« Emma, réfléchis bien, pour la dernière fois,
« Sur ce que tu dois fuir, sur ce que tu veux suivre.
« Le ciel, dont le courroux à nous-mêmes nous livre,
« Entre ces deux partis te laisse encor le choix. »
PRIOR, Henry et Emma.
Le soleil était déjà bien élevé sur l’horizon. Un grand nombre de barques de pêcheurs apportaient du rivage de l’eau et des approvisionnemens de toute espèce, et l’équipage s’empressait de les recevoir et de les placer à bord. Chacun travaillait avec la meilleure volonté ; car tous, à l’exception de Cleveland, désiraient s’éloigner d’une côte où le danger augmentait à chaque instant, et où, ce qui paraissait encore plus fâcheux, il n’y avait pas de butin à espérer. Bunce et Derrick étaient chargés des soins de l’approvisionnement, tandis que Cleveland, se promenant sur le tillac, se bornait à donner de temps en temps quelques ordres que les circonstances exigeaient ; et il retombait ensuite dans ses tristes réflexions.
Il y a deux classes d’hommes que, dans des temps de crimes, de terreur et de commotions, on trouve toujours au premier rang. La première se compose d’esprits si naturellement disposés aux forfaits, qu’ils sortent de leurs repaires comme autant de démons empressés à travailler dans leur élément : de ce nombre était l’homme à longue barbe qu’on vit paraître à Versailles à l’époque mémorable du 3 octobre 1789, bourreau volontaire des victimes que lui livrait une populace altérée de sang. Mais Cleveland appartenait à la seconde classe, c’est-à-dire il faisait partie de ces êtres infortunés entraînés au mal par la force des circonstances plutôt que par une inclination naturelle. C’était son père qui lui avait ouvert cette carrière criminelle ; et quand il y rentra par le désir de venger la mort de l’auteur de ses jours, ce sentiment pouvait lui servir d’excuse jusqu’à un certain point. Plus d’une fois ce genre de vie coupable lui avait inspiré de l’horreur ; plus d’une fois il avait formé la résolution d’y renoncer ; mais tous ses efforts pour l’exécuter avaient été inutiles.
Son esprit était en ce moment plus que jamais bourrelé de remords, et l’on peut lui pardonner si le souvenir de Minna venait ajouter encore à leur vivacité. De temps en temps il jetait un regard sur ses compagnons ; et quoiqu’il connût leur scélératesse et leur endurcissement, il ne pouvait supporter l’idée qu’ils eussent à recevoir la punition de leurs crimes. – Nous serons prêts à mettre à la voile avec la marée, se disait-il à lui-même ; pourquoi exposerais-je leur sûreté en retardant leur départ jusqu’à ce que le moment du danger prédit par cette singulière femme soit arrivé ? Quels que soient les moyens qu’elle emploie pour se procurer des nouvelles, il est constant que toutes celles qu’elle annonce se vérifient d’une manière fort étrange ; elle m’a donné cet avis d’un ton aussi solennel que le serait celui d’une mère accablant de reproches un fils coupable, lui annonçant le châtiment prochain de ses crimes. D’ailleurs, quelle probabilité y a-t-il que je puisse revoir Minna ? Elle est sans doute à Kirkwall, et m’y rendre, ce serait vouloir diriger mon navire contre les rochers. – Non, je ne mettrai pas ces pauvres diables en danger. Je partirai avec la marée. Je me ferai conduire à terre dans une des Hébrides, ou sur la côte nord-ouest d’Irlande, et je reviendrai ici sous quelque déguisement. – Et pourtant pourquoi y revenir ? Est-ce pour y voir Minna épouse de Mordaunt ? non. Que le vaisseau parte avec la marée, mais qu’il parte sans moi. Je subirai mon destin.
Ses méditations furent interrompues ici par Jack Bunce, qui, lui donnant le titre de noble capitaine, lui annonça qu’on était prêt à mettre à la voile quand il lui plairait.
