« Où sont-ils donc ces instants pleins de charmes,
« Où, confondant nos plaisirs et nos larmes,
« Nos cœurs cherchaient querelle au temps jaloux
« Qui séparait deux sœurs dont la tendresse
« Était alors le trésor le plus doux
SHAKSPEARE le Songe d’une nuit d’été.
L’attention de Minna était entièrement occupée de cet horrible récit, qui expliquait plusieurs révélations incomplètes sur Norna, qu’elle avait entendu faire à son père et à d’autres parens. Elle resta quelque temps plongée dans une telle surprise mêlée d’horreur ; qu’elle n’essaya pas même d’adresser la parole à sa sœur Brenda. Lorsqu’enfin elle l’appela par son nom, elle ne reçut aucune réponse, et, lui touchant la main ; elle s’aperçut qu’elle était aussi froide que la glace.
Alarmée autant qu’on peut l’être, elle ouvrit la fenêtre et les volets, pour laisser pénétrer dans la chambre l’air et la pâle clarté d’une nuit hyperboréale. Elle reconnut alors que Brenda était évanouie. Norna, son effrayante histoire, ses rapports mystérieux avec le monde invisible, tout ce qui venait de frapper vivement Minna, s’évanouit dans ses pensées. Elle courut à la hâte jusqu’à la chambre de la vieille femme de charge pour implorer son secours, sans réfléchir un instant à ce qu’elle pourrait rencontrer dans de sombres corridors.
La vieille Euphane accourut au secours de Brenda, et eut aussitôt recours aux remèdes que lui suggéra son expérience ; mais la pauvre fille avait eu les nerfs tellement ébranlés par ce qu’elle venait d’entendre, que, revenue de son évanouissement, tous les efforts qu’elle fit pour calmer son esprit ne purent prévenir un accès hystérique de quelque durée. Cet accident fut encore calmé, grâces à l’expérience de la vieille Euphane Fea, versée dans la simple pharmacie en usage dans les îles Shetland, et qui, après avoir administré à la malade une potion calmante composée de plantes et de fleurs sauvages distillées, la vit enfin céder au sommeil.
Minna se coucha près de sa sœur, lui baisa les joues et essaya d’appeler le sommeil à son tour ; mais plus elle l’invoquait, plus il semblait fuir ses paupières ; et, si par momens elle se sentait disposée à goûter le repos, la voix de la parricide involontaire semblait retentir à son oreille et la faisait tressaillir.
L’heure témoin de leur lever, habituellement matinal, trouva les deux sœurs dans un état différent de ce qu’on aurait pu attendre. Un profond sommeil avait rendu à la légère Brenda toute la vivacité de ses regards, les roses de ses joues et le sourire de ses lèvres ; l’indisposition passagère de la nuit précédente avait laissé sur son visage aussi peu de traces que les terreurs fantastiques du récit de Norna sur sa mobile imagination. Les regards de Minna, au contraire, étaient mélancoliques, abattus, et leur feu visiblement épuisé par la veille et l’anxiété.
Elles se parlèrent d’abord très peu et comme effrayées d’aborder un sujet qui leur avait causé tant d’émotion la nuit précédente. Ce ne fut qu’après leurs prières habituelles que Brenda, en laçant le corset de sa sœur, car elles se rendaient réciproquement les petits services de la toilette, s’aperçut de la pâleur de Minna ; et, s’étant assurée, par un coup d’œil jeté dans le miroir, que ses traits n’offraient pas la même altération, elle baisa sa sœur sur la joue et lui dit affectueusement :
– Claude Halcro avait raison, ma sœur, quand son délire poétique nous donna les deux noms du Jour et de la Nuit.
– Et pourquoi me rappeler ces noms maintenant ? dit Minna.
– Parce que chacune de nous est plus courageuse pendant les heures dont nous tirons nos noms. J’ai été effrayée à en mourir en entendant, la nuit dernière, cette histoire que vous avez écoutée avec une fermeté si constante ; maintenant qu’il est grand jour, je puis y penser avec sang-froid, tandis que vous paraissez aussi pâle qu’un esprit surpris par le retour du soleil.
