CHAPITRE XXIII.

« On s’embrassait, on se donnait la main,

« Et tous les cœurs étaient dans le chagrin,

« Parce qu’après avoir fait bonne chère

« Il ne restait que des adieux à faire.

« J’appelai l’hôte, et demandai combien

« Il lui fallait. Il me répondit : Rien. »

Lilliput, poème.

Nous ne nous étendrons pas sur tous les divertissemens par lesquels on célébra cette journée, attendu qu’ils n’offriraient rien qui pût intéresser particulièrement nos lecteurs. La table gémit à l’ordinaire sous le poids des mets ; les convives firent honneur au repas avec leur appétit accoutumé ; les hommes burent à longs traits ; les femmes rirent à gorge déployée ; Claude Halcro débita des vers, fit des jeux d’esprit, et donna, suivant son usage, maintes louanges à Dryden ; l’Udaller porta des santés et entonna des chansons bachiques qu’il fallait qu’on répétât en chœur ; enfin la soirée se termina, selon la coutume, dans le grand magasin qu’il plaisait à Magnus de nommer la salle de bal.

Ce fut là que Cleveland s’approchant de l’Udaller assis entre ses deux filles, lui annonça son intention de partir pour Kirkwall sur un petit brick que Bryce Snailsfoot, qui avait débité ses marchandises avec une rapidité sans exemple, avait frété pour aller en chercher de nouvelles.

Magnus, recueillant cette résolution soudaine avec surprise, et même avec quelque mécontentement, demanda à Cleveland d’un ton un peu aigre depuis quand il préférait la compagnie de Bryce Snailsfoot à la sienne. Cleveland lui répondit avec le ton de brusquerie franche d’un marin, que le vent et la marée n’attendaient personne, et qu’il avait des raisons particulières pour se rendre à Kirkwall plus tôt que l’Udaller n’avait dessein d’y aller ; qu’il espérait le voir ainsi que ses filles à la grande foire, et que peut-être il lui serait possible de les accompagner à leur retour.

Tandis qu’il parlait ainsi, Brenda eut toujours les yeux fixés sur sa sœur, autant qu’elle pouvait le faire sans attirer sur elle l’attention générale. Elle remarqua que les joues de Minna pâlirent encore davantage pendant que Cleveland parlait, et qu’elle semblait serrer les lèvres et froncer légèrement les sourcils, comme si elle eût voulu concentrer en elle-même une forte émotion. Cependant Minna garda le silence, et quand Cleveland, après avoir pris congé de l’Udaller, s’approcha d’elle pour l’embrasser, comme c’était sa coutume, elle reçut ses adieux sans oser se fier assez à elle-même pour essayer de lui répondre.

Le moment approchait ou Brenda allait aussi avoir son épreuve à subir. Mordaunt Mertoun, naguère le favori de son père, faisait alors ses adieux à Magnus, qui les reçut de l’air le plus froid, et sans lui accorder un seul regard d’amitié. Il y avait même une sorte de sarcasme dans le ton avec lequel, lui souhaitant un bon voyage, il lui recommanda, si par hasard il rencontrait chemin faisant quelque jolie fille, de ne pas s’imaginer qu’elle en fût amoureuse parce qu’elle aurait ri avec lui un instant. Mordaunt rougit en entendant ce propos, qui lui parut une insulte, quoiqu’il ne le comprît qu’à demi ; mais il songea à Brenda, et ne témoigna aucun ressentiment. Il prit ensuite congé des deux sœurs. Minna, dont le cœur s’était considérablement adouci en sa faveur, le reçut avec un certain intérêt ; mais celui que Brenda prenait à lui était si évident par la manière dont elle l’accueillit et par les larmes qui lui remplirent les yeux, que l’Udaller lui-même le remarqua, et s’écria avec un peu d’humeur : – C’est tout naturel, mon enfant, c’est une ancienne connaissance ; mais souvenez-vous que la connaissance est finie ; telle est ma volonté.

Mordaunt, qui sortait de l’appartement à pas lents, entendit la moitié de cette réprimande, et se trouvant mortifié, il se retourna pour en demander raison. Mais il manqua de résolution quand il vit que Brenda avait été obligée d’avoir recours à son mouchoir pour cacher son émotion ; et l’idée que son départ était la cause de cette affliction effaça de son souvenir les paroles désobligeantes que Magnus venait de prononcer. Il se retira ; les autres convives suivirent son exemple, et la plupart firent leurs adieux dans la soirée comme Mordaunt et Cleveland, afin de pouvoir se mettre en route le lendemain de bonne heure.

La nuit suivante, chacune des deux sœurs avait ses chagrins, et si l’affliction ne put faire disparaître entièrement la réserve, qu’elles avaient eue depuis peu l’une envers l’autre, en écarta du moins la froideur. Elles pleurèrent dans les bras l’une de l’autre ; et, sans se parler, elles sentirent qu’elles s’aimaient plus que jamais, parce qu’elles savaient que la douleur qui faisait couler leurs larmes avait la même source dans chacune d’elles.

