« Je vous ai perdus pour jamais,
« Plaisirs que l’enfance voit naître,
« Que la raison fait disparaître,
« Et que le temps rend sans attraits.
« De Phœbé la pâle lumière
« N’éclaire plus les revenans ;
« Des fantômes du cimetière
« Je ne vois plus les linceuls blancs. »
CRABBE, la Bibliothèque.
Le poète moraliste auquel nous empruntons l’épigraphe de ce chapitre, a traité un sujet qui fait vibrer quelques cordes dans le cœur de beaucoup de nos lecteurs, sans qu’ils s’en aperçoivent. La superstition, quand elle n’était pas entourée de l’appareil de toutes ses horreurs, et qu’elle ne faisait que poser doucement la main sur la tête de celui qui reconnaissait son empire, avait des charmes qu’il est difficile de ne pas regretter, même de nos jours, où son influence a été presque entièrement dissipée par les lumières de la raison et de la science. Du moins dans les temps où le règne de l’ignorance n’était pas encore terminé, son système de terreurs imaginaires avait quelque chose d’intéressant pour des esprits qui ne possédaient que peu de moyens d’exaltation. Cela est encore plus particulièrement vrai de ces légères modifications d’idées et de pratiques superstitieuses qui se mêlent aux amusemens des siècles peu éclairés, et qui, comme les présages de la veille de la Toussaint en Écosse, étaient en même temps un objet de divertissement et de prédictions sérieuses. Et c’est par suite de semblables impressions que, de notre temps, des gens qui ont même reçu une éducation passable se rendent dans le grenier d’une diseuse de bonne aventure, pour s’amuser, disent-ils, mais souvent assez portés à ne pas douter entièrement des réponses qu’ils en obtiennent.
Lorsque les sœurs de Burgh-Westra arrivèrent dans l’appartement où était préparé un déjeuner aussi copieux que celui de la veille, dont nous avons donné la description, l’Udaller leur fit en badinant quelques reproches sur leur arrivée tardive. En effet, le repas était presque terminé, et la compagnie se disposait à se livrer à une ancienne pratique norwégienne de l’espèce de celles dont nous venons de parler.
Elle paraît avoir été empruntée de ces poèmes des scaldes, où l’on représente si souvent les champions et les héroïnes comme cherchant à connaître leur destinée en consultant quelque sorcière ou pythonisse qui, comme dans la légende de Gray intitulée la Descente d’Odin, forçait le destin, par la puissance de la poésie runique, à lui révéler ses arrêts, et rendait des oracles souvent ambigus, mais qu’on regardait alors comme soulevant au moins en partie le voile qui couvre l’avenir.
Une vieille sibylle, Euphane Fea, la femme de charge dont nous avons déjà parlé, était installée dans l’embrasure d’une grande croisée ; rendue obscure par des peaux d’ours et d’autres draperies de toute espèce, de manière à ressembler à la hutte d’un Lapon. Une petite ouverture, comme celle d’un confessionnal, permettait à la personne qui y était assise d’entendre sans voir. La voluspa, ou sibylle, devait écouter les questions qui lui étaient faites en vers, et y répondre de même en impromptu. La draperie était censée l’empêcher de voir les individus qui la consultaient, et le rapport accidentel ou prétendu que pouvait avoir sa réponse avec les affaires du questionneur, donnait souvent matière à rire, et quelquefois à faire de plus sérieuses réflexions : La sibylle était ordinairement choisie parmi les femmes qui possédaient le talent d’improviser en langue norse, talent peu difficile, attendu que chaque insulaire avait la mémoire chargée d’une foule de vieux vers, et que les règles de la versification norse étaient infiniment simples. Les questions devaient aussi se faire en vers ; mais comme ce don d’improvisation poétique, quoique assez commun, ne pouvait être supposé universel, il était permis à celui qui voulait en adresser une, de se servir d’un interprète, et cet interprète, debout près du sanctuaire de la sibylle, tenant par la main celui qui avait dessein de consulter l’oracle, était chargé de rimer sa demande.
