« Aussitôt qu’ils seront saisis,
« Il faut que, sans miséricorde,
« On leur attache au cou la corde :
« Telle est le loi pour les bandits. »
La ballade de la belle Brune.
Mordaunt avait fait relever bien avant le point du jour les sentinelles qui étaient de garde depuis minuit ; et ayant donné ordre qu’on remplaçât les dernières au lever du soleil, il s’était retiré dans une petite salle au rez-de-chaussée ; il sommeillait dans un fauteuil, avec ses armes près de lui, quand il sentit qu’on tirait le manteau dans lequel il était enveloppé.
– Le soleil est-il déjà levé ? dit-il en s’éveillant ; et il vit les premiers rayons de l’aurore qui commençaient à éclairer l’horizon.
– Mordaunt ? dit une voix dont les accens firent tressaillir son cœur.
Il jeta les yeux sur la personne qui venait de prononcer son nom, et reconnut Brenda avec autant de plaisir que de surprise. Il allait lui adresser la parole, mais une soudaine terreur le rendit muet, quand il vit ses joues décolorées, ses lèvres tremblantes, ses yeux baignés de larmes ; en un mot, quand il remarqua en elle tous les signes du chagrin et de l’inquiétude.
– Mordaunt, lui dit-elle, il faut que vous rendiez un service à Minna ainsi qu’à moi. Il faut que vous nous fournissiez les moyens de sortir du château sans bruit, sans alarmer personne, pour que nous allions jusqu’aux pierres qu’on nomme le cercle de Stennis.
– Que peut signifier cette fantaisie, ma chère Brenda ? demanda Mordaunt avec le plus grand étonnement. Il s’agit sans doute de quelque pratique superstitieuse des îles Orcades ; mais le moment est trop critique, et les ordres que j’ai reçus de votre père sont trop stricts pour que je vous permette de sortir sans son consentement. Faites attention, ma chère Brenda, que je suis un soldat en faction, et que l’obéissance est mon premier devoir.
– Mordaunt, ceci n’est pas une plaisanterie. La raison de Minna, sa vie même, dépendent de ce que je vous demande.
– Mais apprenez-moi du moins pourquoi elle désire sortir du château.
– Pour un projet bien étrange, bien insensé peut-être ; – pour avoir un entretien avec Cleveland.
– Avec Cleveland ! s’écria Mordaunt ; que le scélérat ose venir à terre, et il y sera accueilli par une grêle de balles. Que je l’aperçoive à cent pas, ajouta-t-il en saisissant son fusil, et voilà ce qui m’acquittera du remerciement que je lui dois.
– Sa mort mettrait Minna au désespoir, et jamais Brenda n’accordera un regard à quiconque aura causé le désespoir de Minna.
– Mais c’est une folie, Brenda, une folie sans égale ! songez à notre honneur, à votre devoir.
– Je ne songe qu’au danger de Minna, répondit Brenda en fondant en larmes, sa dernière maladie n’était rien en comparaison et l’état dans lequel elle se trouve en ce moment. Elle tient en main sa lettre, dont le feu plutôt que l’encre semble avoir tracé les caractères, et dans laquelle il la conjure de lui accorder une entrevue pour recevoir ses derniers adieux, si elle veut sauver un corps périssable et une âme immortelle ; il lui proteste qu’elle n’a rien à craindre, mais qu’aucun pouvoir ne sera en état de le forcer à s’éloigner de nos côtes avant qu’il l’ait vue. Il faut que vous nous laissiez sortir.
– Cela est impossible, répliqua Mordaunt avec l’air de la plus grande perplexité : ce brigand prodiguera autant de sermens qu’on en voudra, mais quelle autre garantie peut-il nous offrir ? – Je ne puis permettre que Minna sorte.
– Je sais, dit Brenda, d’un ton de reproche et en essuyant ses larmes tout en sanglotant, que Norna a parlé de quelque chose relativement à vous et à Minna ; et c’est sans doute la jalousie qui vous empêche de permettre que cet infortuné puisse même lui parler un seul instant avant de partir.