– Vous êtes heureuse, Brenda, lui dit sa sœur gravement, de pouvoir oublier sitôt un récit si horrible et si merveilleux.
– Ce qu’il y a d’horrible, répondit Brenda, ne saurait être oublié, à moins qu’on ne pût espérer que l’imagination exaltée de la pauvre femme, si active à conjurer des apparitions, lui eût seule imputé un crime sans réalité.
– Vous ne croyez donc pas à son entrevue avec le nain de la caverne de Dwarfiestone, ce lieu merveilleux dont on fait tant d’histoires, et qui, pendant une si longue suite de siècles, a été révéré comme l’ouvrage d’un démon et comme sa demeure ?
– Je crois, dit Brenda, que notre malheureuse parente ne peut pas jouer le rôle des fourbes. Je crois donc qu’elle s’est trouvée à Dwarfiestone pendant un orage, qu’elle est entrée dans la grotte pour y chercher un abri, et que, pendant un évanouissement, ou en dormant peut-être, elle y fit quelque rêve en rapport avec les traditions populaires dont elle ne cessait de s’occuper ; mais voilà tout ce que j’en puis croire.
– Et néanmoins, dit Minna, l’événement répondit à l’obscure prédiction de la vision.
– Pardonnez-moi, dit Brenda, je pense plutôt que le rêve n’aurait jamais pris un corps, jamais peut-être ne s’en serait-elle souvenue, sans l’événement. Elle nous a dit elle-même qu’elle avait presque oublié la vision jusqu’après la mort terrible de son père. Et qui nous garantira que tout ce qu’elle crut se rappeler alors ne fut pas l’œuvre de son imagination naturellement dérangée par cet horrible évènement ? Si elle avait vu en réalité le nain magicien, ou si elle avait conversé avec lui, elle se serait probablement souvenue long-temps de l’entretien. Du moins, pour ma part, je ne l’aurais pas oublié de sitôt.
– Brenda, reprit Minna, vous avez entendu dire au pieux ministre de l’église Sainte-Croix que la sagesse humaine était pire que la folie quand on l’appliquait à des mystères au-dessus de son intelligence ; si nous ne croyons que ce que nous comprenons, ajoutait-il, nous nous révolterons contre l’évidence de nos sens, qui à chaque pas nous offre des choses aussi certaines qu’elles sont incompréhensibles.
– Vous êtes trop instruite vous-même, ma sœur, répondit Brenda, pour avoir besoin du pieux ministre de Sainte-Croix ; mais je crois que son précepte n’avait rapport qu’aux mystères de notre religion, qu’il est de notre devoir de croire sans examen et sans aucun doute ; mais pour ce qui est des actions ordinaires de la vie, comme Dieu nous a doués de raison, nous ne pouvons mal faire en nous en servant. Vous avez, ma chère Minna, une imagination plus ardente que la mienne, et vous vous prêtez à recevoir comme des vérités ces merveilleuses histoires, parce que nous aimez à rêver aux sorciers, aux nains, aux esprits des eaux ; et vous désireriez beaucoup peut-être avoir à vos ordres une fée ou un lutin, comme les appellent les Écossais, avec un manteau vert et des ailes aussi brillantes que les couleurs qui forment le collier du sansonnet.
– Cela vous épargnerait du moins la peine de lacer mon corset, répondit Minna, et de le lacer de travers, car dans la chaleur de vos argumens vous avez sauté deux œillets.
– Cette faute sera bientôt réparée, répondit Brenda ; et, comme dirait un de nos amis, je serrerai les cordages. Mais vous respirez avec tant de peine, que ce n’est pas une besogne facile.
– Je soupirais, dit Minna un peu confuse, en pensant que vous êtes bien prompte à parler légèrement des infortunes de cette femme extraordinaire, et à les tourner en ridicule.
