« Les bargues vont partir : chacun saisit le fer
« Qui va percer le flanc des monstres de la mer.
« On change en dard mortel l’instrument pacifique,
« Et la broche combat à côté de la pique.
« C’est l’instant de prouver que vous avez du cœur.
« Armez vos bras nerveux pour l’amour, pour l’honneur.
« Voyez de ces rochers les cimes solennelles
« Couvertes de vieillards, d’aimables jouvencelles. »
La Bataille des îles Summer.
Il est rare que la matinée qui succède à une fête semblable à celle de Magnus Troil ait ce piquant qui assaisonne les plaisirs de la veille. C’est ce que peut avoir observé le lecteur à la mode, dans un déjeuner public, pendant la semaine des courses de chevaux dans une ville de province ; car, dans ce qu’on appelle la meilleure société, pendant ces momens où l’on ne sait que faire, chacun reste ordinairement dans son cabinet de toilette. On croira aisément qu’il n’existait point à Burgh-Westra de semblables cabinets ; il fallut donc, que les jeunes filles, les joues un peu pâles, les graves matrones, bâillant et clignotant, et les hommes, tourmentés de migraines, se réunissent trois heures après s’être séparés.
Éric Scambester avait fait tout ce que homme pouvait faire pour fournir les moyens d’empêcher l’ennui de trouver place à la table sur laquelle était placé le repas du matin. Elle gémissait sous le poids d’énormes morceaux de bœuf salé et fumé à la manière du pays ; de pâtés, de viandes cuites au four, de poisson apprêté de différentes façons. On y trouvait même du thé, du café et du chocolat ; car, et nous l’avons déjà fait observer, la situation de ces îles y avait amené de bonne heure les diverses productions d’un luxe étranger, qui alors n’étaient encore que peu connues en Écosse, où, à une époque moins éloignée de nous que celle dont nous parlons, une livre de thé vert fut cuite et mangée comme un plat de choux, et une autre servit à faire une sauce pour du bœuf salé : telle était l’ignorance de ceux à qui ce présent avait été envoyé comme une chose rare.
Indépendamment de ces préparatifs, la table offrait encore ce que les bons vivans appellent du poil de la bête : on y trouvait l’usquebaugh d’Irlande, la liqueur de Nancy, le véritable schledamm, l’eau-de-vie de Caithness, l’eau d’or de Hambourg, du rum d’une antiquité vénérable, et tous les cordiaux des îles. Il est inutile de mentionner ensuite l’ale brassée à la maison, le mum d’Allemagne et la forte bière de Schwartz. Nous dérogerions encore davantage à notre dignité si nous entrions dans le détail des différentes sortes de potages, de gruau d’avoine, de bland, et d’autres espèces de laitage, destinées à ceux qui préféraient des liquides moins généreux.
Il n’est pas étonnant si la vue de tant de bonnes choses ranima les hôtes fatigués et réveilla leur appétit. Les jeunes gens cherchèrent les belles avec qui ils avaient dansé la veille, et recommencèrent les petits propos qui leur avaient fait passer la nuit si gaiement. Magnus, entouré des vieux Norses ses amis, joignant l’exemple au précepte, encourageait à attaquer sérieusement tout ce qui se trouvait sur la table. Cependant il n’en restait pas moins un long intervalle à parcourir avant le dîner, car le déjeuner le plus prolongé ne peut guère durer plus d’une heure. Il y avait lieu de craindre que Claude Halcro ne se chargeât de remplir cette lacune en débitant quelque pièce de vers objet de terreur, ou en racontant tout au long l’histoire de sa présentation au glorieux John Dryden. Le hasard préserva la Compagnie rassemblée à Burgh-Westra du fléau dont elle était menacée, en lui procurant un amusement conforme à ses goûts et à ses habitudes.
La plupart des convives avaient déjà recours à leurs cure-dents, tandis que d’autres commençaient à s’entretenir de ce qu’ils pourraient faire, quand Éric Scambester, l’œil en feu, et un harpon à la main, accourut à la hâte pour informer la société qu’une baleine était échouée, ou peu s’en fallait, à l’entrée du voe. Comment décrire la joie, l’empressement, l’agitation et le tumulte dont cette annonce amena l’explosion ? Une troupe de gentilshommes campagnards, prêt à partir pour aller à la chasse des premier coqs de bruyère de la saison, offrirait une comparaison qui ne rendrait que bien imparfaitement l’enthousiasme des convives et l’importance qu’ils attachaient à cet évènement. Une battue dans les taillis de la forêt d’Ettrick pour y détruire les renards ; la levée en masse des chasseurs du Lennox, quand un des daims du duc sort d’Inch-Mirran ; et même le joyeux rendez-vous des chasseurs de renards avec l’agréable accompagnement du son des cors et des aboiemens des chiens, ne sont rien, absolument rien, auprès des transports qu’éprouvèrent les vaillans enfans de Thulé en partant pour aller combattre le monstre que la mer leur envoyait si à propos pour les amuser.