– Vous êtes injuste, Brenda, répondit Mordaunt blessé, et cependant flatté en même temps de ce soupçon ; vous êtes aussi injuste qu’imprudente. Vous savez, – il est possible que vous ne sachiez pas, – que c’est comme votre sœur que Minna m’est particulièrement chère. Dites-moi, Brenda, mais dites-moi avec vérité, si je vous favorise dans l’accomplissement de cette folie, croyez-vous pouvoir parfaitement compter sur la bonne foi du pirate ?
– Je le crois. – Si je ne le croyais pas, pensez-vous que je ferais de telles instances ? – Il est coupable, il est malheureux, mais je crois que nous pouvons compter sur sa parole.
– Et le rendez-vous doit avoir lieu dans le cercle de Stennis, au lever du soleil ?
– Oui, et l’instant en est arrivé. Pour l’amour du ciel, laissez-nous partir.
– Je vais prendre moi-même, pour quelques instans, la place de la sentinelle qui est de garde à la porte, et je vous laisserai passer. – Mais vous ne prolongerez pas cette entrevue si pleine de danger.
– Non. – Mais, de votre côté, vous ne profiterez pas de l’imprudence que commet ce malheureux en se hasardant ici, pour lui nuire, ou pour l’arrêter.
– Comptez sur mon honneur, Brenda, il ne courra aucun risque, si vous n’en courez aucun.
– Je vais donc chercher ma sœur, dit Brenda. Elle le quitta à l’instant.
Mordaunt, après un instant de réflexion, alla trouver la sentinelle qui gardait la porte du château, et lui dit d’aller éveiller tous ses camarades, de leur faire prendre les armes à la hâte, et de venir l’avertir dès qu’ils seraient prêts. – J’occuperai moi-même le poste pendant ce temps, ajouta-t-il.
Pendant l’absence de la sentinelle, la porte s’ouvrit avec précaution, et Mordaunt vit paraître Minna et Brenda, enveloppées dans leurs mantes. La première était appuyée sur le bras de sa sœur, et avait la tête baissée, comme si elle eût eu honte de la démarche qu’elle faisait. Brenda passa près de son amant en silence, mais elle jeta sur lui un regard d’affection et de reconnaissance qui doubla, s’il est possible, le désir qu’il avait de les mettre à l’abri de tout danger.
Lorsque les deux sœurs eurent perdu de vue le château, Minna, dont la démarche avait été jusqu’alors faible et chancelante, releva la tête et se mit en marche d’un pas si assuré et si précipité, que Brenda, qui pouvait à peine la suivre, ne put s’empêcher de lui représenter qu’elle avait tort d’épuiser ainsi ses forces par une hâte qui n’était pas nécessaire.
– Ne craignez rien, ma chère sœur, répondit Minna, la force intérieure dont je me sens animée me soutiendra, j’espère, pendant cette redoutable entrevue. Je ne pouvais marcher que la tête baissée, et la lenteur de ma marche annonçait l’accablement de mon esprit, tant que j’étais exposée aux regards d’un homme qui doit nécessairement me juger digne de sa pitié ou de son mépris. Mais vous savez, ma chère Brenda, et Cleveland saura aussi, que la tendresse que j’avais pour cet infortuné était aussi pure que les rayons du soleil que vous voyez se réfléchir sur la surface de ce lac. Et j’ose attester cet astre glorieux, ce firmament dans lequel il brille, que, sans le désir ardent que j’éprouve de le déterminer à changer de vie, toutes les tentations que le monde peut offrir n’auraient pu me faire consentir à le revoir.
Tandis qu’elle parlait ainsi d’un ton à donner la plus grande confiance à Brenda, les deux sœurs arrivèrent sur le sommet d’une petite hauteur d’où l’on dominait sur le Stonehenge des Orcades, c’est-à-dire sur ce cercle de pierres auxquelles les rayons du soleil levant donnaient déjà une teinte d’un blanc grisâtre, et qui jetaient bien loin à l’ouest leur ombre gigantesque. En tout autre temps, ce spectacle aurait produit un effet puissant sur l’imagination exaltée de Minna, et excité du moins la curiosité de sa sœur, moins susceptible de ces émotions profondes. Mais en ce moment ni l’une ni l’autre n’étaient disposées à recevoir les impressions que ce remarquable monument d’antiquité est si bien fait pour produire sur ceux qui le considèrent, car elles voyaient dans la partie du lac qui est au-delà de ce qu’on appelle le pont de Broisgar, une barque pleine de gens armés et s’approchant du rivage. Un homme seul, enveloppé d’un grand manteau, descendit à terre et se mit en marche vers ce monument circulaire, dont les deux sœurs s’approchaient du côté opposé.
