« Ouf ! respirons. J’ai, je crois, pris des ailes
« Pour t’apporter d’excellentes nouvelles ;
« Pour t’annoncer quels sont les prix courans,
« Et qu’on va voir revenir le bon temps. »
Le vieux Pistol.
La fortune, qui semble quelquefois avoir de la conscience, devait à l’Udaller le dédommagement du mauvais succès de la pêche. Elle s’acquitta envers lui dans la soirée du jour même, en amenant à Burg-Westra un nouveau personnage. C’était le colporteur, ou, suivant le titre qu’il se donnait, le marchand forain. Bryce Snailsfoot, qui arriva en grande pompe, juché lui-même sur un bidet, et suivi d’un autre conduit par un enfant à tête et pieds nus, et chargé d’une balle de marchandise deux fois plus gonflée que de coutume.
Bryce s’étant annoncé comme porteur d’importantes nouvelles, on le fit entrer dans la salle à manger ; et suivant la simplicité primitive de ce siècle où l’on ne faisait pas acception de personnes, on le fit asseoir devant une table placée à l’un des angles de l’appartement, où on lui fournit abondamment tout ce dont pouvait avoir besoin un voyageur. L’hospitalité attentive du maître du logis ne permit pas qu’on lui fît aucune question avant qu’il eût complètement apaisé sa soif et son appétit. Alors il annonça avec cet air de suffisance que prend un voyageur arrivé d’une contrée éloignée, qu’il était venu la veille à Lerwick, après avoir fait un voyage à Kirkwall, capitale des Orcades, et qu’on l’aurait vu à Burgh-Westra dès le jour précédent, sans l’ouragan qu’il y avait eu à la hauteur du promontoire de Fitful-Head.
– Un ouragan ! dit Magnus. Nous n’avons pas eu ici un souffle de vent.
– En ce cas, reprit le colporteur, il y a quelqu’un qui n’a pas passé tout son temps à dormir, et son nom commence par un N. Mais Dieu est au-dessus de tout.
– Mais quelles nouvelles dans les Orcades, Bryce ? contez-nous-les : cela vaudra mieux que de nous parler d’un coup de vent.
– Des nouvelles, telles qu’on n’en a pas appris depuis trente ans, – depuis le temps de Cromwell.
– Est-ce qu’il y a une autre révolution ? demanda Claude Halcro. Le roi Jacques est-il revenu comme autrefois le roi Charles ?
– Ce sont des nouvelles, répondit le colporteur, qui valent vingt rois et autant de royaumes. Car, quel bien les évolutions nous ont-elles jamais fait ? Et j’ose dire que nous en avons vu une douzaine, tant grandes que petites.
– Est-il arrivé quelque bâtiment de la compagnie des Indes ? demanda Magnus Troil.
– Vous êtes plus près du but, Fowde, répondit Snailsfoot ; mais ce n’est pas un bâtiment de la compagnie des Indes ; c’est un bel et bon vaisseau armé en guerre, encombré de marchandises de toute espèce, et qu’on y vend à un prix si raisonnable, qu’un honnête homme comme moi peut procurer à tout le pays l’occasion de faire d’excellens marchés : vous en conviendrez quand je vous aurai fait voir ce que contient cette balle, car je réponds qu’elle sera plus légère quand je m’en irai que quand je suis arrivé.
– Oui, oui, dit l’Udaller, il faut que vous ayez fait de bons marchés, si vous en faites faire aux autres. Mais quel est ce vaisseau ?
– Je ne puis vous le dire exactement. – Je n’ai parlé qu’au capitaine, qui est un homme fort discret. Mais il faut qu’il ait été à la Nouvelle-Espagne, car il est chargé de soieries, de satins, de vins, de sucre, de poudre d’or, et l’on n’y manque ni d’or ni d’argent monnayé.
– Mais à quoi ressemble ce bâtiment ? demanda Cleveland, qui paraissait l’écouter avec beaucoup d’attention. Est-ce une frégate, une corvette ?
