« Le sourire infernal qui brillait dans ses yeux
« Excitait à la fois la crainte et la colère.
« Osait-on l’irriter, malheur au téméraire !
« Son regard faisait fuir la pitié vers les cieux ! »
LORD BYRON, le Corsaire.
La pêche est la principale occupation des habitans des îles Shetland, et c’était autrefois sur elle que comptaient les riches, pour augmenter leurs revenus, et les pauvres pour s’assurer des moyens d’existence. La saison de la pêche y est donc ce qu’est celle de la moisson dans un pays agricole, c’est-à-dire l’époque la plus importante comme la plus animée de l’année.
Dans chaque district, les pêcheurs se rassemblent à des rendez-vous désignés, y conduisent leurs barques, et y réunissent leurs équipages. Ils construisent sur le rivage, pour leur habitation temporaire, de petites huttes en terre couvertes de gazon, et des skeows ou hangars pour faire sécher le poisson ; de sorte que la côte solitaire prend tout-à-coup l’air d’une ville indienne. Les points où ils se rendent pour pêcher en pleine mer sont souvent à plusieurs milles du lieu où l’on fait sécher le poisson, de sorte qu’ils sont toujours absens vingt ou trente heures, souvent davantage ; et, s’ils ont le malheur d’avoir contre eux le vent ou la marée, ils restent en mer deux ou trois jours, avec une très petite provision de vivres, et sur des barques de construction très fragile. Il arrive même quelquefois qu’on n’en entend plus parler. Le départ des pêcheurs éveille donc des idées de dangers et de peines qui ennoblit leur état ; et les inquiétudes des femmes qu’on voit, sur le rivage, suivre les barques des yeux, ou cherchant à les découvrir de loin lors de leur retour, ajoute un vif intérêt à cette scène.
Tout était donc vie et activité sur le rivage, quand l’Udaller et ses amis y arrivèrent. Les équipages d’une trentaine de barques, composés chacun de trois à six hommes, ayant pris congé de leurs femmes et de leurs parens, sautaient à bord de leurs longues barques norvégiennes, où leurs lignes et leurs filets étaient déjà préparés. Magnus n’était pas spectateur oisif de cette scène ; allant sans cesse de l’un à l’autre, il s’informait de l’état de leurs provisions pour le voyage et de leurs préparatifs pour la pêche. De temps en temps il proférait quelque gros jurement en norse ou en hollandais, appelait les pêcheurs des nigauds qui allaient se mettre en mer dans des barques mal avitaillées ; mais il finissait toujours par ajouter à leurs provisions un gallon de genièvre, un lispund de viande salée, ou quelque autre chose qui pouvait leur être utile. Les braves pêcheurs, en recevant ses présens, lui adressaient leurs remerciemens avec cette brièveté brusque qui plaisait à Magnus ; mais la reconnaissance des femmes était plus bruyante, et il était obligé de leur imposer silence en donnant au diable toutes les langues femelles, depuis celle de notre mère Ève.
Enfin tous se trouvèrent à bord ; les voiles furent déployées, et l’on donna le signal du départ. En s’éloignant du rivage, les rameurs semblaient se disputer à qui arriverait le premier à la pêcherie pour y tendre ses lignes avant les autres, exploit auquel l’équipage de la barque qui en venait à bout n’attachait pas peu d’importance.
Tandis qu’on pouvait encore les entendre du rivage, ils chantèrent une ancienne chanson norse arrangée pour cette occasion, et dont Halcro avait fait la traduction littérale qui va suivre :
Adieu, jeunes filles,
Fraîches et gentilles ;
Divertissez-vous.
Mais dansez sans nous.
Pour nous plus de danse,
Tout sera souffrance
Sur le sein des mers ;
Les vents qui frémissent
Les flots qui mugissent,
Seront nos concerts.
Adieu, jeunes filles,
Fraîches et gentilles ;
Divertissez-vous,
Mais dansez sans nous.
Mais pourquoi nous plaindre ?
Partons sans rien craindre
En chantant gaiement :
Marin qui s’embarque
Doit-il dans sa barque
Gémir un moment ?
Adieu, jeunes filles,
Fraîches et gentilles ;
Divertissez-vous,
Mais dansez sans nous.
Sus, qu’on se dépêche ;
Voici pour la pêche
L’instant de partir.
Partons tout de suite,
Nous pourrons plus vite
Ici revenir.
Adieu, jeunes filles,
Fraîches et gentilles ;
Divertissez-vous,
Mais dansez sans nous.
En quittant la rade,
Pour dernière aubade
Chantons en chorus :
Que le ciel envoie
Santé, vie et joie
Au noble Magnus.
Adieu, jeunes filles,
Fraîches et gentilles ;
Divertissez-vous,
Mais dansez sans nous.
La voix bruyante des pêcheurs fut bientôt étouffée par le bruit des vagues, mais on put reconnaître quelque temps l’air qu’ils chantaient, au milieu des sifflemens du vent et des mugissemens des ondes ; et les barques semblaient déjà converties en points noirs perdus peu à peu dans l’horizon, que l’oreille pouvait encore distinguer des voix humaines au milieu du tumulte des élémens.