En cette occasion, le suffrage universel déféra à Claude Halcro les fonctions d’interprète ; et après avoir secoué la tête, et murmuré quelques excuses sur la perte de sa mémoire et l’affaiblissement de ses talens poétiques, assertion que contredisaient son sourire de confiance et les acclamations de toute la compagnie, le joyeux vieillard consentit à jouer son rôle dans le divertissement qui allait commencer.
Mais en ce moment il survint un singulier changement dans les arrangemens qui venaient d’être faits. Norna de Fitful-Head, que chacun, excepté les deux sœurs, croyait à plusieurs milles de distance, entra tout-à-coup dans l’appartement sans saluer personne, s’avança majestueusement vers le tabernacle en peau d’ours, et fit signe à la sibylle qui y était assise de sortir du sanctuaire. La vieille Fea obéit en branlant la tête, et paraissant interdite de frayeur. À dire vrai, peu de personnes dans la compagnie avaient vu avec sang-froid l’arrivée inattendue d’une femme aussi connue et aussi généralement redoutée que Norna.
Elle s’arrêta un moment à l’entrée de cette espèce de tente, et soulevant la peau qui en fermait la porte, elle leva les yeux du côté du nord, comme si elle y eût cherché des inspirations. Faisant signe ensuite aux spectateurs surpris qu’ils pouvaient s’approcher tour à tour du sanctuaire dans lequel elle allait s’installer, elle entra dans la tente, et laissant retomber la peau qui en formait l’entrée, elle disparut à leurs yeux.
Le divertissement prenait un aspect tout différent de celui auquel la compagnie s’attendait, et la plupart de ceux qui en faisaient partie semblaient y trouver un sujet de sérieuses réflexions plutôt que de plaisanteries ; aussi ne marquait-on aucun empressement à consulter l’oracle. Le caractère et les prétentions de Norna paraissaient à presque tous les spectateurs d’une nature trop grave pour le rôle qu’elle voulait jouer ; les hommes se parlaient à voix basse, et les femmes, suivant l’expression du glorieux John Dryden,
Serraient leurs rangs en frémissant d’horreur.
Le silence fut interrompu par la voix mâle et sonore de l’Udaller. – Eh bien, mes maîtres, pourquoi le divertissement ne commence-t-il pas ? Avez-vous quelques craintes parce que ma parente va être notre voluspa ? Nous devons lui savoir gré de vouloir bien jouer pour nous un rôle dont personne dans nos îles ne pourrait s’acquitter aussi bien qu’elle. Faut-il pour cela renoncer à nos amusemens ? Au contraire, nous devons nous y livrer avec plus de gaieté.
Personne ne répondit à ce discours, et Magnus Troil ajouta :
– Il ne sera pas dit que ma parente restera assise dans sa tente sans qu’on lui adresse une question, parce que vous manquez de courage. Je la consulterai le premier, mais les vers ne se présentent pas à mon imagination aussi facilement que lorsque j’avais une vingtaine d’années de moins. Claude Halcro, venez avec moi.
Ils approchèrent, en se tenant par la main, du sanctuaire de la sibylle prétendue, et après un instant de consultation, l’Udaller, qui, comme tant d’autres personnages importans des îles Shetland, se mêlait de commerce et de navigation, et avait un intérêt assez considérable sur un bâtiment alors en mer, occupé de la pêche de la baleine, chargea Halcro de lui demander si cette entreprise réussirait, ce que le poète fit ainsi qu’il suit :
Mère qu’ici chacun révère,
Toi qui d’un seul coup d’œil peux voir
Tout ce que le soleil éclaire,
Tu dois sans doute apercevoir
Au milieu de l’humide pleine,
Malgré les glaces et le vent,
Un vaisseau chassant la baleine
Sur les côtes du Groënland.
Toi que chacun craint et révère,
Dis-nous si de ce bâtiment
Le voyage sera prospère.