– Je ne les tourne pas en ridicule, Dieu le sait, reprit Brenda avec un peu de dépit. C’est vous, Minna, qui attribuez de mauvaises intentions à tout ce que je dis avec candeur et franchise. Je regarde Norna comme une femme dont les talens supérieurs sont souvent unis à une espèce de délire, et je la crois plus habile dans la connaissance du temps qu’aucune femme des îles Shetland. Mais qu’elle ait le moindre pouvoir sur les élémens, c’est ce que je ne crois pas plus que les contes que nous faisaient nos nourrices sur le roi Éric, qui, dit-on, faisait souffler le vent où il voulait en tournant la pointe de son chapeau.
Minna, un peu piquée de l’opiniâtre incrédulité de sa sœur, reprit aigrement :
– Et cependant, Brenda, cette femme, cette femme à demi folle, qui cherche à en imposer, est la personne dont vous suivez les avis sur la chose qui intéresse le plus votre cœur en ce moment.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit Brenda en rougissant et voulant faire quelques pas en s’écartant de sa sœur. Mais, comme c’était son tour d’être lacée, Minna la retint par le cordon de soie avec lequel elle attachait son corset, et la frappa sur le cou de manière à y produire une légère teinte d’écarlate et à provoquer chez elle une petite confusion. Alors Minna ajouta plus doucement :
– N’est-il pas étrange, Brenda, que, traitées comme nous l’avons été par l’étranger Mordaunt Mertoun, que son assurance a amené dans une maison où il n’est ni invité ni reçu avec plaisir ; n’est-il pas étrange que vous le regardiez encore de bon œil ? Certes cela devrait suffire pour vous prouver qu’il est des sorts et des charmes dans nos îles, et que vous êtes vous-même sous l’influence d’une de ces puissances secrètes. Ce n’est pas pour rien que Mordaunt porte une chaîne d’or enchantée ; prenez-y garde, Brenda, et soyez prudente pendant qu’il est encore temps.
– Je n’ai rien de commun avec Mordaunt Mertoun, répondit d’abord sans hésiter la pauvre Brenda ; je me soucie fort peu de ce que ce jeune homme ou tout autre porte suspendu à son cou ; je l’ignore même ; je pourrais voir les chaînes d’or de tous les baillis d’Édimbourg dont parle tant lady Glowrowrum, sans devenir pour cela amoureuse de ceux qui les portent.
Ayant ainsi obéi à la loi que lui imposait son sexe de nier toujours de pareilles accusations, Brenda ajouta d’un ton différent :
– Mais, à vous dire vrai, Minna, je pense que vous n’êtes pas la seule qui avez trop inconsidérément jugé ce jeune ami qui a été si long-temps notre plus intime compagnon. Faites bien attention que Mordaunt Mertoun n’est pas plus pour moi que pour vous ; et vous savez mieux que personne qu’il ne faisait aucune différence entre nous, et que, chaîne ou non chaîne, il vivait avec nous comme un frère avec deux sœurs. Cependant vous renoncez à son amitié, parce qu’un marin vagabond que nous ne connaissons nullement, et un colporteur que nous connaissons pour un voleur, un fripon et un menteur, ont tenu des propos et fait des contes à son désavantage ! Je ne crois pas qu’il ait jamais dit qu’il ne tenait qu’à lui de choisir entre nous, et qu’il n’attendait pour le faire que de savoir qui de nous deux aurait Burgh-Westra et le voe de Bredness. Je ne crois pas qu’il ait jamais dit rien de semblable, ni qu’il ait même pensé à choisir entre nous.
– Peut-être, dit Minna froidement, ayez-vous des motifs pour savoir que son choix est déjà fait.
– Je ne souffrirai pas cela, dit Brenda donnant un libre cours à sa vivacité naturelle ; et, s’échappant des mains de sa sœur, elle se tourna et la regarda en face, tandis qu’à la rougeur de ses joues venait se joindre celle qui colorait tout ce que le corset à demi lacé permettait de voir de son cou et de son sein.
