CHAPITRE XVI.

« Oui, j’ai l’esprit troublé de noirs pressentimens

« Ce jour sera suivi d’affreux évènemens,

« Que le ciel, par pitié, d’un voile couvre encore. »

SHAKSPEARE, Roméo et Juliette.

Les nouveau-venus, suivant l’usage assez généralement adopté dans tous les temps et dans tous les pays pour de semblables fêtes, s’étaient masqués de manière à représenter des tritons et des sirènes, êtres dont une ancienne tradition et la croyance populaire ont peuplé les mers du nord. Les premiers, que les Shetlandais nommaient alors shoupeltins, étaient représentés par des jeunes gens vêtus d’une manière grotesque, avec une étoffe grossière nommée wadmaal, d’un bleu verdâtre, et qu’on fabrique dans ces îles. De faux cheveux et de fausses barbes de filasse changeaient toute leur physionomie ; ils portaient des couronnes de corail, de coquillages, et d’autres productions marines qui ornaient aussi leurs manteaux. Claude Halcro, dont le goût classique avait présidé à cette mascarade, n’avait pas oublié de mettre une conque entre les mains de deux de ces tritons qui en tiraient fréquemment des sons aigus et discordans, au grand désespoir des oreilles de leurs voisins. Les autres étaient armés de tridens et d’autres emblèmes des divinités aquatiques.

Les sirènes qui les accompagnaient montraient en cette occasion, comme c’est l’usage, un peu plus de goût dans leur costume et leur parure que les dieux marins qui leur servaient d’escorte. Des vêtemens de soie et d’autres étoffes précieuses de couleur verte avaient été taillés au gré de leur fantaisie, de manière à répondre à l’idée qu’elles se formaient des habitantes de la mer, et surtout à faire valoir la taille, les formes et les traits des belles mortelles qui les portaient. Les colliers et les bracelets de coquillages qui ornaient le cou, les bras et le bas des jambes de ces jolies sirènes, étaient souvent entremêlés de perles fines ; et au total elles n’auraient pas été déplacées à la cour d’Amphitrite, surtout en prenant en considération les longs cheveux blonds, les grands yeux bleus, le teint blanc comme la neige, et les traits agréables de ces charmantes filles de Thulé. Nous n’affirmerons pas qu’aucune de ces pseudo-sirènes eût porté l’exactitude de l’imitation aussi loin que les suivantes de Cléopâtre, qui, selon les commentateurs, ayant adopté la queue de poisson de sirènes véritables, n’en avaient pas moins la facilité de trouver des grâces dans tous leurs mouvemens ; il nous semble même que si elles n’avaient laissé leurs extrémités inférieures dans leur état naturel, elles n’auraient pu récompenser, comme elles le firent, la compagnie qui avait bien voulu les admettre, en exécutant devant elle une très jolie danse.

On découvrit bientôt que ces tritons et ces sirènes étaient, non des étrangers, mais une partie de la société, qui, s’étant retirée quelque temps auparavant, avait pris ce déguisement pour varier les plaisirs de la soirée. La muse de Claude Halcro, toujours active dans ces occasions, leur avait fourni des chansons adaptées à la circonstance, et dont nous pouvons donner l’échantillon ci-après. Chaque couplet était chanté alternativement par une sirène et un triton, et chaque troupe formait un chœur qui accompagnait la principale voix et répétait le refrain.

UNE SIRÈNE

Dans nos cavernes solitaires,

Dont la perle orne les lambris,

Nous chantons les héros, vos pères,

Les vieux comtes du temps jadis.

Le bruit des vents et du tonnerre

N’est pas pour nous plus alarmant

Que ne l’est pour une bergère

Le soupir d’un fidèle amant.

Mais quoique dans le sein des ondes

La paix règne toujours pour nous,

Nous quittons nos grottes profondes,

Fils de Thulé, pour danser avec vous.

CHŒUR DES SIRÈNES.

Mais quoique dans le sein des ondes

La paix règne toujours pour nous.

Nous quittons nos grottes profondes,

Fils de Thulé, pour danser avec vous.

UN TRITON.

Occupés après un orage

À dompter les monstres divers

Dont si souvent l’aveugle rage

Veut troubler le repos des mers,

Nous surveillons de la tempête

La naissance comme la fin,

Et, du sort qui pour lui s’apprête

Nous avertissons le marin.