La plaisanterie semblait prendre un caractère sérieux, et chacun alongea le cou pour écouter Norna, dont la voix, perçant les peaux dont elle était entourée, fit entendre au même instant la réponse suivante :
À quoi pense un vieillard ? toujours à s’enrichir.
Si ses haras sont pleins, si son troupeau prospère,
S’il voit d’orge et de blé ses greniers se remplir,
Il a tout ce qu’au ciel demande sa prière.
Qu’il tremble ! il peut ainsi voir combler tous ses vœux,
Et dans son désespoir s’arracher les cheveux.
Elle se tut un instant, ce qui donna à Triptolème le temps de dire à voix basse : – Quand dix sorcières et autant de sorciers me le jureraient, je ne croirai jamais qu’un homme de bon sens puisse s’arracher les cheveux tant qu’il voit ses greniers bien remplis.
Mais la voix de la pythonisse interrompit les commentaires, et elle ajouta d’un ton lent et monotone :
Oui, je vois ce vaisseau dans les mers de l’Islande,
Sur son mât orgueilleux j’aperçois la guirlande ;
Il est favorisé par la mer et le vent.
Jouissez, il a fait un complet chargement.
De l’avide armateur récompensant les peines,
Il va rentrer au port chargé de sept baleines.
– Que le ciel jette sur nous un regard de miséricorde et de protection ! s’écria Bryce Snailsfoot, car ce n’est pas la langue d’une femme qui vient de prononcer ces paroles. J’ai vu à North-Ronaldsha des gens qui ont rencontré en mer le bâtiment d’Olave de Lerwick, dans lequel notre digne patron a un intérêt si considérable qu’on pourrait presque l’en regarder comme le propriétaire ; et, aussi sûr qu’il y a des étoiles dans le ciel, ils ont appris par le balai de ce bâtiment qu’il avait pris sept baleines, exactement comme Norna vient de nous le dire.
– Oh ! justement sept ? dit le capitaine Cleveland ; et vous l’avez appris à North-Ronaldsha ? et sans doute vous avez répandu cette bonne nouvelle dans le pays en venant ici ?
– Ma bouche ne s’est pas ouverte une seule fois pour en parler, capitaine. J’ai connu bien des marchands et des colporteurs qui négligeaient leurs affaires pour s’occuper de bavardages ; mais, quant à moi j’aime mieux débiter mes marchandises que des nouvelles. En vérité, je ne crois pas, depuis que j’ai passé l’eau à Dunrossness, avoir dit à trois personnes que l’Olave a fini son chargement.
– Mais si l’une de ces trois personnes s’est amusée à en parler à son tour, et l’on peut parier deux contre un que cela est arrivé, la vieille dame prophétise sur le velours.
C’était à Magnus Troil que Cleveland parlait ainsi, et l’Udaller ne l’écouta pas d’un air d’approbation. Le respect qu’il avait pour sa patrie s’étendait jusqu’à ses superstitions. Il prenait un intérêt véritable à sa malheureuse parente ; et s’il ne rendait pas publiquement hommage aux connaissances surnaturelles qu’elle prétendait avoir, il n’aimait pas à les lui entendre contester par d’autres.
– Norna, ma cousine, dit-il en appuyant sur ce mot, n’a aucune relation avec Bryce Snailsfoot ou ses connaissances. Je ne prétends pas savoir de quelle manière elle obtient les informations qu’elle possède, mais j’ai toujours remarqué que les Écossais, et en général tous les étrangers venus dans les îles Shetland, sont souvent prêts à vouloir expliquer des choses qui paraissent passablement obscures à ceux dont les ancêtres y ont demeuré pendant des siècles.
Le capitaine Cleveland se tint la chose pour dite, et fit un signe d’acquiescement, sans chercher à défendre son scepticisme.
– Maintenant en avant, mes braves amis, dit Magnus, et puissiez-vous tous recevoir des réponses aussi favorables ! Combien de tonneaux d’huile sept baleines doivent-elles rapporter ? Voyons, il faut que j’en fasse le calcul.
