CHAPITRE XIX.

« Passant, comme la nuit, de rivage en rivage,

« D’un étrange pouvoir le ciel m’a fait le don.

« Parmi les étrangers venant en ce canton,

« Je reconnais celui qu’il faut que je poursuive,

« Et qui doit me prêter une oreille attentive. »

La ballade du Vieux marin, par COLERIDGE.

Les filles de Magnus Troil partageaient le même lit, dans une chambre qui avait été celle de leurs parens avant la mort de leur mère. Magnus, profondément affligé par ce cruel décret de la Providence, n’avait pu se résoudre à habiter plus long-temps la chambre nuptiale, et l’avait abandonnée aux gages qui lui restaient de la tendresse de son épouse. Minna n’avait encore que quatre à cinq ans quand sa mère était morte. Cet appartement qu’elles habitaient depuis leur enfance, et que leur goût avait décoré aussi bien qu’il était possible de le faire en ce pays, avait continué depuis ce temps à leur servir de chambre à coucher.

Cette chambre avait toujours été témoin de toutes leurs confidences, si l’on peut appeler confidence ce qu’avaient à se dire deux sœurs qui, dans le fait, n’avaient pas le moindre secret à se confier. Quoi qu’il en soit, pas une pensée ne prenait naissance dans le cœur de l’une qu’elle ne passât au même instant dans le sein de l’autre. Mais depuis l’arrivée de Cleveland à Burgh-Westra, chacune de ces aimables sœurs avait de ces pensées qu’on ne se décide pas facilement à communiquer, à moins que celle qui les a conçues ne soit bien assurée que celle à qui elle a dessein de faire cette communication ne la prendra pas en mauvaise part. Minna avait remarqué que Cleveland n’occupait pas dans l’estime de sa sœur un rang aussi élevé que dans la sienne ; des gens moins intéressés qu’elle à cette observation n’auraient peut-être pas pu s’en apercevoir. Brenda, de son côté, pensait que Minna avait adopté trop promptement et mal à propos les préventions défavorables qu’on avait inspirées à leur père contre Mordaunt Mertoun. Chacune d’elles sentait que sa sœur n’avait plus la même confiance en elle, et cette conviction pénible aggravait encore les autres appréhensions qu’elles nourrissaient intérieurement. À en juger par les apparences, et par tous les petits soins qui sont autant de preuves de tendresse, elles étaient en quelque sorte plus affectueuses que jamais l’une envers l’autre, comme si, sentant que leur réserve intérieure était une brèche à leur union, elles se fussent efforcées de la réparer en redoublant ces marques extérieures d’attention qu’elles auraient pu omettre sans conséquence dans un temps où elles n’avaient rien à se cacher réciproquement.

La nuit dont il s’agit, les deux sœurs s’aperçurent plus que jamais combien était diminuée la confiance qui avait autrefois existé entre elles. Le voyage à Kirkwall dont il avait été question, et cela à l’époque de la foire, c’est-à-dire dans un moment où presque tous les habitans de ces îles s’y rendaient, soit pour s’y occuper d’affaires, soit pour s’y livrer au plaisir, devait être un incident important dans une vie aussi simple et aussi uniforme que la leur, et quelques mois auparavant Minna et Brenda auraient passé la moitié de la nuit à s’entretenir de tout ce qui pouvait avoir rapport à un évènement si intéressant. Pourtant à peine en dirent-elles un seul mot, comme si elles eussent craint que ce sujet ne manifestât quelque différence d’opinion entre elles, ou ne les obligeât à s’expliquer sur leurs secrètes pensées plus qu’elles n’avaient dessein de le faire.

Cependant la nature leur avait donné un caractère si bon et si franc, que chaque sœur s’accusait d’être la cause du changement survenu dans leur manière d’agir l’une envers l’autre. Quand après avoir fait leur prière du soir, et s’être placées dans la couche qui leur était commune, elles se serrèrent dans les bras l’une de l’autre, le baiser de sœur qu’elles se donnèrent sembla demander et obtenir un pardon mutuel, sans qu’elles prononçassent un seul mot qui pût y avoir rapport. Elles ne tardèrent pas à goûter, ce repos léger, quoique profond, que le sommeil n’accorde qu’à la jeunesse et à l’innocence.

Pendant la nuit dont nous parlons, chacune d’elles fit un rêve, et quoique ces rêves différassent entre eux autant que le caractère et les goûts de nos belles dormeuses, ils avaient pourtant quelques traits de ressemblance fort étranges.

