’entrez-vous pas ? La porte n’est fermée qu’au loquet ; il y a dans la cheminée de la cuisine du feu enterré sous la tourbe ; vous trouverez des allumettes à côté, et vous pourrez allumer votre chandelle.
– À la bonne heure, répondit Mordaunt ; mais je veux savoir comment va mon père.
– Comme à son ordinaire, le brave homme ! Il vous a demandé, M. Mordaunt. Vous faites de bien longues promenades, jeune homme, et vous en revenez bien tard dans la nuit.
– Son heure sombre est donc passée, Swertha ?
– Oh oui, heureusement ; M. Mordaunt, votre père est vraiment d’aussi bonne humeur qu’il peut être, le pauvre homme ! Je lui ai parlé hier deux fois sans qu’il m’eût parlé le premier ; la première, il m’a répondu aussi poliment que vous le feriez vous-même ; la seconde, il m’a dit de ne pas le tourmenter ; j’ai pensé ensuite que le nombre trois portait bonheur, et je me suis hasardée à lui parler encore : il m’a appelée vieille bavarde d’enfer, mais sans se fâcher, presque poliment.
– Suffit, suffit, Swertha, mais levez-vous, et donnez-moi quelque chose à manger, car j’ai fait un maigre dîner.
– Il faut donc que vous ayez été jeté à Stour-Burgh chez ces nouveaux débarqués ; car il n’y a pas d’autre maison dans l’île où l’on ne vous eût donné la meilleure part de ce qu’on y aurait eu de meilleur. Avez-vous rencontré quelque part Norna de Fitful-Head ? elle était allée ce matin à Stour-Burgh, et elle est revenue ce soir au village.
– Revenue ! dites-vous ; comment a-t-elle pu faire trois lieues et plus en si peu de temps ?
– Qui sait comment elle voyage ! je l’ai entendue de mes propres oreilles, dire au Rauzellaer qu’elle avait eu l’intention d’aller à Burgh-Westra pour parler à Minna Troil, mais qu’elle avait vu à Stour-Burgh, ou plutôt à Harfra, car c’est le nom qu’elle donne toujours à cet endroit, ce qu’elle voulait voir, et que cela l’avait fait revenir à notre village. Mais entrez, allez à la cuisine, vous y trouverez de quoi bien souper ; le garde-manger n’est pas vide, et encore moins fermé ; car, quoique mon maître soit un étranger, il ne tient pas les cordons de sa bourse trop serrés, comme dit le Rauzellaer.
Mordaunt, en conséquence, entra dans la cuisine, où Swertha s’empressa de lui préparer avec soin un souper abondant, quoique simple, qui compensa la mesquine hospitalité qu’il avait reçue à Stour-Burgh.
Le lendemain matin, quelques ressentimens de la fatigue qu’il avait éprouvée la veille le firent rester au lit plus long-temps qu’à l’ordinaire, de manière que, contre sa coutume, il trouva son père dans la pièce où l’on mangeait, et qui leur servait à tous les usages, excepté de chambre à coucher et de cuisine. Le fils salua son père, sans dire un seul mot, et attendit qu’il lui adressât la parole.
– Vous étiez absent hier, Mordaunt ? lui dit son père.
L’absence de Mordaunt avait été d’une semaine et plus ; mais il avait souvent remarqué que son père ne paraissait pas y faire attention tant qu’il était affecté de ses vapeurs mélancoliques, et il répondit simplement oui à cette question.
– Et vous étiez, je pense, à Burgh-Westra ?
– Oui, mon père.
Mertoun garda alors le silence pendant quelque temps, marchant d’un pas grave, et semblant occupé de sombres réflexions qui paraissaient de nature à faire craindre qu’il ne tombât dans un accès de mélancolie. Cependant il se tourna tout-à-coup vers son fils, et, d’un ton qui ressemblait à une question, – Magnus Troil a deux filles, dit-il ; elles doivent être à présent dans ce qu’on appelle le bel âge des femmes, et, comme de raison, on les trouve charmantes.
– Généralement, mon père, répondit Mordaunt un peu surpris de l’entendre prendre en quelque sorte des informations sur deux personnes d’un sexe dont on pensait qu’il se souciait fort peu ; mais sa surprise augmenta beaucoup à la question suivante, qui ne lui fut pas adressée moins brusquement que la première.
– Laquelle trouvez-vous la plus belle ?
– Moi, mon père, répondit Mordaunt avec quelque étonnement, mais pourtant sans paraître embarrassé, je ne suis réellement pas en état d’en juger. Je n’ai jamais pensé à examiner laquelle des deux est la plus belle : elles sont, à mon avis, toutes deux fort bien.
– Vous éludez, ma question, Mordaunt ; peut-être ai-je quelque raison particulière pour demander votre opinion à ce sujet. Je ne suis pas accoutumé à prodiguer mes paroles en vain. Je vous demande donc de nouveau laquelle des deux filles de Magnus Troil vous croyez la plus belle ?
– Réellement, mon père, répliqua Mordaunt, je suis tenté de croire que vous plaisantez en me faisant cette question.
– Jeune homme, dit Mertoun, dont les yeux déjà étincelaient d’impatience, je ne plaisante jamais : je veux une réponse à mes questions.
– Eh bien, mon père, sur mon honneur, il m’est impossible de prononcer entre elles. Elles sont, toutes deux fort jolies, quoique fort différentes l’une de l’autre. Minna est brune, plus grave que sa sœur, plus sérieuse, mais ni taciturne, ni sombre.
– Hum ! répliqua son père, vous avez été élevé gravement, et cette Minna, je suppose, est celle qui vous plaît le plus.