Parmi toute la compagnie, personne ne montrait d’empressement à consulter l’oracle.
– Il y a des gens à qui de bonnes nouvelles font toujours plaisir, leur fussent-elles annoncées par le diable, dit Baby Yellowley en s’adressant à lady Glowrowrum ; car des dispositions à peu près semblables sous bien des rapports, avaient fait naître une sorte d’intimité entre elles ; mais je crois, milady, qu’il y a dans tout ceci trop de sorcellerie pour que de bonnes chrétiennes comme vous et moi, milady, puissent l’approuver.
– Il peut y avoir du vrai dans ce que vous dites, dame Yellowley, répondit la bonne lady Glowrowrum ; mais nous autres Shetlandais nous ne sommes pas tout-à-fait comme les autres ; et comme cette femme, si elle est sorcière, n’en est pas moins amie et proche parente du fowde, il prendra de l’humeur si nous ne nous faisons pas dire notre bonne fortune comme le reste de la compagnie : je crois même qu’il faudra que mes nièces sautent le pas à leur tour. Et que leur en arrivera-t-il, après tout ? elles sont jeunes, comme vous le voyez ; suivant le cours ordinaire des choses, elles auront le temps de s’en repentir s’il y a du mal à cela.
Tandis que les autres spectateurs restaient de même dans un état d’indécision causé par la crainte ; Halcro, qui voyait le vieil Udaller froncer le sourcil et remuer le pied droit de l’air d’un homme qui a bonne envie d’en frapper violemment la terre, en conclut que la patience était près, de lui manquer, et déclara bravement qu’il allait faire une question à la pythonisse en son propre, nom, et non comme fondé de pouvoirs d’un autre. Il réfléchit quelques minutes pour rassembler ses rimes, et débita ensuite les vers suivans
Toi que chacun craint et révère,
Qui par le pouvoir de tes chants
Sais commander aux élémens,
Dis-moi ce qu’il faut que j’espère.
Quand Halcro n’existera plus,
Ses vers qu’aujourd’hui l’on admire
Seront-ils encore entendus ?
Sont-ils capables de conduire
Son nom à l’immortalité ?
Pourra-t-il, avec sa musette
Vivre dans la postérité
Comme le glorieux poète ?
La voix de la sibylle se fit aussitôt entendre du fond de son sanctuaire :
L’enfant se plaît au bruit de son humble hochet ;
Le vieillard, autre enfant, de même a son jouet.
Mais la harpe ne peut avoir de mélodie
Si la main qui la tient n’en tire l’harmonie.
L’aigle en son vol hardi s’élève au firmament ;
Mais l’oison plus pesant doit se trouver content
Si, restant terre à terre en quelque marécage,
Il peut du veau marin obtenir le suffrage.
Halcro se mordit les lèvres et leva les épaules ; mais reprenant sur-le-champ sa bonne humeur, et profitant du talent que l’habitude lui avait donné pour improviser en vers médiocres il répliqua :
Consolons-nous d’être un oison.
De mon chalumeau l’humble son
Sur les bords d’une obscure crique
Peut-être du moins s’entendra :
Et là, jamais de la critique
Le sifflet ne me poursuivra.
Des vagues le bruit redoutable
Accompagnera mes accens,
Et leurs affreux mugissemens
Feront paraître plus aimable
La simple douceur de mes chants.
Le petit poète se retira d’un pas agile et d’un air satisfait de lui-même ; et le bon esprit qu’il venait de montrer en se soumettant avec gaieté au destin auquel la sibylle l’avait condamné, en le mettant de niveau avec un oison, lui valut des applaudissemens universels. Mais la résignation et le courage que lui avait inspirés sa soumission à son patron n’eurent le pouvoir de déterminer personne à consulter la redoutable Norna.
– Les lâches poltrons ! dit l’Udaller ; et vous, capitaine Cleveland, craignez-vous aussi d’interroger une vieille femme ? Demandez-lui quelque chose. Demandez-lui si le vaisseau de douze canons arrivé à Kirkwall est votre vaisseau-matelot.