– C’est un vaisseau très fort, très bien construit, une espèce de schooner ou de sloop qui, dit-on fend l’eau comme un dauphin. Il porte douze pièces de canon, et il est percé pour vingt.
– Savez-vous quel est le nom du capitaine ? demanda Cleveland d’un ton un peu plus bas que de coutume.
– Je ne l’ai entendu nommer que capitaine ; et je me suis fait une règle de ne jamais demander le nom de ceux avec qui je fais des affaires de commerce : car, je vous en demande pardon, capitaine Cleveland, mais il y a plus d’un honnête capitaine qui ne se soucie pas d’attacher son nom à ce titre ; et pourvu que nous sachions quelle affaire nous faisons, qu’importe que nous sachions à qui nous avons affaire ?
– Bryce Snailsfoot est un homme prudent, dit l’Udaller en riant : il sait qu’un sot peut faire des questions auxquelles un sage ne se soucie pas de répondre.
– J’ai fait des affaires avec plus d’un commerçant dans ma vie, répliqua le colporteur, et je n’ai jamais vu d’utilité à mettre le nom d’un homme au bout de chaque phrase. Tout ce que je puis dire, c’est que ce capitaine est un galant homme, et qu’il ne manque pas de bontés pour ses gens, car ils sont aussi bien vêtus que lui-même. Les simples matelots ont des écharpes de soie, et j’ai vu maintes dames en portant de moins belles, qui se croyaient bien huppées. Quant aux boucles d’argent, et à d’autres vanités semblables, c’est à n’en pas finir.
– Les idiots ! dit Cleveland entre ses dents. Puis il ajouta en élevant la voix : – Et je suppose qu’ils vont souvent à terre pour faire parade de leur magnificence devant les jeunes filles de Kirkwall ?
– Pas du tout. Le capitaine ne permet à personne de descendre à terre sans que le maître d’équipage soit de la compagnie ; et celui-ci est un gaillard comme il n’en fut jamais sur le tillac d’un navire. Vous trouveriez un chat sans griffes plus aisément que vous ne le verriez sans son coutelas et sa double paire de pistolets à sa ceinture. Tout l’équipage le craint autant que s’il était le commandant.
– Il faut que ce soit le diable ou Hawkins, s’écria Cleveland.
– Que ce soit l’un ou l’autre ou un composé de tous les deux, je vous prie de faire attention, capitaine, que c’est vous qui lui donnez ce nom, et que je n’y suis pour rien.
– Capitaine Cleveland, dit l’Udaller, il est possible que ce soit le même navire-matelot dont vous nous parliez.
– En ce cas, il faut qu’il ait joué de bonheur, car il semble en meilleure fortune que lorsque je m’en suis séparé. – Les avez-vous entendus parler d’un bâtiment qui faisait voile avec eux, Snailsfoot ?
– Oui, vraiment, c’est-à-dire qu’ils ont dit quelques mots d’un navire qu’ils croient avoir fait naufrage dans ces parages.
– Et leur avez-vous dit ce que vous en saviez ? Demanda l’Udaller.
– Du diable si j’ai été si sot ! – S’ils avaient su ce qu’est devenu le navire, ils auraient voulu savoir ce qu’est devenue la cargaison ; et vous n’auriez pas voulu que j’attirasse sur la côte un vaisseau armé pour tourmenter de pauvres gens pour quelques rogatons jetés par la mer sur le sable.
– Indépendamment de ce qu’on aurait pu trouver dans votre balle, coquin que vous êtes ! dit l’Udaller ; observation qui excita de grands éclats de rire. Magnus lui-même ne put s’empêcher de partager un instant la gaieté qu’inspirait son sarcasme ; mais reprenant sur-le-champ son air sérieux, il ajouta d’un ton grave :
– Vous pouvez rire, mes amis, Mais c’est un usage qui est la honte de votre pays, et qui attire sur lui la malédiction du ciel ; et jusqu’à ce que nous apprenions à respecter les droits des malheureux qui font naufrage sur nos côtes, nous mériterons d’être vexés et opprimés comme nous l’avons été et comme nous le sommes encore par des étrangers.
