« Je changerai tous vos anciens usages :
« Vous ne pourrez boire, manger, parler,
« Penser, agir, vous reposer, aller,
« Comme avant vous le faisaient tous vos pères.
« J’apporte ici des coutumes contraires :
« Rien n’y sera comme il était avant ;
« Et même au lit l’homme, dorénavant,
« Prendra le mur, la femme la ruelle. »
Il y a apparence que nous ne sommes pas d’accord.
Le jour de la fête approchait, et il n’arrivait pas d’invitation pour celui sans lequel, peu de temps auparavant, il n’y aurait pas eu de bonne fête dans toute l’île, tandis que partout il n’était bruit que de la faveur dont jouissait le capitaine Cleveland dans la famille du vieux Udaller de Burgh-Westra. De tels changemens faisaient secouer la tête à Swertha et au Rauzellaer, et ils employaient souvent des voies indirectes pour faire sentir à Mordaunt qu’il s’était attiré cette disgrâce par l’imprudente activité qu’il avait déployée pour sauver un étranger que le reflux de la première vague devait entraîner dans la mer. – Il faut laisser l’eau salée faire sa volonté, disait Swertha ; la contrarier ne porte jamais bonheur.
– Vrai ! dit le Rauzellaer, un homme sage laisse à la vague et à la corde ce qui leur appartient. Un homme à demi-noyé ou à demi-pendu porte toujours malheur. Qui est-ce qui a tué d’un coup de feu, Will Paterson à la hauteur de Noss ? c’est le Hollandais qu’il avait tiré de l’eau. Jeter une planche ou un câble à l’homme qui se noie, c’est peut-être agir en bon chrétien ; et cependant n’y touchez pas, vous dis-je, si vous ne voulez vous exposer à quelque danger.
– Vous êtes un homme prudent et un digne homme, Rauzellaer, dit Swertha en soupirant, et vous savez aider un voisin quand il faut, aussi bien que quiconque qui ait jamais tiré un filet.
– J’ai vécu plus d’un jour, répondit le Rauzellaer, et j’ai entendu ce que mes anciens disaient là-dessus. Personne dans nos îles n’en fera plus que moi pour rendre service à un chrétien sur la terre ferme, mais s’il lui faut du secours pour le tirer de l’eau salée, c’est une autre affaire !
– Et cependant, dit Swertha, penser que ce Cleveland s’est mis devant le jour de notre jeune maître ! et cela chez Magnus Troil, qui, à la Pentecôte dernière, le regardait encore comme la fleur de l’île ; Magnus qui passe, quand il est à jeun, le brave homme, pour le plus sage comme le plus riche de tous les Shetlandais.
– Magnus n’y gagnera rien, répliqua le Rauzellaer en secouant la tête avec un air de sagacité ; il y a des momens, Swertha, où les plus sages d’entre nous, et je confesse humblement que je suis de ce nombre, ne sont que de véritables oisons. Mais il leur est aussi impossible de gagner quelque chose par leurs traits de folie, qu’il le serait pour moi de monter au haut du promontoire de Sumburgh : cela m’est arrivé une ou deux fois dans ma vie. Mais nous verrons bientôt quel mal résultera de tout ceci, car il ne peut en résulter de bien.
– Non, non, répondit Swertha du même ton de sagesse prophétique, il ne peut en résulter de bien, cela n’est que trop vrai.
Ces funestes prédictions, répétées de temps en temps, ne laissaient pas de produire quelque effet sur Mordaunt. Il ne supposait pas, à la vérité, que les désagrémens qu’il éprouvait fussent la conséquence nécessaire de l’action charitable de sauver un homme prêt à périr dans la mer ; mais il lui semblait qu’il était sous l’influence d’un charme dont il ne connaissait ni l’étendue ni la nature ; qu’en un mot quelque puissance insurmontable exerçait un empire funeste sur sa destinée. Sa curiosité et son inquiétude étaient portées au plus haut degré, et il persista dans la résolution de se montrer à la fête prochaine, où un pressentiment semblait lui annoncer qu’il se passerait quelque évènement imprévu qui déciderait de son avenir.