Les magasins de Burgh-Westra furent aussitôt mis à contribution, et l’on en tira toutes les armes qui pouvaient servir en pareille occasion. Les uns se saisirent de harpons, d’épées, de piques et de hallebardes ; les autres se contentèrent de fourches, de broches, et de tous les instrumens longs et pointus qu’ils purent trouver. Armés ainsi à la hâte, ils formèrent deux divisions, dont l’une, sous le commandement du capitaine Cleveland, partit sur les barques qui étaient dans le petit havre, tandis que l’autre se rendait par terre au théâtre de l’action.
Le pauvre Triptolème vit échouer ainsi un plan qu’il venait de former, et qui avait pour but de mettre à l’épreuve la patience des Shetlandais en les régalant d’une dissertation sur l’agriculture et sur le parti qu’on pouvait tirer des terres du pays. Le tumulte soudain qu’occasiona cette nouvelle fut une digue qui arrêta à la fois les vers d’Halcro et la prose non moins formidable du facteur. On peut bien penser que celui-ci prit fort peu d’intérêt au sujet qui agitait tous les esprits, et il n’aurait pas même daigné jeter un coup d’œil sur la scène animée qu’allait offrir le lac, s’il n’eût été stimulé par les exhortations de mistress Baby.
– Mettez-vous en avant, mon frère, lui dit cette sœur prudente, mettez-vous donc en avant ! Qui sait, où peut tomber la bénédiction du ciel ? On dit que chacun aura part égale, et une pinte d’huile vaudra son prix quand viendront les longues nuits dont on parle. – Allons, allons, marchez. – Tenez, accrochez-vous à mon bras.
Jamais cœur timide n’a gâté celui d’une belle dame. – Et qui sait si la graisse de cette créature ne sera pas bonne à manger dans sa fraîcheur ? cela épargnerait le beurre d’autant.
Nous ne savons si la perspective de manger de la graisse de baleine en place de beurre ajouta au zèle de Triptolème ; mais il est certain que, brandissant en ce moment l’instrument champêtre dont il était armé, c’est-à-dire une fourche, il partit avec grand courage pour aller combattre la baleine.
La situation dans laquelle le malheureux destin de l’ennemi l’avait placé était particulièrement favorable à l’entreprise des insulaires. Une marée d’une hauteur extraordinaire avait porté, la baleine au-dessus d’une barre de sables à l’entrée du voe ou lac d’eau salée. Dès qu’elle sentit la marée se retirer, reconnaissant le péril elle avait fait les plus grands efforts pour repasser par-dessus la barre ; mais bien loin d’améliorer sa position, elle n’avait fait que la rendre plus précaire, parce que s’étant jetée dans une eau peu profonde elle n’en était que plus exposée aux attaques des Shetlandais. Ils arrivaient en ce moment. Au premier rang se trouvaient les plus jeunes et les plus hardis, armés comme nous venons de le dire, tandis que les vieillards et les femmes montaient sur les rochers dont la cime dominait le lac, pour être témoins de leur courage et en exciter les efforts.
Comme les barques avaient à doubler un petit promontoire pour arriver à l’entrée du voe, ceux qui étaient venus par terre eurent le temps de faire une reconnaissance de la force et de la situation de l’ennemi qu’on se préparait à attaquer par terre et par mer.