– Ils sont en grand nombre et ils sont armés, dit Brenda d’une voix presque étouffée par la crainte.
– C’est une précaution, répondit Minna. Hélas ! leur situation ne la leur rend que trop nécessaire. – Ne craignez pas de trahison de sa part ; ce vice, du moins, n’appartient pas à son caractère.
Tout en parlant ainsi, elles arrivèrent au bout de quelques instans au centre du cercle, où, au milieu des énormes pierres brutes rangées tout autour, est une pierre plate, jadis soutenue par de petits piliers, dont on voit encore quelques débris, et qui servait peut-être d’autel.
– C’est ici, dit Minna, que, dans les anciens temps, s’il faut en croire les légendes qui ne m’ont coûté que trop cher, nos ancêtres offraient des sacrifices aux divinités du paganisme ; et c’est ici que j’abjurerai les vaines idées que les séductions de la jeunesse et d’une imagination trop romanesque m’avaient fait concevoir, que j’y renoncerai, que je les offrirai en sacrifice à un dieu plus puissant et plus miséricordieux qui leur était inconnu.
Debout devant cette pierre plate, elle vit Cleveland s’avancer vers elle. On ne retrouvait pas en lui son port et son aspect ordinaires. Son pas timide et ses yeux baissés le rendaient aussi différent de lui-même que la tête levée, l’air calme, et l’attitude pleine de dignité de Minna différaient de la démarche chancelante et de l’aspect abattu et humilié qu’on remarquait en elle quand, en sortant du château de Stennis, elle avait eu besoin du secours du bras de sa sœur pour se soutenir. Si ceux qui attribuent aux druides ce singulier monument ne se trompent pas, Minna aurait pu passer pour la Haxa ou grande prêtresse de cet ordre dont quelque champion attendait son initiation. Ou si l’on donne à ce cercle une origine gothique ou scandinave, on aurait pu la prendre pour Freya, épouse du dieu Tonnant, devant laquelle quelque audacieux roi de la mer se prosternait avec une crainte respectueuse qu’aucun être mortel n’aurait pu lui inspirer. Brenda, accablée de craintes et d’inquiétudes, observait avec soin les mouvemens de Cleveland, et nul objet extérieur ne pouvait distraire son attention, uniquement fixée sur lui et sur sa sœur.
Cleveland s’arrêta à environ trois pas de Minna, et la salua en inclinant profondément la tête. Il y eut un silence de quelques instans. – Homme infortuné, dit enfin Minna, pourquoi as-tu désiré cet accroissement à nos peines ? Quitte ce pays en paix, et puisse le ciel te conduire dans une meilleure voie que celle où tu as marché jusqu’à présent !
– Le ciel ne m’aidera que par votre voix, répondit Cleveland. J’étais plongé dans les ténèbres quand je suis arrivé dans cette contrée. À peine savais-je que mon métier, mon misérable métier était plus criminel aux yeux de Dieu et des hommes, que celui des armateurs que vos lois autorisent. J’y avais été élevé ; et, sans les désirs que vous m’avez encouragé à former, j’y serais peut-être mort dans l’impénitence. – Ne me rejetez pas loin de vous, laissez-moi faire quelque chose qui puisse faire oublier ma conduite passée, et ne laissez pas votre ouvrage imparfait.
– Je ne vous reprocherai pas, Cleveland, d’avoir abusé de mon inexpérience, de m’avoir entourée de ces illusions auxquelles m’exposait la crédulité de ma jeunesse, et qui me portèrent à confondre votre fatale carrière avec la vie glorieuse de nos anciens héros. Hélas ! dès que j’ai vu vos compagnons, ces illusions s’évanouirent. Mais je ne vous fais pas un crime de leur existence. Partez, Cleveland ; séparez-vous des misérables avec qui vous êtes associé, et, croyez-moi, si le ciel vous accorde la grâce de vous distinguer par une action vertueuse ou glorieuse, il existe dans ces îles solitaires des yeux qui pleureront de joie, – comme ils pleurent de chagrin en ce moment.