Les femmes des pêcheurs restèrent sur le rivage jusqu’à ce que les barques de leurs maris eussent totalement disparu ; après quoi, se retirant à pas lents, les yeux baissés et l’inquiétude peinte sur le visage, elles se rendirent dans les hangars construits près de la côte, afin d’y faire les arrangemens nécessaires pour préparer et sécher le poisson qu’elles espéraient que leurs époux, leurs parens, leurs amis, ne tarderaient pas à rapporter. Çà et là on voyait une vieille sibylle déployer toute son importance en prédisant, d’après l’état apparent de l’atmosphère, que le vent serait contraire ou favorable, tandis que d’autres recommandaient de vouer une offrande à l’église de Saint-Ninian pour la sûreté des pêcheurs et de leurs barques, ancienne superstition catholique qui n’est pas encore entièrement abolie. Enfin d’autres, d’une voix basse et d’un ton craintif, regrettaient que Norna de Fitful-Head fût partie mécontente le matin de Burgh-Westra, tandis que, de tous les jours de l’année, celui de l’ouverture de la pêche était celui où l’on aurait surtout dû prendre garde de la mécontenter.
Les hôtes de Magnus Troil ayant aussi passé quelque temps à regarder la petite flotte, et causer avec les pauvres femmes des pêcheurs, commencèrent à se diviser en différens groupes. Ils marchèrent en diverses directions, ne suivant que leur fantaisie pour guide, afin de jouir de ce qu’on peut appeler le clair-obscur d’un beau jour d’été dans les îles Shetland. Si l’on y manque de ce brillant éclat du soleil des climats plus doux, l’aspect de ce pays a un caractère mélancolique qui lui appartient exclusivement. Les paysages n’y sont pas sans agrément, quoique leur nudité, leur solitude et leur monotonie aient quelque chose de sauvage en harmonie avec leur stérilité.
Dans un des endroits les plus solitaires de la côte, une vaste ouverture dans les rochers offrait à la marée le moyen d’entrer dans la caverne, ou, comme on l’appelait dans le pays, dans l’halier de Swaraster ; Minna Troil s’y promenait avec le capitaine Cleveland. Ils avaient sans doute choisi ce local, parce qu’il était probable qu’ils seraient moins interrompus que partout ailleurs, car la force de la marée rendait l’accès difficile aux barques, et la plupart des habitans craignaient même d’en approcher, attendu qu’on supposait qu’il servait d’habitation à une sirène, race a laquelle la superstition norwégienne prêtait des connaissances magiques et des inclinations malfaisantes. Ce fut donc le lieu que choisit Minna pour sa promenade avec son amant.
Un petit tapis de sable blanc comme le lait, qui s’étendait sous une roche du rivage, leur offrait un sol ferme de trois cents pas de longueur environ, où l’on pouvait marcher à pied sec. Il se terminait à une extrémité par un renfoncement subit de la baie, où la mer, à peine effleurée par les vents, polie comme une glace, se montrait entre deux rochers qui formaient les deux extrémités de la petite crique, et dont les sommets se rapprochaient l’un de l’autre comme s’ils eussent voulu se joindre au-dessus de l’onde. La promenade était bornée à l’autre extrémité par un roc sourcilleux, domicile presque inaccessible de plusieurs centaines d’oiseaux de mer de diverses espèces, et dans les flancs duquel s’ouvrait la vaste caverne, ou l’halier, abîme profond dans lequel la marée semblait se précipiter et s’engloutir. L’entrée de cette caverne ne consistait pas en une seule arche, comme c’est l’ordinaire ; elle était divisée par un énorme pilier qui n’était autre chose qu’un rocher s’élançant du fond de la mer jusqu’au faîte, et qui, paraissant en soutenir la partie supérieure, formait ainsi un double portail auquel les pêcheurs et les paysans avaient donné le nom bizarre de Narines du diable. Cleveland s’était déjà plus d’une fois promené avec Minna Troil dans ce lieu sauvage et solitaire, où l’on n’était troublé que par les cris des oiseaux de mer : elle en faisait sa promenade favorite. Les objets qui s’y présentaient à sa vue flattaient le goût qu’elle avait pour tout ce qui était romanesque, sombre et extraordinaire. Mais l’entretien qui l’occupait vivement alors était de nature à détourner son attention et celle de son compagnon du spectacle qu’ils avaient sous les yeux.
– Vous ne pouvez le nier, dit-elle, vous avez conçu contre ce jeune homme des impressions qui annoncent la prévention et l’injustice ! Il n’a rien fait qui doive vous prévenir défavorablement contre lui, et vous vous êtes livré à son égard à une violence aussi imprudente qu’impossible à justifier.
– J’avais cru, répondit Cleveland, que le service que je lui ai rendu hier m’aurait mis à l’abri d’une telle accusation. Je ne parle pas du risque que j’ai couru, j’ai toujours vécu au milieu des dangers, et je les aime. Cependant peu de gens se seraient hasardés si près de l’animal furieux, pour sauver un homme qui leur aurait été complètement étranger.