Le général, aussi brave qu’expérimenté, ne voulut s’en rapporter d’abord qu’à ses propres yeux, et dans le fait son équipage et son habileté le rendaient digne de commander cette expédition. Il avait changé son chapeau à galon d’or pour un bonnet de peau d’ours ; son habit de drap bleu, doublé d’écarlate, et galonné sur toutes les coutures, avait fait place au justaucorps de flanelle rouge garni de boutons de corne noire, sur lequel il portait une espèce de chemise de peau de veau marin, brodée sur la poitrine d’une manière curieuse, et semblable à celle dont se parent les Esquimaux, et quelquefois même les marins qui s’occupent de la pêche sur les côtes du Groënland. D’énormes bottes à l’épreuve de l’eau complétaient son costume, et il tenait en main un grand couteau à baleine, qu’il brandissait comme s’il eût été impatient de dépecer l’énorme animal, c’est-à-dire d’en séparer la graisse de la chair et des os. Après un examen attentif, il fut obligé de convenir que l’entreprise à laquelle il avait conduit ses amis, quoique proportionnée à la magnificence de son hospitalité, présentait ses dangers et ses difficultés.
La baleine, qui avait plus de soixante pieds de longueur, restait dans un état d’immobilité parfaite dans la partie du voe où l’eau était la plus profonde, et semblait y attendre le retour de la marée, dont son instinct l’assurait probablement. On assembla sur-le-champ un conseil composé des harponneurs les plus expérimentés, et il fut décidé qu’on tâcherait d’entourer d’un nœud coulant la queue du léviathan engourdi, et qu’on attacherait les bouts du câble à des ancres placées sur le rivage, afin de l’empêcher de s’échapper si la marée arrivait avant qu’on eût pu l’expédier. Trois barques furent destinées à cette première entreprise difficile et dangereuse. L’Udaller prit lui-même le commandement de la première, et celui des deux autres fut destiné à Cleveland et à Mordaunt. Cette résolution une fois adoptée, on s’assit sur le rivage, en attendant l’arrivée des barques. Pendant cet intervalle, Triptolème Yellowley, mesurant des yeux le corps monstrueux de la baleine, se hasarda à dire que, dans son pauvre esprit, il pensait qu’un attelage de six bœufs, et même de soixante s’il s’agissait de bœufs du pays, ne serait pas en état de tirer sur le rivage une créature si énorme.
Quelque insignifiante que cette remarque puisse paraître au lecteur, elle tenait à un sujet qui ne manquait jamais d’échauffer le sang irritable de Magnus Troil. – Et quand cent bœufs ne seraient pas en état de la tirer sur le rivage, qu’est-ce que cela ferait ? s’écria le vieil Udaller en regardant Triptolème d’un air sévère.
Le ton dont cette question était faite ne plut pas infiniment à M. Yellowley ; il n’oublia pourtant pas ce qu’exigeaient de lui sa dignité et son intérêt. – Vous savez vous-même, M. Magnus Troil, dit-il, et quiconque est tant soit peu instruit doit le savoir, que les baleines d’une taille à ne pouvoir être tirées sur le rivage par un attelage de six bœufs, appartiennent de droit au grand amiral, qui est en même temps le noble lord chambellan de ces îles.
– Et moi je vous dis, M. Triptolème Yellowley, répliqua l’Udaller, et je le dirais à votre maître s’il était ici, que quiconque risquera sa vie pour s’emparer de cette baleine, en aura sa part conformément à nos bonnes et anciennes coutumes norses. Si, parmi les femmes qui sont ici à regarder, il y en a quelqu’une qui touche seulement le câble, elle sera admise au partage ; et pour peu qu’elle nous donne quelque raison pour cela, l’enfant encore à naître partagera comme les autres.
Le strict principe d’équité qui présidait à ce dernier arrangement, fit rire les hommes aux éclats, et rougir quelques femmes. Cependant le facteur crut qu’il serait honteux de céder si promptement la victoire. – Suum cuique tribuito, dit-il ; je soutiendrai les droits de Milord ainsi que les miens.
– Oui-dà ! s’écria Magnus ; eh bien, de par les reliques du saint martyr nous ne reconnaîtrons d’autres lois de partage que celles de Dieu et de saint Olave, qui étaient connues en ce pays bien long-temps avant qu’on eût entendu parler d’amiral, de chambellan, de trésorier et de facteur. Tous ceux qui coopèreront à la prise en auront leur part, et nul autre n’y touchera. Ainsi, monsieur le facteur, travaillez comme les autres, et estimez-vous heureux d’en avoir une part comme eux. Montez dans cette barque. – (Les barques venaient d’arriver en ce moment.) – Et vous, mes amis, faites place au facteur du lord chambellan ; qu’il ait l’honneur de porter le premier coup à la baleine.