Minna rêva qu’elle était sur une des parties les plus solitaires de l’île, nommée Swartaster, où le travail continuel des vagues, rongeant un rocher de pierre calcaire, avait creusé un profond halier, mot qui signifie dans ces îles une caverne souterraine dans laquelle la marée entre, et d’où elle se retire tour à tour. Il en existe plusieurs dont l’étendue est très considérable, et dont on ne connaît pas la profondeur. C’est le séjour des veaux marins et des cormorans, qui s’y trouvent en sûreté, parce qu’il n’est ni prudent ni facile de les y poursuivre. De tous ces haliers celui de Swartaster passait pour être le plus inaccessible, et ni chasseurs ni pêcheurs n’osaient s’y hasarder, tant à cause des angles aigus que présente le rocher dans l’intérieur, que parce que des rocs cachés sous les eaux en rendent la navigation fort dangereuse. De l’issue sombre et ténébreuse de cette caverne, Minna, dans son rêve, vit sortir une sirène, non couverte des vêtemens classiques d’une néréide, tels que Claude Halcro les avait représentés dans la mascarade qu’il avait dirigée, mais tenant en main un peigne et un miroir, et battant les eaux avec cette longue queue couverte d’écailles, qui, suivant la tradition du pays, forme un contraste si effroyable avec le joli visage, la longue chevelure et le sein séduisant d’une beauté terrestre. Elle semblait appeler Minna à elle, tandis que d’une voix lugubre elle chantait des vers qui lui annonçaient des malheurs et des calamités.

Le rêve de Brenda était d’un genre différent, quoique également mélancolique. Il lui semblait qu’elle était assise au milieu de ses meilleurs amis, parmi lesquels son père se trouvait, et Mordaunt n’était pas oublié. On la pria de chanter, et elle fit choix d’une ballade qui était son triomphe, et qu’elle chantait avec une gaieté si naïve et si naturelle, ne manquait jamais d’exciter un rire général et de vifs applaudissemens : ceux qui l’entendaient étaient irrésistiblement entraînés à en répéter le refrain, qu’ils sussent chanter ou non. Mais, dans son rêve, il lui sembla que sa voix refusait de lui prêter son secours ordinaire, et que, comme si elle eût été incapable de faire entendre l’air qu’elle avait si souvent chanté, elle produisait ces sons bizarres sauvages et mélancoliques, accompagnemens ordinaires des vers runiques que Norna débitait, et semblables au chant des anciens prêtres païens, quand on attachait sur l’autel de Thor ou d’Odin la victime, qui était trop souvent une victime humaine.

Les deux sœurs s’éveillèrent en sursaut en même temps, et, poussant un cri de terreur, elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre. Leur imagination ne les avait pas tout-à-fait abusées ; les sons qu’elles avaient cru écouter ou produire pendant leur rêve se faisaient entendre dans leur appartement. Elles connaissaient parfaitement la voix, et cependant leur surprise et leur crainte ne furent pas moindres en voyant Norna de Fitful-Head assise près de la cheminée, dans laquelle il y avait toujours en été une lampe, et en hiver un feu de bois ou de tourbe.

Enveloppée dans sa grande et longue mante de wadmaal, étoffe fabriquée dans le pays, elle se balançait avec un mouvement monotone à la pâle lueur d’une petite lampe de fer qu’elle venait d’allumer, en chantant les vers suivans sur un ton lent et mélancolique, et avec un accent qui ne semblait pas appartenir à ce monde.

Par mer j’arrive sans effroi ;

Je ne crains pas sa violence.

Ses flots s’abaissent devant moi :

L’Océan connaît ma puissance.

Un mot, un geste de ma main,

Et la mer a calmé sa rage ;

Mais le cœur humain, plus sauvage,

Ne veut reconnaître aucun frein.

Je n’ai qu’une heure dans l’année

Pour le récit de mes chagrins ;

Et cette lampe est destinée

À régler mes tristes destins.

Je puis vous parler sans rien craindre

Tant que sa clarté brillera :

L’instant qui la verra s’éteindre

Au silence me réduira.

Je viens vous confier ma plainte :

Salut, ô filles de Magnus !

Ma lampe luit, ne dormez plus !

Encore une heure, elle est éteinte.