Comme son père était alors dans son état de santé ordinaire, il était indispensable qu’il lui fît part de son projet d’aller à Burgh-Westra. Il l’en informa donc, et Mertoun voulut savoir quel motif particulier lui faisait désirer de s’y rendre à cette époque plutôt qu’à toute autre.
– C’est un temps de fête, répondit le jeune homme ; tout le pays sera rassemblé.
– Et vous avez envie d’ajouter un fou à tous ceux qui s’y trouveront. Allez-y, mais prenez garde à la manière dont vous marcherez dans le sentier où vous allez entrer. Une chute du haut des rochers de Foulah ne serait pas plus dangereuse.
– Puis-je vous demander la raison de cet avis ? demanda Mordaunt sortant un instant de la réserve qui avait toujours existé entre lui et son singulier père.
– Magnus Troil a deux filles, répondit Mertoun. Vous êtes dans l’âge où l’on regarde de pareils jouets avec affection, pour apprendre ensuite à maudire le jour où on ouvrit les yeux à la lumière. Je vous dis de vous en méfier : car de même que la femme a fait entrer dans le monde le péché et la mort, ainsi ses regards tendres et son langage plein de douceur causent la ruine inévitable de quiconque lui accorde sa confiance.
Mordaunt avait remarqué plus d’une fois que son père avait une antipathie bien prononcée contre le sexe féminin ; mais jamais il ne l’avait entendu la déclarer en termes si précis et si positifs. Il lui répondit que les filles de Magnus Troil n’étaient pas plus pour lui que les autres filles du pays ; qu’elles étaient même moins, puisqu’elles lui avaient retiré leur amitié sans lui en apprendre le motif.
– Et vous y allez pour tâcher de la faire renaître ? lui dit son père. Insensé papillon, qui, échappé à la flamme sans y laisser ses ailes, veut y retourner pour les brûler, au lieu de se contenter de l’obscurité qui fait son salut ! Mais pourquoi perdrais-je mon temps à vouloir écarter de vous un sort inévitable ? Allez où votre destinée vous appelle.
Le lendemain, veille de la grande fête, Mordaunt se mit en route pour Burgh-Westra, réfléchissant tour à tour sur les injonctions de Norna, sur ce que lui avait dit son père, et sur les présages de mauvais augure de Swertha et du Rauzellaer d’Iarlshof, non sans éprouver cette sombre mélancolie que tant de circonstances concouraient à faire naître dans son esprit.
– Je ne recevrai probablement qu’un froid accueil à Burgh-Westra, pensa-t-il ; mais j’y resterai moins longtemps. Je ne veux que découvrir s’ils ont été trompés par ce marin étranger, ou s’ils n’ont agi que par caprice ou par le seul plaisir de changer de compagnie. Dans le premier cas, je me justifierai, et que le capitaine Cleveland prenne garde à lui ! Dans le second, eh bien ! adieu à Burgh-Westra et à ses habitans !
En rêvant à cette seconde alternative, sa fierté blessée, et un retour d’affection pour ceux à qui il supposait qu’il allait dire adieu pour toujours, firent couler une larme de ses yeux. Il l’essuya à la hâte en se reprochant cette faiblesse, et doublant le pas il continua son chemin.
Le temps était beau, le firmament sans nuages ; et il marchait avec une aisance qui formait un contraste frappant avec les obstacles qu’il avait eus à surmonter la dernière fois qu’il avait fait cette route. Cependant il trouvait dans ses réflexions un sujet de comparaison moins agréable.
– Alors ! se dit-il à lui-même, j’avais à combattre les efforts d’un ouragan furieux, mais tout était calme et tranquille dans mon cœur ; je voudrais qu’il y régnât aujourd’hui la même sérénité, eussé-je à résister à la plus redoutable tempête qui ait jamais grondé sur ces montagnes solitaires !