Le ton d’autorité, la voix forte et l’air impérieux que donnait au vieil Udaller l’habitude de commander, comme aussi la conviction intime qu’éprouvait Triptolème que, parmi tous les spectateurs, il n’en existait pas un seul sur lequel il pût compter pour le soutenir, lui rendaient fort difficile de résister à cet ordre, quoiqu’il fût sur le point de se trouver dans une situation aussi nouvelle pour lui qu’elle était dangereuse. Il hésitait pourtant encore, et cherchait maladroitement à déguiser sa crainte et sa colère en feignant de prendre l’ordre de Magnus pour une plaisanterie, lorsque sa sœur Baby, s’approchant, lui dit à l’oreille : – Allez donc ! avez-vous envie de perdre votre part de la graisse, quand nous allons avoir un long hiver pendant lequel le plus beau jour sera plus sombre que la nuit la plus obscure des Mearns ?
Cet avis d’une sagesse prévoyante, joint à la crainte que lui inspirait l’Udaller, et à la honte qu’il avait de paraître moins brave que les autres, enflamma tellement le courage de l’agriculteur, que, brandissant en l’air la fourche qu’il tenait en main, il entra dans la barque tel que Neptune armé de son trident.
Les trois barques destinées à ce service périlleux voguèrent alors vers l’énorme cétacée qui était comme une île dans la partie du lac où l’eau avait le plus de profondeur, et qui les laissa approcher sans sortir de son état d’immobilité. Nos hardis aventuriers avançaient en silence et avec précaution ; après une première tentative inutile, ils réussirent enfin à entourer la queue du monstre, toujours immobile, d’un long câble dont ils rapportèrent les bouts à terre, où cent mains s’occupèrent à les fixer à des ancres. Mais avant que ce travail fût terminé, la marée commença à monter, et l’Udaller s’écria qu’il fallait se hâter de tuer la baleine, ou du moins de la blesser dangereusement avant que la mer la mît à flot, sans quoi il était probable qu’elle leur échapperait. – Qu’on l’attaque donc sur-le-champ, s’écria-t-il, mais qu’on laisse au facteur l’honneur du premier coup.
Le vaillant facteur entendit ces paroles, et il est bon de dire que la patience que le monstre avait montrée en se laissant entourer d’un câble avait diminué beaucoup la terreur de Triptolème, et singulièrement ravalé la baleine dans son opinion. Il protesta qu’elle n’avait ni plus d’esprit ni plus d’activité qu’une limace ; et se laissant entraîner par le mépris que lui inspirait un ennemi nullement méprisable, il n’attendit, ni un nouveau signal, ni une meilleure arme, et enfonça sa fourche de toutes ses forces dans le corps de l’infortuné colosse. Les barques ne s’étaient pas encore éloignées à une distance suffisante pour commencer l’attaque sans danger, quand la première escarmouche eut lieu d’une manière si peu judicieuse.
Magnus Troil, qui n’avait voulu que plaisanter avec le facteur, et qui avait dessein de se servir d’un bras plus expérimenté pour lancer le premier harpon, avait à peine eu le temps de s’écrier : – Prenez le large, mes amis, ou nous sommes coulés à fond, – quand le cétacée reprenant son activité en sentant les deux pointes de l’arme de Triptolème, fit jaillir en l’air une énorme colonne d’eau précédée d’un bruit semblable à l’explosion d’une machine à vapeur ; et se mit à battre les vagues de sa queue formidable. Le déluge lancé par la baleine retomba sur la barque que montait Magnus, et l’aventureux facteur, qui avait eu sa bonne part de l’immersion, fut si étonné et si épouvanté des conséquences de son acte de bravoure, qu’il tomba en arrière au milieu de l’équipage trop occupé à faire force de rames afin de s’éloigner du danger, pour faire attention à lui. Il y resta quelques minutes, foulé aux pieds de ses compagnons ; mais enfin l’Udaller ordonna qu’on s’approchât du rivage pour y débarquer le maladroit qui avait commencé l’attaque d’une manière si malencontreuse.