– Il est bien vrai que tout le monde n’en aurait pas fait autant, répliqua Minna d’un air grave ; mais quiconque a du courage et de la générosité en aurait donné la même preuve. Claude Halcro, cette tête éventée, n’eût pas hésité si ses forces eussent été égales à son courage, – et mon père lui-même, quoiqu’il ait un juste sujet de ressentiment contre ce jeune homme que la vanité a porté à abuser de son hospitalité. Ne vous vantez donc pas trop de votre exploit, mon ami, si vous ne voulez me donner à penser qu’il vous a coûté de grands efforts. Je sais que vous n’aimez pas Mordaunt Mertoun, quoique vous ayez exposé votre vie pour sauver la sienne.
– Et ne pardonnerez-vous donc rien aux maux qu’il m’a fait souffrir si long-temps, quand le bruit général m’apprenait que ce jeune dénicheur d’oiseaux était une barrière qui s’élevait entre moi et ce que je désirais le plus obtenir sur la terre : la tendresse de Minna Troil !
Il parlait d’un ton aussi passionné qu’insinuant, et ses manières, autant que ses expressions, formaient un contraste frappant avec les discours et les gestes d’un marin sans éducation, dont il cherchait ordinairement à se donner la tournure. Mais son apologie ne parut pas satisfaisante à Minna.
– Vous avez su, dit-elle, peut-être trop tôt et trop clairement, combien peu vous aviez à craindre, si effectivement vous l’avez craint, que ce Mertoun, ou tout autre, eût trouvé le chemin du cœur de Minna… Trève de remerciemens et de protestations : la meilleure preuve de reconnaissance que vous puissiez me donner, c’est de vous réconcilier avec ce jeune homme, ou du moins d’éviter toute querelle avec lui.
– Que nous soyons jamais amis, Minna, c’est ce qui est absolument impossible. Tout l’amour que j’ai pour vous, et c’est la plus puissante émotion que non cœur ait jamais éprouvée, ne saurait même opérer ce miracle.
– Et pourquoi, s’il vous plaît ? Bien loin de vous être jamais nui l’un à l’autre, vous vous êtes rendu des services réciproques ; pourquoi donc ne pouvez-vous être amis ? J’ai plusieurs motifs pour le désirer.
– Et pouvez-vous oublier ce ton de légèreté avec lequel il a parlé de Brenda, de vous-même, de la maison de votre père ?
– Je puis tout pardonner. N’en pouvez-vous faire autant, vous qui n’avez jamais été offensé ?
Cleveland baissa les yeux, garda un instant le silence, et levant ensuite la tête : – Je pourrais vous tromper, Minna, dit-il, je pourrais vous promettre ce qu’il me serait, – je le sens, – impossible d’exécuter ; mais si je suis forcé de recourir à tant de détours avec les autres, je ne veux en employer aucun avec vous. Je ne puis être ami de ce jeune homme. Il existe entre nous une antipathie naturelle, et une aversion d’instinct qui nous rendent odieux l’un à l’autre. – Interrogez-le lui-même, il vous dira qu’il pense de même à mon égard. Le service qu’il m’avait rendu servait de frein à mon ressentiment, mais cette contrainte me dépitait à un tel point, que j’aurais rongé le mors jusqu’à m’ensanglanter les lèvres.
– Vous avez porté si long-temps ce que vous avez coutume d’appeler votre masque de fer, que vos traits gardent l’impression de sa dureté, même quand il est ôté.
– Vous êtes injuste, Minna, et vous me faites des reproches parce que je vous parle avec franchise et vérité. Je vous dirai pourtant franchement encore que je ne puis être l’ami du jeune Mertoun ; mais ce sera sa faute et non la mienne si je deviens jamais son ennemi. Je ne cherche pas à lui nuire, mais n’exigez pas que je l’aime. Soyez même assurée que cet effort, si j’en étais capable, serait inutile ; car je suis certain que plus je ferais d’avances pour obtenir son amitié, plus j’éveillerais sa haine et ses soupçons. Laissez-nous donc le libre exercice de nos sentimens naturels ; et comme ils nous éloigneront certainement l’un de l’autre de plus en plus, il est probable que nous n’aurons jamais aucune occasion de querelle. Cela vous satisfait-il ?
– Il le faut bien, puisque vous m’assurez que c’est un mal sans remède. Mais à présent, dites-moi pourquoi vous aviez l’air si pensif quand vous avez appris l’arrivée de votre vaisseau-matelot, car je ne doute pas que ce soit lui qui vient d’entrer dans le port de Kirkwall.
– Je crains les conséquences de l’arrivée de ce bâtiment et de son équipage ; je crains qu’il n’en résulte la ruine de mes plus chères espérances. J’avais fait quelques progrès dans les bonnes grâces de votre père ; avec le temps j’aurais pu en faire davantage, et voici Allured et Hawkins qui arrivent pour détruire à jamais cet espoir. Je vous ai dit de quelle manière nous nous sommes séparés. Je commandais alors un navire plus fort et mieux armé que le leur ; j’avais un équipage qui, au premier de mes signes, aurait attaqué une légion de démons armés de leur terrible élément ; à présent, je suis seul, isolé, dépourvu de tous moyens pour les retenir et leur en imposer, et ils ne tarderont pas à donner de telles preuves de leur caractère désordonné et de la licence qui leur est habituelle, qu’ils entraîneront probablement leur ruine et la mienne.
– Ne craignez rien : mon père ne peut être assez injuste pour vous rendre responsable des fautes des autres.