Mais quoique dans le sein des ondes

Mille travaux soient prêts pour nous,

Nous quittons nos grottes profondes,

Fils de Thulé, pour chanter avec vous.

CHŒUR DES TRITONS.

Mais quoique dans le sein des ondes

Mille travaux soient prêts pour nous,

Nous quittons nos grottes profondes.

Fils de Thulé, pour chanter avec vous.

UNE SIRÈNE ET UN TRITON.

De nos cavernes ténébreuses,

Nous avons entendu vos voix

Car le bruit des fêtes heureuses

Jusqu’à nous perce quelquefois.

Nous sommes amis du courage

Qui sous nos yeux s’est signalé,

Et nul n’en montra davantage

Que les braves fils de Thulé.

Aussi de nos grottes profondes,

Vous le voyez, nous sortons tous,

Et nous quittons le sein des ondes,

Pour danser, rire et chanter avec vous.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Aussi de nos grottes profondes,

Vous le voyez, nous sortons tous,

Et nous quittons le sein des ondes,

Pour danser, rire et chanter avec vous.

Les tritons portant des conques furent les seuls qui ne joignirent pas leurs voix à ce dernier chœur, mais ils ajoutèrent une sorte d’accompagnement qui, quoique un peu grossier, ne laissait pas de produire un assez bon effet. La poésie, la musique et la danse furent vivement applaudies par tous ceux qui prétendaient être en état de juger, et même par Triptolème Yellowley, qui pourtant ne put s’empêcher de dire tout bas à Mordaunt que c’était véritablement dommage d’avoir gâté tant de bon chanvre pour faire de fausses barbes et de fausses chevelures aux tritons.

Mordaunt n’avait pas le temps de songer à lui répondre : toute son attention était exclusivement occupée à suivre les mouvemens d’une femme de la mascarade, qui, par un signe, lui avait fait comprendre, en entrant, qu’elle avait quelque communication importante à lui faire. Cette sirène, qui, sans se faire connaître, lui avait pressé le bras, en accompagnant ce geste d’un coup d’œil expressif, était déguisée avec beaucoup plus de soin que les autres. Sa mante était lâche et assez large pour cacher entièrement sa taille, et son visage était couvert d’un masque de soie. Il remarqua en ce moment qu’elle s’éloignait peu à peu des autres masques ; elle se plaça près d’une porte ouverte, comme si elle eût eu besoin de prendre l’air, le regarda encore avec un mouvement significatif, et saisissant le moment où l’attention de toute la compagnie se portait sur les autres sirènes et leurs compagnons, elle sortit de l’appartement.

Mordaunt n’hésita pas à suivre son guide mystérieux, car nous pouvons donner ce nom à la sirène ; elle s’arrêta un moment, pour qu’il pût voir le chemin qu’elle prenait ; marchant ensuite à grands pas, elle gagna les bords du voe ou lac d’eau salée qui était devant eux, et dont les eaux légèrement agitées réfléchissaient les rayons de la lune, alors dans son plein ; aussi, avec le crépuscule qui règne dans ces régions pendant le solstice d’été, on n’avait guère à regretter l’absence du soleil, dont les traces étaient encore visibles sur les vagues du côté du couchant, tandis que l’horizon, du côté de l’est, commençait déjà à se parer des couleurs de l’aurore.

Mordaunt n’eut donc aucune peine à ne pas perdre de vue son guide déguisé qui dirigeait toujours sa course rapide vers les bords du lac, gravissant de petites collines, traversant quelques vallées, et faisant plusieurs détours entre les rochers. La sirène s’arrêta enfin dans un endroit où, aux jours de l’intimité de Mertoun avec la famille de Burgh-Westra, les filles de Magnus allaient souvent s’asseoir, quand le temps le permettait, sous un berceau abrité et solitaire. C’était donc là qu’il devait recevoir l’explication de cette conduite mystérieuse ; car, après avoir hésité un instant, sa conductrice s’assit sur le banc de pierre. Mais des lèvres de qui allait-il la recevoir cette explication ? Norna s’était d’abord présentée à son imagination, mais sa grande taille et son pas lent et majestueux ne permettaient pas de la confondre avec la sirène à démarche légère et à taille de fée qui l’avait précédé d’un pas si agile ; en effet, on aurait pu la prendre pour une véritable péréide, qui, restée trop long-temps sur le rivage et craignant le déplaisir d’Amphitrite, se hâtait de regagner son élément natal. Puisque ce n’était pas Norna, il présumait que ce ne pouvait être que Brenda qui l’eût appelé ainsi, à une conférence secrète. Mais, après s’être assise, elle ôta son masque, et se fit reconnaître.