Norna était bien connue aux filles de Troil, mais ce ne fut pas sans une émotion différente pour chacune d’elles, d’après la différence de leurs caractères, qu’elles la virent paraître si inopinément à une pareille heure. Au fond, leur opinion relativement au pouvoir surnaturel que cette femme s’attribuait était loin d’être la même.

Minna, avec une imagination peu ordinaire, et quoique douée de plus de talens que sa sœur, avait plus de plaisir à écouter des histoires merveilleuses ; elle allait elle-même au-devant des impressions qui mettaient en jeu toutes les facultés de son esprit, sans examiner si la cause qui les faisait naître avait la moindre réalité. Brenda, au contraire, avait dans sa gaieté un léger penchant à la satire, et elle était souvent tentée de rire des histoires sur lesquelles l’imagination de Minna aimait à se reposer. De même que tous ceux qui préfèrent saisir le côté plaisant des choses, elle ne s’en laissait pas facilement imposer, dans la double acception du mot, par de pompeuses prétentions de quelque espèce qu’elles fussent. Mais, comme sa sensibilité était plus irritable que celle de sa sœur, elle payait souvent un hommage involontaire de crainte aux idées que sa raison désavouait ; aussi Claude Halcro avait-il coutume de dire, en parlant de traditions superstitieuses adoptées dans les environs de Burgh-Westra, que Minna y croyait sans trembler, et que Brenda en tremblait sans y croire. Dans notre siècle plus éclairé il est peu de gens doués cependant d’un courage naturel, et dont l’âme s’élève au-dessus du doute, qui n’aient pas éprouvé parfois l’enthousiasme de Minna ; mais peut-être en est-il encore moins qui, dans un moment ou dans un autre, n’aient pas été, comme Brenda, surpris d’une involontaire terreur que leur raison désavouait.

Les deux sœurs étaient donc également émues en ce moment, mais par des sentimens bien différens. Minna, après le premier moment de surprise, se disposait à descendre de son lit pour aller trouver Norna dont elle regardait l’arrivée comme occasionée par un ordre du destin ; tandis que Brenda, ne voyant en elle qu’une femme dont la raison s’égarait quelquefois, mais qui la subjuguait cependant par ses manières étranges, sans qu’elle pût se rendre raison à elle-même de sa terreur, retenait sa sœur par le bras, et la suppliait à voix basse d’appeler quelqu’un auprès d’elles. Mais Minna regardait cet instant comme la crise de son destin, et son imagination était trop fortement exaltée pour qu’elle pût prêter l’oreille aux craintes de sa sœur. S’arrachant des bras de Brenda, elle passa à la hâte une robe de nuit, et, agitée par l’enthousiasme plutôt que par la frayeur, elle adressa la parole d’une voix ferme à celle qui venait leur faire une visite si irrégulière.

– Norna, si votre mission nous regarde, comme vos paroles semblent l’annoncer, parlez. Une de nous au moins saura vous écouter avec respect, quoique sans crainte.

La tremblante Brenda, ne se trouvant pas en sûreté dans son lit quand Minna l’eut quittée, l’avait suivie, comme des fuyards se traînent sur les traces d’une armée, parce qu’ils n’osent rester derrière, et, à demi cachée par sa sœur, la tenait fortement par la robe : Norna, ma chère Norna, dit-elle, quoi que vous puissiez avoir à nous dire, attendez jusqu’à demain matin. Je vais appeler Euphane Fea, notre femme de charge, et elle vous donnera un lit pour la nuit.

– Un lit pour moi ! s’écria Norna ; non : le sommeil ne saurait y fermer les yeux de Norna, ils sont ouverts sur tout ce qui se passe entre Burgh-Westra et les Orcades ; – ils ont vu le roc d’Hoy disparaître comme enfoncé dans le sein des mers, et le pic d’Engeliff en sortir ; – cependant ils n’ont pris aucun repos, ils n’en prendront aucun jusqu’à ce que ma tâche soit terminée. Asseyez-vous donc, Minna ; et vous aussi qui tremblez sans sujet : couvrez-vous de vos robes, car l’histoire est longue, et avant qu’elle soit finie, vous frissonnerez, mais ce frisson sera pire que celui qui est produit par le froid.

– Pour l’amour du ciel ! ma chère Norna, dit Brenda, attendez donc la lumière du jour ; l’aurore ne tardera pas long-temps à paraître. Si votre récit est effrayant, ne nous le faites pas à la pâle lueur de cette lampe.