Ce fut en s’occupant de semblables pensées qu’il arriva vers midi à Harfra, où demeurait, comme le lecteur peut se le rappeler, l’ingénieux M. Yellowley. Notre voyageur, en cette occasion, avait pris ses précautions pour ne pas dépendre de l’hospitalité parcimonieuse des maîtres de cette maison, qui, sous ce rapport, avaient acquis dans l’île une réputation infâme. Il portait dans un petit havre-sac des provisions qui auraient pu suffire pour un plus long voyage. Cependant, soit par politesse, soit pour se distraire des idées qui le fatiguaient, il entra dans le logis, où il trouva tout en révolution. Triptolème lui-même, les jambes couvertes d’une paire de bottes fortes, montait, descendait, et adressait en criant questions sur questions à sa sœur et à sa servante, qui lui répondaient sur un ton aigre et perçant. Enfin mistress Baby parut ; sa vénérable personne était affublée de ce qu’on appelait alors un joseph c’est-à-dire d’un vêtement fort ample, jadis vert, mais qui, grâce aux efforts du temps et aux réparations qu’on y avait faites pour remédier à ses ravages, était devenu comme le manteau du patriarche dont il portait le nom, un habillement de différentes couleurs. Un chapeau en clocher, acheté il y avait bien long-temps, dans un moment où la vanité avait triomphé de l’avarice, surmonté d’une plume exposée au vent et à la pluie aussi souvent que celles qui couvrent l’aile de la mouette, complétait sa toilette. Ajoutons qu’elle tenait en main une cravache montée en argent et de forme antique. Cette parure, son regard décidé et son air d’importance prouvaient que mistress Barbara Yellowley se disposait à se mettre en voyage, et qu’elle voulait bien permettre, comme on dit, que chacun connût sa détermination.
Elle fut la première de la maison qui aperçut Mordaunt, et sa vue lui causa une émotion de nature mixte. – Dieu me pardonne ! s’écria-t-elle avant qu’il fût entré, voilà ce beau jeune homme qui porte un bijou autour de son cou, et qui a fait disparaître notre oie aussi promptement que si c’eût été une alouette ! L’admiration de la chaîne d’or qui avait fait une si forte impression la première fois qu’elle l’avait vue, avait influé sur la première partie de son exclamation ; et le souvenir du malheureux destin de l’oie fumée avait dicté la seconde. Aussi vrai que j’existe, ajouta-t-elle, le voilà qui ouvre la porte.
– Je suis en chemin pour Burgh-Westra, miss Yellowley, dit Mordaunt.
– Et nous serons charmés de faire le voyage avec vous, lui répondit-elle. Il est de bien bonne heure pour songer à manger. Si pourtant vous vouliez un morceau de pain d’orge et un verre de bland… Mais il n’est pas sain de voyager l’estomac plein ; et d’ailleurs il faut réserver votre appétit pour la fête, car tout y sera sans doute à profusion.
Mordaunt, tirant ses provisions de son havre-sac, expliqua à ses hôtes qu’il n’avait pas voulu leur être à charge une seconde fois, et les invita à les partager avec lui. Le pauvre Triptolème, qui voyait rarement un dîner à moitié aussi attrayant que ce qu’on étalait sous ses yeux, se jeta sur la bonne chère comme Sancho sur l’écume de la marmite de Gamache, et sa sœur elle-même ne put s’empêcher de céder à la tentation, quoique avec plus de retenue et avec une sorte de honte. Elle avait laissé éteindre le feu, dit-elle, parce que, dans un pays si froid, il fallait ménager les combustibles, et elle n’avait pas songé à préparer quelque chose pour le dîner, attendu qu’ils devaient partir de si bonne heure. Elle devait pourtant avouer que le pain de M. Mordaunt avait fort bonne mine, et elle était curieuse de savoir si on préparait le bœuf dans ce pays de la même manière que dans le nord de l’Écosse. D’après ces considérations, mistress Baby, mit à l’épreuve les rafraîchissemens qui lui étaient offerts, et auxquels elle était si loin de s’attendre.