Pendant ce temps les autres barques s’étaient aussi retirées à une distance convenable, et de là comme du rivage, on faisait pleuvoir sur le malheureux colosse des mers une grêle de harpons, de traits de toute espèce et de coups de fusil, enfin on employait tous les moyens de destruction auxquels il était possible d’avoir recours, et qui pouvaient l’exciter à épuiser sa force et sa rage en efforts inutiles. Quand l’animal eut reconnu qu’il était entouré de tous côtés par des bas-fonds, et qu’il sentit en outre les liens dont on l’avait chargé, les mouvemens convulsifs qu’il fit pour s’échapper, accompagnés de sons qui ressemblaient à de profonds et bruyans gémissemens, étaient faits pour exciter la compassion, et il fallait être habitué à la pêche de la baleine pour ne pas en éprouver. L’eau qu’elle continuait à faire jaillir commençait à être teinté de sang, et la mer, autour d’elle, prenait peu à peu la même couleur. Cependant les assaillans ne perdaient pas leur temps, mais Mordaunt et Cleveland se faisaient particulièrement remarquer, et semblaient se disputer à qui montrerait le plus de courage contre un monstre si redoutable dans son agonie, et à qui lui porterait le coup mortel.
Enfin la victoire parut sur le point de se déclarer pour les assaillans ; car quoique la baleine continuât à faire de temps en temps quelques tentatives pour recouvrer sa liberté, ses forces paraissaient tellement épuisées qu’il semblait impossible qu’elle, pût se sauver, même à l’aide de la marée.
Magnus fit un signal pour qu’on se rapprochât de la baleine, et s’écria en même temps : – Courage, mes amis ; courage ! elle n’est plus à moitié si furieuse. Allons, monsieur le facteur, songez à faire provision d’huile pour entretenir deux lampes pendant tout l’hiver à Harfra. À vos rames, mes amis, à vos rames !
Avant qu’on eût le temps d’obéir à cet ordre, les deux autres, barques l’avaient anticipé, et Mordaunt, impatient de se distinguer au-dessus de Cleveland, avait enfoncé de toute sa force une demi-pique dans le corps du cétacée. Mais de même qu’une nation dont on aurait cru les ressources épuisées par des pertes et des calamités sans nombre, le léviathan réunit toutes les forces qui lui restaient pour faire un dernier effort, et cet effort lui réussit. La dernière blessure qu’il venait de recevoir avait sans doute pénétré au-delà de la couche épaisse de graisse dont sa chair était enveloppée, et atteint quelque partie plus sensible, car il poussa un mugissement terrible, lança bien haut dans les airs un jet d’eau et de sang, rompit comme un fil le câble qui le retenait, renversa d’un coup de queue la barque de Mordaunt, s’élança par-dessus la barre, aidé par la marée qui était alors à toute sa hauteur, et regagna la pleine mer, le dos chargé d’une forêt de traits de toute espèce, et laissant sur son passage un long sillon rouge sur les vagues.
– Voilà votre huile à vau-l’eau, maître Yellowley, dit Magnus ; il faut que vous fassiez fondre de la graisse de mouton, ou que vous preniez le parti, cet hiver, de vous coucher dans les ténèbres.
– Operam et oleum perdidi, répondit Triptolème ; mais si jamais on me rattrape à la pêche d’une baleine, je consens qu’elle m’avale comme Jonas.
– Mais où est donc Mordaunt ? s’écria Claude Halcro.
Et l’on s’aperçut que ce jeune homme, étourdi par un coup qu’il avait reçu quand la barque avait été renversée, flottait sur l’eau privé de sentiment, et hors d’état de regagner le rivage à la nage comme l’avaient fait ses compagnons.
Nous avons déjà parlé de la superstition étrange et barbare qui faisait que les Shetlandais, à cette époque, n’osaient secourir un homme qui se noyait dans la mer, quoique ces insulaires fussent fréquemment exposés à de semblables dangers. Trois individus s’élevèrent pourtant au-dessus de cette crainte puérile. Le premier fut Claude Halcro, qui, sans délibérer un instant, se précipita du haut d’un petit rocher dans la mer, oubliant, comme il le dit ensuite, qu’il ne savait pas nager, et que quand même il aurait eu la harpe d’Arion, il n’avait pas de dauphins à ses ordres. Mais il n’eut pas plus tôt touché l’eau qu’il se souvint de tout ce qui lui manquait pour accomplir sa généreuse entreprise, et remontant lentement sur le roc dont il était descendu si vite, il se trouva fort heureux de regagner le rivage après avoir pris un bain froid.
Magnus Troil, dont le bon cœur oublia la froideur avec laquelle il avait depuis peu traité Mordaunt, dès qu’il le vit en danger, fit aussi un mouvement pour se jeter dans le lac ; mais Éric Scambester le retint par le bras.