– Non, mon père, je ne puis réellement lui donner la préférence sur sa sœur ; Brenda est gaie comme un agneau dans une matinée de printemps. Elle est moins grande que sa sœur, mais elle est si bien faite et elle danse si bien !…
– Qu’elle est la plus propre à amuser un jeune homme qui habite une maison triste avec un père mélancolique ?
Dans toute la conduite de son père, rien n’avait jamais si fort étonné Mordaunt que l’opiniâtreté avec laquelle il paraissait vouloir donner suite à un sujet si étranger à sa manière générale de penser et à ses habitudes de conversation ; il se contenta de lui répondre encore une fois que les deux jeunes personnes étaient également admirables, et que jamais il n’avait eu la pensée de commettre l’injustice de moins apprécier l’une que l’autre ; que d’autres seraient peut-être plus disposés que lui à se décider sur une préférence quelconque à donner à l’une des deux sœurs, suivant le goût qu’ils auraient pour un caractère grave ou gai, ou pour un teint brun ou blond ; mais que pour lui il ne pouvait apercevoir une excellente qualité dans l’une ; qu’elle ne fût balancée dans l’autre par quelque chose d’également attrayant.
Il est possible que Mertoun ne se fût pas contenté des explications que son fils venait de lui donner d’une manière si froide ; mais Swertha entra en ce moment avec le déjeuner. On se mit à table, et le jeune homme, quoiqu’il eût soupé fort tard la veille, fit ce repas avec un appétit qui dut convaincre son père que le déjeuner était pour lui d’une plus grande importance que le sujet de conversation qu’ils venaient d’avoir, et qu’il n’avait rien à ajouter aux réponses qu’il avait faites. M. Mertoun se couvrit le front d’une main, et resta quelque temps les yeux fixés sur son fils, qui n’était occupé que de son déjeuner. Il n’avait aucune distraction, et ne semblait pas se douter qu’il était observé. Tout était chez lui franc, naturel et ouvert.
– Son cœur ne s’est pas encore laissé surprendre, se disait Mertoun à lui-même. Si jeune, si vif, avec son imagination, avec un extérieur si agréable et une figure si séduisante, il est étrange qu’à son âge, et dans sa position, il ait échappé jusqu’à présent aux piéges dans lesquels se laissent prendre tous les hommes sans exception.
Quand le déjeuner fut fini, M. Mertoun, au lieu de proposer, comme à l’ordinaire, à son fils qui attendait ses ordres, de se mettre à l’étude et de s’occuper de quelque partie de son éducation, prit son chapeau et sa canne, et lui dit de venir faire une promenade avec lui sur le promontoire de Sumburgh. De cette hauteur, lui dit-il, ils contempleraient la plaine de l’Océan qui devrait être encore bien agitée, après la tempête de la veille. Mordaunt était à l’âge où les jeunes gens abandonnent volontiers des occupations sédentaires pour un exercice actif : il se leva sans hésiter à l’ordre de son père, le suivit, et au bout de quelques minutes ils gravissaient ensemble la montagne dont la rampe, du côté de la terre, était longue, escarpée et couverte de quelques herbes, mais qui descendait vers la mer par une pente si raide, qu’elle effrayait la vue comme un précipice.
Le temps était délicieux ; il n’y avait d’air que ce qu’il en fallait pour chasser doucement les nuages errans çà et là dans l’horizon. Ces vapeurs légères, en voilant par intervalles le disque du soleil, ornaient le paysage de cette variété de lumière et d’ombre qui prête, au moins momentanément, à une scène découverte et d’une vaste étendue, une espèce de charme approchant des couleurs des campagnes cultivées et plantées. Ces nuances fugitives d’ombre et de lumière se succédaient comme en se jouant sur les vastes marécages, les rochers et les bras de mer, dont le cercle s’étendait davantage à mesure qu’on avançait vers le sommet du promontoire.
Maintes fois M. Mertoun s’arrêtait pour contempler cette scène, et son fils croyait qu’il ne faisait ces pauses que pour mieux jouir, du spectacle ; mais, comme ils montaient encore, et qu’ils approchaient de la cime du rocher, Mordaunt remarqua que sa respiration devenait plus courte et sa marche plus incertaine et plus pénible ; et ce ne fut pas sans quelque alarme qu’il s’aperçut que les forces de son père s’épuisaient, et que la montée semblait le fatiguer plus que de coutume. Il se plaça près de lui, et lui offrit en silence l’appui de son bras ; c’était à la fois un acte de déférence pour la vieillesse, et l’expression de sa tendresse filiale. Mertoun le prit sans moi dire, et s’y appuya quelques minutes ; mais ils avaient à peine fait une centaine de pas, que Mertoun repoussa son fils subitement, pour ne pas dire brutalement ; et, comme si quelque soudain souvenir eût ranimé ses forces, il se mit à gravir la montagne d’un pas si précipité, que Mordaunt, à son tour, fut obligé de faire des efforts pour le suivre. Il connaissait la singularité du caractère de son père ; de légères mais nombreuses circonstances lui avaient appris qu’il ne l’aimait pas, malgré les peines qu’il se donnait pour son éducation, et dans les momens où il semblait être le seul objet de ses soins sur la terre ; mais il n’avait jamais été frappé aussi vivement de cette conviction que par l’emportement avec lequel son père rejetait de la part d’un fils cette assistance que presque toutes les personnes un peu avancées en âge reçoivent avec plaisir des jeunes gens qui leur sont à peine connus, comme un hommage aussi agréable que naturel. Cependant Mertoun ne sembla pas s’apercevoir de l’impression que sa dureté avait produite sur son fils. Il fit halte sur une espèce de plate-forme qu’ils venaient d’atteindre, et il s’adressa à Mordaunt dans les termes suivans, avec un ton d’indifférence qui, jusqu’à un certain point, paraissait affecté :
– Mordaunt, puisque vous avez si peu de motifs pour rester dans ces îles sauvages, je suppose que vous avez quelquefois le désir de voir un peu plus le monde.