Mordaunt n’avait certainement rien fait pour devoir craindre la présence de Brenda, mais telle est l’influence d’une timide retenue sur les jeunes gens vertueux des deux sexes, qu’il éprouva le même trouble dont il aurait pu être saisi s’il se fût trouvé devant une personne qu’il aurait injustement offensée. Brenda n’était pas moins embarrassée ; mais comme elle avait elle-même cherché cette entrevue, et qu’elle sentait qu’elle devait être courte, elle fut forcée, en dépit d’elle-même, d’entamer la conversation.

– Mordaunt, lui dit-elle d’une voix tremblante, – pardon, c’est M. Mertoun que je devrais dire, vous serez surpris que je me sois permis une si étrange liberté.

– Ce n’est pas depuis ce matin, Brenda, répondit Mordaunt, qu’une marque d’amitié de vous ou de votre sœur pourrait me paraître étrange. Si je suis surpris de quelque chose, ce n’est pas de vous voir m’accorder une entrevue en ce moment, c’est de vous avoir vue chercher à me fuir depuis plusieurs heures. Au nom du ciel ! Brenda, en quoi vous ai-je offensée ? Pourquoi me traitez-vous d’une manière si extraordinaire ?

– Ne suffit-il pas de vous dire, répondit Brenda en baissant les yeux, que tel est le bon plaisir de mon père ?

– Non, Brenda, ce n’est point assez. Votre père ne peut avoir si soudainement changé d’opinion et de conduite à mon égard, sans avoir été cruellement trompé. Je ne vous demande que de m’apprendre quels reproches il croit avoir à me faire. Je consens que vous me rabaissiez dans votre estime au-dessous du dernier paysan de ces îles, si je ne puis prouver que ce changement n’a d’autre cause que la plus infâme calomnie, ou quelque erreur bien extraordinaire.

– Cela peut être, – je l’espère, – et la preuve que je l’espère, c’est le désir que j’ai eu de vous voir en particulier. Mais il est bien difficile… il est impossible que je vous explique la cause du ressentiment de mon père. Norna lui en a parlé hardiment, et je crains qu’ils ne se soient séparés fâchés l’un contre l’autre. Or vous savez qu’il ne faut pas peu de chose pour cela.

– J’ai toujours remarqué que votre père accorde beaucoup d’attention aux conseils de Norna, et qu’il a plus d’indulgence pour ses singularités que pour celles de qui que ce soit, quoiqu’il ne paraisse pas croire au pouvoir surnaturel qu’elle s’attribue.

– Ils sont parens éloignés ; ils étaient amis dans leur jeunesse. J’ai même entendu dire que le bruit avait couru autrefois qu’ils devaient s’unir plus étroitement ; mais les singularités de Norna se manifestèrent immédiatement après la mort de son père, ce qui fit renoncer le mien à son projet d’hymen, en supposant qu’il l’eût jamais conçu. Il est certain qu’il conserve pour elle beaucoup d’égards ; et puisqu’il s’est querellé avec elle à votre sujet, je crains que ce ne soit un signe que ses préventions contre vous sont profondément enracinées.

– Que le ciel vous récompense, Brenda ! s’écria vivement Mordaunt ; qu’il vous comble de bénédictions pour le mot de préventions que vous venez de prononcer ! – Vous avez toujours eu un bon cœur : – vous n’auriez pu conserver contre moi l’apparence même du ressentiment.

– Il est bien vrai que ce n’était qu’une apparence, dit Brenda en reprenant insensiblement le ton familier auquel elle était habituée depuis son enfance ; jamais je n’ai pu croire, Mordaunt, croire bien sérieusement c’est-à-dire, que vous ayez pu dire quelque chose d’offensant pour Minna et pour moi.