– Arrêtez ! arrêtez donc ! lui dit ce fidèle serviteur. Le capitaine Cleveland tient déjà M. Mordaunt. Que ces deux étrangers courent le risque de se secourir l’un l’autre, rien de mieux ; mais ce n’est pas pour eux qu’il faut risquer d’éteindre la lumière du pays. – Arrêtez donc ! vous dis-je ; on ne peut pêcher un homme dans le lac de Bredness aussi facilement qu’une rôtie dans un bowl de punch.
Cette sage remontrance aurait été complètement perdue, si Magnus n’eût reconnu de ses propres yeux qu’elle était fondée sur la vérité. Cleveland s’était mis à la nage pour porter du secours à Mordaunt, et il le soutint sur l’eau jusqu’à ce qu’une barque vint les prendre tous deux. Le mouvement de compassion éprouvé par l’honnête Udaller ne dura pas plus que le danger qui demandait un si prompt secours ; et se rappelant les causes de mécontentement qu’il avait ou qu’il croyait avoir contre Mordaunt, il s’éloigna du bord de l’eau, et se débarrassant d’Éric Scambester : – Tu n’es qu’un vieux fou, lui dit-il, si tu supposes que je m’inquiétais que ce jeune étourneau surnageât ou coulât à fond.
Mais tout en faisant ainsi parade d’indifférence, Magnus ne put s’empêcher de regarder par-dessus les têtes des insulaires rangés en cercle autour de Mordaunt, et qui, dès qu’il eut été ramené sur le rivage, firent charitablement tous leurs efforts pour le rappeler à la vie ; l’Udaller ne put reprendre son air d’insouciance que lorsque ayant vu le jeune homme rendu à l’usage de ses sens, il fut certain que cet accident n’aurait pas de suites sérieuses. Alors, proférant quelques malédictions contre les spectateurs qui n’avaient pas l’esprit de lui donner un verre d’eau-de-vie, il se retira d’un air d’humeur, comme s’il n’eût pris aucun intérêt à ce qu’il deviendrait.
Les femmes, ordinairement excellentes observatrices de leurs émotions respectives, ne manquèrent pas de remarquer que, quand les deux sœurs de Burgh-Westra virent Mordaunt plongé dans le lac, Minna devint pâle comme la mort, et Brenda poussa des cris perçans d’effroi. Les unes branlèrent la tête, les autres clignèrent de l’œil, et quelques unes se dirent à l’oreille qu’on n’oubliait pas facilement une ancienne connaissance. Mais, au total, on convint généralement qu’il était bien naturel qu’elles donnassent de pareils signes d’intérêt quand elles voyaient le compagnon de leur enfance au moment de périr sous leurs yeux.
Au surplus cet intérêt qu’avait excité la situation de Mordaunt, tant qu’elle avait paru dangereuse, commença à se refroidir dès qu’il eut complètement recouvré l’usage de ses sens. Il ne resta près de lui que Claude Halcro et deux ou trois autres individus. Cleveland était debout à environ dix pas. Ses cheveux et ses vêtemens étaient encore dégouttans d’eau ; et ses traits avaient une expression si particulière, qu’il fut impossible à Mordaunt de ne pas y faire attention. Ses lèvres semblaient vouloir laisser échapper un sourire en dépit de lui-même, son regard orgueilleux annonçait la satisfaction qu’éprouve un homme délivré d’une contrainte pénible, et quelque chose qui ressemblait au mépris. Halcro se hâta d’apprendre à Mordaunt qu’il devait la vie à Cleveland ; et Mordaunt, n’écoutant plus d’autre sentiment que celui de la reconnaissance, se leva de terre, et s’avança vers le capitaine en lui présentant la main, pour lui faire ses remerciemens. Mais il s’arrêta de surprise en voyant Cleveland reculer d’un ou deux pas, les bras croisés sur la poitrine, et refuser la main qu’il lui offrait. Il recula, à son tour, d’étonnement en voyant l’air peu gracieux et le regard presque insultant du capitaine, qui jusqu’alors lui avait toujours montré de la cordialité, ou du moins de la franchise, changement qu’il ne pouvait concevoir à l’instant où il venait d’en recevoir un tel service.
– C’en est assez, dit le capitaine ; il est inutile d’en parler davantage : j’ai payé ma dette, et maintenant nous sommes quittes.
– Vous êtes plus que quitte envers moi, M. Cleveland, dit Mordaunt, car vous avez risqué votre vie pour faire pour moi ce que j’ai fait pour vous sans courir le moindre risque. D’ailleurs, ajouta-t-il, voulant donner à la conversation une tournure de plaisanterie, j’y ai gagné un fusil.