Il est probable, malgré les pleurs que Brenda versait avec plus d’abondance, que le chagrin de Minna était plus profond, car long-temps après que la plus jeune des deux sœurs se fut endormie à force de pleurer, comme le fait un enfant, la tête appuyée sur le sein de Minna, celle-ci veillait encore ; et les larmes qui s’amassaient lentement dans ses yeux coulaient le long de ses joues quand elles devenaient trop pesantes pour pouvoir être retenues par les longs cils de ses paupières. Tandis qu’elle se livrait ainsi à ses pensées douloureuses, elle fut surprise d’entendre sous la fenêtre des sons harmonieux. Elle supposa d’abord que c’était un caprice de Claude Halcro, dont l’humeur fantasque se permettait quelquefois de pareilles sérénades ; mais l’instrument dont elle entendait les sons n’était pas le güe du vieux ménestrel ; c’était une guitare, et personne n’en jouait dans l’île que Cleveland, qui, ayant vécu souvent avec les Espagnols de l’Amérique méridionale, savait en pincer avec un vrai talent. Peut-être était-ce aussi dans le même climat qu’il avait appris la chanson qu’il chantait alors sous la croisée, d’une jeune fille de Thulé, car elle ne pouvait avoir été composée pour une habitante d’un climat si rigoureux, puisqu’elle parlait de productions naturelles inconnues aux Orcades.

Tandis que la beauté sommeille,

L’amour qui veille

Verse des pleurs.

Sur sa couche semant des fleurs,

Puisse un doux songe,

Heureux mensonge,

De son sein bannir les douleurs !

Sous les palmiers de ce bocage,

Quel doux ombrage !

Les vers luisans

Éclairent les pas des amans ;

Et sur ses ailes,

Roses nouvelles,

Zéphir porte vos dons charmans.

Écoute un amant qui t’adore :

Dormir encore

C’est cruauté.

Couronne sa fidélité.

Le plus doux songe

N’est qu’un mensonge

Auprès de la réalité.

La voix de Cleveland était belle, sonore, et avait beaucoup d’étendue ; elle convenait admirablement à l’air espagnol qu’il chantait, et dont les paroles avaient probablement été traduites de cette langue. Son invocation n’aurait certainement pas été infructueuse, si Minna avait pu se lever sans éveiller sa sœur. Mais cela était impossible ; car Brenda, qui, comme nous l’avons déjà dit, avait versé des larmes amères avant de céder au sommeil, tenait un bras passé autour d’elle, dans l’attitude d’un enfant qui vient de s’endormir en pleurant sur le sein de sa nourrice. Minna ne pouvait donc se dégager sans éveiller sa sœur, et il fallût qu’elle renonçât au projet qu’elle formait de passer une robe à la hâte, et d’ouvrir la fenêtre pour parler à Cleveland, amené sans doute par le désir d’avoir une dernière entrevue avec elle. La contrainte où elle se trouvait était assez contrariante, puisqu’elle l’empêchait de recevoir les adieux de son amant. Mais en rendre témoin Brenda, Brenda qui semblait depuis peu avoir conçu des sentimens défavorables pour Cleveland, c’était à quoi elle ne pouvait se résoudre.

Quelques instans se passèrent ainsi. Minna, aussi doucement qu’il était possible, réitéra plusieurs tentatives pour se débarrasser du bras de sa sœur, mais à chaque fois Brenda faisait entendre un son grondeur, comme un enfant qu’on trouble dans son sommeil, ce qui lui fit croire que si elle persistait à vouloir se lever, elle l’éveillerait infailliblement.

Minna fut donc obligée, à son grand regret, de rester immobile et silencieuse. Cependant son amant, comme s’il eût voulu essayer de l’attendrir par une musique d’un autre genre, se mit à chanter les couplets ci-après

Adieu ! la voix que vous venez d’entendre,

Pour la dernière fois soupire un chant d’amour.

Le cri de guerre aura bientôt son tour,

Le signal du combat d’un seul mot va dépendre.

Au lieu des vœux d’un amour trop timide,

Qu’à peine, hélas ! ma bouche osait vous exprimer,

Je ne dois plus songer qu’à rallumer

La torche des combats, désormais mon seul guide.

L’œil que sur vous j’osais lever à peine,

Sans se troubler verra tomber plus d’un guerrier ;

Et j’armerai du glaive meurtrier

Cette main qu’à la vôtre un doux serment enchaîne.

Adieu, bonheur ! adieu, vaine espérance !

Il ne me reste rien à craindre, à désirer.