– Sur ma parole, mon père, je ne puis dire que j’y aie jamais songé.
– Eh, pourquoi non, jeune homme ? ce serait, je crois, une chose bien naturelle à votre jeunesse. Quand je n’avais que votre âge, l’étendue de la Grande-Bretagne, toute belle et variée qu’elle est, ne put suffire à mon imagination et à mes désirs ; bien moins me serais-je contenté d’un pays étroit et resserré de tous côtés par la mer, qui ne présente à la vue que de la mousse et de la tourbe.
– Je n’ai jamais songé à quitter ces îles, mon père ; je suis heureux ici ; j’y ai des amis ; vous-même, vous vous apercevriez peut-être de mon absence. À moins pourtant que…
– Ne voudriez-vous pas me persuader, lui dit brusquement son père en l’interrompant, que c’est pour l’amour de moi que vous restez ou que vous désirez rester ici ?
– Et pourquoi non, mon père ? répondit le jeune homme avec douceur ; c’est mon devoir, et je crois l’avoir rempli jusqu’à présent.
– Oh ! oui, votre devoir ! Votre devoir, répéta Mertoun du même ton de voix, comme c’est celui du chien de suivre le valet qui le nourrit.
– Et ne le suit-il pas ? dit Mordaunt.
– Oui, dit son père en tournant la tête de côté ; mais il ne flatte que ceux qui le caressent.
– J’espère, mon père, lui répliqua Mordaunt, que vous n’avez pas à me reprocher…
– Brisons sur cela, n’en parlons plus, dit Mertoun brusquement ; nous en avons assez fait l’un pour l’autre, il faut que nous nous séparions bientôt. – Il le faut. Que cette nécessité nous serve de consolation, si notre séparation en exige.
– Je dois être prêt à vous obéir et à me soumettre à vos désirs, mon père, repartit Mordaunt qui n’était pas tout-à-fait fâché d’une circonstance qui lui faisait espérer de voir davantage le monde ; je présume que vous jugerez à propos de me faire commencer par un voyage à la pêche de la baleine ?
– La pêche de la baleine ! ce serait là vraiment une singulière manière de voir le monde. Mais vous ne pouvez parler que de ce que vous avez appris. En voilà assez pour le moment. Dites-moi où vous vous êtes mis hier à l’abri de la tempête.
– À Stour-Burgh, chez le nouveau facteur arrivé d’Écosse.
– Dans la maison de ce pédant, de cet homme à projets et à visions bizarres ! Et qui y avez-vous vu ?
– J’y ai vu sa sœur, et la vieille Norna de Fitful-Head.
– Quoi ! répliqua Mertoun avec un sourire moqueur, cette femme douée du charme tout-puissant qui a le pouvoir de faire changer le vent en tournant sa coiffe, comme le roi Érick avait coutume de le faire en tournant son chapeau ? La dame voyage loin de chez elle. Comment fait-elle ses affaires ? Fait-elle fortune en vendant des vents favorables à ceux qui veulent entrer dans un port ?
– C’est réellement ce que je ne sais pas, mon père, répondit Mordaunt que de certains souvenirs avertissaient de ne pas trop entrer dans les plaisanteries de son père.
– Vous croyez donc la matière trop grave pour en rire ; ou peut-être trouvez-vous sa marchandise trop légère pour vous en inquiéter ? continua Mertoun avec un ton de sarcasme qui chez lui était ce qui approchait le plus de la gaieté ; mais, ajouta-t-il, réfléchissez à cela davantage. Tout l’univers se vend et s’achète ; hé ! pourquoi le vent ferait-il exception, si celui qui en a de bon à vendre trouve des chalands ? La terre est affermée depuis sa surface jusque dans ses entrailles ; le feu et les moyens de l’entretenir se vendent et s’achètent couramment ; les malheureux qui balaient avec leurs filets le furieux Océan, paient le privilége de s’y noyer : hé ! quel titre a l’air pour être exempt de ce trafic universel ? Au-dessus, au-dessous et autour de la terre, tout a son prix, ses acheteurs et ses vendeurs. Dans beaucoup de pays les prêtres vous vendront un petit coin dans le ciel, et dans tous on consent à acheter une bonne part d’enfer au prix de sa santé, de ses richesses et d’une conscience paisible : hé ! pourquoi Norna ne continuerait-elle pas son trafic ?
– Je ne m’y oppose nullement, répliqua Mordaunt ; je voudrais seulement qu’elle se défît de sa marchandise en plus petite quantité, hier elle la vendait en gros, et quiconque a fait affaire avec elle en a en pour son argent et plus.
– C’est la vérité, et les effets en sont visibles encore, dit le père en s’arrêtant au bord effrayant du promontoire, d’où l’œil pouvait apercevoir le précipice affreux dont la profondeur n’avait d’autre limite que celle d’un Océan en fureur.
La superficie de ce cap est formée d’une couche de cette pierre friable appelée pierre à sablon, qui, cédant peu à peu à l’action de l’atmosphère, se fend en larges masses suspendues sur le bord du précipice. Souvent détachées par la violence des tempêtes, elles se précipitent dans les eaux frémissantes qui viennent battre le pied du promontoire. Un grand nombre de ces énormes fragmens sont épars au-dessous des rocs dont ils ont fait partie, et la mer lance au milieu d’eux ses ondes écumantes, avec toute la violence qui l’agite dans ces latitudes.