– Mais que dira Magnus Troil des miennes, belle Minna ? demanda Cleveland en souriant.
– Mon père est Norwégien, répondit Minna ; il descend d’une race opprimée ; et il s’inquiétera fort peu que vous ayez combattu les Espagnols, qui sont les tyrans du Nouveau-Monde, ou les Hollandais et les Anglais, qui leur ont succédé dans leurs domaines usurpés. Ses propres ancêtres ont maintenu la liberté des mers sur ces vaillantes flottes dont l’étendard était l’épouvante de toute l’Europe.
– Je crains néanmoins, dit Cleveland en souriant, que le descendant d’un de ces anciens rois de la mer ne pense qu’un forban moderne n’est pas une connaissance digne de lui. Je ne vous ai pas caché que j’ai lieu de craindre les lois anglaises, et Magnus, quoique grand ennemi des taxes et des impôts, a des idées un peu rétrécies sur d’autres matières. Il attacherait volontiers une corde à la grande vergue pour y pendre un malheureux flibustier.
– Gardez-vous bien de le croire. Il souffre trop lui-même de l’oppression des lois tyranniques de nos orgueilleux voisins d’Écosse. J’espère qu’il sera bientôt en état d’y opposer une résistance ouverte. Nos ennemis, car c’est ainsi que je veux les appeler, sont maintenant divisés entre eux ; chaque vaisseau qui arrive sur nos côtes apporte l’avis de quelque nouvelle commotion : les montagnards s’arment contre les habitans des basses-terres, les Williamites contre les Jacobites, les Whigs contre les Torys, et, pour couronner le tout, l’Angleterre contre l’Écosse. Qu’y a-t-il donc, comme Claude Halcro nous l’a fort bien fait entendre, qui puisse nous empêcher de profiter des querelles de ces brigands, pour nous rétablir dans l’indépendance dont ils nous ont privés ?
– D’arborer l’étendard du corbeau sur le château de Scalloway, dit Cleveland en imitant le ton et l’emphase de Minna ; – de proclamer votre père le comte Magnus Ier.
– Le comte Magnus VII, s’il vous plaît, répliqua Minna en l’interrompant ; car six de ses ancêtres ont porté la couronne de comte avant lui. Vous pouvez rire de mon enthousiasme, mais qu’y a-t-il qui puisse empêcher tout cela ?
– Rien ne l’empêchera, parce que jamais on n’essaiera de réaliser ce rêve : pour l’empêcher il ne faudrait que la chaloupe d’un vaisseau de ligne anglais.
– Vous nous traitez avec mépris, monsieur ; vous devriez pourtant savoir par expérience ce que peut faire une poignée d’hommes déterminés.
– Mais il faut qu’ils aient des armes, Minna, et la volonté de risquer leur vie dans chaque entreprise hasardeuse qu’ils tentent. Ne pensez pas à de telles visions. Le Danemarck a été réduit à devenir un royaume de second ordre, hors d’état de rendre une seule bordée à l’Angleterre ; et dans ces îles l’amour de l’indépendance a été étouffé par un long assujettissement, ou il ne se manifeste que par quelques murmures de mécontentement qui n’osent se faire entendre qu’à l’aide de la bouteille. Mais quand tous les habitans auraient l’esprit aussi guerrier que leurs ancêtres, que pourraient faire les équipages sans armes de quelques barques de pêcheurs contre la marine britannique ? N’y pensez plus, chère Minna, c’est un rêve ; et je dois le nommer ainsi, quoique ce rêve ajoute à l’éclat de vos regards et vous donne une démarche si imposante.
– Oui, sans doute, c’est un rêve, dit Minna en baissant les yeux, et il ne convient pas à une fille d’Hialtland de vouloir lever la tête et de marcher en femme libre. Nos regards doivent se fixer sur la terre, et nos pas doivent être lents et mesurés comme ceux de l’homme qui obéit à un maître.
– Il existe, répliqua Cleveland, des contrées où l’œil peut planer sur des bosquets de palmiers et de cocotiers, où le pied peut se mouvoir avec la célérité d’un bâtiment à toutes voiles, sur des savanes, des champs tapissés de fleurs, où l’odorat respire les plus doux parfums, et où l’on ne connaît d’autre asservissement que celui du brave au plus brave, et de tous les cœurs à la plus belle.
– Non, Cleveland, répondit Minna après un moment de silence ; mon pays natal, quelque sauvage que vous le trouviez, et quelque opprimé qu’il soit véritablement, a pour moi des charmes que ne peut m’offrir aucune autre contrée de l’univers. Je m’efforce en vain de me faire une idée de ces arbres et de ces bosquets que mes yeux n’ont jamais vus ; mon imagination ne peut concevoir dans toute la nature un spectacle plus sublime que ces vagues quand elles sont agitées par une tempête, ou plus majestueux que ces ondes quand elles s’avancent, comme en ce moment, dans un calme profond vers le rivage. Les plus beaux lieux sur une terre étrangère, le rayon du soleil le plus brillant sur le plus riche paysage, ne pourraient détourner mes pensées un seul instant de ce rocher majestueux, de cette montagne qui se perd dans les nuages, et de ce vaste Océan. L’Hialtland est la patrie où mes ancêtres sont morts, où mon père vit encore ; c’est là que je veux vivre et mourir.