Adieu, doux nœuds, que j’ai cru voir serrer ;

Je perds tout, excepté souvenir et constance.

Il se tut, et celle à qui il adressait ses chants essaya encore de se lever sans éveiller sa sœur, mais toujours inutilement. La chose lui paraissait impossible. Il ne lui restait donc qu’à songer douloureusement que Cleveland se retirait désolé de n’avoir pu obtenir d’elle un mot, pas même un regard, lui dont le caractère était si impétueux, et qui pourtant en enchaînait la violence avec tant d’attention pour tout ce qu’elle pouvait désirer ! Si elle avait pu dérober un instant seulement pour lui dire adieu ; pour lui recommander de ne pas avoir de nouvelles querelles avec Mordaunt ; pour le conjurer d’abandonner des camarades tels que ceux dont il lui avait tracé le portrait ! Peut-être de telles prières, de tels avis, à l’instant de son départ, auraient pu produire quelque impression sur lui, et avoir même une influence sur le reste de sa vie.

Tourmentée par de telles pensées, Minna allait risquer un dernier effort, quand elle entendit, sous la croisée, des voix qu’elle crut reconnaître pour celles de Cleveland et de Mordaunt. On parlait avec vivacité, mais comme si l’on eût craint d’être entendu. Son alarme ajouta au désir qu’elle avait déjà de se lever, et, ne ménageant plus rien, elle fit ce qu’elle avait tant de fois inutilement tenté, et écarta le bras de sa sœur, sans troubler son sommeil. Brenda prononça quelques mots sans suite, ou plutôt fit entendre une espèce de murmure inintelligible, mais elle ne s’éveilla pas.

Cependant Minna se couvrait à la hâte d’une robe, dans l’intention d’ouvrir ensuite la fenêtre, quand elle entendit la conversation devenir une querelle : des paroles on en vint aux coups, et le tout se termina par un profond gémissement.

Effrayée par ce dernier symptôme qui annonçait quelque malheur, Minna courut à la fenêtre et s’efforça de l’ouvrir, car les personnes qu’elle désirait voir étaient si près de la muraille, qu’elle ne pouvait les apercevoir qu’en passant la tête par la croisée. Or le ressort était rouillé, et l’empressement avec lequel elle voulait l’ouvrir rendait, comme c’est l’ordinaire, cette opération encore plus difficile. Enfin quand elle eut réussi, et qu’elle eut passé la moitié du corps hors de la croisée, ceux qui lui avaient causé tant d’alarmes étaient devenus invisibles. Cependant le clair de lune lui fit voir une ombre, et le corps qui la projetait sans doute, devait en ce moment tourner le coin d’un mur. Cette ombre, qui s’avançait lentement, paraissait celle d’un homme qui en portait un autre sur ses épaules, circonstance qui mit le comble aux angoisses de Minna ; elle n’hésita pas à descendre, par la croisée, heureusement fort basse, pour se mettre à la poursuite de ceux qui lui causaient tant de terreur.

Mais quand elle arriva au coin du bâtiment d’où l’ombre avait semblé se projeter, elle ne découvrit rien qui pût lui indiquer le chemin qu’avait pris celui qu’elle cherchait. Indépendamment des angles multipliés de cette antique maison, indépendamment des celliers, des écuries, des étables, des serres et des bâtimens de toute espèce qui, épars çà et là sans plan et sans ordre, opposaient des obstacles presque insurmontables à ses recherches, le jardin était bordé jusqu’à la baie par une chaîne de petits rochers, continuation des rocs plus élevés de la côte. Plusieurs de ces rochers étaient séparés par de petits défilés ; il s’y trouvait un grand nombre de cavernes et d’ouvertures, et le corps auquel l’ombre appartenait avait pu s’y réfugier avec son fardeau funeste, car tout portait la fille de Magnus à croire qu’elle pouvait lui donner cette épithète.

Un moment de réflexion convainquit Minna qu’elle ferait une folie en continuant sa poursuite. Sa seconde pensée fut de donner l’alarme dans la maison ; mais quel récit allait-elle être obligée de faire, et qui fallait-il qu’elle accusât ? Cependant il était peut-être encore possible de secourir le blessé, si toutefois il n’était que blessé, et s’il ne l’était pas mortellement. Cette réflexion la décida, et elle allait élever la voix quand elle entendit celle de Claude Halcro qui paraissait revenir de la baie, et qui chantait le fragment suivant d’une vieille ballade norse, qu’on peut traduire ainsi qu’il suit :

À ceux qui viendront au festin,

Quand je serai dans mon drap mortuaire,

Vous aurez soin, ma bonne mère,

D’offrir du pain blanc et du vin.

Vous prendrez soin de mes chevaux,

De mes faucons, de mes chiens, de ma terre,

Sans oublier, ma bonne mère,

D’entretenir mes neuf châteaux.