Aussitôt après ce repas improvisé, le facteur devint impatient de partir, et Mordaunt put reconnaître que l’empressement avec lequel miss Baby l’avait accueilli n’était pas tout-à-fait désintéressé. Ni elle ni le savant Triptolème ne se souciaient de se mettre en route sans guide dans un pays presque désert qu’ils ne connaissaient pas. Il leur aurait été facile de se faire accompagner par un des journaliers qui travaillaient dans la ferme ; mais le circonspect agriculteur fit observer que ce serait perdre au moins une journée de travail, et sa sœur ne fit qu’ajouter à cette crainte en s’écriant : – Une journée de travail ! dites plutôt une vingtaine. Que ces gens-là sentent l’odeur du pot-au-feu ou entendent le son du violon, et Dieu sait quand vous pourrez les rappeler à l’ouvrage !
Or l’heureuse arrivée de M. Mordaunt en ce moment critique, pour ne rien dire de la bonne chère dont il leur faisait part, le fit accueillir avec grand plaisir dans un lieu où, en toute autre occasion, rien ne faisait frissonner d’horreur comme la vue d’un étranger. M. Yellowley d’ailleurs n’était pas insensible au plaisir qu’il se promettait en détaillant à son jeune compagnon tous ses plans d’amélioration, et en jouissant de ce que le sort lui faisait rarement rencontrer, – un auditeur bénévole.
Comme le facteur et sa sœur devaient faire la route à cheval, il fallut en trouver un pour leur guide et leur compagnon de voyage, ce qui n’était pas difficile dans un pays où un nombre immense de ponies à tous crins, à longue croupe et à jambes courtes, errent en liberté dans de vastes pâturages qu’ils partagent avec les oies, les moutons, les chèvres, les pourceaux et ces petites vaches dont l’espèce est particulière aux îles Shetland. Ces bestiaux multiplient si vite, que souvent la végétation paresseuse fournit à peine à leur nourriture. Il existe à la vérité un droit de propriété individuelle sur tous ces animaux, dont chacun porte la marque de celui à qui il appartient ; mais quand un voyageur a besoin d’un cheval, jamais il ne se fait scrupule de monter sur le premier dont il peut s’emparer, et quand il a fini sa course, il le remet en liberté. – On sait que pour retrouver leur chemin, les ponies sont doués d’une véritable sagacité.
Quoique l’usage qu’on faisait ainsi de la propriété des autres fût un des abus que le facteur se proposait de déraciner avec le temps, cependant, en homme sage, il ne laissait pas d’en profiter en attendant, et il daignait même avouer que c’était une coutume assez convenable pour ceux qui, comme lui, n’avaient pas de chevaux dont leurs voisins pussent tirer le même avantage. On envoya donc chercher sur la colline trois petits chevaux à long poil, ressemblant à des ours plutôt qu’à des chevaux, et cependant vigoureux, pleins d’ardeur, et aussi capables de supporter la fatigue et les mauvais traitemens qu’aucun cheval au monde.
On avait déjà saisi deux de ces ponies, et on les avait harnachés pour le voyage. Celui qui était destiné à porter la charmante Baby était décoré d’une selle à usage de femme, d’une antiquité respectable : c’était une énorme masse remplie de bourre, formant un coussin d’où pendait de tous côtés, en forme de housse, une vieille tapisserie qui, destinée dans son temps à un cheval de taille ordinaire, couvrait le bidet sur lequel elle était étendue, depuis les oreilles jusqu’à la queue, et descendait jusqu’au paturon, de sorte qu’on ne lui voyait que la tête qui s’avançait fièrement comme celle d’un lion sortant d’un buisson dans un symbole héraldique.
Mordaunt souleva galamment la belle mistress Yellowley, et il n’eut pas besoin de faire de grands efforts pour l’aider à gagner le sommet de sa selle. Il est probable que, se voyant l’objet des attentions d’un tel écuyer, un sentiment secret de satisfaction vint flatter son cœur. Le plaisir de se contempler dans ses plus beaux atours y entrait pour quelque chose ; car c’était un évènement qui n’avait pas eu lieu depuis long-temps ; aussi ne put-elle résister pendant quelques minutes à certaines idées qui n’étaient guère d’accord avec ses habitudes à peu près exclusives d’économie. Son regard glissa avec complaisance sur son joseph fané, et sur la longue housse qui formait l’accompagnement de sa selle. – Ce serait un plaisir, dit-elle à Mordaunt avec un sourire fort agréable, de voyager par un si beau temps et en si bonne compagnie, – s’il n’en résultait pas tant de dégâts pour les vêtemens, ajouta-t-elle en arrêtant ses yeux sur une partie de son joseph dont la broderie avait un peu souffert.