Cette espèce de réprimande fit baisser la tête à toute la compagnie. Peut-être quelques uns des convives entendaient-ils la voix de leur conscience qui leur faisait elle-même quelques reproches, mais tous sentaient qu’ils ne réprimaient pas d’une manière assez efficace la soif du pillage qui dévorait les classes inférieures. Cleveland prenant la parole dit avec gaieté : – Si ces braves gens sont mes camarades, je puis garantir qu’ils n’inquièteront jamais aucun habitant de ce pays pour quelques caisses, quelques hamacs et autres bagatelles semblables que le naufrage de mon pauvre sloop a jetés sur cette côte. Qu’importe que la mer ou Snailsfoot en ait profité ? – Ouvre donc ta balle, Bryce ; montre ta cargaison à ces dames ; peut-être y trouverons-nous quelque chose, qui leur plaira.
– Ce ne peut être le second vaisseau de Cleveland, dit Brenda à sa sœur à voix basse, il aurait montré plus de joie en apprenant son arrivée.
– Il faut que ce soit ce vaisseau, répondit Minna, car j’ai vu ses yeux briller à l’idée de rejoindre les compagnons de ses dangers.
– Ils peuvent avoir brillé, reprit Brenda en songeant qu’il pourrait profiter de cette occasion pour quitter ces îles ; un œil qui brille ne peut pas toujours faire juger des sentimens du cœur.
– Au moins, répliqua Minna, vous pouvez ne pas interpréter défavorablement les pensées d’un ami. Alors, si vous vous trompez dans votre opinion, vous n’aurez rien à vous reprocher.
Pendant que ce dialogue avait lieu à parte entre les deux sœurs, Snailsfoot s’occupait d’ouvrir sa balle couverte d’une enveloppe de peau de veau marin, qui se fermait par le moyen de boucles et de courroies. Ce travail fut interrompu plusieurs fois par l’Udaller et plusieurs autres qui lui faisaient diverses questions relativement au navire nouvellement arrivé à Kirkwall.
– Les officiers allaient-ils souvent à terre ? demanda Magnus. Comment étaient-ils reçus par les habitans ?
– Parfaitement bien, répondit le marchand forain. Le capitaine et un ou deux de ses gens ont été au bal et autres vanités de la ville ; mais on a dit quelques mots sur les douanes et les droits à payer au roi, et quelques uns des premiers de la ville qui ont voulu parler haut en qualité de magistrats ou autrement se sont pris de querelle avec le capitaine. Celui-ci a refusé de se soumettre à ce qu’on lui demandait, de sorte qu’il était naturel qu’on le reçût ensuite avec plus de froideur, et il parlait de conduire son vaisseau à Stromnell ou à Langhope, car il est à l’ancre sous les canons de la batterie de Kirkwall. Mais je crois que, malgré tout cela, il restera dans cette rade jusqu’après la grande foire d’été.
Les habitans des Orcades, dit Magnus, semblent toujours chercher à serrer encore davantage le collier que la tyrannie des Écossais leur a mis autour du cou. N’est-ce pas assez que nous payions le scat et le watle, seuls droits exigés sous notre ancien gouvernement norse, sans qu’on vienne encore nous parler de douanes et de droits du roi ? Il est du devoir d’un honnête homme de résister à ces exactions. Je l’ai fait toute ma vie, et je le ferai jusqu’à la fin de mes jours.
Cette déclaration de Magnus Troil excita l’enthousiasme et lui valut les applaudissemens des convives, dont la plupart lui savaient plus de gré de ses principes relâchés relativement au paiement des droits formant le revenu public, qu’ils n’avaient été satisfaits de la rigueur de sa décision relativement aux effets jetés sur la côte par suite de naufrages. Ces sentimens étaient très naturels chez des insulaires vivant dans des parages si écartés et soumis à maintes exactions arbitraires.