– Ce sera quand il vous plaira, Bunce, lui dit Cleveland ; car je vais vous laisser le commandement, et me rendre à Stromness.
– De par le ciel ! vous n’en ferez rien, s’écria Bunce. Me laisser le commandement, fort bien ; mais comment me ferai-je obéir de l’équipage ? Dick Fletcher lui-même veut quelquefois raisonner avec moi. Vous devez savoir que sans vous nous nous couperions la gorge dans une demi-heure. Et si nous en venons là, que nous périssions par nos propres mains, ou que nous soyons pris par un vaisseau du roi, il n’y a qu’un bout de corde de différence. Allons, allons, noble capitaine, il ne manque pas de jeunes filles aux yeux noirs dans le monde, mais où trouverez-vous un bâtiment comme notre petite Favorite, montée, comme elle l’est, par une troupe d’hommes entreprenans,
Capables de troubler la paix de l’univers,
Et de dicter des lois jusqu’au fond des enfers ?
– Vous êtes fou, Jack, dit Cleveland presque en colère, et pourtant souriant, en dépit de lui-même, du ton faux et des gestes emphatiques du comédien-pirate.
– Cela est possible, noble capitaine ; et il se peut aussi que j’aie plus d’un camarade en folie. Vous, par exemple, qui êtes sur le point de jouer Tout pour l’amour, ou l’Univers perdu , vous ne pouvez supporter une innocente tirade poétique ! Eh bien ! je suis en état de vous parler en prose, car j’ai des nouvelles à vous apprendre, – d’étranges nouvelles, – des nouvelles qui vous surprendront.
– Eh bien, Jack, pour employer ton jargon, je te dirai : Hâte-toi de me les apprendre, et parle-moi en habitant de ce monde.
– Les pêcheurs de Stromness ne veulent rien recevoir ni pour leurs peines, ni pour le prix des provisions qu’ils apportent. – N’est-ce pas là du nouveau, du merveilleux ?
– Et pour quelle raison ? C’est la première fois que je vois refuser de l’argent dans un port de mer.
– C’est la vérité, car on n’y songe ordinairement qu’à nous faire payer toutes choses au double de leur valeur. Mais voici la clef de l’énigme. – Le propriétaire d’un certain brick, le père de votre belle Imoinda, s’est établi quartier-maître payeur, par manière de reconnaissance pour la civilité avec laquelle nous avons traité ses filles, et afin de nous mettre en état de partir, pour que nous ne trouvions pas sur ces côtes ce qui nous y est dû, comme il le dit.
– Je reconnais bien là le bon cœur du vieux Udaller, s’écria Cleveland. Mais il est donc à Stromness ? Je le croyais parti pour Kirkwall.
– C’était son dessein, mais le roi Duncan n’est pas le seul qui ne soit pas arrivé où il comptait aller. À peine était-il débarqué qu’il rencontra une vieille sorcière des environs, qui se mêle de tout, qui met le nez dans les affaires de chacun, et, d’après son avis, il a renoncé à aller à Kirkwall. Il a jeté l’ancre, quant à présent, dans cette maison blanche située sur le bord du lac, et que vous pouvez voir avec votre lunette d’approche. On assure que cette vieille s’est cotisée avec lui pour payer nos provisions. Je ne puis concevoir pourquoi elle a tant de charité pour nous, à moins qu’elle ne nous regarde comme autant de diables, et qu’en sa qualité de sorcière elle ne croie nous devoir des égards.
– Et qui vous a conté toutes ces nouvelles ? lui demanda Cleveland sans paraître prendre grand intérêt à ce que lui disait son camarade, et sans même se donner la peine de lever sa lunette d’approche.
– J’ai fait une excursion à terre ce matin, j’ai rencontré une vieille connaissance, un ami que Magnus Troil avait chargé de veiller à l’envoi des provisions : tout en vidant un flacon, je lui ai tiré les vers du nez, j’ai appris tout ce que je viens de vous dire, et plus que je n’ai envie de vous dire.