– Patience, folle, répondit Norna. Ce n’est point à la lumière du jour que Norna peut faire un récit qui ferait fuir le soleil du firmament, et qui détruirait l’espérance de cent barques que l’aurore de demain verra partir, et dont cent familles attendraient vainement le retour pour commencer la pêche en pleine mer. – Il faut que le démon que les sons de ma voix ne manqueront pas d’éveiller, déploie ses ailes noires sur une mer où il ne se trouve ni vaisseaux ni barques, quand il prendra son vol du haut de sa montagne pour venir se repaître des accens d’horreur qu’il aime tant à entendre.

– Ayez pitié de la faiblesse de Brenda, ma bonne Norna, dit la sœur aînée, et remettez ce récit terrible à un autre lieu et à une autre heure.

– Non, jeune fille, non, répliqua Norna d’une voix ferme ; ce récit ne peut être fait que la nuit et pendant que dure la clarté de cette lampe dont les matériaux sont dérobés au gibet du cruel lord de Wodensvoe, l’assassin de son frère, et dont le liquide qui l’alimente n’a été produit ni par un poisson ni par un fruit. – Voyez ! la flamme s’en affaiblit déjà, et mon récit doit finir avec elle ; asseyez-vous en face de moi, et je placerai ma lampe entre nous, car le démon n’oserait se hasarder dans le cercle que sa lueur éclaire.

Les deux sœurs obéirent. Minna tourna lentement la tête autour d’elle d’un air qui annonçait l’inquiétude de la curiosité plutôt que celle de la crainte, comme si elle eût voulu voir l’être qui, d’après les paroles un peu équivoques de Norna, devait être dans leur voisinage ; Brenda annonçait par ses regards une frayeur qui n’était pas sans mélange d’impatience et de colère. Norna n’y fit aucune attention, et commença son récit :

– Vous savez, mes filles ; dit-elle, que votre sang est allié au mien, mais vous ignorez à quel degré ; car dès le berceau il exista des sentimens d’hostilité entre votre aïeul et l’homme qui fut assez malheureux pour me nommer sa fille. Je ne lui donnerai que son nom de baptême, le nom Erlend, car je n’oserais lui donner celui qui indique son degré de parenté avec moi. Votre aïeul Olave était frère d’Erlend. Mais, quand les immenses possessions de leur père Wolfe Troil, le plus riche des descendans des anciens rois norses, furent partagées entre les deux frères, le fowde adjugea à Erlend les biens que son père possédait dans les Orcades, et réserva pour Olave ceux des îles Hialtland. La discorde divisa les deux frères, car Erlend prétendit qu’il était lésé ; et quand la législature et les anciens du pays eurent confirmé ce partage, il se retira aux Orcades, dans son ressentiment, maudissant les îles Hialtland et ceux qui les habitaient, – maudissant son frère et toute sa race.

– Mais l’amour des rochers et des montagnes restait encore gravé dans le cœur d’Erlend. Il ne fixa sa demeure ni sur les collines fertiles d’Ophir ni dans les plaines verdoyantes de Gramesey ; il s’établit dans l’île sauvage et montagneuse d’Hoy dont le sommet s’élève jusqu’au firmament comme les rochers de Foulah et de Féroe. Il possédait, ce malheureux Erlend, toute la science contenue dans les légendes que les scaldes et les bardes nous ont laissées, et la principale occupation de sa vieillesse fut de me transmettre ces connaissances qui devaient nous coûter si cher à tous deux. J’appris à visiter tous ces sépulcres solitaires reconnaissables par les monticules de terre et de pierres qui les couvrent, et à apaiser par des vers à sa louange l’esprit du fier guerrier qui en habitait l’intérieur. Je savais où se faisaient autrefois les sacrifices à Thor et à Odin ; – sur quelles pierres coulait le sang des victimes, – quelle était la place du prêtre au front pensif, – celle des chefs belliqueux qui venaient consulter l’idole, – et plus loin celle des adorateurs d’un rang inférieur qui assistaient aux sacrifices avec respect et terreur. Les lieux d’où le paysan timide n’osait approcher n’avaient rien d’effrayant pour moi ; je me promenais dans le cercle construit par les fées, et je dormais paisiblement sur le bord de la source magique.