Mais l’inexpérience de Minna l’entraîna encore plus loin que son père ; et elle dit à l’oreille à Brenda, non sans que Cleveland l’entendît, que c’était le défaut d’énergie des habitans des Orcades qui seul les avait empêchés de s’affranchir de la domination écossaise.
– Pourquoi, ajouta-t-elle, n’avons-nous pas profité des révolutions nombreuses qui ont eu lieu depuis un certain temps, pour secouer un joug qui nous a été injustement imposé, et nous remettre sous la protection du Danemarck le pays de nos pères ? Pourquoi avons-nous hésité à le faire, si ce n’est parce que les habitans des Orcades ont contracté tant d’alliances avec nos oppresseurs, qu’ils sont devenus insensibles à l’impulsion du sang norse qu’ils tenaient des héros leurs ancêtres ?
La dernière partie de ce discours patriotique arriva jusqu’aux oreilles surprises de notre ami Triptolème, qui, ayant un dévouement sincère pour la succession protestante établie par la révolution, ne put retenir l’exclamation : – Le jeune coq apprend à chanter comme le vieux – Pardon, miss, j’aurais dû dire la jeune poule, et je vous prie de m’excuser si j’ai dit quelque chose qui ne soit pas à propos, dans un genre ou dans l’autre. Mais c’est un heureux pays que celui où le père se déclare contre les droits dus au roi, tandis que la fille parle contre sa couronne ! À mon jugement, cela ne peut finir que par l’arbre et le chanvre.
– Les arbres sont rares dans nos îles, dit Magnus ; quant au chanvre, nous en avons besoin pour faire des voiles, et il n’en reste pas pour faire des cravates.
– Et quiconque prend ombrage de ce que dit cette jeune dame, s’écria Cleveland, agirait plus prudemment en cherchant une autre occupation pour sa langue et pour ses oreilles.
– Oui, oui, reprit Triptolème, à quoi bon dire des vérités qui ne plaisent pas davantage que du trèfle mouillé à une vache, dans un pays où les jeunes gens sont prêts à dégaîner leur rapière si une jeune fille regarde quelqu’un de travers ? Mais comment espérer de trouver de bonnes manières dans un pays où l’on appelle un soc de charrue un markal ?
– Maître Yellowley ! dit le capitaine, j’espère que ce n’est pas de mes manières que vous parlez, et que vous ne les placez pas au nombre des abus que vous venez réformer ici. Toute expérience à ce sujet pourrait être dangereuse, je vous en avertis.
– Et difficile en même temps, répondit sèchement Triptolème. Mais ne craignez pas mes remontrances, capitaine ; mes travaux ont pour objet les hommes et les choses de la terre, et non les hommes et les choses de la mer : – vous n’êtes pas de mon élément.
– Eh bien soyons donc amis, mon vieil assemble-mottes, dit Cleveland.
– Assemble-mottes ! reprit le facteur qui, pour faire une repartie, s’avisa de mettre à profit les études classiques de sa jeunesse. Ce mot composé me rappelle le Nεεζφηγερέτα Ζεύς. Peut-être y pensiez-vous vous-même. Dans quel pays avez-vous attrapé cette locution toute grecque ?
– J’ai voyagé dans les livres aussi bien que sur la mer, répondit le capitaine ; mais mes dernières croisières ont été de nature à me faire oublier mes anciens voyages dans les connaissances classiques. – Eh bien, Bryce, es-tu venu à bout de désarrimer ta cargaison. Allons, fais-nous voir si tu as quelque chose qui mérite qu’on y jette les yeux.