– Et qui ose m’en accuser ? s’écria Mordaunt en s’abandonnant à toute l’impétuosité de son caractère ; qui ose m’en accuser et se flatter que sa langue sera en sûreté dans sa bouche ? De par saint Magnus le martyr ! je l’en arracherai pour en nourrir les corbeaux.

– Maintenant, dit Brenda, votre colère m’effraie, et va me forcer à vous quitter.

– Quoi ! vous me quitteriez sans m’apprendre quelle est la calomnie dont on veut me rendre victime, et quel est le nom du calomniateur !

– Ce n’est pas une seule personne, dit Brenda en hésitant, qui a persuadé à mon père… je ne puis trop vous dire cela… mais bien des gens lui ont dit la même chose.

– Fussent-ils cent et davantage, pas un n’échappera à ma vengeance. – Saint martyr ! m’accuser d’avoir parlé d’une manière offensante de ceux que j’estime et que je respecte le plus sous la voûte des cieux ! mais je vais rentrer à l’instant, et il faudra que votre père me rende publiquement justice.

– N’en faites rien, pour l’amour du ciel ! Mordaunt ; n’en faites rien, si vous ne voulez me rendre la plus misérable de toutes les créatures.

– Dites-moi du moins si je devine juste en nommant ce Cleveland comme un de ceux qui m’ont calomnié.

– Non ! s’écria Brenda avec vivacité : non ; vous tombez d’une erreur dans une autre encore plus dangereuse. – Vous dites que vous avez de l’amitié pour moi, je veux vous prouver la mienne. – Mais calmez-vous, et écoutez ce que j’ai à vous dire. Notre entrevue n’a duré déjà que trop long-temps, et plus elle se prolonge, plus elle m’expose à de nouveaux dangers.

– Dites-moi donc ce que vous désirez de moi, dit Mordaunt vivement ému par l’affliction et la crainte qu’il remarquait en la pauvre Brenda ; et croyez que si je ne le fais pas, c’est que vous me demandez l’impossible.

– Eh bien donc, ce capitaine… ce Cleveland… !

– Je le savais, de par le ciel ! s’écria Mordaunt. J’étais convaincu que, de manière ou d’autre, cet aventurier se trouverait être la cause de ce malentendu et de tout le mal !

– Si vous ne voulez pas m’écouter patiemment, et garder le silence un instant, je n’ai plus qu’à me retirer. Ce que je voulais vous dire n’a pas rapport à vous, mais à un autre, à ma sœur Minna. Ce n’est pas du ressentiment qu’elle a conçu contre vous que j’ai à vous parler, mais je veux vous entretenir de l’inquiétude que me donnent les attentions que le capitaine Cleveland a pour elle.

– Elles sont trop évidentes, trop marquées ; et si mes yeux ne me trompent pas, elles sont reçues avec plaisir.

– C’est précisément ce que je crains. Et moi aussi j’ai été frappée de l’extérieur, des manières et de la conversation de cet homme.

– Son extérieur ! À coup sûr, il est bien fait, ses traits sont bien ; mais, comme le dit le vieux Sinclair de Queendale à l’amiral espagnol, au diable sa figure ! J’en ai vu une plus belle à plus d’un pendu ! Ses manières pourraient le faire prendre pour un capitaine corsaire ; et quant à sa conversation, il ressemble au compère des marionnettes, car il ne parle que de ses propres exploits.

– Vous vous trompez, Mordaunt ; il ne parle que trop bien de tout ce qu’il a vu, de tout ce qu’il a appris. D’ailleurs il a voyagé dans beaucoup de pays éloignés ; il a assisté à un grand nombre de combats, et il en parle avec autant d’esprit que de modestie. On croirait voir l’éclair de la foudre et entendre l’explosion du canon. Et il a bien d’autres sujets de conversation. – Les arbres magnifiques et les fruits délicieux des autres climats, – puis ces peuples qui, pendant toute l’année, ne portent pour tous vêtemens que des mousselines et les linons que nous portons à peine dans les plus grandes chaleurs de l’été.

– Sur ma foi, Brenda, il paraît connaître parfaitement l’art d’amuser des jeunes dames.