– Et qui est cet ami ? N’a-t-il pas de nom ?
– C’est une espèce de cerveau fêlé, un vieux poète, un musicien nommé Halcro, puisqu’il faut vous le dire.
– Halcro ! s’écria Cleveland, les yeux étincelans de surprise ; Claude Halcro ! Mais on l’a débarqué à Inganess avec Minna et sa sœur. Où sont-elles donc ?
– C’est justement ce que je ne me souciais pas de vous dire, mais du diable si je puis m’en empêcher ! je ne puis faire manquer une si belle situation ; et vous avez tressailli d’une manière qui aurait produit le plus grand effet. – Ah ! voilà la lunette braquée sur le château de Stennis, à présent ! – Eh bien, elles y sont, il faut en convenir, et elles n’y sont pas trop bien gardées. Quelques affidés de la vieille sorcière y sont venus de cette montagne qu’ils appellent l’île d’Hoy, et le vieux seigneur châtelain a quelques hommes sous les armes. Mais qu’importe ; noble capitaine ? Dites-moi seulement un mot, et cette nuit nous saisissons les deux péronnelles, nous les mettons sous le pont, et au point du jour nous déployons les voiles, nous levons l’ancre, et nous partons avec la marée du matin.
– Vous me dégoûtez à force d’infamie, dit Cleveland en lui tournant le dos.
– Infamie ! – Et je vous dégoûte ! – Que vous ai-je donc proposé qui n’ait été exécuté cent fois par de hardis aventuriers comme nous ?
– Ne m’en parlez plus ! répondit Cleveland. – Il fit un tour sur le tillac, et revenant près de Bunce, il lui prit la main. – Il faut que je la voie encore une fois, dit-il.
– De tout mon cœur, dit Bunce avec humeur.
– Oui, je veux la voir encore une fois, et ce sera pour abjurer à ses pieds ce maudit métier, expier mes crimes…
– Sur un gibet, dit Bunce en achevant la phrase. – De tout mon cœur ! De la confession à la potence : c’est un proverbe très respectable.
– Mais, mon cher Jack, dit Cleveland…
– Mon cher Jack !… répéta Bunce avec le même ton d’humeur ; vous êtes bien cher aussi au cher Jack. Mais faites ce qu’il vous plaira, je ne m’inquiète plus de vos affaires ; je ne veux pas vous dégoûter à force d’infamie.
– Il faut agir avec ce coquin comme avec un enfant gâté, dit Cleveland en parlant à Bunce sans avoir l’air de s’adresser directement à lui ; et cependant il a assez de bon sens, de raison et d’amitié, pour savoir que pendant un ouragan on ne songe pas à bien mesurer ses expressions.
– C’est la vérité, Cleveland, dit Bunce, et d’après cela voilà ma main. – Maintenant que j’y pense, vous aurez votre dernière entrevue, car ce n’est jamais moi qui dérangerai une scène d’adieux. – Qu’importe que nous perdions une marée ! Nous pouvons partir par celle de demain matin tout aussi bien que par celle-ci.
Cleveland soupira, car la prédiction de Norna se représenta à son esprit. Mais la possibilité d’avoir un dernier entretien avec Minna était une tentation trop forte pour qu’aucune prédiction et aucun pressentiment pussent l’empêcher d’y céder.
– Je vais me rendre à terre dans un instant, dit Bunce ; le paiement des provisions me servira de prétexte. Vous pouvez me charger d’un message ou d’une lettre pour Minna, je m’acquitterai de l’un et je lui ferai tenir l’autre avec la dextérité d’un valet de comédie.
– Mais ils ont des hommes armés, dit Cleveland ; vous pouvez courir quelque risque.
– Pas le moindre. – J’ai protégé les filles quand elles étaient entre nos mains, et je garantis que le père, loin de chercher à me nuire, me protégera de tout son pouvoir.