Cleveland jeta les yeux sur Minna, et croyant voir qu’elle était curieuse de savoir ce qu’il répondrait à son père, il dit après un moment d’hésitation :
– Ni homme ni femme ne m’ont jamais effrayé.
M. Halcro, vous avez entendu la question que notre hôte désire que je fasse ; faites-la en mon nom, de telle manière que vous le voudrez. Je ne me pique pas d’être plus savant en poésie qu’en sorcellerie.
Halcro n’eut pas besoin d’y être invité deux fois. Il prit la main du capitaine Cleveland, suivant la forme, usitée dans cet amusement, et fit la demande suggérée par l’Udaller, dans les termes ci-après
Toi, dont chacun redoute l’ire,
Dans la rade il est un navire
Arrivé d’un pays lointain.
Par des bras vaillans dirigée,
Et par maints canons protégée,
Cette barque offre dans son sein
Une cargaison précieuse
Et des lingots d’or et d’argent.
Dis-nous, femme mystérieuse,
Si l’étranger ici présent
A des droits sur ce bâtiment.
La pythonisse fit attendre son oracle un peu plus longtemps que de coutume, et elle le prononça d’une voix plus basse, quoique d’un ton aussi décidé que les précédens :
L’or est un métal pur, sans aloi, généreux ;
Le sang est pourpre, noir…, à voir il est affreux.
J’ai porté ce matin mes regards vers la rade ;
Un perfide faucon était en embuscade…
Il fondit sur sa proie, et lui perçant le flanc ;
Ses serres et son bec se teignirent de sang.
Toi qui viens en ce jour m’interroger, prends garde ;
Tu répondras toi-même. Étends la main, regarde ;
Elle est souillée encor du sang qu’elle a versé !
Va joindre un compagnon de te voir empressé.
Cleveland sourit d’un air de dédain, et étendit la main. – Peu de gens, dit-il, ont abordé aussi souvent que moi dans la Nouvelle-Espagne, sans avoir eu affaire plus d’une fois aux Guarda-Costas, mais jamais il n’a existé sur ma main une tache qu’un peu d’eau et une serviette ne pussent en faire disparaître.
L’Udaller ajouta d’une voix forte : – Il n’y a jamais de paix avec les Espagnols au-delà de la ligne. Je l’ai entendu dire cent fois au capitaine Tragendeck et au vieux commodore Rummelaer, qui tous deux avaient été dans la baie de Honduras et dans tous les parages de la même latitude. Je déteste tous les Espagnols depuis qu’ils sont venus ici en 1558, et qu’ils enlevèrent tous les vivres qui se trouvaient à Belle-Île. J’ai entendu mon grand-père en parler, et il doit y avoir chez moi une vieille histoire écrite en hollandais, qui prouve tout ce qu’ils ont fait dans les Pays-Bas depuis long-temps. Ils n’ont ni foi ni merci.
– C’est la vérité, mon vieil ami, dit Cleveland, la pure vérité. Ils sont jaloux de leurs possessions d’outre-mer, comme un vieux mari l’est de sa jeune épouse ; et s’ils trouvent le moyen de s’emparer d’un ennemi, il est claquemuré pour la vie dans leurs mines. Aussi nous les combattons le pavillon cloué au haut du mat.
– Et c’est ce qu’il faut faire : s’écria Magnus. Le vieux marin anglais ne le baisse jamais. Quand je pense à ces murailles de bois, je me croirais presque Anglais, si ce n’était trop ressembler aux Écossais mes voisins. Messieurs, je n’entends offenser personne ; nous sommes tous amis, et vous êtes tous les bien-venus ici. Allons, Brenda, c’est votre tour ; interrogez la sibylle ; vous savez assez de vers norses, personne ne l’ignore.
– Mais je ne me souviens d’aucuns qui conviennent à la circonstance, répondit Brenda en reculant quelques pas.