– C’est la vérité, répondit Brenda du ton le plus naïf. Je vous assure que d’abord il me plaisait autant qu’à Minna ; mais, quoiqu’elle ait beaucoup plus d’esprit que moi, j’ai plus d’expérience du monde qu’elle, ayant vu un plus grand nombre de villes ; car j’ai été une fois à Kirkwall et trois fois à Lerwick pendant que les vaisseaux hollandais y étaient, de sorte qu’il n’est pas si facile de m’en imposer.

– Et dites-moi, Brenda, quel motif vous a fait penser moins favorablement de ce jeune marin, qui paraît être si insinuant ?

– D’abord, dit Brenda après un moment de réflexion, c’est que, quelque mélancoliques, quelque terribles que fussent les histoires qu’il nous racontait, il n’en était pas moins gai, et n’en riait ni n’en dansait pas moins.

– Et peut-être dansait-il alors moins souvent avec Brenda qu’avec sa sœur ?

– Non, je ne le crois pas. – Et cependant je n’ai conçu aucun soupçon contre lui, tant que ses attentions se sont partagées également entre nous deux ; car alors il n’était pas davantage pour nous, que vous-mêmes, Mordaunt, que le jeune Swaraster, ou que tout autre jeune homme de nos îles.

– Mais pourquoi étiez-vous fâchée qu’il cherchât à plaire à votre sœur ? il est riche, ou du moins il paraît l’être ; vous le dites plein de talens, d’esprit et d’amabilité ; pouvez-vous désirer quelque chose de plus dans un amant pour Minna ?

– Vous oubliez qui nous sommes, Mordaunt, répondit la jeune Shetlandaise en prenant un air de dignité qui allait à ses traits aussi bien que le ton moins grave qu’elle avait pris jusque là. Ces îles sont pour nous un petit monde, peut-être inférieur à toutes les autres parties de la terre, si du moins il faut en croire les étrangers, mais ce n’en est pas moins notre petit monde ; et nous, les filles de Magnus Troil, nous y tenons le premier rang. Il me semble donc qu’il serait peu convenable que les filles des rois de la mer et des anciens comtes consentissent à se jeter à la tête d’un étranger qui arrive sur nos côtes au printemps, comme un oiseau de passage, sans que personne sache d’où il vient ; et qui s’en ira peut-être à l’automne, sans qu’on sache davantage où il va.

– Et qui cependant peut déterminer une belle colombe des îles Shetland à l’accompagner dans cette émigration.

– Je ne veux pas entendre parler avec un ton de légèreté sur un pareil sujet, dit Brenda avec une sorte d’indignation. Minna est, ainsi que moi, fille de Magnus Troil, l’ami des étrangers, mais le père des îles Hialtland. Il leur accorde l’hospitalité dont ils ont besoin ; mais que le plus fier d’entre eux ne s’imagine pas qu’il peut, parce que tel est son bon plaisir, former une alliance avec sa maison.

Elle prononça ces mots avec beaucoup de chaleur, et ajouta d’un ton plus calme : – Non, Mordaunt, ne supposez pas que Minna soit capable d’oublier ce qu’elle doit à son père et au sang de son père, au point de penser à épouser ce Cleveland ; mais il est possible qu’elle prête l’oreille à ses discours, de manière à détruire tout espoir de bonheur pour elle. Elle est d’un caractère à se laisser aller avec trop de confiance à certains sentimens. Vous rappelez-vous Ulla Storlson, qui montait tous les jours sur le haut du promontoire de Vossdale pour chercher à apercevoir sur l’Océan la barque de son amant ? Quand je pense à sa démarche lente, à ses joues pâles, à ses yeux dont l’éclat s’obscurcissait peu à peu, comme la clarté d’une lampe qui va s’éteindre faute d’huile ; quand je me représente l’air d’empressement et presque d’espérance avec lequel elle gravissait le rocher, le matin, et l’abattement du désespoir peint sur son front quand elle en descendait en pensant à celui qu’elle ne devait plus revoir, – pouvez-vous être surpris que j’aie des inquiétudes pour Minna, dont le cœur est formé pour conserver avec la même fidélité n’importe quelle affection qui parviendra à s’y introduire ?

Brenda n’eut pas de peine à faire partager son émotion à Mordaunt ; car, indépendamment de l’accent mélancolique de sa voix, la lune et le crépuscule donnaient assez de clarté pour qu’il pût voir la larme qui brillait dans ses yeux, tandis qu’elle lui traçait un tableau dont son imagination lui faisait craindre que sa sœur ne devînt la copie.