– Vous lui rendez justice, dit Cleveland ; il serait contre sa nature d’agir autrement. Mais je vais écrire à l’instant à Minna.
Il descendit dans la cabine, et il y gâta beaucoup de papier avant que son cœur vivement ému et sa main tremblante lui eussent permis de tracer une lettre qu’il pût croire capable de déterminer Minna à lui accorder un rendez-vous le lendemain matin, pour lui faire ses adieux.
Son ami Bunce, pendant ce temps, alla chercher Fletcher, sur qui il comptait toujours pour appuyer toutes les propositions qu’il avait à faire, et, suivi de ce fidèle satellite, il se présenta devant Hawkins, le maître d’équipage, et Derrick, le quartier-maître, qui se régalaient d’un verre de punch pour se délasser du service fatigant qu’ils venaient de faire.
– Le voici qui vient pour nous le dire, s’écria Derrick. Eh bien, M. le lieutenant, car c’est le titre qu’il faut vous donner aujourd’hui à ce que je pense, faites-nous donc connaître un peu vos résolutions. – Quand est-ce que nous levons l’ancre ?
– Quand il plaira à Dieu, maître quartier-maître ; quant à moi, je n’en sais pas plus à ce sujet que le couronnement de notre poupe.
– Comment diable ! s’écria Derrick, est-ce que nous ne mettons pas à la voile par la marée d’aujourd’hui ?
– Ou au plus tard par celle de demain matin ? dit Hawkins. Qui pourrait en empêcher après avoir fait travailler tout l’équipage comme des nègres pour les provisions ?
– Messieurs, dit Bunce, il est bon que vous sachiez que Cupidon a pris notre capitaine sur son bord, qu’il a cloué son esprit sous les écoutilles, et qu’il s’est placé au gouvernail.
– Que signifie cette rapsodie ? s’écria Hawkins d’un ton d’humeur. – Qu’avons-nous besoin de ce jargon de comédie ? Si vous avez quelque chose à nous dire, ne pouvez-vous parler comme un homme ?
– Quoi qu’il en soit, dit Fletcher, je crois que Jack Bunce parle toujours comme un homme et agit de même, ainsi donc…
– Taisez-vous, mon cher et brave Dick, reprit Bunce, taisez-vous. – Messieurs, je vous dirai donc en quatre mots que le capitaine est amoureux.
– Oui-dà ! dit Hawkins ; qui l’aurait cru ? Ce n’est pas que je n’aie été amoureux aussi souvent qu’un autre, quand le navire était à l’ancre et qu’il n’y avait rien à faire.
– Fort bien, dit Bunce ; mais enfin le capitaine Cleveland est amoureux. Oui, le prince Volcius est amoureux ; et quoique cela prête à rire au théâtre, ce n’est pas ici le cas d’en rire. Il a dessein de voir sa maîtresse demain matin pour lui faire ses adieux ; mais nous savons tous qu’une entrevue conduit à une autre, cela peut durer jusqu’à ce que l’Alcyon arrive, et alors nous aurons plus de coups que de sous.
– Eh bien, de par Dieu ! s’écria Hawkins, il faut nous mutiner et l’empêcher d’aller à terre. – Qu’en dis-tu, Derrick ?
– Il n’y a rien de mieux à faire, répondit le quartier-maître.
– Qu’en pensez-vous, Jack Bunce ? demanda Fletcher, à qui cet avis paraissait fort sage, mais qui ne voulait pas énoncer son opinion avant de connaître celle de son oracle.
– Quant à moi, messieurs, dit Bunce, je ne veux pas de mutinerie ; et, Dieu me damne ! je ne souffrirai pas que personne se mutine à bord.
– En ce cas, je ne me mutinerai pas, dit Fletcher, mais cependant qu’allons-nous faire, puisque, quoi qu’il en soit… ?