– Eh bien et moi aussi, je veux vivre et mourir dans l’Hialtland. Je n’irai point à Kirkwall ; je ne ferai point connaître mon existence à mes camarades, parce qu’il me serait difficile de leur échapper. Votre père a de l’amitié pour moi, Minna : qui sait si mes soins, mes attentions, le temps, ne pourront pas le déterminer à me recevoir dans sa famille ? Qui pourrait s’inquiéter de la longueur d’un voyage dont le bonheur est le but ?
– C’est encore un rêve, dit Minna ; n’y songez pas, c’est une chose impossible. Tant que vous demeurerez chez mon père, qu’il pourra vous être utile, que vous prendrez place à sa table, vous trouverez en lui un ami généreux, un hôte hospitalier ; mais parlez-lui de ce qui touche son nom et sa famille, et le franc et cordial Udaller ne sera plus pour vous que le fier descendant d’un comte norwégien. Jugez-en vous-même : ses soupçons sont tombés un instant sur Mordaunt Mertoun, et il a retiré son amitié au jeune homme qu’il chérissait comme un fils. Personne ne peut prétendre à s’allier à sa famille, s’il ne descend d’une race du Nord, sans tache et sans reproche.
– Et qui m’assure que la mienne n’en est pas ?
– Comment ! avez-vous quelque raison pour croire que vous descendez d’une famille norse ?
– Je vous ai déjà dit, belle Minna, que ma famille m’est entièrement inconnue. J’ai passé mon enfance dans la solitude, sur une habitation de la petite île de la Tortue, élevée par mon père, qui était alors bien différent de ce que je l’ai vu depuis. Nous fûmes pillés par les Espagnols, et réduits à une telle détresse que mon père, par désespoir et par soif de vengeance, prit les armes ; et, ayant été reconnu pour chef par quelques individus dans les mêmes circonstances que lui, il devint ce qu’on appelle un boucanier, croisa contre les Espagnols avec diverses vicissitudes de bonne et de mauvaise fortune ; et enfin, ayant voulu réprimer quelque acte de violence de ses compagnons, périt sous leurs coups, sort assez commun de ces capitaines de forbans. Mais d’où venait mon père, et quel était le lieu de sa naissance, c’est ce que j’ignore, et je n’ai jamais éprouvé la moindre curiosité pour l’apprendre.
– Au moins votre infortuné père était Anglais ?
– Je n’en doute nullement. Son nom, que j’ai rendu trop formidable pour jamais le prononcer, est anglais, et la connaissance qu’il avait de la langue et même de la littérature anglaise, jointe aux peines qu’il prenait, avant notre ruine, pour me rendre aussi savant que lui à cet égard, prouvait clairement qu’il était né en Angleterre. Si le caractère de rudesse dont je me revêts, quand l’occasion l’exige, n’est pas celui qui m’est naturel, c’est à mon père que je le dois, Minna ; c’est lui qui m’a transmis des idées et des principes qui, jusqu’à un certain point, peuvent me rendre digne de votre estime et de votre approbation. Et cependant il me semble quelquefois que j’ai deux caractères, car je puis à peine croire que le Cleveland qui se promène en ce moment sur ce rivage solitaire avec l’aimable Minna Troil, et à qui il est permis de lui parler de la passion qu’il a conçue pour elle, soit le chef entreprenant de cette bande audacieuse dont le nom était aussi terrible qu’une tourmente.
– Il ne vous eût pas été permis de parler ainsi à la fille de Magnus Troil, si vous n’eussiez été le chef brave et intrépide qui, avec de si faibles moyens, a rendu son nom si redoutable. Mon cœur, comme celui d’une damoiselle des anciens temps, veut être gagné, non par des douceurs, mais par des actions héroïques.
– Hélas ! ce cœur, dit Cleveland en soupirant, que puis-je faire pour le mettre dans mes intérêts comme je le désirerais ?
– Rejoindre vos amis, suivre la fortune, et laisser au destin le soin du reste. Si vous reveniez ici chef d’une flotte formidable, qui sait ce qui pourrait arriver ?
– Et qui m’assurera qu’à mon retour, si je reviens jamais, je ne trouverai pas Minna Troil fiancée ou épouse ? Non, Minna, je ne confierai pas au destin le seul objet digne de mes désirs que le voyage orageux de ma vie m’ait encore offert.
– Écoutez-moi, Cleveland ; je m’engagerai, si vous osez accepter un tel engagement, par la promesse d’Odin, par le plus sacré des rites du Nord encore en usage parmi nous, à ne jamais épouser un autre que vous, avant que vous ayez renoncé aux droits que je vous aurai donnés. Cela vous satisfera-t-il ? Je ne puis ni ne veux vous promettre autre chose.
– Il faut donc bien que je m’en contente, répondit Cleveland après un moment de silence ; mais souvenez-vous que c’est vous qui me forcez à reprendre une vie que les lois d’Angleterre déclarent criminelle, et que les passions violentes des hommes audacieux qui s’y consacrent ont rendue infâme.