Au moment où Mertoun et son fils regardaient du haut de ce rocher, les vagues, dans le lointain, conservaient encore une partie de leur agitation, car la tempête de la veille avait été trop impétueuse pour que les eaux fussent déjà calmées. Un courant rapide venait se briser contre le promontoire avec fracas, et menaçait d’une destruction soudaine tout ce qui serait entraîné par le flot. La nature, en tout temps, a dans sa magnificence, dans ses beautés et dans ses terreurs, un intérêt qui subjugue, et que l’habitude d’en contempler le spectacle varié peut à peine affaiblir. Le père et le fils s’assirent sur le sommet de la montagne pour porter au loin leurs regards attentifs sur la scène que présentait cette guerre déclarée par les vagues au rocher contre lequel elles luttaient avec une fureur indomptable.
Tout-à-coup Mordaunt, dont les yeux étaient plus perçans et probablement plus attentifs que ceux de son père, se leva rapidement, et s’écria : – Grand Dieu ! que vois-je ? un vaisseau dans le Roost !
Son père jeta les yeux vers le nord-ouest, et aperçut un bâtiment que ce courant redoutable entraînait. – Il ne porte aucunes voiles, dit-il ; et ayant pris une lunette d’approche, il ajouta : – Il est démâté, et ce n’est plus qu’une carcasse.
– Et il est emporté vers le cap Sumburgh, s’écria Mordaunt frappé d’horreur, il n’a pas le moindre moyen de le doubler.
– Il n’est pas manœuvré, dit le père ; probablement il a été abandonné par l’équipage.
– Dans une journée aussi affreuse que celle d’hier, ajouta Mordaunt, où il eût été impossible même aux marins les plus exercés de conduire à la rame une barque découverte, tous doivent avoir péri.
– Rien n’est plus probable, dit son père avec un sang-froid glacial ; mais tôt ou tard tous auraient péri. Hé ! qu’importe que la mort, à qui rien n’échappe, engloutisse ses victimes toutes à la fois à bord d’un bâtiment tel que celui que nous voyons, ou qu’elle les saisisse dans ses serres l’une après l’autre et comme le sort les lui livre ? Le naufrage et le champ de bataille ne nous sont guère plus funestes que notre table et notre lit ; si nous évitons le premier genre de mort, ce n’est que pour traîner une existence pénible jusqu’à ce que nous arrivions au second. Plût au ciel que la dernière heure fût venue, cette heure que la raison nous apprendrait à désirer si la nature n’en avait pas profondément gravé la crainte dans notre cœur ! Vous êtes surpris de mes réflexions, Mordaunt, parce que la vie est encore neuve pour vous. Avant que vous ayez atteint mon âge, elles vous deviendront familières, et ne sortiront plus de votre pensée.
– Un tel dégoût de la vie, demanda Mordaunt, n’est sans doute pas la conséquence nécessaire d’un âge avancé ?
– Il est le partage de tous ceux qui ont le bon sens d’estimer ce qu’elle vaut réellement, répondit Mertoun ; mais quant à ceux qui, comme Magnus Troil, obéissent si complètement à l’instinct animal qu’ils doivent tous leurs plaisirs à leurs sens, il est possible que, de même que les brutes, ils éprouvent du plaisir dans la simple existence.
Mordaunt n’aimait ni cette doctrine ni cet exemple. Son opinion était que l’homme qui, comme le bon vieil Udaller, remplissait ses devoirs envers les autres, avait plus de droits au bonheur dans le déclin de ses jours, que celui qui ne le cherchait que dans l’insensibilité. Mais il laissa tomber ce sujet, car il savait qu’entrer en discussion avec son père c’était l’irriter, et il en revint au vaisseau naufragé.
La carcasse, car il ne méritait guère un autre nom, était alors au milieu du courant, qui l’entraînait vers le promontoire sur la cime duquel ils étaient placés. Ils furent cependant quelque temps avant de reconnaître distinctement l’objet qu’ils avaient d’abord vu comme un point noir au milieu des eaux, puis, à une distance plus rapprochée, comme une baleine qui tantôt montre à peine ses nageoires au-dessus des vagues, et tantôt découvre toute son énorme queue. Mais enfin ils furent à portée d’observer plus distinctement la forme du vaisseau, car les vastes lames d’eau qui le portaient vers le rivage le soulevaient alternativement sur leur surface, et le poussaient dans de profonds sillons formant autant de gouffres. Il paraissait du port de deux ou trois cents tonneaux, et il avait été mis en état de défense, car on voyait qu’il était percé pour recevoir du canon. Il avait probablement été démâté dans la tempête de la veille, et livré à la violence des ondes qui l’entraînaient comme un tronc d’arbre. Il paraissait certain que l’équipage, après des efforts inutiles pour en diriger la course, ou pour faire jouer les pompes avec succès, avait fini par l’abandonner, et s’était jeté dans les chaloupes. Il n’y avait donc plus de raison pour s’alarmer sur les dangers que pouvait courir l’équipage dans une telle situation, et cependant ce ne fut pas sans se sentir saisis d’un sentiment qui les glaça d’effroi, que Mordaunt et son père virent la mer sur le point d’engloutir le vaisseau, ce chef-d’œuvre par lequel le génie de l’homme aspire à dompter les vagues et à lutter contre l’impétuosité des vents. Le volume du navire semblait grossir à chaque brasse qu’il parcourait. Il s’approcha, et ils le virent s’élever sur le sommet d’une immense lame d’eau qui continua de rouler avec lui sans se briser, jusqu’au moment où cette montagne liquide et la masse qu’elle portait furent précipités contre le rocher, ce qui acheva le triomphe des élémens conjurés contre ce bel ouvrage de la main de l’homme. Une vague, avons-nous dit, en élevant ce bâtiment dans les airs, l’avait montré tout entier, et quand cette vague se fut retirée du pied du roc le vaisseau avait cessé d’exister : elle ne ramena avec elle, dans sa retraite, que des poutres, des planches, des tonneaux et d’autres objets semblables, qui, emportés au loin par le courant, devaient revenir avec la prochaine lame pour être derechef précipités contre le rocher.