Son frère monta lourdement sur son cheval ; et comme, malgré la sérénité du temps, il lui plut de jeter un grand manteau rouge par-dessus ses autres habits, son petit cheval s’en trouva couvert encore plus complètement que celui de sa sœur. Il arriva en outre que c’était un animal vif, capricieux et opiniâtre ; et malgré le poids de Triptolème, il faisait de temps en temps des courbettes qui ne permettaient pas à son cavalier de garder parfaitement l’aplomb sur sa selle ; et comme le palefroi était entièrement caché sous l’ample contour du grand manteau de Triptolème, ces gambades, même à très peu de distance, avaient l’air d’être produites par les mouvemens volontaires de l’écuyer, sans le secours d’autres jambes que celles que la nature lui aurait données. Il aurait fallu une grande attention pour se convaincre du contraire ; et pour quelqu’un qui aurait pu voir le facteur avec cette persuasion, sa gravité et même l’inquiétude peinte dans tous ses traits auraient offert le plus plaisant contraste avec ses continuelles gambades.
Mordaunt marchait à côté de ce digne couple, monté aussi, suivant l’usage du temps et du pays, sur le premier cheval qu’on avait pu prendre, et sans autres harnais que la bride qui servait à le guider. M. Yellowley, voyant avec grand plaisir son guide pourvu d’une monture, résolut secrètement de n’abolir cette coutume grossière de se servir des chevaux des autres sans la permission des propriétaires, que lorsqu’il en aurait lui-même sur lesquels ses voisins pourraient exercer des représailles.
Mais Triptolème montra moins de tolérance pour les autres usages et abus du pays, et il fit essuyer à Mordaunt de longs discours, ou pour mieux dire d’ennuyeuses harangues, relativement à tous les changemens que son arrivée dans ces îles allait amener. Quelque peu versé qu’il fût dans l’art moderne d’améliorer un domaine au point de le faire fondre entre les mains du propriétaire, Triptolème réunissait en sa personne le zèle, sinon les connaissances, de toute une société d’agriculture ; et il n’a été surpassé par aucun de ceux qui l’ont suivi dans ce noble zèle qui dédaigne de balancer les produits avec les dépenses, et qui pense que la gloire d’effectuer un grand changement sur la face de la terre est, comme la vertu, sa propre récompense.
Il n’y eut pas une seule partie de la région sauvage et montagneuse que Mordaunt lui faisait parcourir, qui ne fournît à l’imagination active du facteur quelque projet de changement et d’amélioration. Il établirait une route à travers ce marécage impraticable pour toute autre créature que les animaux à quatre pieds qui leur servaient de monture. Il substituerait de bonnes maisons aux skeos, ou hangars construits en pierres sans ciment, dans lesquels les insulaires faisaient sécher leur poisson. Il leur apprendrait à brasser de bonne bière pour remplacer leur bland ; il leur ferait planter des forêts dans ces déserts où l’on ne voyait pas un arbre ; il trouverait des mines précieuses dans un lieu où un skilling de Danemarck était une pièce de monnaie qu’on voyait avec une sorte de vénération. Tous ces changemens et beaucoup d’autres étaient résolus dans l’esprit du digne facteur, et il parlait avec la plus grande confiance des secours qu’il trouverait, pour l’exécution de ses plans, dans les grands propriétaires, et notamment dans Magnus Troil.
– Avant que nous ayons passé ensemble quelques heures, dit-il, j’aurai fait part au pauvre homme de quelques unes de mes idées, et vous verrez quelle reconnaissance il aura pour celui qui lui apporte des connaissances, – biens préférables à la richesse.
– Je ne vous conseille pas de trop y compter, lui dit Mordaunt par forme d’avis ; la barque de Magnus Troil n’est pas facile à gouverner : il est attaché à ses opinions et à celles de son pays, et il vous serait aussi aisé d’apprendre au cheval que vous montez à plonger dans la mer, comme un veau marin, que de déterminer Magnus à abandonner un usage norse pour un usage écossais. Et cependant, s’il est invariable dans ses anciennes coutumes, il n’est peut-être pas plus constant qu’un autre pour ses anciens amis.