– Non, s’écria-t-il, je ne suis pas surpris que vous éprouviez les craintes que la plus pure affection peut inspirer ; et si vous pouvez m’indiquer en quoi je puis seconder votre tendresse pour votre sœur, vous me trouverez prêt à hasarder ma vie, comme je l’ai fait tant de fois pour vous aller chercher des œufs d’oiseaux sur les rochers. Mais, croyez-moi, si l’on m’a accusé auprès de vous ou de votre père d’avoir seulement eu la moindre pensée de vous manquer de respect ou d’égards, c’est un mensonge que l’enfer seul a pu inventer.

– Je vous crois, dit Brenda en lui présentant la main, et mon cœur se trouve soulagé d’un grand poids, maintenant que j’ai rendu ma confiance à un si ancien ami. Je ne sais en quoi vous pouvez nous aider, mais c’est par l’avis, je puis même dire par l’ordre de Norna, que j’ai cherché à avoir cet entretien, et je suis presque étonnée d’avoir eu assez de courage pour le soutenir jusqu’au bout. Maintenant vous savez tout ce que je puis vous dire des dangers que court ma sœur. Surveillez ce Cleveland ; – mais gardez-vous bien de vous faire une querelle avec lui, car vous auriez trop certainement le dessous avec un soldat si expérimenté.

– Et pourquoi cela ? Avec la force et le courage que le ciel m’a donnés, et avec une bonne cause à soutenir, ce Cleveland ne m’inspire pas plus de crainte qu’un autre.

– Eh bien, si ce n’est pas pour vous, du moins par égard pour Minna, pour mon père, pour moi, pour nous tous, évitez toute querelle avec lui. Contentez-vous de le surveiller, et tâchez de découvrir qui il est, et quelles sont ses intentions à notre égard. Il a parlé d’aller aux Orcades pour y prendre des informations sur le vaisseau-matelot qui faisait voile avec lui, mais les jours et les semaines s’écoulent, et il ne part point. Il tient compagnie à mon père à table, il conte à Minna des histoires sur des pays inconnus, des peuples étrangers, des guerres lointaines ; le temps se passe ainsi, et l’étranger devient de jour en jour une connaissance plus intime, et semble faire une partie inséparable de notre famille, sans cesser d’être en même temps un inconnu, un étranger pour nous. Adieu maintenant ; Norna espère encore vous réconcilier avec mon père, et elle vous prie de ne pas quitter demain Burgh-Westra, quelque froideur que mon père et ma sœur puissent vous témoigner. – Et moi aussi, ajouta-t-elle en lui tendant la main une seconde fois, et moi aussi, je dois vous montrer l’apparence de la froideur, mais, au fond du cœur, nous sommes encore Brenda et Mordaunt. À présent, séparons-nous promptement, car il ne faut pas qu’on nous voie ensemble.

Mordaunt prit la main qu’elle lui présentait, et elle la retira avec une sorte de confusion, moitié en riant, moitié en rougissant, quand il voulut la porter à ses lèvres. Il s’efforça un instant de la retenir, car cette entrevue avait eu pour lui un charme qu’il n’avait jamais éprouvé dans aucun de ses tête-à-tête précédens avec Brenda ; mais elle se dégagea, et lui faisant un signe d’adieu en lui montrant du doigt un chemin différent de celui qu’elle allait prendre, elle courut vers la maison, et ne fut bientôt plus visible à ses yeux.