Ce fut en ce moment que Mordaunt s’imagina voir un homme flottant sur une planche, ou sur un tonneau, et qui, évitant le courant, semblait porté vers une langue de terre couverte de sable, où les vagues venaient se briser avec moins de fureur. Reconnaître le danger, et s’écrier : – Il vit, on peut encore le sauver ! fut la première impulsion de Mordaunt ; la seconde, après avoir jeté un coup d’œil rapide sur le front du rocher, fut de se précipiter, pourrions-nous dire, tant son mouvement, fut rapide, du haut de cette cime escarpée, et de commencer, en profitant des fentes, des crevasses et des saillies qu’il trouvait dans le roc, une descente qui, aux yeux de tout spectateur, aurait paru l’acte de la témérité la plus insensée.
– Arrêtez, jeune imprudent, je vous l’ordonne, s’écria son père ; faire une telle tentative, c’est vouloir périr. Arrêtez ! prenez sur votre gauche ; le chemin est sûr : mais Mordaunt était déjà complètement engagé dans son entreprise périlleuse.
– Et pourquoi l’en empêcherais-je ? dit le père étouffant un reste de sollicitude sous la sombre et insensible philosophie dont il avait adopté les principes. – S’il meurt maintenant dans l’élan de ses sentimens généreux et sublimes, dans son aveugle enthousiasme pour la cause de l’humanité, il est trop heureux de trouver la mort au moment où il déploie toute son activité morale et toute la force de la jeunesse. S’il meurt maintenant, n’échappera-t-il pas à la misanthropie, aux remords, à la vieillesse, au regret intérieur qui accompagne le dépérissement inéquitable du corps et de l’esprit ? Cependant, je ne veux pas être témoin de ce désastre ; non, je ne le verrai pas ; non, je ne saurais voir s’éteindre le flambeau si récent encore de sa vie.
Mertoun se détourna donc du précipice, et, après avoir marché vers la gauche d’un pas rapide pendant plus d’un quart de mille, il se trouva près d’une fente pratiquée dans le rocher, et qu’on appelle dans le pays un riva. Cette fente, désignée aussi par le nom de sentier d’Érick, formait une espèce de sentier, ni sûr, ni facile, mais le seul par où les habitans d’Iarlshof avaient coutume de s’ouvrir un accès au pied du précipice.
Mertoun n’était pas même parvenu au point le plus élevé de cette pente, que déjà son courageux fils avait exécuté sa téméraire entreprise. En vain des difficultés qu’il n’avait pas aperçues d’abord l’avaient-elles détourné de la ligne droite de descente, il sut vaincre tous les obstacles. Ici il vit s’écrouler sous lui de gros fragmens de roc, au moment où il allait leur confier le poids de son corps, et ces fragmens se précipitaient dans l’Océan avec le fracas du tonnerre ; plus loin, à peine en avait-il retiré ses pieds, qu’ils se détachaient du roc après lui, et semblaient sur le point de l’entraîner dans leur chute. Il fallut à Mordaunt, pour réussir, toute la constance de son courage, la justesse de son coup d’œil, l’adresse de ses mains et la fermeté de ses pieds ; et en moins de sept minutes il eut achevé la périlleuse descente depuis la crête du rocher jusqu’à sa racine. Il se trouvait alors sur cette petite langue de terre exhaussée par des pierres et du sable, qui se prolongeait un peu dans la mer, dont les flots, sur la droite, battaient le pied du rocher, et, à gauche, n’en étaient séparés que par une petite partie de rivage jusqu’au bas de la fente appelée le sentier d’Érick, par où Mertoun avait proposé à son fils de descendre.
Quand la violence du choc eut brisé et mis eu pièces le vaisseau, la mer engloutit tout ce qu’on avait vu flotter sur son sein, à l’exception seulement d’un petit nombre de pièces de bois, de tonneaux, de caisses, etc., que le reflux des vagues avait jetés sur le terrain où était alors Mordaunt. Son œil perçant avait aperçu parmi ces débris l’objet qui avait d’abord attiré son attention, et qui, en ce moment, vu de plus près, était en effet un homme, mais un homme dans la situation la plus critique. Ses bras étaient encore enlacés autour de la planche qu’il avait saisie lors de la catastrophe ; il l’embrassait avec une force presque convulsive, mais il avait perdu le sentiment et le mouvement ; et par la position de la planche, dont une partie était à sec sur le rivage tandis que l’autre flottait dans la mer, il y avait à craindre que le reflux de la première vague ne l’entraînât, ce qui aurait rendu inévitable là mort de cet infortuné. À peine Mordaunt avait-il fait ces réflexions, qu’il vit une vague monstrueuse s’avancer, et il se hâta de porter du secours au naufragé avant qu’elle l’eût entraîné en se retirant.
Se précipitant sur lui, il s’attacha à son corps avec la ténacité du limier qui saisit sa proie, quoique avec des sentimens bien différens. La vague lui opposa une force plus grande qu’il ne s’y était attendu. Ce ne fut pas sans une vigoureuse lutte pour sauver sa vie et celle de l’étranger, qu’il réussit à ne pas se laisser entraîner ; car, malgré son adresse à la nage, il aurait pu aller se briser contre les rochers ou être emporté bien loin dans la mer. Il tint ferme sur le terrain cependant ; et, avant qu’une seconde lame d’eau arrivât peur renouveler l’attaque, il attira sur la petite langue de sable et le corps de l’homme et la planche sur laquelle il continuait de se tenir fermement attaché. Mais comment rappeler à la vie un homme qui semblait près de rendre le dernier soupir ? comment ranimer ses forces ? quel moyen enfin de transporter dans un lieu plus sûr et plus commode un malheureux dans l’impuissance absolue de rien faire pour sa propre conservation ? telles étaient les questions que se faisait Mordaunt à lui-même.