– Mais, pour mon malheur, j’aimais surtout les environs d’un reste remarquable d’antiquité, appelé Dwarfiestone, que les étrangers regardent avec curiosité, et les naturels du pays avec une crainte religieuse. C’est un énorme fragment de roc qui se trouve dans une vallée sauvage remplie de pierres et de précipices, au bas de la montagne de Ward, dans l’île d’Hoy. Dans l’intérieur de cette pierre sont deux couches qu’une main mortelle n’a jamais taillées, et séparées l’une de l’autre par un passage étroit. L’entrée en est maintenant ouverte, mais on voit à côté la grosse pierre qui, par le moyen de rainures encore visibles, servait autrefois de porte à cette habitation extraordinaire que Trolld, nain fameux dans les sagas du Nord, a, dit-on, préparée pour en faire son séjour favori. Le villageois évite cet endroit, parce que trois fois le jour, le matin, à midi, et au coucher du soleil, on peut voir la figure du nain hideux, assis sur son rocher. Je ne craignais pas cette apparition, Minna, car alors mon cœur était pur comme le vôtre, et votre main n’est pas plus innocente que ne l’était la mienne. Au courage de ma jeunesse il ne se mêlait que trop de présomption ; une soif insatiable pour ce que je ne pouvais obtenir me conduisit, comme notre première mère, au désir d’augmenter mes connaissances, même par des voies illicites. Je brûlais de posséder le même pouvoir que les voluspas et les devineresses de notre antique race ; de commander comme elles aux élémens ; d’évoquer de leurs sépulcres les ombres des héros effacés depuis long-temps du livre des vivans, pour leur faire redire leurs exploits glorieux et les forcer de me révéler leurs trésors cachés. Souvent, lorsque j’étais près du Rocher du Nain, les yeux fixés sur la montagne de Wart, qui s’élève au-dessus de cette sombre vallée, j’ai distingué, parmi les noirs rochers, cette merveilleuse escarboucle qui brille comme une fournaise aux yeux de ceux qui la voient d’en bas, mais qui est toujours devenue invisible pour celui dont le pied hardi a bravé tous les dangers pour s’élever jusqu’au pic d’où part sa splendeur. Mon jeune cœur plein de vanité brûlait de pénétrer ce mystère et cent autres célébrés dans les sagas que je lisais ou qu’Erlend m’apprenait, et dont je ne trouvais nulle part l’explication ; et mon esprit audacieux osa évoquer le maître du rocher du Nain pour qu’il m’aidât à acquérir des connaissances inaccessibles aux simples mortels.

– Et le mauvais esprit entendit-il votre invocation ? dit Minna dont le sang se glaçait dans ses veines.

– Chut ! répondit Norna en baissant la voix, ne lui donnons pas de noms qui l’offensent : il est avec nous, il nous écoute.

Brenda tressaillit sur sa chaise.

– Je vais trouver Euphane Fea dans sa chambre ; je vous laisse, Minna et Norna, achever tout à loisir vos histoires de farfadets et de nains, je m’en soucie fort peu en aucun temps ; mais je ne les écouterai pas davantage à minuit, et à la pâle clarté de cette lampe.

Elle se leva, et elle se disposait à quitter la chambre, quand sa sœur la retint.

– Est-ce là, dit Minna, le courage de celle qui reste incrédule à tout ce que nos pères nous ont transmis sur les évènemens surnaturels ? Ce que Norna va nous raconter intéresse peut-être la destinée de notre père et de sa maison. Si je puis l’écouter, dans la confiance que Dieu et mon innocence me protégeront contre toute influence funeste ; vous, Brenda, qui ne croyez pas à cette influence, vous n’avez nul motif de trembler. Souvenez-vous qu’il n’y a rien à craindre pour l’innocence.

– Il peut bien n’y avoir aucun danger, répondit Brenda incapable de résister à son goût naturel pour la plaisanterie ; mais, comme dit le vieux livre des bons mots, il y a beaucoup de peur. Cependant, Minna, je resterai avec vous ; d’autant plus volontiers, ajouta-t-elle à demi-voix, que je craindrais de vous laisser seule avec cette femme effrayante, et que j’aurais un noir escalier à monter et long corridor à traverser pour arriver à la chambre d’Euphane Fea, – sans cela elle serait ici avant cinq minutes.

– N’appelle personne ici, au risque de ta vie, jeune fille, dit Norna, et n’interromps plus mon histoire, car je ne pourrais la continuer quand une fois cette lumière enchantée se sera éteinte.

– Dieu soit loué ! pensa Brenda, l’huile commence à s’épuiser : je serais tentée de la souffler ; mais Norna resterait seule avec nous dans les ténèbres, ce qui serait encore pire.