– Mordez-vous la langue, Dick ; voulez-vous me faire ce plaisir ? dit Jack Bunce. Maintenant, Hawkins, je vous dirai que je suis à peu près de votre avis, et que je pense qu’il faut employer une petite violence salutaire pour ramener notre capitaine à la raison. Mais vous savez tous qu’il a la fierté d’un lion, et qu’il ne fera rien si on ne le laisse agir à sa tête. Eh bien, je vais me rendre à terre, et convenir du rendez-vous ; la jeune fille s’y rendra demain matin, et le capitaine ne manquera pas de s’y trouver. Je le conduis à terre dans la chaloupe avec des gens en état de ramer contre vent et marée. À un signal donné, nous tombons sur le capitaine et sa maîtresse, et, bon gré mal gré, nous les amenons à bord. L’enfant gâté ne nous en voudra pas, puisque nous lui laisserons son joujou. Au surplus, s’il avait de l’humeur, eh bien ! nous lèverions l’ancre sans ses ordres, et nous lui donnerions le temps de reprendre sa raison, et de rendre justice à ses amis.
– Ce projet ne me déplaît pas, dit Hawkins : qu’en penses-tu, Derrick ?
– Jack Bunce a toujours raison, dit Fletcher ; mais quoi qu’il en soit, le capitaine brûlera la cervelle à quelques uns de nous.
– Je te dis de te mordre la langue, Nick, dit Bunce. Qui diable s’inquiète si l’on te brûle la cervelle ou si tu es pendu ?
– Il est vrai que la différence n’est pas grande, répondit Fletcher, mais quoi qu’il en soit…
– Je vous dis de vous taire et de m’écouter, reprit l’inexorable Bunce. Nous tomberons sur lui à l’improviste, sans lui donner le temps de prendre son sabre ni ses pistolets ; et pour l’amitié que je lui porte, je vous promets que je serai le premier à l’étendre sur le dos. – Je vous dirai aussi qu’il y a une jolie petite pinasse qui marche de conserve avec la frégate à laquelle le capitaine donne la chasse, et, si j’en trouve l’occasion, je me propose de la confisquer à mon profit.
– Oui, oui, dit Derrick, on peut s’en rapporter à vous pour cela, vous ne vous oubliez jamais.
– Sur mon honneur, dit Bunce, je ne pense à moi que par occasion ; et quand je forme un plan, je ne le dois qu’à mon propre génie. Qui de vous aurait pensé à celui que je viens de vous tracer ? Nous conserverons notre capitaine, bras, tête et cœur, et nous aurons une scène digne de figurer au dénouement d’une comédie. – Ainsi donc je vais me rendre à terre pour convenir du rendez-vous ; et vous, tâchez de me trouver quelques uns de nos gens qui ne soient pas ivres, et à qui nous puissions sans danger faire confidence de notre dessein.
Bunce se retira avec son ami Fletcher et les deux pirates vétérans restèrent tête à tête et se regardèrent quelque temps en silence. Hawkins prit la parole le premier.
– Je veux que le tonnerre m’écrase, Derrick, si ces deux jeunes petits maîtres ne me déplaisent pas souverainement ; ils ne sont pas du bon bois. Ils ne ressemblent pas plus aux pirates que j’ai connus, que ce sloop ne ressemble à un vaisseau de ligne de premier bord. Te souviens-tu du vieux Sharpe, qui lisait les prières à son équipage tous les dimanches ? Qu’aurait-il dit, s’il avait entendu proposer d’amener deux filles à bord ?
– Et qu’aurait dit le vieux Barbe-Noire, s’ils avaient voulu les réserver pour eux seuls ? Ils mériteraient qu’on les chassât pour leur impudence, où qu’on les liât dos à dos pour les faire boire à la grande tasse ; et le plus tôt serait le mieux.
– Fort bien, Derrick ; mais qui commandera le sloop ? – Est-ce que tu as oublié le vieux Goffe.