Le rusé colporteur, d’un air content de lui-même, et avec un sourire malin, étala un assortiment de marchandises fort supérieures à celles qui se trouvaient ordinairement dans sa balle, notamment des étoffes rares et précieuses garnies de franges, brodées en fleurs sur des modèles arabesques, et travaillées avec tant d’art et de magnificence, que la vue en aurait ébloui une société plus habituée au luxe que les simples enfans de Thulé. Chacun restait plongé dans le silence de l’admiration, tandis que mistress Baby Yellowley, levant les mains vers le ciel, s’écriait que c’était un péché que de regarder seulement de telles extravagances, et, que ce serait un crime pire qu’un meurtre que d’en demander le prix.
D’autres eurent pourtant plus de courage. Le marchand forain devait avoir fait lui-même une excellente affaire, à en juger par la modération du prix qu’il demanda, en déclarant qu’il exigeait tout juste un peu plus que rien, pour dire que la marchandise n’était pas tout-à-fait donnée. Le bon marché fut cause d’un débit rapide ; car, dans les îles Shetland comme ailleurs, on achète souvent les objets par le désir de profiter d’une occasion qui paraît avantageuse, plutôt que par un besoin véritable. Ce fut d’après ce principe que lady Glowrowrum, faisant emplette de sept jupons et de douze corsets, fut imitée par plusieurs autres matrones prudentes, dans ce trait de prévoyante économie. L’Udaller acheta aussi différentes choses. Mais la meilleure pratique de Snailsfoot fut le capitaine Cleveland : en effet, il achetait tout ce qui paraissait fixer les yeux des dames pour leur en faire présent. Nous n’avons pas besoin d’ajouter qu’il n’oublia ni Minna ni Brenda.
– Je crains, capitaine, dit Magnus, que ces dames ne doivent regarder tous ces présens comme des souvenirs que vous voulez leur laisser, et que votre libéralité ne soit un signe assuré que nous sommes sur le point de vous perdre.
Cette phrase parut embarrasser celui à qui elle était adressée.
– Je ne sais pas trop, dit-il après avoir hésité un instant, si le bâtiment dont on vient de parler est celui qui faisait voile de conserve avec moi ; il faut que je fasse une excursion à Kirkwall pour m’en assurer ; mais dans tous les cas j’espère revenir vous faire mes adieux à tous.
– Eh bien, reprit l’Udaller, je crois que je puis vous y conduire. Il faut que j’aille à la foire de Kirkwall pour régler avec les marchands entre les mains de qui j’ai consigné mon poisson, et d’ailleurs j’ai souvent promis à Minna et à Brenda de la leur faire voir. Il est possible aussi que ce bâtiment, que ce soit le vôtre ou non, ait des marchandises qui me conviennent. Si j’aime à contempler mon magasin garni de danseurs, j’ai presque autant de plaisir à le voir plein de provisions de toute espèce. Nous irons aux Orcades dans mon brick, et je puis vous y offrir un hamac si vous le désirez.
L’offre parut si agréable à Cleveland, qu’après s’être épuisé en remerciemens, il parut décidé à donner des preuves du plaisir qu’il éprouvait en épuisant aussi sa bourse pour faire de nouveaux présens. L’air d’indifférence avec lequel il faisait passer des sommes assez considérables de sa poche dans celle du marchand forain, annonçait le dissipateur le plus prodigue, ou un homme dont la richesse était inépuisable, et mistress Baby dit tout bas à son frère – qu’il fallait que ce jeune homme, malgré le naufrage de son vaisseau, eût fait un voyage plus heureux que tous les capitaines de Dundee, arrivés sans accident dans leur port depuis un an.
Le ton d’aigreur avec lequel elle faisait cette remarque fut pourtant bien adouci quand Cleveland, dont le but semblait être ce soir d’acheter l’opinion favorable de tout le monde, s’approcha d’elle avec un vêtement qui, pour la forme, ressemblait au plaid d’Écosse, mais dont le tissu était d’une laine si fine et si douce au toucher, qu’on l’aurait pris pour de l’édredon. – C’était, lui dit-il, une partie du costume des dames d’Espagne qu’elles nommaient mantilla ; et, comme il allait parfaitement à la taille de mistress Yellowley, et qu’il convenait on ne pouvait mieux au climat des îles Shetland, il la priait de vouloir bien le porter pour l’amour de lui. La dame, avec autant de douceur et de condescendance que ses traits pouvaient en exprimer, non seulement consentit à accepter cette marque de galanterie, mais permit même au donateur d’arranger la mantilla sur les os saillans de ses larges épaules, où, dit Claude Halcro, elle pourrait rester suspendue jusqu’au jugement dernier, aussi serrement que si elle était accrochée à deux branches de portemanteau.