– Est-ce là tout ? demanda Cleveland. Ne puis-je pas espérer que, si je me détache de mes compagnons actuels, si je mérite mon pardon en montrant autant d’ardeur pour la bonne cause, que j’en ai montré jusqu’ici pour la mauvaise ; si, après un terme, – peu m’importe la longueur, – mais du moins après un terme, si je puis me glorifier d’avoir rétabli mon honneur, ne puis-je pas espérer que Minna pourra pardonner ce que Dieu et mon pays m’auront pardonné ?
– Non, Cleveland, répondit Minna avec la plus grande fermeté ; c’est ici que nous nous séparons, que nous nous séparons pour toujours, et sans conserver aucune espérance. Pensez à moi comme si j’étais morte, si vous continuez à être ce que vous êtes ; mais si vous changez de conduite, pensez à moi comme à un être dont les prières s’élèveront matin et soir vers le ciel pour lui demander votre bonheur, quoique le sien soit perdu à jamais. – Adieu, Cleveland.
Il s’agenouilla devant elle, accablé par les plus pénibles émotions, et avança le bras pour prendre la main qu’elle lui offrait.
En ce moment son ami Bunce s’élança de derrière une des grosses pierres qui forment le cercle de Stennis. – Jamais je n’ai vu sur aucun théâtre une scène d’adieux si pathétique, s’écria-t-il les yeux humides de larmes ; mais Dieu me damne si je vous laisse faire votre sortie comme vous le pensez.
Tout en parlant ainsi, avant que Cleveland pût faire résistance, ou lui adresser des représentations, et sans lui laisser le temps de se relever, il se précipita sur lui, le renversa sur le dos, et quelques hommes de l’équipage, survenant en ce moment, le saisirent par les bras et par les jambes, et le portèrent du côté du lac. Minna et Brenda poussèrent de grands cris et tentèrent de fuir ; mais Derrick enleva la première avec autant de facilité qu’un faucon saisit une colombe, tandis que Bunce s’empara de Brenda en lui adressant quelque jurement par forme de consolation, et toute la troupe courut précipitamment vers la barque laissée sous la garde de deux de leurs compagnons. Mais leur fuite fut interrompue d’une manière aussi inattendue, que fatale pour leurs projets criminels.
Lorsque Mordaunt avait fait mettre sous les armes la garde du château, on juge bien que c’était dans le dessein de pourvoir à la sûreté des deux sœurs. Étant sorti à la tête de sa troupe, il avait surveillé avec attention tous les mouvemens des pirates ; et, quand il les vit presque tous quitter la barque et prendre le chemin du lieu fixé pour le rendez-vous demandé par Cleveland, il soupçonna naturellement quelque trahison ; et, profitant d’un chemin creux, ou, pour mieux dire, d’une ancienne tranchée qui avait peut-être autrefois quelque rapport avec le cercle de Stennis, il se plaça avec ses gens entre la barque et les pirates, sans que ceux-ci pussent les apercevoir. Au premier cri des deux sœurs, ils se montrèrent et marchèrent contre les brigands en les couchant en joue, mais sans oser faire feu, de crainte de blesser leurs captives entre les bras de leurs ravisseurs.
Mordaunt courut avec la légèreté d’un cerf vers Bunce, qui, ne voulant pas lâcher sa proie et ne pouvant se défendre autrement, opposait Brenda comme un bouclier à tous les coups dont son adversaire le menaçait. Ce genre de défense ne pouvait réussir long-temps contre un jeune homme qui avait le pied le plus léger et le bras le plus actif qu’on eût jamais vus dans les îles Shetland ; et après une ou deux feintes, Mordaunt renversa le pirate d’un coup de crosse de son fusil, dont il n’osait faire un autre usage. Quelques coups de feu furent tirés par ceux qui n’avaient pas le même motif de crainte, et les pirates qui portaient Cleveland le lâchèrent assez naturellement pour pourvoir à leur sûreté, soit en se défendant, soit par la fuite ; mais ils ne firent qu’ajouter au nombre de leurs ennemis. Cleveland, voyant Minna entraînée par Derrick, l’arracha d’une main des bras de ce scélérat, à qui il tira de l’autre un coup de pistolet qui lui lit sauter le crâne. Quelques uns des pirates furent tués ou faits prisonniers ; les autres s’enfuirent sur leur barque, et, en prenant le large, ils tirèrent encore sur les amis de Mordaunt quelques coups de fusil qui ne leur firent que peu de mal.