Dans cette perplexité, il leva les yeux vers le sommet de la montagne où il avait laissé son père, et l’appela plusieurs fois à grands cris ; mais il ne put l’y apercevoir, et ses cris n’obtinrent d’autres réponses que les cris des oiseaux de mer. Il tourna, de nouveau ses regards vers le malheureux naufragé. Son habit était galonné, suivant l’usage de ce temps ; la finesse de son linge et les bagues qu’il avait aux doigts indiquaient un homme d’un rang supérieur, et sa physionomie, quoique pâle, avait encore de la beauté ; mais son souffle était presque imperceptible, et sa vie semblait tenir à un fil si délié, qu’il y avait toute raison de craindre qu’il ne se rompît, à moins de prompts secours.
En ce moment les regards de Mordaunt se portèrent sur un homme qu’il vit s’avancer lentement et avec précaution le long du rivage. Il crut d’abord que c’était son père, mais il se rappela à l’instant que M. Mertoun n’aurait pas eu le temps de venir jusque là, attendu le circuit qu’il devait nécessairement faire pour descendre du rocher ; d’ailleurs l’homme qu’il voyait approcher était moins grand que son père.
Quand cet homme fut plus près, Mordaunt n’eut pas de peine à reconnaître le colporteur qu’il avait rencontré la veille à Harfra, et qu’il avait déjà vu dans mainte occasion.
– Bryce ! hé ! Bryce ! venez ici, en élevant la voix le plus haut qu’il lui fut possible. Mais le marchand était sur la plage tellement occupé à recueillir les débris jetés là par la mer, si empressé à les mettre en lieu de sûreté, qu’il ne fit que peu d’attention pendant quelque temps aux cris de Mordaunt.
Quand à la fin il s’approcha de lui, ce ne fut pas pour l’aider, mais pour lui reprocher comme une imprudence l’œuvre charitable qu’il avait entreprise. – Êtes-vous fou, lui dit-il, vous qui vivez depuis long-temps dans nos îles, de vous exposer à sauver la vie d’un homme qui se noie ? Vous ne savez donc pas que, si vous y parvenez, il ne manquera pas de vous faire autant de mal que vous lui aurez fait de bien ? Allons, M. Mordaunt, allons, venez m’aider à faire quelque chose qui sera plus utile que cela. Aidez-moi à porter plus loin deux ou trois de ces caisses avant que personne arrive, et nous partagerons en bons chrétiens ce que nous devons remercier Dieu de nous envoyer.
Mordaunt connaissait cette superstition inhumaine, reçue de toute ancienneté parmi le bas peuple des îles Shetland, et d’autant plus généralement adoptée peut-être, qu’elle servait à justifier le pillage des naufragés. Quoi qu’il en soit, l’opinion que celui qui sauvait un noyé s’exposait au danger d’en recevoir un jour quelque injure, formait un contraste bien étrange avec le caractère de ces insulaires, si hospitaliers, si généreux, et si désintéressés en toute autre occasion, et qui cependant se refusaient souvent à secourir des hommes réduits aux extrémités les plus déplorables par la violence des tempêtes, si fréquentes dans ces parages hérissés d’écueils. Il est doux cependant d’avoir à ajouter que les exhortations et l’exemple des propriétaires ont fait disparaître tout vestige de ce cruel préjugé dont la génération actuelle peut se rappeler avoir encore vu quelques traces. C’est une chose bien inconcevable que cet endurcissement du cœur dans des hommes constamment exposés aux mêmes périls et aux mêmes désastres que ceux à qui ils refusent leurs secours ; peut-être l’habitude de voir le danger et d’y être exposé tend-elle à émousser la sensibilité de l’homme sur les résultats qui peuvent en être la suite, que ce soit lui-même ou des étrangers qu’ils menacent.
Bryce était particulièrement remarquable par son aveugle croyance à cette vieille superstition ; il faut dire qu’il comptait moins, pour garnir sa malle de colporteur, sur les magasins des marchands de Lerwick et de Kirkwall que sur la violence des tempêtes et des vents du nord-ouest comme ceux de la veille ; et comme il faisait, à sa manière, profession d’une grande dévotion, il manquait rarement d’en adresser de fervens remerciemens au ciel. On disait de lui que s’il avait employé à secourir les marins naufragés le même temps qu’il avait mis à les dépouiller, il aurait sauvé beaucoup de ses semblables et perdu beaucoup de marchandises. Il ne fit aucune attention aux instances de Mordaunt, quoiqu’il fût alors sur la même langue de sable que lui, place qu’il connaissait très bien pour être celle où le courant jetterait probablement à terre les dépouilles que l’Océan vomissait. Il s’occupait à mettre en sûreté tout ce qui lui semblait le plus portatif et de plus grande valeur. À la fin Mordaunt vit l’honnête colporteur fixer les yeux sur une assez grosse caisse que la mer avait jetée sur le rivage ; elle était de bois des Indes, solidement fermée par des plaques de cuivre, et paraissait être de construction étrangère. Une forte serrure résistait à tous les efforts de Bryce, qui, impatienté, tira de sa poche un marteau et un ciseau, et se prépara lui-même à en forcer les gonds.