Tandis que Cleveland faisait ce trait de galanterie, au grand amusement de toute la société, ce qui était probablement son principal but, Mordaunt achetait une petite chaîne d’or, dans le dessein de l’offrir à Brenda quand il en trouverait l’occasion. Le prix en fut fixé et la chaîne mise à part. Claude Halcro montra aussi quelque désir de se rendre acquéreur d’une boîte d’argent de forme antique destinée à contenir du tabac à fumer dont il avait l’habitude d’user avec profusion. Mais le barde avait rarement de l’argent comptant ; et, dans le fait, grâce, à son genre de vie errante, il était encore plus rare qu’il en eût besoin. Bryce, ce soir-là, qui n’avait encore rien vendu qu’au comptant, protesta qu’il faisait un si modique profit qu’il ne pouvait accorder de crédit à aucun acquéreur. Merdaunt devina le sujet de leur conversation, par leurs gestes, le poète avançant avec un air d’envie le pouce et l’index vers la boîte, sur laquelle le colporteur appuyait le poids de toute sa main, comme s’il eût craint qu’elle pût trouver des ailes tout-à-coup pour voler dans la poche de Claude Halcro. Mordaunt, en ce moment, souhaitant que les désirs de son vieil ami fussent satisfaits, jeta sur la table le prix de la boîte, et dit qu’il ne souffrirait pas que M. Halcro achetât cette boîte, attendu qu’il avait déjà conçu le projet de le prier de l’accepter en présent.
– Je ne veux pas aller sur vos brisées, mon cher jeune ami, dit le barde, – mais le fait est que cette boîte me rappelle celle du glorieux John Dryden, dans laquelle j’eus l’honneur de prendre une prise de tabac au café de Will, ce qui fait que j’ai plus de considération pour le pouce et l’index de ma main droite, que pour aucune autre partie de mon corps : seulement, il faut que vous me permettiez de vous en rendre le prix quand mon poisson salé d’Urkaster aura été vendu.
– C’est une affaire a régler entre vous, dit le colporteur en prenant l’argent de Mordaunt, la boîte est vendue et payée.
– Et comment osez-vous vendre une seconde fois ce que vous m’avez déjà vendu ? – s’écria Cleveland en s’avançant tout-à-coup vers eux.
Tout le monde fut surpris de cette question faite avec une sorte de précipitation par Cleveland, qui, en finissant la toilette de mistress Baby, avait vu, non sans émotion, l’objet qu’il s’agissait de vendre. À cette demande, qui fut faite d’un ton bref et arrogant, le colporteur, qui ne se souciait pas d’indisposer contre lui une si bonne pratique, se borna à répondre que Dieu savait qu’il n’avait nullement dessein de l’offenser.
– Comment, s’écria le marin en avançant la main vers la boîte et la chaîne, vous n’avez pas dessein de m’offenser, et vous vendez ce qui m’appartient ! Rendez à monsieur son argent, et tachez de maintenir votre barque sous le méridien de l’honnêteté.
Snailsfoot, confus, tira à contre-cœur sa bourse de cuir pour rendre à Mordaunt ce qu’il en avait reçu ; mais celui-ci refusa de reprendre son argent.
– Vous avez dit vous-même, en présence de M. Halcro, dit-il, que la marchandise était vendue et payée, et je ne souffrirai pas que personne s’empare de ce qui m’appartient.
– Ce qui vous appartient, jeune homme ! s’écria Cleveland ; ces objets sont à moi. J’en avais parlé à Bryce un instant avant de quitter la table.