– Je suis supérieure à de tels préjugés, dit Minna. Tandis que vous combattez l’Angleterre, je regarde ses lois du même œil que je regarderais la déclaration d’un ennemi orgueilleux qui menacerait de n’accorder aucun quartier : un homme brave n’en combat pas moins avec courage. Quant à vos camarades, pourvu que leur manière de vivre ne corrompe pas la vôtre, pourquoi leur mauvaise réputation s’attacherait-elle à vous ?
Tandis qu’elle parlait ainsi, Cleveland la regardait avec surprise et admiration ; mais la simplicité de Minna lui arrachait en même temps un sourire qu’il pouvait à peine déguiser.
– Je n’aurais jamais cru, dit-il, que tant de courage eût pu se trouver joint à tant d’ignorance du monde, tel qu’il existe aujourd’hui. Quant à moi, ceux qui me connaissaient conviendront que j’ai fait tous mes efforts, au risque de ma popularité et même de ma vie, pour adoucir la férocité de mes compagnons. Mais comment donner des leçons d’humanité à des gens dévorés de la soif de la vengeance contre le monde qui les a proscrits ? Comment leur apprendre à mettre de la modération dans les plaisirs que le hasard seul peut leur offrir pour jeter un peu de variété sur une vie qui, sans cela, ne serait qu’une suite continuelle de privations et de dangers ? Mais cette promesse, Minna, cette promesse qui est la seule récompense que je doive recevoir du plus fidèle attachement, je ne dois pas perdre de temps pour la réclamer.
– Ce n’est point ici, c’est à Kirkwall qu’elle doit être faite ; il faut que nous invoquions, que nous prenions à témoin de cet engagement l’esprit qui préside à l’antique cercle de Stennis. Mais vous craignez peut-être de nommer l’ancien père de ceux qui ont péri dans les combats, le Sévère, le Terrible ?
Cleveland sourit.
– Rendez-moi la justice de croire, aimable Minna, que je suis peu disposé à craindre ce qui pourrait être une cause véritable de terreur ; et quant à ce qui n’existe que dans l’imagination, je suis impassible.
– Vous n’y croyez donc pas ? En ce cas, vous feriez mieux d’être l’amant de Brenda que le mien.
– Je croirai tout ce que vous croyez, Minna. Les habitans de Walhalla, dont je vous ai entendu parler si souvent avec ce fou de poète Claude Halcro, seront pour moi des êtres véritables : je puis être crédule jusqu’à ce point ; mais ne demandez pas que je les craigne.
– Que vous les craigniez ! non vraiment : jamais les héros de ma race intrépide n’ont reculé d’un pas quand Thor ou Odin leur ont apparu armés de toutes leurs terreurs. Mais en faisant ici parade de votre bravoure, songez que vous défiez un ennemi tel que vous n’en avez pas encore rencontré.
– Au moins dans ces latitudes septentrionales, dit Cleveland en souriant ; car j’ai fait face, dans mes voyages, aux démons de la ligne équinoxiale ; et nous autres forbans nous les supposons tout aussi puissans et aussi méchans que ceux du Nord.
– Avez-vous donc vu ces merveilles qui sont au-delà du monde visible ? demanda Minna, non sans quelque émotion de terreur.
– Quelque temps avant la mort de mon père, répondit Cleveland en tâchant de prendre un air sérieux, j’obtins, quoique alors bien jeune, le commandement d’un sloop monté de trente hommes résolus s’il en fut jamais. Nous croisâmes long-temps sans succès, ne prenant que de misérables petites barques occupées à la pêche de la tortue, ou dont la cargaison ne valait pas la peine d’être changée de bord. J’eus beaucoup de difficulté à empêcher mes camarades de se venger de notre mauvaise fortune sur l’équipage de ces petits bâtimens ; enfin, par un coup de désespoir, nous fîmes une descente, et nous attaquâmes un village où l’on nous avait dit que nous trouverions des mulets chargés d’or appartenant à un gouverneur espagnol. Nous réussîmes à nous emparer de la place ; mais tandis que je m’efforçais de sauver les habitans de la fureur de mes gens, les muletiers, les mulets et leur charge précieuse s’échappèrent dans les bois. Cela combla la mesure du mécontentement. Mes compagnons, qui n’avaient jamais été très soumis, se révoltèrent ouvertement ; ils s’assemblèrent en conseil-général, prononcèrent ma destitution, et me condamnèrent, comme ayant trop peu de bonheur et trop d’humanité pour la profession que j’avais embrassée, à être abandonné dans une de ces petites îles boisées et sablonneuses qui ne sont fréquentées que par les tortues et les oiseaux de mer, et qu’on suppose habitées, les unes par les démons qu’adoraient les anciens habitans, les autres par les esprits des caciques que les Espagnols ont fait périr dans les tortures pour les forcer à leur livrer leurs trésors ; d’autres enfin par les différens spectres auxquels les marins de toutes les nations ajoutent foi. Le lieu de mon bannissement, nommé Coffin-Key, à environ deux lieues et demie au sud-est des Bermudes, avait tellement la réputation d’être hanté par des êtres surnaturels, que je crois que tous les trésors du Mexique n’auraient pas suffi pour déterminer le plus brave des coquins qui m’y conduisirent à y passer une heure, même en plein jour. Après m’avoir mis à terre, ils s’éloignèrent en ramant de toutes leurs forces, sans oser jeter un regard en arrière, me laissant le soin de pourvoir à ma subsistance comme je le pourrais, sur une petite île sablonneuse et stérile, entourée par le vaste océan Atlantique, et habitée, comme ils le supposaient, par des esprits malfaisans.