– Mauvaise excuse ! répliqua son père en la poussant en avant, tandis qu’Halcro lui prenait la main presque malgré elle ; une modestie déplacée ne doit jamais nuire à une gaieté honnête. Parlez pour Brenda, c’est à un poète qu’il appartient d’interpréter les pensées d’une jeune fille.
Le barde salua la jolie Brenda avec l’ardeur d’un poète et la galanterie d’un voyageur ; et lui ayant rappelé à voix basse qu’elle n’était nullement responsable des sottises qu’il allait dire, il garda le silence quelques instans, les yeux levés vers le ciel, sourit avec complaisance, comme s’il eût été satisfait de l’idée qui se présentait à lui, et déclama enfin les vers qui suivent :
Toi que chacun craint et révère,
Ce que la beauté veut celer,
Tu sais que ta tâche ordinaire
Doit être de le révéler.
Que le miel le plus doux arrose
Les mots que tu vas prononcer ;
Empreins du parfum de la rose
Le destin que tu vas tracer.
Nous désirons ici connaître
Si l’Amour se rendra le maître
Du cœur de l’aimable Brenda,
Et si ce dieu, souvent un traître,
De son bonheur s’occupera.
La pythonisse répondit presque, immédiatement :
De la beauté qu’un tendre amant adore,
Mais ingénue et résistant encore,
Le cœur enfin quelque jour cèdera.
Telle est la neige qui couronne
La cime altière du Rona,
Quand l’hiver y place son trône ;
Mais un rayon du soleil la fondra ;
Un ruisseau soudain en naîtra…
La fraîcheur du gazon trahit dans la prairie
Le cours bienfaisant de ses eaux :
Il va réjouir les troupeaux,
Et d’un heureux berger la demeure embellie.
– Voilà une doctrine consolante, et il est impossible de parler plus sensément, dit l’Udaller en saisissant le bras de Brenda qui rougissait et qui cherchait à s’échapper. Il ne faut pas rougir pour cela, mon enfant ; devenir maîtresse de la maison d’un homme honnête, servir à perpétuer le nom de quelque ancienne famille norse, avoir le moyen de faire le bonheur de ses voisins, de soulager le pauvre, de rendre service aux étrangers, c’est le sort le plus honorable que puisse désirer une jeune fille, et je le souhaite de tout mon cœur à toutes celles qui sont ici. Allons, qui va parler maintenant ? Il pleut de bons maris. Maddie Groatsettars, ma gentille Clara, venez ici, et prenez-en votre part.
– Je ne sais trop, dit lady Glowrowrum en branlant la tête d’un air d’embarras, si je dois tout-à-fait approuver…
– Suffit, suffit, dit Magnus, je ne force personne ; mais le divertissement continuera jusqu’à ce qu’on en soit las. Venez, Minna, vous êtes à mes ordres, vous : approchez. Il ne faut pas s’effaroucher d’une plaisanterie innocente ; il y a bien d’autres choses dont on devrait plutôt rougir. Allons, je me charge de porter la parole pour vous, quoique je sois un peu brouillé avec la rime.
Une rougeur légère colora un instant les joues de Minna, qui, reprenant aussitôt son sang-froid, se tint debout près de son père, de l’air d’une femme qui se met au-dessus de toutes les petites plaisanteries auxquelles pouvait donner lieu la situation où elle se trouvait.
Son père, après avoir passé plusieurs fois la main sur son front et avoir fait quelques autres efforts pour exciter sa verve, accoucha enfin des vers suivans :
Réponds, mère Norna, sans trop de verbiage
Soit par un non, soit par un oui.
Cette beauté voudrait tâter du mariage.
L’hymen sera-t-il son partage ?
Et le bonheur viendra-t-il avec lui ?
On entendit là pythonisse soupirer profondément dans son tabernacle, comme si elle eût regretté d’être obligée de répondre à la question qui lui était faite. Elle prononça enfin son oracle :
Le cœur de la vierge innocente
Que n’a séduite aucun mortel
Est comme la neige éclatante
Qui couronne ce mont si rapproché du ciel ;
Mais un amour fatal est comme la tempête,
Dont le souffle brûlant vient souiller sa blancheur.