– Je… je… je ne vous avais pas bien compris, dit le colporteur, qui désirait évidemment ne mécontenter ni l’un ni l’autre.
– Allons, allons, dit l’Udaller, je ne veux point entendre de querelles pour de semblables babioles : il est temps de passer dans la salle de bal. – C’était le nom qu’il donnait au magasin. – Et il faut que chacun y arrive de bonne humeur. Bryce conservera ces colifichets jusqu’à demain matin, et alors je déciderai moi-même à qui ils doivent appartenir.
Les lois de l’Udaller dans sa maison étaient aussi absolues que celles des Mèdes. Les deux jeunes gens se retirèrent de différens côtés en se lançant un regard de ressentiment.
Il est rare que le second jour d’une fête soit aussi amusant que le premier. L’esprit se ressent de la fatigue du corps, et ni l’un ni l’autre ne se trouve capable de recommencer ce qu’il a fait la veille. Le bal de Burgh-Westra n’offrit donc pas tout-à-fait la gaieté qui y avait régné la soirée précédente ; et il n’était qu’une heure du matin quand Magnus Troil, après s’être plaint de la dégénération des temps, et avoir regretté de ne pouvoir transmettre aux modernes Hialtlandais une partie de la vigueur qui l’animait encore, se vit forcé de donner à contre-cœur le signal d’une retraite générale.
Précisément en ce moment, Halcro prenant Mordaunt à part, lui dit qu’il avait un message pour lui de la part du capitaine Cleveland.
– Un cartel, sans doute, dit Mordaunt dont le cœur battait en prononçant ce mot.
– Un cartel ! répéta Halcro : qui jamais a entendu parler d’un cartel dans ces îles paisibles ? D’ailleurs me trouvez-vous l’air d’un homme qui se charge de porter des cartels ? – Et à vous surtout ? Je ne suis pas du nombre de ces fous qui se battent, comme dit le glorieux John, et ce n’est pas même tout-à-fait un message dont je suis chargé. Tout ce que je désire vous dire, c’est que je vois que le capitaine Cleveland a fort à cœur d’avoir les objets dont vous aviez aussi envie.
– Et je vous jure qu’il ne les aura pas.
– Écoutez-moi donc, Mordaunt. Il paraît qu’il a reconnu par des armoiries ou quelques autres marques qui se trouvent sur ces bijoux, qu’ils lui ont appartenu. Or, si vous me faisiez présent de la boîte, comme vous en aviez intention, je vous déclare que je ne l’accepterais que pour la lui rendre.
– Et Brenda en ferait peut-être autant, pensa Mordaunt. À présent que j’y ai mieux réfléchi, mon ancien ami, dit-il, je consens que le capitaine Cleveland ait les objets auxquels il attache tant d’importance, mais ce ne sera qu’à une seule condition.
– Vous gâterez tout, avec vos conditions ; car, comme le dit fort bien le glorieux John, les conditions ne sont que…
– Écoutez-moi bien : cette condition, c’est qu’il les recevra en échange du fusil que j’ai accepté de lui, et par ce moyen nous n’aurons aucune obligation l’un à l’autre.
– Je vois où vous voulez en venir. Voilà bien Sébastien et Dorax ! – Eh bien, vous direz au colporteur qu’il peut remettre ces deux bijoux au capitaine, et moi j’informerai Cleveland des conditions auxquelles il peut se les procurer. Sans cela, Bryce serait homme à en recevoir le paiement deux fois, et je crois que sa conscience ne l’étoufferait pas pour cela.
À ces mots Halcro le quitta pour chercher Cleveland, et Mordaunt voyant au bout de la salle de danse Bryce Snailsfoot qui était une espèce d’être privilégié pour avoir ses entrées partout, il alla le trouver, et lui donna ordre de remettre au capitaine Cleveland, à la première occasion, les objets en litige.