Mordaunt, perdant lui-même patience, et irrité du sang-froid et de l’assurance de cet homme, saisit un bâton qui était à ses pieds, et, après avoir placé doucement le naufragé sur le sable, s’approcha de Bryce avec un geste menaçant. – Misérable ! lui cria-t-il, levez-vous à l’instant, aidez-moi à sauver ce malheureux et à le mettre à l’abri de nouvelles vagues, sinon je jure que je fais de vous une momie ; et je vais informer Magnus Troil de votre brigandage, pour qu’il vous condamne à être battu de verges et chassé du pays.
Le couvercle de la caisse venait de sauter, et l’intérieur offrait aux yeux de Bryce des effets bien séduisans pour lui, entre autres des chemises, dont quelques unes garnies de dentelle, une boussole d’argent, une épée à poignée de même métal, et d’autres objets précieux dont le colporteur savait très bien qu’il trouverait facilement le débit ; il était donc disposé à répondre à Mordaunt en dégaînant son petit couteau de chasse, plutôt que de renoncer au butin. De petite taille, mais robuste, et presque à la fleur de l’âge, il était d’ailleurs le mieux armé, et il aurait pu donner à Mordaunt plus d’embarras que n’en aurait dû avoir un chevalier si bienfaisant. Déjà Mordaunt lui avait répété avec énergie l’ordre de cesser son pillage et de venir au secours du moribond, quand il lui répondit d’un ton de défi : – Ne jurez pas, monsieur, ne jurez pas : je ne souffrirai pas qu’on jure en ma présence, et si vous mettez la main sur moi quand je prends la dépouille des Égyptiens, je vous donnerai une leçon dont vous vous souviendrez d’ici à Noël.
Mordaunt allait mettre à l’épreuve le courage du colporteur, lorsqu’une voix se fit subitement entendre, et dit : – Arrêtez ! – C’était Norna de Fitful-Head, qui, durant la chaleur de la dispute, s’était approchée sans être observée. – Arrêtez, répéta-t-elle ; et toi, Bryce, donne à Mordaunt l’aide qu’il te demande, et cela te vaudra mieux, c’est moi qui te le dis, que tout ce que tu pourrais gagner aujourd’hui d’une autre manière.
– C’est de la toile de Hollande, dit le colporteur en jetant un coup d’œil de connaisseur sur une des chemises ; c’est de la toile de Hollande, et elle est aussi forte qu’elle est fine. Cependant, bonne mère, il faut exécuter votre ordre, et j’aurais obéi de même à M. Mordaunt, ajouta-t-il en faisant succéder à ses menaces le ton de déférence avec lequel il enjôlait ses pratiques, s’il n’avait pas prononcé de ces gros juremens qui me font tressaillir jusque dans la moelle des os, et me mettent hors de moi-même. Alors il tira un flacon de sa poche, et, s’approchant du corps du malheureux naufragé : – Voilà de l’eau-de-vie comme il n’y en a pas, dit-il, et, si elle ne le guérit pas, il n’y a rien qui puisse le guérir. Alors Bryce avala préalablement une bonne gorgée de la liqueur, comme pour en prouver la bonne qualité, et il allait en verser dans la bouche du moribond, quand tout-à-coup, retirant sa main en regardant Norna, il lui dit : – Vous m’assurez, bonne mère, que je ne m’expose pas à ce qu’il me fasse aucun mal, si je lui donne du secours : vous savez vous-même ce qu’on dit à ce sujet ?
Norna, pour toute réponse, lui prit la bouteille de la main, et commença à frotter les tempes et la gorge du malheureux naufragé, indiquant à Mordaunt la manière dont il fallait qu’il tînt sa tête, afin de lui faciliter le moyen de rendre l’eau de la mer qu’il avait avalée.
Le colporteur resta un moment simple spectateur ; après quoi : – Sûrement, dit-il, il n’y a pas le même risque à le secourir à présent qu’il est hors de l’eau et couché en lieu sec ; mais cela fait pitié de voir comme ces bagues pincent les doigts enflés de cette pauvre créature, et comme elles rendent sa main aussi bleue que le dos d’un crabe avant qu’il soit cuit. Et en même temps il saisit une des mains froides du malheureux, qui venait de donner un signe de vie par un léger frisson, et il commença l’œuvre charitable de lui retirer des doigts ces bagues qui paraissaient être de quelque prix.
– Si tu aimes la vie, lui dit Norna d’un ton sévère, ne va pas plus loin ; sinon je ferai sur toi tel rapport qui pourra bien déranger tes voyages dans ces îles.
– Pour l’amour de Dieu, et par grâce, répondit le colporteur, je ferai tout ce que vous désirez, et comme vous le voudrez ; j’ai senti hier un rhumatisme dans les épaules, et ce serait une chose fâcheuse pour un homme comme moi de ne pouvoir plus faire mes courses accoutumées dans le pays, pour mon commerce, gagnant honnêtement quelques pauvres sous, et m’aidant de ce que la Providence envoie sur nos côtes.
– En ce cas, paix donc ! lui dit Norna, autrement tu aurais à t’en repentir. Prends cet homme sur tes larges épaules ; sa vie est d’un grand prix, et tu seras récompensé.
– Cela ne sera que trop juste, dit le colporteur d’un air pensif en regardant la caisse ouverte et les autres objets qui étaient épars sur le sable, car sans lui j’aurais eu ici une aubaine qui aurait fait de moi un homme pour le reste de mes jours. Et maintement il faut que tout cela reste là jusqu’à ce que la marée prochaine l’entraîne dans le Roost avec tout ce qu’il a déjà englouti.
– N’aie pas cette crainte, dit Norna, rien ne sera perdu ; regarde, je vois venir là-bas des oiseaux de proie dont l’instinct est aussi sûr que le tien.