– Heus tu, inepte ! dit l’élève de l’université de Saint-André ; qu’il soit invariable ou inconstant, que m’importe ? Ne suis-je pas un homme digne de confiance, un homme investi d’un grand crédit ? Un fowde, titre barbare que ce Magnus s’attribue encore, osera-t-il mesurer son jugement contre le mien, peser ses raisons contre celles de l’homme qui représente le lord chambellan dès îles Shetland et des Orcades ?
– Malgré cela, je vous conseille de ne pas trop heurter de front ses préjugés. Depuis sa naissance jusqu’à ce jour, Magnus n’a jamais connu un homme au-dessus de lui, et un vieux cheval qui n’a jamais senti la bride la souffre difficilement. D’ailleurs, jamais il n’a écouté avec patience de longues explications ; il est donc possible qu’il se révolte contre vos premières propositions de réforme, avant que vous ayez pu lui en démontrer l’utilité.
– Que voulez-vous dire, jeune homme ? s’écria le facteur. Existe-t-il dans ces îles quelqu’un assez aveugle pour ne pas sentir tout ce qui y manque ? Un homme, une bête même, ajouta-t-il avec un enthousiasme toujours croissant, peut-il jeter les yeux sur ce qu’on a l’impudence d’appeler ici un moulin à blé, sans frémir en pensant qu’il faut moudre son grain par un si déplorable procédé ? Les malheureux sont obligés d’en avoir au moins cinquante dans chaque paroisse, où l’on voit chacun moudre son grain avec sa pauvre pierre meulière placée dans une machine pas plus grande qu’une ruche : quelle différence avec un noble moulin seigneurial dont on entendrait le bruit dans tout le pays, et d’où la farine tomberait par boisseaux à la fois !
– Oui, oui, mon frère, dit Baby, c’est parler comme vous le faites toujours. Plus une chose coûte, plus elle fait honneur : c’est là votre maxime. Ne pouvez-vous donc faire entrer dans votre tête si sage, que, dans ce pays, chacun moud la poignée de grains dont il a besoin pour son ménage, sans se mettre en peine de moulins seigneuriaux où l’on est forcé de porter son blé pour le faire moudre à grands frais ? Combien de fois vous ai-je entendu vous quereller avec le vieux Édie Happer, meunier à Grindlebrun, et même avec son garçon, relativement au droit de mouture, au lock, au gowpen , et le reste qu’il exigeait ! Et vous voudriez réduire aux mêmes inconvéniens de pauvres gens qui ont chacun leur moulin pour moudre leur grain sans qu’il leur en coûte rien ?
– Ne me parlez ni de lock ni de gowpen, s’écria l’agriculteur indigné. Il vaudrait mieux donner au meunier la moitié de la farine, et avoir le reste moulu d’une manière chrétienne, que de jeter le bon grain dans un joujou d’enfant. Regardez un moment ce moulin à eau, Baby… Là ! là ! maudit avorton ! – Cette dernière interjection s’adressait au bidet, qui devenait impatient pendant que son cavalier s’arrêtait pour démontrer tous les défauts d’un moulin des îles Shetland. – Regardez-le, vous dis-je, il n’est que d’un degré au-dessus d’un moulin à bras ; il n’a ni roue, ni dents, ni trémie, ni bluteau… Là, donc ! là ! quelle vieille bête ! !… Il ne pourrait moudre un demi-boisseau de grain en un quart d’heure, et la farine serait plus propre à faire un picotin pour les chevaux que du pain pour les hommes. Ainsi donc… Encore ! resteras-tu en repos ? maudit animal !… Ainsi donc… Il faut qu’il ait le diable au corps.
Comme il prononçait ces derniers mots, son cheval, qui depuis quelque temps se cabrait, ruait et gambadait d’impatience, baissa la tête entre ses deux jambes de devant, et levant en même temps celles de derrière, jeta son cavalier dans le ruisseau sur lequel était établi le petit moulin critiqué. Après ce mauvais tour, l’animal fit volte-face, et s’enfuit au grand galop du côté du pâturage sur lequel on l’avait pris, en hennissant de joie et en ruant presque à chaque pas.