– Oh le vieux Goffe ! il a tété si long-temps et si souvent sa nourrice, la bouteille s’entend, – qu’il n’est plus bon à rien. À jeun, il ne vaut pas mieux qu’une vieille femme ; et quand il est ivre, c’est un chien enragé. – Non, non, il ne faut plus penser au vieux Goffe.
– Eh bien, que dis-tu de toi ou de moi ? demanda le quartier-maître ; je consens à tirer au sort.
– Non, non, répondit Hawkins après un moment de réflexion. Si nous étions à portée des vents alisés, toi et, moi nous pourrions suffire à commander la manœuvre ; mais pour les gagner nous avons besoin de toute la science de Cleveland. Ainsi donc je crois que, pour le présent, nous n’avons rien de mieux à faire que d’exécuter le projet de Bunce. – Écoute ! le voilà qui beugle pour avoir la chaloupe. Il faut que je monte sur le pont, et que je la fasse mettre en mer pour son honneur. – Que le diable l’étouffe !
La chaloupe fut mise en mer, entra dans le lac sans accident, et débarqua Bunce à quelques centaines de pas du vieux château de Stennis. En arrivant en face, il vit qu’on avait pris à la hâte quelques mesures pour le mettre en état de défense. Les fenêtres des étages inférieurs avaient été barricadées, moins les ouvertures réservées pour le service de la mousqueterie. Un canon de marine défendait la porte, gardée en outre par deux sentinelles. Bunce demanda à entrer, ce qui lui fut refusé nettement, et on lui conseilla d’aller à ses affaires, de peur qu’il ne lui arrivât malheur. Comme il continuait à insister pour voir quelqu’un de la maison, en assurant que l’affaire pour laquelle il venait était aussi sérieuse qu’urgente, Claude Halcro parut enfin, et, avec une aigreur qui ne lui était pas ordinaire, cet admirateur du glorieux John lui reprocha sa folie et son opiniâtreté.
– Vous ressemblez, lui dit-il, à ces sots papillons qui voltigent autour d’une chandelle, et qui finissent par s’y brûler.
– Et vous autres, répondit Bunce, vous êtes un tas de bourdons sans aiguillon, que la fumée de cinq ou six grenades ferait fuir de votre ruche, si nous le voulions.
– Enfumez la tête d’un fou, dit Halcro. Suivez mon avis et songez à vos affaires, ou vous trouverez bientôt des gens qui vous enfumeront à votre tour. Partez ou dites-moi en deux mots ce que vous voulez ; car vous ne devez vous attendre à être accueilli ici qu’à coups d’arquebuse. Nous avions déjà assez de bras ici, et nous venons d’y voir arriver encore de l’île d’Hoy le jeune Mordaunt Mertoun, que votre capitaine a presque assassiné.
– Allons donc ! il n’a fait que lui tirer un peu de mauvais sang.
– Nous n’avons pas besoin ici de pareils phlébotomistes. D’ailleurs il arrive que votre patient va nous appartenir de plus près que ni vous ni nous ne le pensions ; ainsi vous pouvez croire que ni votre capitaine, ni les gens de son équipage ne seront vus ici d’un bon œil.
– Mais si j’apporte de l’argent pour payer les provisions ?
– Gardez-le jusqu’à ce qu’on le demande. Il y a deux espèces de mauvais payeurs : ceux qui paient trop tôt, et ceux qui ne paient pas du tout.
– Au moins permettez-moi d’offrir nos remerciemens à celui à qui ils sont dus.
– Gardez-les aussi jusqu’à ce qu’on vous les demande.
– Et voilà tout l’accueil que je recevrai d’une ancienne connaissance ?
– Mais que voulez-vous que je fasse, M. Altamont ? dit Halcro un peu ému ; si Mordaunt avait été le maître, il vous aurait reçu bien autrement, ma foi ! Pour l’amour de Dieu, retirez-vous ; sans quoi il faudra écrire dans la tragédie : – Des gardes arrivent et saisissent Altamont.