Après cette réflexion, elle se soumit à sa destinée, et s’assit, résolue d’écouter le reste de l’histoire de Norna avec toute la fermeté dont elle serait capable.

Alors Norna poursuivit dans les termes suivans :

– Il arriva un jour d’été, environ à l’heure de midi, que j’étais assise près du Rocher du Nain, les yeux fixés sur la montagne d’où là mystérieuse escarboucle jetait un éclat plus brillant que jamais ; je gémissais dans mon cœur des barrières imposées à notre ardeur pour la science, et enfin je ne pus m’empêcher de m’écrier en empruntant les termes d’un antique saga :

Habitans de ces monts, répondez à ma voix,

Ô vous par qui jadis une femme timide

À des peuples guerriers pouvait dicter des lois

À son bras tout-puissant toi qui servais de guide

Quand des flots en courroux il suspendait le cours,

Roi des noirs ouragans qui troublent les beaux jours,

De ces rochers obscurs déité solitaire,

Nain Trolld, es-tu muet ? n’as-tu plus le savoir

Que les enfans d’Odin t’attribuaient naguère ?

Ton nom ne serait-il qu’un vain nom sans pouvoir ?

– J’avais à peine proféré ces paroles, continua Norna, que le ciel s’obscurcit autour de moi, comme si l’heure de minuit avait soudain remplacé celle du milieu du jour.

Un seul éclair me montra dans son ensemble le tableau désert des bruyères, des marécages, de la montagne et de ses précipices : un coup de tonnerre réveilla tous les échos de Ward-Hill dont la voix se prolongea tellement qu’il semblait qu’un rocher arraché de la cime du mont par la foudre roulait de précipice en précipice dans la vallée. Immédiatement après il tomba une pluie si abondante que je fus obligée de me réfugier dans l’intérieur du rocher mystérieux.

Je m’assis sur la plus large des deux couches taillées dans le roc, à l’extrémité la plus éloignée de la grotte, fixant mes regards sur l’autre, et passant d’une conjecture à une autre sur l’origine et la destination de cette singulière habitation. Était-ce réellement l’ouvrage de ce puissant Trolld auquel l’attribuent les poésies des scaldes ? Était-ce la sépulture de quelque chef scandinave enseveli avec ses armes et ses richesses, peut-être même avec sa femme immolée, afin que celle qu’il chérissait le plus pendant sa vie ne fût pas séparée de lui après sa mort ? Était-ce l’asile où la pénitence avait conduit un pieux anachorète dans des temps plus modernes ? Enfin n’était-ce que l’ouvrage de quelque ouvrier errant que le hasard, le caprice ou un long loisir avaient engagé à se construire une habitation si bizarre ? Je vous dis les pensées qui occupaient mon esprit, afin que vous sachiez que ce qui suivit ne fut pas la vision d’une imagination prévenue, mais une apparition aussi réelle que terrible.

Le sommeil s’était peu à peu emparé de moi pendant mes rêveries, lorsque je fus réveillée par un second coup de tonnerre ; et, à mon réveil, à travers la sombre clarté que laissait pénétrer l’ouverture supérieure de la caverne, j’aperçus le nain Trolld assis vis-à-vis de moi sur la couche plus petite de l’autre extrémité, que sa taille difforme semblait remplir entièrement. Je tressaillis, mais sans effroi, car le sang ardent de l’antique race de Lochlin circulait dans mes veines. Le nain parla, mais ses paroles étaient dans le dialecte norse le plus ancien, et peu de personnes autres que mon père ou moi auraient pu le comprendre ; c’était la langue parlée dans ces îles avant qu’Olave eût planté la croix sur les ruines du paganisme. Le sens en était obscur comme les oracles que les prêtres païens rendaient au nom de leurs idoles, aux tribus assemblées au pied de l’Helgafels. Voici ce que signifiaient ses paroles :

L’hiver a mille fois répandu ses frimas

Depuis qu’une prêtresse, en cherchant ma présence,

Pour reconnaître ma puissance,

Vers ma grotte a porté ses pas.

Vierge au hardi maintien, au cœur plein de courage,

Que la soif de t’instruire a conduite en ces lieux.