Riant de bon cœur de cet accident peu inquiétant, Mordaunt aida le facteur à sortir de l’eau, tandis que sa sœur le félicitait ironiquement d’être tombé dans un ruisseau des îles Shetland ; il ne se serait pas tiré si facilement d’un des courans d’eau qui font tourner les moulins en Écosse. Sans daigner répondre à ce sarcasme, Triptolème, dès qu’il se trouva sur ses jambes, secoua les oreilles, vit avec plaisir que son grand manteau l’avait empêché d’être complètement mouillé, et s’écria : – Je ferai venir des étalons du comté de Lanark, des jumens poulinières de celui d’Ayr : je ne veux pas qu’il reste dans ces îles un seul de ces avortons de chevaux pour rompre le cou des honnêtes gens. M’entendez-vous, Baby ? je vous dis que j’en débarrasserai le pays.
– Vous feriez mieux de songer à tordre votre manteau, Triptolème, lui répondit sa sœur.
Pendant ce temps Mordaunt s’occupait à prendre un autre cheval dans une prairie peu éloignée ; et ayant fait une bride de roseaux entrelacés, il plaça l’agriculteur déconcerté sur une monture plus paisible et moins volontaire que celle qui venait de l’abandonner.
Mais la chute de M. Yellowley avait opéré comme un véritable sédatif sur son enthousiasme, et pendant cinq grands milles à peine prononça-t-il une parole, laisser le champ libre aux exclamations mélancoliques et aux lamentations de mistress Baby sur la perte de la vieille bride que le bidet fugitif emportait avec lui. Il n’y aurait, dit-elle, que dix-huit ans à la Saint-Martin qu’on l’avait achetée et maintenant on pouvait bien la regarder comme perdue. – Voyant que personne ne songeait à l’interrompre, elle commença une dissertation sur l’économie. Suivant l’idée qu’elle avait conçue de cette vertu, elle en faisait un système de privations qui eût fait honneur aux religieux de l’ordre le plus austère, mais qui n’était pour elle qu’un moyen d’épargner son argent.
Mordaunt ne chercha guère à l’interrompre. À mesure qu’il approchait de Burgh-Westra, il s’occupait plus à réfléchir sur l’accueil qu’il y recevrait des deux jeunes et jolies insulaires, qu’à écouter le bavardage d’une vieille, quelque éloquence qu’elle déployât pour prouver que la petite bière était une boisson plus salubre que l’ale, et que si son frère se fût foulé la cheville en tombant, du beurre et des simples connus d’elle l’auraient guéri plus tôt et à meilleur marché que les drogues de tous les apothicaires du monde.
Mais enfin les tristes marécages qu’ils avaient traversés jusqu’alors firent place à des sites plus agréables ; ils étaient sur le bord d’un beau lac d’eau salée, ou pour mieux dire d’un bras de mer qui s’avançait dans l’intérieur de l’île, entouré d’un terrain uni et fertile, produisant de plus belles récoltes que l’œil expérimenté de Triptolème Yellowley n’en avait encore vu dans ce pays. Au milieu de cette terre de promissions s’élevait le château de Burgh-Westra. Une chaîne de montagnes couvertes de verdure le mettait à l’abri des vents du nord et de l’est, et il dominait le lac et l’Océan qui lui donnait naissance, les différentes îles et les montagnes plus éloignées. Des cheminées du château et de celles de presque toutes les chaumières groupées autour, sortait un riche nuage de fumée qui prouvait que ce n’était pas seulement au château qu’on faisait des préparatifs pour la fête, mais qu’on s’en occupait dans presque toutes les maisons du hameau.
– Sur ma foi, dit Baby, on dirait que tout le village est en feu. On sent d’ici l’odeur de leur gaspillage ; et un homme de bon appétit désirerait à peine un autre assaisonnement pour faire passer son pain d’orge, que la fumée qui sort de ces cheminées.