Cependant celui-ci, voyant les deux sœurs libres et fuyant vers le château, s’avança vers Cleveland, le sabre à la main. Le pirate lui, montra un pistolet en lui disant – Mordaunt, je n’ai jamais manqué mon coup : – il le déchargea en l’air, et le jeta ensuite dans le lac. Tirant alors son sabre et le faisant tourner une ou deux fois autour de sa tête, il le fit suivre son pistolet. Telle était pourtant l’opinion générale de la force et des ressources de Cleveland, que Mordaunt crut devoir encore prendre quelques précautions en approchant de lui, et il lui demanda s’il se rendait.
– Je ne me rends à personne, répondit le capitaine pirate, mais vous voyez que j’ai jeté mes armes.
Plusieurs gardes se saisirent de lui sans qu’il fît aucune résistance, et Mordaunt défendit qu’on le maltraitât, et même qu’on le garrottât. Les vainqueurs le conduisirent au château de Stennis, et l’y enfermèrent dans une chambre à l’étage le plus élevé, avec une sentinelle à la porte. Bunce et Fletcher, qu’on avait relevés sur le champ de bataille après l’escarmouche, furent logés dans la même chambre ; et deux autres pirates aussi prisonniers, qui paraissaient d’un rang subalterne, furent enfermés dans un caveau voûté.
Sans vouloir faire la description des transports de joie auxquels se livra Magnus Troil, quand, s’étant éveillé au bruit de la mousqueterie, il vit ses filles en sûreté, et apprit que son ennemi était prisonnier, nous dirons seulement qu’ils furent tels, qu’il en oublia pendant quelque temps de demander par quel concours de circonstances elles s’étaient trouvées en danger ; qu’il serra mille fois Mordaunt entre ses bras, l’appela son sauveur, et jura par les reliques de son saint patron, que, quand il aurait mille filles, un si brave jeune homme, un ami si fidèle, aurait le droit de choisir entre elles, quoi qu’en pût dire lady Glowrowrum.
Une scène toute différente se passait dans la chambre qui servait de prison au capitaine et à ses deux compagnons. Le malheureux Cleveland était assis près de la fenêtre, les yeux fixés sur la mer, qui semblait concentrer son attention au point de lui faire oublier qu’il n’était pas le seul captif dans cet appartement. Jack Bunce cherchait à se rappeler quelques vers qui pussent servir de prélude à sa réconciliation avec son capitaine, car il commençait à sentir que le rôle qu’il avait joué, quoique inspiré par son dévouement à son ami, ne s’était pas terminé heureusement, et n’obtiendrait probablement pas son approbation. Son admirateur, son fidèle partisan Fletcher, avait été jeté sur un lit de camp, et il paraissait dormir, car il n’essaya pas une seule fois de placer un mot dans la conversation qui ne tarda pas à s’engager.
– Allons, Cleveland, parlez-moi, je vous en prie, dit le lieutenant contrit, quand ce ne serait que pour jurer contre ma stupidité.
L’univers est perdu, si Clifford, en un coin,
N’a pas pour ses amis un juron au besoin.
– Je vous prie de vous taire et de me laisser, dit Cleveland ; il me reste encore un ami de cœur, et vous me donnez la tentation de m’en servir contre vous ou contre moi-même.
– J’y suis, s’écria Bunce, j’y suis ; et il continua comme le Jaffier de la Venise sauvée d’Otway.
Par l’enfer qui m’attend, je ne te quitte pas.
Malgré ce ton d’aigreur et cette humeur farouche,
Avant que mon pardon soit sorti de ta bouche.