À peine a-t-on te temps de détourner ta tête,
Le diurne a disparu ; – d’un torrent destructeur.
Les flots précipités des flancs de la montagne
Vont exercer au loin leur terrible fureur :
Tout est flétri dans la campagne.
L’Udaller entendit cette réponse avec un profond ressentiment. – Par les reliques du saint martyr dont je porte le nom ! s’écria-t-il en rougissant de colère, c’est abuser de ma courtoisie, et si toute autre que vous avait accouplé le nom de ma fille avec le mot destruction, cette audace ne resterait pas impunie. Mais, allons, sors de ta cabane, vieux dragon, ajouta-t-il en souriant, j’aurais dû savoir que tu ne peux prendre part long-temps à tout ce qui sent la gaieté ; que Dieu te protége !
Ne recevant aucune réponse, il reprit la parole au bout de quelques instans. – Allons, cousine, il ne faut pas m’en vouloir, quoique je t’aie parlé un peu brusquement. Tu sais que je ne veux de mal à personne, et moins à toi qu’à qui que ce soit ; ainsi, viens, et donne-moi la main. Tu aurais pu me prédire le naufrage de mon vaisseau et une mauvaise pêche, sans que j’eusse dit un seul mot ; mais quand il s’agit de Minna ou de Brenda, tu sens que cela me touche de plus près. Allons, je te le répète, donne-moi la main, et qu’il n’en soit plus question.
Norna était toujours muette, et les spectateurs commençaient à se regarder les uns les autres avec quelque surprise, quand l’Udaller ayant levé la peau qui fermait l’entrée du sanctuaire, on vit que l’intérieur était vide. L’étonnement devint alors universel, et il n’était pas sans mélange de crainte, car il paraissait impossible que Norna en fût sortie sans que personne l’eût aperçue. Il était pourtant bien certain qu’elle n’y était plus ; et Magnus, après un moment de réflexion, laissa retomber la peau qu’il avait soulevée.
– Mes amis, dit-il d’un air enjoué, il y a long-temps que nous connaissons ma parente, et nous savons que ses manières ne ressemblent en rien à celles des habitans ordinaires de ce monde ; mais elle veut du bien à son pays ; elle a pour moi et pour les miens l’amitié d’une fille, et je garantis qu’aucun de mes hôtes n’a rien à craindre d’elle ; je serais même surpris si elle ne revenait pas dîner avec nous.
– À Dieu ne plaise ! dit Baby Yellowley à lady Glowrowrum ; car, pour vous dire la vérité, milady, je n’aime pas les commères qui peuvent venir et s’en aller comme un rayon de soleil ou un coup de vent.
– Parlez plus bas, dit lady Glowrowrum, parlez plus bas, et rendez grâce au ciel de ce qu’elle n’a pas emporté la maison avec elle. Il y a des sorcières qui ont joué de plus mauvais tours ; et c’est ce qui lui est arrivé à elle-même, quand elle n’avait pas quelque raison de n’en rien faire.
Tous les spectateurs tenaient en chuchotant à peu près les mêmes propos ; mais enfin l’Udaller faisant entendre sa voix de stentor, et prenant un ton d’autorité, invita toute la société à le suivre, ou plutôt il donna l’ordre de venir assister au départ des barques qui allaient pêcher en pleine mer.
– Le vent a été contraire depuis le lever du soleil, dit-il, ce qui a retenu les barques dans la baie ; mais en ce moment il devient favorable, et elles vont mettre à la voile à l’instant.
Ce changement subit dans le temps occasiona plus d’un clin d’œil et plus d’un chuchotement parmi la compagnie, assez disposée à lier cette circonstance avec la disparition soudaine de Norna : Personne ne se permit pourtant des observations qui auraient été désagréables au maître de la maison. Il s’avança d’un pas majestueux vers le rivage, et ses hôtes le suivirent avec un air de soumission respectueuse, comme un troupeau de daims suit celui qui lui sert de chef.