– Il n’y a que des lâches, répondit Cleveland, qui fassent entrer le péril pour quelque chose dans leurs calculs. Le danger a été le compagnon inséparable de toute ma vie, et il a fait voile avec moi dans mille voyages bien plus importans. – Quant aux fusils, je n’en manque pas, et vous pourrez voir, quand cela vous plaira, lequel de nous sait le mieux s’en servir.
Il y avait dans le ton dont ces paroles furent prononcées quelque chose qui frappa Mordaunt, et elles semblaient couvrir quelques intentions hostiles. Cleveland vit sa surprise, et, s’approchant de lui, il lui dit à l’oreille : – Écoutez-moi, mon jeune camarade, je vais vous faire connaître nos usages. Quand, nous autres aventuriers, nous donnons la chasse au même navire, et que nous cherchons à prendre l’avantage du vent l’un sur l’autre, une distance d’environ soixante pas sur le bord du rivage, et deux bons fusils, sont une manière toute simple d’arranger l’affaire.
– Je ne vous, comprends pas, capitaine, dit Mordaunt.
– Je le crois, et je n’espérais pas que vous me comprendriez, répondit Cleveland ; alors, tournant sur ses talons avec un sourire tenant du mépris, il rejoignit la compagnie qui retournait à Burgh-Westra. Mordaunt le vit bientôt auprès de Minna dont les regards animés semblaient le remercier de la générosité qu’il venait de montrer.
– Si ce n’était pour Brenda, pensa Mordaunt, je voudrais presque qu’il m’eût laissé dans le lac, car personne ne semble s’inquiéter si je suis mort ou vivant. – Soixante pas sur le bord du rivage et deux bons fusils ? – Oui ; c’est cela qu’il veut dire. – Eh bien ! nous pouvons en faire l’épreuve, mais ce ne sera pas le jour où il m’a sauvé la vie !
Pendant qu’il faisait ces réflexions, Éric Scambester disait à Halcro : – Si ces deux jeunes gens ne se portent pas malheur l’un à l’autre, je ne me nomme pas Éric. – Mordaunt sauve la vie à Cleveland : fort bien ; et, pour l’en récompenser, Cleveland lui coupe l’herbe sous le pied à Burgh-Westra. Or ce n’est pas peu de chose que de perdre les bonnes grâces d’une maison où la bouilloire à punch ne se refroidit jamais. – aujourd’hui Cleveland à son tour est assez fou pour aller pêcher Mordaunt dans le voe : qu’il y prenne garde ! Mordaunt pourra bien lui donner des sillochs pour sa morue.
– Bon, bon, dit le poète, ce ne sont là que des rêveries de vieilles femmes, mon ami Éric ; que dit le glorieux Dryden John, digne d’être canonisé ?
La bile qui nourrit vos âmes insensées,
En peignant tout en jaune, engendre ces pensées.
– Saint John et même saint James peuvent bien s’être trompés sur ce point, répondit Éric, car je crois que ni l’un ni l’autre n’a jamais demeuré dans nos îles. Tout ce que je dis, c’est que ces deux jeunes gens se porteront malheur l’un à l’autre, ou il ne faut plus croire à rien. Or, si cela arrive, je souhaite que le guignon soit pour Mordaunt Mertoun.
– Et pourquoi, Éric, demanda Halcro avec vivacité et même avec aigreur, pourquoi souhaitez-vous du malheur à ce pauvre jeune homme qui vaut cinquante fois mieux que l’autre ?
– Chacun juge à sa manière, répondit Éric. Votre M. Mordaunt ne songe qu’à l’eau comme son vieux chien barbet de père, au lieu que le capitaine Cleveland lève son verre en homme bien né et bien élevé.
– Excellent raisonnement ! s’écria Halcro, et qui sent bien tes fonctions. – Après ces mots, le poète, rompant l’entretien, rejoignit les hôtes de Magnus, qui, alors à peu de distance de Burgh-Westra, s’occupaient, chemin faisant, à discuter les divers incidens de leur attaque inutile contre la baleine.
– J’espère, dit l’Udaller, que le capitaine Donderdrecht, de Rotterdam, n’entendra jamais parler de cette aventure, car il dirait en jurant par tous les tonnerres du ciel, que nous ne sommes bons qu’à pêcher des carrelets.