– Je ne le souffrirai pas même de vous, Minna, dit-elle ; vous savez que toute ma vie j’ai dit la vérité, et que j’aime la vérité ; je vous déclare donc que jamais de sa vie Mordaunt Mertoun ne mit de différence entre vous et moi, jusqu’à ce que… Une espèce de remords de conscience l’arrêta, et sa sœur lui dit avec un sourire :
– Jusqu’à quand, Brenda ? Il semblerait que votre amour pour là vérité est étouffé par la phrase que vous alliez faire entendre.
– Jusqu’à ce que vous eussiez cessé de lui rendre justice, reprit Brenda avec plus de fermeté, puisqu’il faut que je parle. Je ne doute pas qu’il renonce bientôt à l’amitié qu’il a pour vous, si vous en faites si peu de cas.
– Soit, vous êtes à l’abri de ma rivalité pour son amour ou son amitié. Mais pensez-y mieux, Brenda, tout ceci n’est pas une médisance de Cleveland ; Cleveland est incapable de médire. Ce n’est point un mensonge de Bryce Snailsfoot ; il n’est aucun de nos amis ou des personnes de notre connaissance qui ne dise que c’est le bruit de toute l’île, que les filles de Magnus Troil attendaient patiemment le choix de Mordaunt Mertoun, de cet étranger sans nom et sans naissance. Est-il convenable qu’on parle ainsi de nous, les descendantes d’un comte norwégien, les filles du premier Udaller des îles Shetland ? Serait-il décent pour de jeunes filles de le souffrir sans ressentiment, quand nous serions les dernières des laitières ?
– Les propos des fous ne blessent point, reprit vivement Brenda. Je ne renoncerai jamais à la bonne opinion que j’ai d’un ami, pour croire aux caquets de l’île, qui donnent toujours l’interprétation la plus perfide aux actions les plus innocentes.
– Écoutez seulement ce que disent nos amies, Brenda ; écoutez seulement lady Glowrowrum, écoutez Maddie et Clara Groatsettars.
– Si j’écoutais lady Glowrowrum, j’écouterais la plus mauvaise langue de l’île ; et quant à Maddie et à Clara Groatsettars, elles étaient toutes deux fort heureuses avant-hier d’avoir Mordaunt assis à dîner entre elles, comme vous l’auriez observé vous-même si votre oreille n’avait été occupée ailleurs plus agréablement.
– Vos yeux n’étaient guère mieux occupés, Brenda, puisqu’ils étaient fixés sur un jeune homme qui a parlé de nous avec la présomption la plus impertinente, comme chacun le croit, excepté vous ; et, serait-il accusé faussement, lady Glowrowrum dit qu’il n’est pas bien à vous de regarder de son côté, puisque cela peut confirmer de tels discours.
– Je regarderai de tel côté que bon me semblera, dit Brenda aigrie de plus en plus. Lady Glowrowrum ne gouvernera ni mes pensées, ni mes paroles, ni mes yeux. Je tiens Mordaunt Mertoun pour innocent. Je le regarderai comme tel, je parlerai de lui comme tel, et si je ne lui ai rien dit à lui-même, si j’ai changé de conduite envers lui, c’est pour obéir à mon père, et non à cause de ce que lady Glowrowrum et toutes ses nièces, en eût-elle vingt au lieu de deux, peuvent dire et chuchoter, avec leurs airs précieux, sur un sujet qui ne les regarde pas.
– Hélas ! Brenda, répondit Minna avec calme, cette vivacité va bien loin pour la défense d’un simple ami. Prenez garde, celui qui détruisit à jamais la paix de Norna était un étranger aimé d’elle contre la volonté de sa famille.
– C’était un étranger, reprit Brenda avec emphase non seulement par sa naissance, mais par ses manières ; elle n’avait pas été élevée avec lui depuis son enfance ; elle n’avait pas connu la douceur, la franchise de son caractère, grâce à une intimité de plusieurs années. C’était en effet un étranger par son caractère, ses goûts, son pays, ses mœurs, sa façon de penser ; quelque aventurier peut-être que le hasard ou la tempête avait jeté dans ces îles, et qui avait l’art de cacher un cœur perfide sous le masque de la sincérité. Ma bonne sœur, prenez pour vous votre avis : il y a d’autres étrangers à Burgh-Westra que ce pauvre Mordaunt Mertoun.