– Je vous prie encore une fois de vous taire, s’écria Cleveland ; n’est-ce pas assez de m’avoir perdu par votre trahison, faut-il encore que vous m’ennuyiez de vos bouffonneries ? – Parmi tous les hommes ou tous les diables qui composaient l’équipage de ce bâtiment, ce n’aurait jamais été vous, Jack, vous que j’aurais soupçonné de vouloir lever même un doigt contre moi !
– Moi, lever un doigt contre vous ! répondit Bunce ; tout ce que j’ai fait n’a été que par amitié pour vous, pour vous rendre le plus heureux mortel qui ait jamais marché sur un tillac, ayant votre maîtresse à vos côtés, et cinquante braves gens à vos ordres. Voici Dick Fletcher qui peut rendre témoignage que j’ai tout fait pour le mieux, s’il voulait parler au lieu de rester là étendu comme une pièce de bois qu’on va équarrir. – Levez-vous donc, Dick, et rendez-moi justice.
– Sans, doute, Jack Bunce, sans doute, répondit Fletcher d’une voix faible, en se soulevant avec peine, je le ferai, si j’en suis capable. Je sais que vous avez toujours parlé et agi pour le mieux ; mais, quoi qu’il en soit, voyez-vous, cela a mal tourné pour moi cette fois-ci, car je perds tout mon sang, et je crois que je coule à fond.
– Vous n’êtes pas assez âne pour cela, s’écria Bunce en courant à lui ainsi que Cleveland, pour voir s’il était possible de le soulager. Mais tout secours humain était devenu inutile ; Fletcher se laissa retomber sur le lit, et expira au même instant sans pousser un gémissement.
– Je l’ai toujours regardé comme un franc imbécile, dit Bunce en essuyant une larme qui tombait de ses yeux, mais je ne le croyais pas assez sot pour s’envoler ainsi de son perchoir. – J’ai perdu l’homme le plus dévoué… Et il porta encore la main à ses yeux.
– Un boule-dogue de vraie race anglaise ! dit Cleveland, les yeux fixés sur le défunt, dont la mort n’avait pas décomposé les traits, – et qui, avec un meilleur conseiller aurait pu faire une meilleure fin :
– Vous en pourriez dire autant de quelques autres, capitaine, s’il vous plaisait de leur rendre justice.
– Vous avez raison, Jack ; je puis le dire de vous-même.
– Eh bien, dites-moi donc : Jack, je vous pardonne : la phrase n’est pas longue, elle sera bientôt prononcée.
– Je vous pardonne de tout mon cœur, Jack, dit Cleveland qui s’était rapproché de la croisée. – Je vous pardonne, et d’autant plus volontiers que la matinée qui devait nous perdre tous est enfin arrivée.
– Quoi ! pensez-vous à la prédiction de la vieille femme dont vous m’avez parlé ?
– Elle ne tardera pas à s’accomplir. – Venez ici. – Pour quoi prenez-vous ce grand vaisseau que vous voyez doubler le promontoire du côté de l’est, et qui se prépare à entrer dans la baie de Stromness ?
– Je ne saurais trop le dire. – Mais voici le vieux Goffe. – Il le prend sans doute pour un bâtiment de la compagnie des Indes chargé de rum et de sucre, car, Dieu me damne ! voilà qu’il file le câble pour aller à sa rencontre.
– Au lieu de se jeter dans les eaux basses, ce qui était son seul moyen de salut ! s’écria Cleveland ; l’imbécile ! l’idiot ! l’ivrogne ! – Qu’il soit tranquille on va lui servir à boire assez chaud ; car c’est l’Alcyon. – Voyez, il arbore son pavillon et lâche une bordée. – Adieu la Favorite de la Fortune ! J’espère seulement qu’ils défendront jusqu’à la dernière planche. Le maître d’équipage avait coutume de montrer de la bravoure, et Goffe aussi, quoique ce soit un diable incarné. – Ah ! voilà la Favorite qui fait feu en s’éloignant à toutes voiles ! cela montre quelque bon sens.
– Ah ! dit Bunce, voilà qu’on arbore le Jolly-Roger, le vieux pavillon noir à tête de mort et à horloge de sable ! cela montre quelque résolution.
– Notre sable s’écoule grand train, Jack, répliqua Cleveland ; cela finira mal. – Feu, mes braves ! feu ! La mer ou les airs, cela, vaut mieux qu’un bout de corde.