– Je ne leur donnerai pas cette peine, répondit Bunce, je vais faire ma sortie. – Un instant, – j’allais oublier que j’ai un chiffon de papier pour la plus grande de vos jeunes filles, – Minna, je crois ; – oui, Minna est son nom. – Ce sont les adieux du capitaine Cleveland. – Vous ne pouvez refuser de vous en charger.
– Ah ! pauvre diable ! – Je comprends, je comprends : – adieu, belle Armide,
Au milieu des boulets, des tempêtes, des feux,
Le danger est moins grand que près de vos beaux yeux.
Mais, dites-moi, ce billet contient-il des vers ?
– Il en est plein. – Chanson, – sonnet, – élégie. – Mais il faut le lui remettre avec précaution et en secret.
– Vraiment ? M’apprendre comment il faut remettre un billet doux ! – moi qui ai été membre du club de Will ? – moi qui ai vu porter tous les toast du club de Kit-Cat ! – Je le remettrai à Minna, par égard pour notre ancienne connaissance, M. Altamont, et un peu aussi par égard pour votre capitaine, qui ne paraît pas tout-à-fait aussi diable que son métier l’exige. – Il ne peut y avoir aucun mal dans une lettre d’adieux.
– Adieu donc, mon vieux camarade, adieu pour toujours, et pour un jour de plus, dit Bunce ; et prenant la main du poète, il la lui serra de si bon cœur qu’il le laissa se secouant le bras et hurlant comme un chien sur la patte duquel est tombé un charbon enflammé.
Laissant le pirate retourner à son bâtiment, nous allons rester avec la famille de Magnus Troil, qui se trouvait réunie au château de Stennis, où l’on montait constamment la garde avec le plus grand soin, pour se tenir à l’abri de toute surprise.
Magnus Troil avait reçu Mordaunt Mertoun avec beaucoup de bonté, quand il était venu à son secours à la tête d’une petite troupe levée par Norna, et dont elle lui avait donné le commandement. Il n’avait pas été difficile de convaincre l’Udaller que les rapports que lui avait faits le colporteur n’avaient aucun fondement, et que Snailsfoot, en calomniant Mordaunt, n’avait eu d’autre but que de le perdre dans l’esprit de Magnus pour élever d’autant Cleveland, dont il espérait tirer meilleur parti. Ces rapports, il est vrai, avaient été confirmés par la bonne lady Glowrowrum et par la renommée, à qui il avait plu de représenter Mordaunt Mertoun comme ayant d’arrogantes prétentions aux bonnes grâces des deux aimables sœurs de Burgh-Westra, et hésitant, en vrai sultan, à laquelle il jetterait le mouchoir. Mais Magnus savait que la renommée n’était qu’une menteuse, et il était assez disposé, quand il s’agissait de caquets, à regarder la bonne lady Glowrowrum comme un peu cousine de la renommée. Il rendit donc à Mordaunt ses bonnes grâces, écouta avec beaucoup de surprise le récit que lui fit Norna des droits qu’elle prétendait avoir sur ce jeune homme, et avec non moins d’intérêt la confidence qu’elle lui fit de l’intention où elle était de lui abandonner les biens considérables que son père lui avait laissés en mourant. Il est même probable que, quoiqu’il ne répondît rien à quelques mots qu’elle jeta en avant relativement à une union entre son jeune héritier et l’aînée des filles du magnat, il pensa qu’un tel projet d’alliance méritait quelque attention, tant à cause du mérite personnel du jeune homme, que parce que cette union ferait rentrer dans sa famille la totalité des biens considérables partagés entre son père et celui de Norna. Quoi qu’il en soit, l’Udaller reçut parfaitement son jeune ami, et comme Mordaunt était le plus jeune et le plus actif de tous les hommes qui se trouvaient au château, Magnus et le maître de la maison se réunirent pour le charger de commander la garde pendant la nuit suivante, et de relever les sentinelles aux heures accoutumées.