Minna parut un moment accablée par la volubilité avec laquelle sa sœur repoussa son soupçon et son avis ; mais sa fierté naturelle la rendit encore capable de répliquer avec un calme affecté :
– Si je voulais, Brenda, vous traiter avec la même méfiance que vous me montrez, je pourrais vous dire que Cleveland n’est pas plus à mes yeux que Mordaunt, le jeune Swaraster, Laurent Érickson, ou tout autre ami de mon père ; mais je dédaigne de vous tromper, ou de déguiser ma pensée ; j’aime Clément Cleveland !
– Ne dites pas cela, ma chère sœur, s’écria Brenda oubliant tout-à-coup le ton d’aigreur qu’avait amené la conversation, et jetant les bras autour du cou de sa sœur avec l’air et l’accueil de la plus tendre affection ; – ne dites pas cela, je vous en conjure ; je renoncerai à Mordaunt Mertoun, je jurerai de ne plus lui parler ; mais ne me répétez pas que vous aimez ce Cleveland !
– Et pourquoi ne le répéterais-je pas ? dit Minna en se dégageant peu à peu de l’embrassement de sa sœur ; pourquoi n’avouerais-je pas un sentiment dont je fais gloire ? La hardiesse et l’énergie de son caractère habitué à commander et ignorant la crainte, ces mêmes qualités qui vous alarment pour mon bonheur, sont celles qui l’assurent.
Souvenez-vous, Brenda, que lorsque vos pas préféraient le sable uni des bords de la mer pendant un temps calme, les miens cherchaient avec transport le sommet des rochers aux heures de la tempête.
– Et c’est ce que je redoute, dit Brenda, c’est cette humeur aventureuse qui vous pousse maintenant sur les bords d’un précipice plus dangereux que le voisinage des côtes inondées par une haute Marée. Cet homme… Ne froncez pas le sourcil, je ne dirai rien qui sente la médisance. Mais n’est-il pas, même à vos yeux prévenus, sévère et tyrannique, accoutumé à commander, comme vous le dites, et par cette raison commandant où il n’a aucun droit de commander, et conduisant ceux qu’il lui conviendrait mieux de suivre, se précipitant au-devant du danger pour le danger même plutôt que pour un objet aimé ? Et pourrez-vous penser à vous unir à un homme d’un caractère si inquiet et si turbulent, dont la vie s’est passée jusqu’ici sur un théâtre de mort et de périls, et qui, même assis à votre côté, ne peut déguiser son impatient désir de s’y trouver de nouveau ? Un amant, il me semble, devrait aimer sa maîtresse plus que sa vie ; mais le vôtre, ma chère Minna, aimera moins la sienne que le plaisir de donner la mort à ses semblables.
– Et c’est pour cela que je l’aime dit Minna. Je suis une fille des antiques héroïnes de la Norwège, qui envoyaient avec un sourire leurs amans au combat, et les immolaient de leurs propres mains s’ils revenaient flétris par le déshonneur. Mon amant doit mépriser les vains exercices dans lesquels notre race dégénérée cherche à se distinguer, ou il ne s’y livrera que par délassement et comme à l’image des plus nobles dangers. Je ne veux pour amant, ni chasseur aux baleines, ni dénicheur d’oiseaux ; le mien doit être un roi des mers, ou porter le titre moderne qui approche le plus de ce noble titre.
– Hélas ! ma sœur, dit Brenda, c’est maintenant que je pourrais commencer à croire sérieusement à la force des sorts et des charmes. Vous me rappelez l’histoire espagnole que vous m’avez enlevée, il y a déjà quelque temps, parce que je disais que dans votre admiration de la chevalerie des anciens Scandinaves, vous le disputiez au héros en extravagance. Ah ! Minna, votre rougeur prouve que la conscience vous fait des reproches et vous rappelle le livre dont je veux parler. Est-il plus sage, croyez-vous, de prendre un moulin pour un géant, que le commandant d’un petit bâtiment corsaire pour un kiempe ou un Viking ?