L’inquiétude fit qu’ils gardèrent le silence pendant quelques instans. Le sloop, quoique serré de près, continuait à tirer des bordées en fuyant, et la frégate lui donnait toujours la chasse, presque sans lui rendre son feu. Enfin les deux vaisseaux furent si proches l’un de l’autre, qu’il fut aisé de voir, par les manœuvres, que l’Alcyon avait dessein d’aborder la Favorite et non de la couler à fond, probablement pour ne pas perdre le butin qu’on pouvait espérer à bord d’un bâtiment pirate.
– Allons, Goffe, allons, Hawkins, s’écria le capitaine, comme s’ils eussent pu entendre ses ordres ; attention à la manœuvre ! une bordée de longueur tandis que vous êtes sous son avant ; ensuite virez de bord, et partez comme une oie sauvage. – Ah ! les voiles fasient et le gouvernail est de côté. – Que la mer engloutisse ces marins d’eau douce ! ils ont manqué à virer, et voilà la frégate qui les aborde !
Les différentes manœuvres que l’attaque et la défense avaient rendues nécessaires avaient tellement rapproché les deux navires, que Cleveland, à l’aide de sa lunette, put voir l’équipage del’Alcyon, terrible par la force du nombre, monter à l’abordage le sabre nu à la main. En ce moment critique, un épais nuage de fumée s’éleva tout-à-coup à bord du pirate, et enveloppa les deux vaisseaux.
– Exeunt omnes ! s’écria Bunce en joignant les mains.
– Ainsi finissent la Favorite et son équipage ! disait Cleveland en même temps.
Mais la fumée s’étant dissipée, on vit que les deux bâtimens n’avaient souffert qu’un dommage partiel. À défaut d’une quantité suffisante de poudre, les pirates avaient échoué dans le projet que le désespoir leur avait inspiré de faire sauter en même temps leur bâtiment et la frégate.
Peu de temps après la fin de l’action, le capitaine Weatherport, qui commandait l’Alcyon, envoya au château de Stennis un officier avec un détachement de soldats de marine, pour demander qu’on lui remît les pirates qui y étaient détenus, et nommément Cleveland et Bunce, qui en étaient le capitaine et le lieutenant.
C’était une demande qu’on ne pouvait se dispenser d’accorder, quoique Magnus Troil eût désiré que le toit sous lequel il se trouvait pût servir d’asile au moins à Cleveland. Mais les ordres de l’officier étaient absolus, l’intention du capitaine Weatherport était d’envoyer ses prisonniers par terre à Kirkwall, sous bonne escorte, pour y subir un interrogatoire préalable devant les autorités civiles, avant leur départ pour Londres, où ils seraient jugés par la haute cour de l’amirauté. Magnus se borna donc à parler à l’officier en faveur de Cleveland, pour que celui-ci fût traité avec égard, et qu’il ne fût ni pillé ni dépouillé, ce que l’officier, frappé de l’air noble et avantageux du capitaine pirate, et touché de la situation dans laquelle il le voyait, lui accorda sans difficulté. L’honnête Udaller aurait bien voulu aussi adresser quelques mots de consolation à Cleveland, mais il ne put trouver d’expressions qui lui convinssent, et il se borna à secouer la tête.
– Mon ancien ami, lui dit Cleveland, vous auriez droit de vous plaindre de moi, et bien loin de triompher de mon malheur, il vous inspire de la compassion ! – Par reconnaissance pour vous et pour les vôtres, ma main ne s’armera plus contre personne. – Prenez ceci, c’était mon dernier espoir, ou, pour mieux dire, ma dernière tentation. À ces mots, il tira de son sein un pistolet de poche, et le remit à Magnus. Rappelez-moi, ajouta-t-il, au souvenir de…, mais non, non, que tout le monde m’oublie ! – Monsieur, dit-il à l’officier, je suis votre prisonnier.
– Et moi aussi, dit Bunce ; et, prenant une attitude théâtrale, il débita d’une voix assez assurée la tirade de Pierre.
Vous devez, capitaine, être un homme d’honneur,
Écartez donc de moi la canaille en fureur ;
Faites-moi faire place, et pour toute indulgence,
Que je puisse du moins mourir avec décence.