Tu n’en sortiras pas sans voir combler tes vœux,

Sans recevoir le prix de ton courage :

Oui, je prétends t’armer du suprême pouvoir

Sur tous les élémens soumis à mon empire :

Que la mer devant toi s’avance ou se retire ;

Que l’air calme s’agite au gré de ton vouloir ;

Que la tempête t’obéisse ;

Qu’à ta voix la terre frémisse ;

Qu’un signe de ta main,

Pour nos rochers, pour nos montagnes,

Pour nos lacs, nos vues, nos haliers, nos campagnes,

Devienne un ordre souverain.

Mais, avant de jouir de ta toute-puissance,

Il faut, c’est du destin l’irrévocable loi,

Que l’auteur de ton existence,

Du présent qu’il te fit soit dépouillé par toi.

Je lui répondis aussitôt en rimant ; car l’esprit des anciens scaldes de notre race était avec moi ; et loin de craindre le fantôme avec lequel je me voyais dans une enceinte si étroite, je sentis l’impulsion de ce grand courage qui donna aux champions anciens et aux druidesses l’audace de déclarer la guerre au monde invisible, lorsqu’ils pensèrent que la terre ne contenait plus d’ennemis dignes d’être domptés par eux.

Je répondis donc comme il suit :

Sombre habitant de ce roc écarté,

Dans ta prédiction sévère

Il règne autant d’obscurité

Qu’en ta demeure solitaire :

Mais apprends que la crainte est au-dessous de moi.

Je t’ai cherché sans éprouver l’effroi ;

Rien ne m’en peut inspirer sur la terre.

Je saurai défier le sort.

Qu’est la vie, après tout ? une fièvre éphémère

Dont le remède est dans la mort.

Le démon fronça le sourcil, comme irrité et maîtrisé à la fois, puis se réduisant à une épaisse vapeur sulfureuse, il disparut du lieu où il s’était assis. Je n’avais pas encore jusqu’alors éprouvé l’influence de la terreur, mais soudain elle s’empara de moi. Je m’élançai vers l’air libre ; la tempête avait cessé, le ciel était pur et serein. Après un moment de repos pour reprendre haleine, car je me sentais oppressée, je me rendis à la hâte auprès de mon père, méditant en chemin les paroles du fantôme. Comme il arrive plus d’une fois, je n’aurais pu alors les rappeler à ma mémoire aussi distinctement que j’ai été depuis en état de le faire.

Il peut paraître étrange qu’une telle apparition se soit effacée de mon esprit comme une vision de la nuit, mais c’est ce qui arriva. Je parvins à me persuader à moi-même que c’était un rêve de l’imagination. Je crus avoir trop vécu dans la solitude, et trop écouté les sentimens inspirés par mes études favorites. Je les abandonnai pendant quelque temps, et fréquentai la jeunesse de mon âge. Dans une visite que je fis à Kirkwall, je fis connaissance avec votre père que ses affaires y avaient amené. Il trouva facilement accès auprès de la parente chez qui j’étais venue, et qui aurait volontiers tout fait pour étouffer la haine qui divisait nos familles. Mes filles, les années ont plus émoussé la sensibilité de votre père qu’elles ne l’ont changé. Il avait les mêmes formes mâles, la même franchise norse, le même cœur, le même courage et la même sagesse réunis à l’ingénuité de la jeunesse, à un vif désir de plaire et d’être recherché, et à une vivacité qui ne survit pas à nos jeunes ans.

Mais quoiqu’il fût digne d’être aimé, quoique Erlend m’écrivît pour m’autoriser à recevoir ses avances, il existait un étranger, Minna, un fatal étranger, habile dans les arts qui nous sont inconnus, rempli de ces grâces qu’on ignorait parmi nos simples aïeux, et qui vivait au milieu de nous comme un être descendu d’une sphère supérieure.

Vous me regardez comme si vous trouviez étonnant que j’aie pu régner sur le cœur d’un tel amant ; mais vous ne voyez en moi rien qui puisse vous rappeler que Norna de Fitful-Head fut jadis aimée et admirée lorsqu’elle était Ulla Troil. Le changement qui survient entre le corps animé et le cadavre après la mort n’est guère plus frappant que celui que j’ai éprouvé en restant encore sur cette terre. Regardez-moi, jeunes filles, regardez-moi à cette triste lueur ; pouvez-vous croire que ces traits hagards et hâlés par l’intempérie de l’air, ces yeux qui ont été presque convertis en pierre à force de se fixer sur des objets de terreur, ces cheveux gris flottans sur mes épaules comme les voiles déchirées d’un vaisseau qui va être englouti pouvez-vous croire que tous ces charmes flétris et celle à qui ils appartiennent aient jadis inspiré l’amour ? Mais la lampe pâlit et va s’éteindre. Ah ! qu’elle s’éteigne pendant que je fais l’aveu de ma honte !