– Vous avez raison, M. Mordaunt, dit le colporteur, vous êtes un jeune homme qui avez de la prudence et du bon sens : une réponse faite avec calme détourne la colère ; et moi-même je serai charmé de vous rendre service en tout ce qui concerne mon petit ministère. Entre l’Udaller de Burgh-Westra et ce capitaine Cleveland, un homme se trouve comme entre le diable et la mer. Or il est probable, au bout du compte, que l’Udaller aurait prononcé en votre faveur, car il aime la justice.
– Et il paraît que vous n’en faites pas grand cas, maître Snailsfoot, sans quoi il n’y aurait point eu de dispute. Le droit était si clairement de mon côté, que vous n’aviez besoin que de rendre témoignage à la vérité.
– Je dois convenir, M. Mordaunt, qu’il y avait de votre côté une ombre et une apparence de justice ; mais la justice dont je me mêle n’a rapport qu’aux affaires de mon commerce, comme par exemple celle de donner la juste mesure à mes étoffes, à moins que l’aune dont je me sers ne soit un peu usée par un bout, attendu que je n’ai pas d’autre canne quand je voyage ; d’acheter et de vendre à juste poids, vingt-quatre marcs pour un lispund ; mais ce n’est pas mon affaire de rendre justice d’homme à homme comme un fowde ou un jurisconsulte des anciens Lawtings.
– C’est ce que personne ne vous demandait ; mais vous pouviez rendre témoignage conformément à votre conscience, dit Mordaunt, qui n’était content ni du rôle que le colporteur avait joué pendant la contestation ; ni de la manière dont il interprétait ses motifs pour céder à Cleveland la possession des objets contestés.
Mais Snailsfoot avait sa réponse prête.
– Ma conscience, M. Mordaunt, répliqua-t-il, est aussi délicate que celle d’aucun homme de ma profession ; mais elle est un peu timide, elle n’aime pas le bruit ; et quand elle entend quelqu’un parler bien haut, elle parle si bas, si bas, que c’est tout au plus si je puis l’entendre.
– Et vous n’êtes guère dans l’habitude de l’écouter, dit Mordaunt.
– Vous avez là, dit Bryce en lui mettant la main sur le cœur, ce qui vous prouve le contraire.
– Dans mon cœur ! dit Mordaunt avec surprise ; que voulez-vous dire ?
– Je ne dis pas dans votre cœur, M. Mordaunt, mais par-dessus. Je suis sûr que personne ne verra le gilet qui vous couvre la poitrine, sans convenir que le marchand qui ne vous l’a vendu que quatre dollars avait de la justice, de la conscience, et de l’amitié pour vous, qui plus est. Ainsi vous ne devriez pas être fâché contre moi et me chercher querelle, parce que je n’ai pas voulu prendre parti dans une dispute qui ne me regardait pas.
– Fâché contre vous ! vous êtes fou. Je ne vous cherche pas querelle.
– J’en suis bien aise, car jamais je n’aurai de querelle avec personne de mon plein gré, surtout avec une ancienne pratique ; et si vous voulez m’en croire, vous n’en aurez point avec le capitaine Cleveland. Il ressemble à ces tapageurs qui viennent d’arriver à Kirkwall, et qui ne se feraient pas plus de scrupule de couper un homme par morceaux, que nous ne nous en faisons de dépecer une baleine. C’est leur métier de se battre, et ils ne vivent que de cela. Ils auraient donc tout l’avantage, sur un jeune homme qui, comme vous, ne se bat qu’à la passade et par forme d’amusement, quand il n’a rien de mieux à faire.
Presque toute la compagnie était déjà dispersée ; Mordaunt ayant souhaité le bonsoir au marchand forain, en riant de son avis prudent, se retira dans l’appartement qui lui avait été assigné par Éric Scambester qui remplissait à Burgh-Westra les fonctions de chambellan comme celles de sommelier. Cet appartement ne consistait qu’en une petite chambre située dans un des bâtimens extérieurs, et où il n’avait d’autre lit qu’un hamac de matelot.