Minna devint rouge de colère à cette dernière phrase, dont elle sentait peut-être la vérité jusqu’à un certain point.
– Vous avez le droit de m’insulter, dit-elle, parce que vous êtes maîtresse de mon secret.
Le cœur tendre de Brenda ne put résister à cette accusation. Elle conjura sa sœur de lui pardonner, et la bonté naturelle de Minna céda à ses prières.
– Nous sommes malheureuses, dit-elle en essuyant les larmes de Brenda, de ne pas voir avec les mêmes yeux. Ne nous rendons pas plus malheureuses encore par des reproches mutuels. Vous avez mon secret ; il cessera peut-être bientôt d’en être un, car j’aurai pour mon père la confiance à laquelle il a droit, aussitôt que certaines circonstances me le permettront. En attendant, je le répète, vous avez mon secret, et je soupçonne que j’ai le vôtre en échange, quoique vous refusiez de l’avouer.
– Comment, Minna, voudriez-vous que je vous avouasse que j’éprouve pour quelqu’un les sentimens auxquels vous faites allusion, avant d’avoir entendu sortir de sa bouche le moindre mot qui puisse justifier un pareil aveu ? – Non sans doute ; mais un feu caché se découvre autant par la chaleur que par la flamme. Brenda baissa la tête et s’efforça en vain de réprimer la tentation à la repartie qu’excitait en elle la remarque de sa sœur.
– Vous vous connaissez à ces signes, dit-elle ; mais tout ce que je puis répondre, c’est que, si j’aime jamais, ce ne sera qu’après qu’on m’aura demandé mon amour une ou deux fois au moins, et c’est ce qu’on n’a pas encore fait. Ne recommençons pas notre querelle, et cherchons quel motif avait Norna pour nous raconter son horrible histoire, et quelle conséquence elle en attend.
– Elle aura voulu nous donner un avertissement, reprit Minna, un avertissement que notre situation, et, je ne le dissimulerai pas, la mienne surtout, paraissait rendre nécessaire ; mais je suis forte de mon innocence et de l’honneur de Cleveland.
Brenda aurait volontiers répliqué qu’elle comptait moins sur cette dernière sécurité que sur la première ; mais elle était prudente et ne voulait pas réveiller une discussion pénible. Aussi dit-elle seulement :
– Il est étrange que Norna ne nous ait rien dit de plus de son amant ; assurément il ne pouvait l’abandonner dans la situation malheureuse où il l’avait réduite.
– Il peut exister, dit Minna après une pause, des angoisses par lesquelles le cœur est si déchiré qu’il cesse de répondre même aux sentimens qui l’ont le plus occupé. Son malheureux amour a pu se perdre dans l’horreur et le désespoir.
– Peut-être aussi son amant s’enfuit-il de nos îles, de peur de la vengeance de notre père, dit Brenda.
– Si la crainte ou le manque de courage, répondit Minna en levant les yeux au ciel, l’ont décidé à fuir le spectacle des malheurs qu’il avait lui-même causés, j’espère qu’il a subi depuis long-temps le châtiment que le ciel réserve aux traîtres et aux lâches… Allons, ma sœur, venez, nous sommes attendues pour le déjeuner.
Elles descendirent en se tenant par le bras, et avec plus de confiance qu’elles ne s’en étaient témoigné depuis longtemps. La petite querelle qui venait de s’apaiser avait été comme ces bourrasques ou ces coups de vent qui, dissipant les nuages et les vapeurs, laissent le beau temps après leur passage.
En se rendant à la salle du déjeuner, elles convinrent qu’il n’était pas nécessaire, et qu’il pourrait même être imprudent de parler à leur père de la visite nocturne qu’elles avaient reçue, ou de lui laisser connaître qu’elles avaient appris quelque chose de plus sur la triste histoire de Norna.