– Et qu’en résulta-t-il ? demanda Minna avec empressement.
– Je prolongeai mes jours aux dépens des oiseaux de mer, assez sots pour me laisser approcher d’eux pour les tuer à coups de bâton ; et ensuite par le moyen d’œufs de tortue, quand ces pauvres habitans des airs connurent mieux les dispositions malfaisantes de l’espèce humaine, et prirent leur vol dès qu’ils me voyaient avancer.
– Et les esprits dont vous parliez ?
– J’avais mes craintes secrètes à ce sujet. En plein jour, et dans de profondes ténèbres, je ne les craignais guère ; mais matin et soir, à travers les vapeurs, je vis des spectres de bien des espèces pendant la première semaine de ma résidence dans cette île : ils ressemblaient les uns à un Espagnol enveloppé dans sa capa, et ayant sur la tête son grand sombrero, aussi large qu’un parapluie ; les autres, à un matelot hollandais avec son grand bonnet et ses pantalons ; quelques uns, à un cacique indien avec sa couronne de plumes et sa longue lance de canne.
– Vous en êtes-vous approché quelquefois ? Leur avez-vous jamais parlé ?
– Je m’en suis toujours approché, mais je suis fâché de tromper votre attente, ma belle amie ; car en avançant vers le fantôme, je l’ai toujours vu se métamorphoser en un buisson, en un tronc d’arbre, en une pointe de rocher, ou en quelque autre production de la nature, qui de loin me faisait illusion. Enfin l’expérience m’apprit à ne plus croire de pareilles visions, et je continuai à vivre solitaire dans l’île de Coffin-Key, sans concevoir plus d’alarmes que si j’eusse été sur le pont d’un bâtiment de haut bord avec une vingtaine de compagnons autour de moi.
– Vous vous amusez à mes dépens, Cleveland, en me faisant un conte qui n’aboutit à rien. Mais combien de temps restâtes-vous dans cette île ?
– J’y traînai pendant un mois une misérable existence. Enfin je fus délivré par l’équipage d’un bâtiment qui y avait abordé pour chercher des tortues. Cependant cette retraite ne me fut pas tout-à-fait inutile. Ce fut là, sur ce sol stérile et sablonneux, que je trouvai le masque de fer qui a été depuis ce temps ma garantie contre la trahison et la mutinerie de mes gens. Ce fut là que je résolus de paraître n’avoir ni plus de sensibilité, ni plus de connaissances, de n’être ni plus humain ni plus scrupuleux que ceux avec qui le destin m’associerait. Je méditai sur tout ce qui m’était arrivé, et je reconnus qu’en me montrant plus brave, plus habile et plus entreprenant que les autres, j’avais acquis leur respect et le droit de les commander, et qu’en paraissant mieux élevé et plus civilisé, je m’étais attiré l’envie et la haine, comme si j’eusse été d’une espèce différente de la leur. Je me promis donc que, puisque je ne pouvais me dépouiller de la supériorité que me donnaient mon intelligence et l’éducation que j’avais reçue, je ferais de mon mieux pour les déguiser, et ne montrer que l’extérieur grossier d’un marin, sans mélange de sentimens et de principes plus policés. Je prévis alors ce qui m’est arrivé depuis, que cette apparence de dureté sauvage me donnerait sur mes gens une autorité dont je pourrais faire usage, tant pour le maintien de la discipline que pour le soulagement des malheureux qui tomberaient entre nos mains. Je vis, en un mot, que pour arriver au commandement il fallait ressembler, au moins à l’extérieur, à ceux qui me seraient soumis. La nouvelle du sort de mon père, quand je l’appris, en m’enflammant du désir de la vengeance, me confirma dans ma résolution. Il avait aussi été victime de la supériorité que son cœur, ses mœurs et ses manières, lui donnaient sur ceux qu’il commandait. Ils avaient pris l’habitude de le nommer le monsieur, et ils pensaient sans doute qu’il attendait une occasion favorable pour se réconcilier, peut-être à leurs dépens, avec la société, dont les usages et les formes paraissaient convenir à ses habitudes naturelles, ce qui probablement les décida à l’assassiner. La nature et la justice m’appelaient également à le venger. Je fus bientôt à la tête d’un nouveau corps de ces aventuriers, dont le nombre est si grand dans ces îles. Je ne recherchai pas ceux qui m’avaient condamné moi-même à périr dans une île déserte, je ne songeai qu’à rejoindre les meurtriers de mon père. J’y réussis, et ma vengeance fut si terrible, que ce seul trait suffisait pour me donner la réputation de cette inexorable férocité que je désirais qu’on me supposât, et qui peut-être s’introduisait par degrés dans mon cœur. Je parus si changé dans mes manières, dans mes discours et dans ma conduite, que ceux qui m’avaient connu autrefois étaient disposés à en attribuer la cause au commerce que j’avais eu avec les démons de Coffin-Key. Quelques uns même étaient assez superstitieux pour croire que j’avais fait un pacte avec eux.
– Je tremble d’entendre le reste, s’écria Minna ; n’êtes-vous pas devenu le monstre de courage et de cruauté dont vous aviez pris le masque ?