Nous nous aimions en secret, nous nous vîmes en secret jusqu’à ce que j’eusse donné la dernière preuve d’une passion fatale et coupable ! Et maintenant brille, lampe magique, brille quelques instans, flamme si puissante dans ta mourante clarté, Dis à celui qui plane non loin de nous qu’il n’étende pas ses ailes sur le cercle que tu éclaires ! accorde-moi encore un moment de sursis jusqu’à ce que j’aie dévoilé les replis les plus sombres de mon cœur ; et alors perds-toi dans des ténèbres aussi profondes que ma faute et ma douleur.

Pendant qu’elle parlait ainsi, Norna pencha la lampe pour réunir le liquide aliment de sa flamme, qu’elle raviva par ce moyen, et d’une voix creuse et en phrases coupées elle continua son récit.

– Je ne dois pas perdre de temps en vaines paroles. Mon amour fut découvert, mais non mon crime. Erlend arriva furieux à Pomone, et me ramena dans notre solitaire demeure de l’île d’Hoy ; il me défendit de revoir mon amant, et m’ordonna de regarder comme mon futur époux Magnus, en qui il voulait pardonner les torts de son père. Hélas ! je ne méritais plus son attachement, mon seul désir était de fuir la maison paternelle pour cacher ma honte dans les bras de mon amant. Je dois lui rendre justice, il fut fidèle, trop, trop fidèle ; sa perfidie m’eût privée de la raison, mais les fatales conséquences de sa fidélité me coûtèrent dix fois plus.

Norna s’arrêta, et reprit avec l’accent du délire : – C’est à cette fidélité que je dois la terrible prérogative d’être la puissante et malheureuse souveraine des mers et des vents.

Elle garda de nouveau le silence après cette exclamation, mais elle reprit bientôt son récit d’un ton plus calme.

– Mon amant vint en secret à Hoy pour se concerter avec moi sur ma fuite ; je consentis à lui donner rendez-vous pour fixer le temps où son navire entrerait dans le détroit, je quittai la maison à minuit.

Ici Norna parut accablée par ses angoisses, et ne continua plus son récit que par des phrases sans liaison et interrompues.

– Je quittai la maison à minuit. Je devais passer devant la chambre de mon père, et je m’aperçus qu’elle était ouverte ; je crus qu’il m’épiait, et, de peur que le bruit de mes pas ne troublât son sommeil, je fermai la porte fatale : action bien insignifiante, bien peu importante en apparence ; mais, Dieu du ciel ! quelles en furent les conséquences !

Le matin suivant, la chambre était remplie d’une vapeur suffocante. Mon père était mort ! mort par ma désobéissance ! mort par suite de mon déshonneur ! Tout ce qui suit n’est plus que nuages et ténèbres ! Une noire vapeur enveloppa tout ce que je fis, tout ce que je vis depuis, jusqu’à ce que je devins assurée que mon sort était accompli, et que j’étais enfin l’être calme et terrible que vous voyez devant vous, la reine des élémens, partageant le pouvoir des êtres qui se font de l’homme et de ses passions un jeu comparable à celui que se fait le pêcheur des tortures de ce poisson auquel il crève les yeux, et qu’il rejette dans son élément natal pour le voir traverser les vagues, aveugle et expirant. Jeunes filles, celle que vous voyez devant vous est impassible aux folies dont vos esprits subissent les illusions. Je suis celle qui a fait son offrande ; celle qui a privé l’auteur de ses jours du don de la vie qu’elle lui devait. L’oracle obscur fut interprété par cet acte criminel. Je ne fais plus partie de l’humanité. Je suis devenue un être tout-puissant, souverainement malheureux.

Elle parlait encore, lorsque la lumière, long-temps vacillante, s’élança un instant au-dessus de la lampe et sembla près d’expirer. Norna s’interrompant dit tout-à-coup :

– C’est assez… il vient… il vient… il suffit que vous me connaissiez, et que vous sachiez quel droit j’ai acquis de vous donner des avis et des ordres. – Approche maintenant, esprit superbe, si tu veux.

À ces mots elle éteignit elle-même la lampe, sortit de l’appartement avec sa démarche habituelle de dignité, comme Minna put s’en assurer en écoutant le bruit mesuré de ses pas.

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