Elle disait vrai, car il arrivait en effet du village d’Iarlshof des gens qui hâtaient le pas le long du rivage, pour avoir leur part du butin. Le colporteur soupirait et gémissait en les voyant approcher. – Oui, dit-il, oui, voilà les gens d’Iarlshof ! Bonne affaire pour eux : ils sont bien connus partout pour cela ; ils nettoieront bien la place, et ils ne laisseront par une cheville pourrie. Ce qu’il y a de pire, c’est qu’il n’y en aura pas un d’eux qui ait le bon sens et l’honnêteté de remercier la Providence du bien qu’elle leur envoie. Voilà parmi eux le vieux Rauzellaer Neil Ronaldson ; il ne peut pas se traîner pour faire un mille quand il s’agit d’aller entendre le ministre à l’église, et il en fera dix s’il entend parler d’un vaisseau qui a péri.
Norna, cependant, paraissait avoir sur le colporteur un tel ascendant que, sans hésiter davantage, il chargea sur ses épaules l’homme dont la vie paraissait enfin se ranimer ; et, avec l’aide de Mordaunt, il s’achemina le long de la côte sans autre observation. Avant de quitter la place, l’étranger fit un signe en montrant la caisse, et tenta quelques efforts pour parler ; Norna lui répondit : – Soyez tranquille, elle sera mise en sûreté.
En avançant vers le sentier d’Érick, par où ils devaient monter le long de la montagne, ils rencontrèrent les habitans d’Iarlshof qui venaient d’un pas rapide dans la direction opposée. Hommes et femmes, à mesure qu’ils paraissaient, firent une révérence à Norna, et la saluèrent ; mais ce n’était pas sans une certaine crainte exprimée sur leurs visages. Elle les avait dépassés de quelques pas, quand, se détournant, elle appela à haute voix le Rauzellaer qui accompagnait ses concitoyens dans cette expédition de pillage autorisée par l’habitude, sinon par les lois. – Neil Ronaldson, lui dit-elle, faites attention à ce que je vais vous dire. Il y a là-bas un coffre dont le couvercle vient d’être détaché ; faites-le transporter chez vous à Iarlshof, dans l’état où il est. Prenez bien garde qu’on n’en détourne le moindre objet : malheur à celui qui en touchera, qui en regardera un seul ! il vaudrait mieux pour lui qu’il fût mort. Je parle sérieusement, et je n’entends pas être désobéie.
– Votre volonté sera faite, bonne mère, répondit Ronaldson ; je vous garantis que rien ne sera distrait du coffre, puisque vous l’ordonnez. Bien loin après les villageois venait une vieille femme se parlant à elle-même, et maudissant sa décrépitude qui la retenait en arrière des autres ; cependant elle se hâtait autant qu’elle le pouvait pour avoir sa part du butin. Mordaunt fut étonné de reconnaître en elle la vieille femme de charge de son père : – C’est vous, Swertha ? lui dit-il ; eh ! que faites-vous si loin de la maison ?
– Je viens d’en sortir pour chercher mon vieux maître et Votre Honneur, répondit Swertha de l’air d’un coupable qui se sent pris sur le fait ; car dans plus d’une occasion M. Mertoun avait positivement exprimé combien de semblables excursions lui déplaisaient.
Mais Mordaunt était trop préoccupé pour faire attention au motif qui l’avait mise en marche. – Avez-vous vu mon père ? lui demanda-t-il.
– Oui, je l’ai vu, répondit Swertha, il avait peine à descendre le sentier d’Érick, qui n’est pas un bon chemin pour un homme de son âge ; je l’ai aidé à remonter, et je l’ai ramené à la maison. J’étais justement à vous chercher pour vous dire d’aller le rejoindre ; car, à mon avis, il n’est pas bien.
– Mon père est malade ! s’écria Mordaunt se rappelant la faiblesse qu’il avait montrée au commencement de leur promenade du matin.
– Il est loin d’être bien ; certainement il en est loin, marmotta Swertha en branlant piteusement la tête. C’était bien à lui à vouloir descendre par ce vilain sentier !
– Retournez chez vous, Mordaunt, dit Norna qui avait entendu la conversation. Je vais veiller à tout ce qui est nécessaire à cet homme, et vous le trouverez chez le Rauzellaer quand vous voudrez en avoir des nouvelles. Il peut maintenant se passer de vous.
Mordaunt reconnut la vérité de cette observation, ordonna à Swertha de le suivre à l’instant, et prit le chemin qui conduisait chez son père.
Swertha suivit son jeune maître à pas lents et à contre-cœur, jusqu’à ce qu’elle l’eût perdu de vue dans le sentier d’Érick. Alors elle revint sur ses pas en murmurant entre ses dents : – Oui vraiment, retourner à la maison ! Croit-il que je veuille abandonner ma part des présens que la mer vient de nous faire ? non vraiment. Pareille aubaine n’arrive pas tous les jours. Nous n’en avons pas eu une si bonne depuis que la Jenny et le James vinrent échouer sur nos côtes, du temps du roi Charles.
En parlant ainsi elle doubla le pas ; et comme la bonne volonté remplace en partie le défaut de jambes, elle fit une merveilleuse diligence afin d’arriver à temps pour demander sa part du butin. Elle ne tarda donc pas à être sur le rivage où le Rauzellaer, tout en s’occupant à remplir ses poches, exhortait ses honnêtes compagnons à partager en conscience, et avec la charité qu’on doit avoir pour son prochain ; il les engageait à faire la part des infirmes et des vieillards ; ce qui, disait-il charitablement, ferait tomber la bénédiction de Dieu sur le rivage, et leur enverrait quelques naufrages de plus avant l’hiver.