– Si j’ai échappé à ce destin, c’est vous, belle Minna, qui avez opéré ce miracle. Il est vrai que j’ai toujours cherché à me distinguer plutôt par les actes de la valeur la plus intrépide que par des projets de vengeance et de pillage ; quelquefois je sauvais, par une plaisanterie grossière, une vie qui aurait été sacrifiée ; et, par la cruauté excessive des mesures que je proposais, j’engageais quelques uns de ceux qui servaient sous mes ordres à intercéder en faveur des prisonniers ; de sorte que la sévérité apparente de mon caractère a mieux servi l’humanité, que si je m’étais ouvertement dévoué à sa cause.
Il cessa de parler, et Minna ne prononçant pas une parole, ils gardèrent le silence quelques instans. Ce fut Cleveland qui le rompit de nouveau.
– Vous ne me dites rien, miss Troil ? je me suis fait tort dans votre opinion par la franchise avec laquelle je vous ai dévoilé mon caractère. Je ne puis pourtant dire que mes penchans naturels ont été contrariés plutôt que changés par les circonstances fâcheuses qui m’ont conduit dans la situation où je me trouve.
– Je ne sais trop, répondit Minna après un moment de réflexion ; mais vous seriez-vous montré aussi sincère, si vous n’aviez pas su que je pourrais bientôt voir vos camarades, et que leur conversation et leurs manières m’apprendraient ce que vous m’auriez volontiers caché sans cette raison ?
– Vous êtes injuste, Minna, cruellement injuste. Dès l’instant que vous avez appris que j’étais un marin de fortune, un aventurier, un boucanier, un PIRATE s’il faut lâcher le mot, ne deviez-vous pas vous attendre à tout ce que je vous ai dit ?
– Il n’est que trop vrai ; je devais prévoir tout cela, et je ne sais comment je pouvais espérer autre chose. Mais il me semblait qu’une guerre contre les cruels et superstitieux Espagnols avait quelque chose qui justifiait, qui ennoblissait la profession à laquelle vous venez de donner son véritable nom, son nom redoutable. Je pensais que les guerriers indépendant de l’Océan occidental, se levant en quelque sorte pour venger tant de tribus pillées et massacrées, devaient avoir cette grandeur d’âme que montrèrent les enfans du Nord quand, arrivant sur leurs longues galères, ils vengèrent sur tant de côtes les oppressions de Rome dégénérée. Voilà ce que je pensais ; c’était un beau rêve, et je regrette de me réveiller pour être détrompée. Je ne vous accuse pourtant pas de l’erreur de mon imagination. Adieu, il faut maintenant que nous nous séparions.
– Dites-moi du moins que vous ne me regardez pas avec horreur parce que je vous ai dit la vérité.
– Il me faut du temps pour réfléchir et pour bien peser tout ce que vous m’avez dit, avant que je puisse bien m’expliquer à moi-même quels sont mes sentimens. Cependant ce que je puis vous dire dès à présent, c’est que celui qui se livre à un infâme pillage à force de cruautés et en répandant le sang, et qui est obligé de voiler les remords qu’il éprouve sous l’affectation d’une scélératesse plus profonde, n’est pas, ne peut pas être l’amant que Minna Troil espérait trouver en Cleveland ; et si elle l’aime encore, ce ne peut être qu’à cause de son repentir, et non à cause de ses exploits.
En parlant ainsi elle retira sa main qu’il cherchait à retenir dans la sienne, et s’échappa en lui faisant un signe pour lui défendre de la suivre.
– La voilà partie, dit Cleveland en la regardant s’éloigner. Quelque visionnaire et quelque bizarre qu’elle soit, je n’étais pas préparé à cela. Le nom de la profession périlleuse que j’exerce ne l’a pas fait frémir, et cependant elle ne s’attendait pas à tout ce qui en est la suite naturelle. Tout ce que j’avais gagné par ma ressemblance avec un champion norse ou avec un roi de la mer va se perdre en un instant, parce qu’une bande de pirates ne ressemble pas à un chœur d’archanges. Je voudrais que Rackam, Hawkins et tous les autres fussent au fond de l’Océan, et que le courant de Pentland les eût conduits aux enfers au lieu de les amener aux Orcades. Quoi que puissent faire tous les démons, je ne quitterai pas la piste de cet ange. J’irai aux Orcades ; il faut que j’y aille avant que Magnus y fasse son voyage. Tout borné qu’est son esprit, il pourrait prendre l’alarme en voyant ma rencontre avec mes compagnons. Du reste, grâce au ciel, dans ce pays sauvage on ne connaît la nature de notre commerce que par ouï-dire, ou par le canal des Hollandais, et ces bons amis ont grand soin de ne jamais dire de mal de ceux qui peuvent leur faire gagner de l’argent. Eh bien ! si la fortune voulait me favoriser près de cette belle enthousiaste, je ne poursuivrais plus sa roue sur le sein des mers ; je m’établirais au milieu de ces rochers, et m’y trouverais aussi heureux que sous des bosquets de palmiers et de bananiers.
L’imagination remplie de ces pensées, que ses lèvres n’exprimaient que par boutades et indistinctement, le pirate Cleveland retourna à Burgh-Westra.