Mordaunt, qui l’avait suivie de loin le plus long-temps possible, se trouva dans une situation à laquelle il avait été étranger jusqu’alors. On peut marcher long-temps et avec sûreté sur le terrain neutre entre l’amour et l’amitié, mais quand celui qui s’y trouve est sommé tout-à-coup de reconnaître l’autorité de l’une ou de l’autre de ces deux puissances, il arrive bien souvent qu’après ne s’être cru qu’ami pendant bien des années, il se sent tout-à-coup métamorphosé en amant. On devait s’attendre à une révolution semblable dans les sentimens de Mordaunt, quoiqu’il ne pût lui-même en reconnaître exactement la nature. Il se voyait tout-à-coup admis avec une franchise sans réserve dans la confiance d’une jeune personne charmante qu’il croyait, quelques instans auparavant, n’avoir pour lui que de l’indifférence et du mépris ; et si quelque chose pouvait rendre encore plus enivrant un changement par lui-même si surprenant et si agréable, c’était la naïve simplicité de Brenda, qui prêtait un charme enchanteur à toutes ses paroles et à ses moindres gestes. Le moment où cette scène avait eu lieu avait peut-être aussi ajouté à son effet, quoiqu’elle n’en eût pas besoin, car de beaux traits paraissent encore plus séduisans à la clarté de la lune, et une voix douce reçoit une nouvelle douceur du calme d’une belle nuit d’été. Mordaunt, de retour à la maison, se trouva donc disposé à écouter avec plus de patience et de complaisance un éloge du clair de lune que lui fit Claude Halcro. L’enthousiasme du poète s’était éveillé par suite d’une petite promenade en plein air entreprise pour dissiper les vapeurs que des libations fréquentes avaient fait monter à son cerveau.

– Le soleil, dit-il à Mordaunt, est la lanterne qui avertit le pauvre ouvrier qu’il faut se lever et reprendre ses travaux. Sa funeste lumière, dès qu’elle paraît à l’orient, est un signal qui rappelle à chacun ses devoirs, ses obligations et ses misères. Mais parlez-moi de la lune ; sa joyeuse clarté n’inspire que la gaieté et l’amour.

– Et la folie, à moins qu’on ne la calomnie, ajouta Mordaunt, uniquement pour dire quelque chose.

– À la bonne heure, répondit Halcro, pourvu que ce ne soit pas une folie noire. – Mon jeune ami, dans ce monde où nous sommes condamnés à nous donner tant de peine, on attache souvent trop d’importance à avoir l’esprit bien sain. On m’a souvent traité de cerveau fêlé ; eh bien, soit ! en ai-je moins bien fait mon chemin dans le monde ? – Mais, un moment ; où en étais-je ? Ah ! je parlais de la lune. Eh bien, la lune est l’âme et l’essence de la poésie et de l’amour. Je parie qu’il n’existe pas un véritable amant qui n’ait fait au moins un sonnet à son éloge.

– C’est la lune, dit le facteur qui commençait à avoir la langue fort épaisse, qui fait mûrir les grains, du moins à ce qu’assurent les vieilles gens. C’est encore elle qui remplit les noix, ce qui est un objet de moindre importance. Sparge nuces, puer.

– À l’amende ! à l’amende ! s’écria l’Udaller qui était alors à son apogée ; le facteur parle grec ! Par les reliques du saint dont je porte le nom ! il boira la pinasse pleine de punch, à moins qu’il ne nous chante une chanson !

– Trop d’eau noya le meunier, répondit Triptolème. Ma tête n’a pas besoin d’être arrosée davantage ; c’est un lac au dessèchement duquel il faudrait plutôt travailler.

– Chantez donc, s’écria le despotique Udaller, car personne ne parlera ici d’autre langue que le norse, le hollandais, le dantzickois, ou du moins l’écossais. Allons, Éric Scambester, amenez la pinasse, et qu’elle ait cargaison complète.

L’agriculteur voyant la pinasse bien chargée s’avancer vers lui, quoique lentement, attendu que Scambester lui-même n’était plus en état de manœuvrer avec beaucoup de dextérité, fit un effort inspiré par le désespoir, avant l’arrivée du redoutable vaisseau, et se mit à chanter ou plutôt à croasser une ballade des moissonneurs du comté d’York ; c’était la même que son père avait coutume de chanter quand il était un peu dans les vignes, sur l’air : – Allons ! Dobbin, pars avec ta charrette : – La physionomie lugubre du chanteur et les sons discordans de sa voix formaient un contraste si burlesque avec la gaieté de l’air et des paroles, que l’honnête Triptolème procura à la compagnie le même amusement que procurerait un convive arrivant un jour de fête, paré des vêtemens de son grand-père. Cette plaisanterie termina la soirée, car le dieu du sommeil avait soumis à son influence la tête solide de Magnus Troil lui-même. Ses hôtes se retirèrent, comme ils le purent, chacun dans le logement qui lui avait été assigné, et bientôt le silence le plus profond succéda à la plus bruyante des orgies.

Share on Twitter Share on Facebook