Pourquoi vouloir venger ma mort ?

Mon âme au ciel va s’élever, j’espère ;

Rendez mon corps, ma bonne mère,

À la poussière dont il sort.

Le rapport singulier qu’avaient ces vers avec la situation dans laquelle Minna se trouvait, lui parut un avis du ciel. Nous parlons ici d’un pays superstitieux, où l’on avait foi aux présages, et à peine pouvons-nous espérer d’être entendu par ceux dont l’imagination bornée ne peut concevoir combien ces causes ont d’influence sur l’esprit humain, à une certaine époque de l’état de société. Un vers de Virgile, sur lequel on tombait par hasard, était considéré à la cour d’Angleterre, dans le dix-septième siècle, comme une prophétie des évènemens futurs : Est-il donc étonnant qu’une jeune fille née dans les îles Shetland, séparées du reste de l’univers, ait regardé comme une injonction du ciel des vers dont l’analogie était si frappante avec ce qui venait d’arriver.

– Je garderai le silence, dit-elle à demi-voix ; je fermerai mes lèvres ; et elle répéta ces vers :

Mon âme au ciel va s’élever, j’espère ;

Rendez mon corps, ma bonne mère,

À la poussière dont il sort.

– Qui est-ce qui parle ? s’écria Claude Halcro d’un ton qui annonçait quelque alarme ; car dans ses voyages dans les pays étrangers il n’avait nullement réussi à se débarrasser des superstitions de son pays natal.

Dans l’état où la crainte et l’horreur l’avaient réduite, Minna fut d’abord hors d’état de lui répondre, et les yeux d’Halcro rencontrant la figure d’une femme vêtue en blanc, qu’il ne voyait qu’imparfaitement, attendu que l’ombre de la maison la couvrait, et qu’il régnait un brouillard fort sombre, il employa, pour la conjurer, d’anciens vers norses offrant une combinaison de sons qui semblaient appartenir à des habitans d’un autre monde, et qu’on ne peut espérer de retrouver dans la traduction suivante :

Par saint Magnus, martyr par trahison,

Par saint Rouan, avec rime et raison,

Par saint Martin et par sainte Marie,

Éloigne-toi, ma voix te congédie.

Es-tu quelque esprit bénin ?

Va, que le ciel te bénisse !

Es-tu quelque esprit malin ?

Pars, que l’enfer te maudisse !

Habites-tu les airs ? rentre dans ce brouillard.

Fixes-tu ton séjour au centre de la terre ?

Regagne ta caverne avant qu’il soit trop tard.

Habites-tu les flots ? va boire l’onde amère.

Habites-tu le feu ? cherche quelque autre endroit ;

Que peux-tu venir faire en un climat si froid ?

Es-tu la dépouille mortelle

De quelque habitant des tombeaux ?

Au ver jaloux va donc rendre tes os.

Fuis vite loin d’ici ; ton cercueil te rappelle

Jusqu’à ce que du ciel le dernier jugement

Prononce ton triomphe ou bien ton châtiment.

Pars, au nom de la croix ! retire-toi, recule,

Disparais ! J’ai fini ma magique formule.

– C’est moi, Halcro, répondit Minna d’un ton si bas, d’une voix si faible, que le poète aurait pu croire que c’était le fantôme qu’il venait de conjurer qui lui répondait.

– Vous ! s’écria Halcro dont l’alarme se changea en surprise ; vous ici ! par ce clair de lune, et quand elle est près de se coucher ! C’est pourtant bien vous ! Qui se serait attendu, ma charmante Nuit, à vous trouver ainsi errante dans votre ténébreux royaume ? Mais je suppose que vous les avez vus aussi bien que moi ? On peut dire que vous ne manquez pas de courage, puisque vous les avez suivis.

– Vu qui ? suivi qui ? demanda Minna espérant obtenir quelque éclaircissement sur ce qui lui causait tant d’inquiétude et de crainte.

– Les cierges funéraires qui dansaient dans la baie, répondit Halcro ; et je vous garantis qu’ils ne vous présagent rien de bon. Vous savez ce que disent les vieux vers :

Quand le cierge funéraire

Danse le jour ou la nuit,

Soyez bien sûr qu’il s’ensuit

Un corps pour le cimetière.

J’ai été jusqu’à la baie pour les voir, mais ils avaient disparu. Je crois pourtant que j’ai vu une barque prendre le large, quelque pêcheur qui allait en pleine mer sans doute. Je voudrais que nous eussions de bonnes nouvelles de ceux qui sont partis. Norna, qui nous a quittés si brusquement, et puis ces cierges funéraires… Au surplus, que Dieu veille sur nous ! Je suis un vieillard, et je ne puis que faire des vœux pour qu’il n’arrive pas de malheur. Mais comment, ma charmante Minna, des larmes dans vos yeux ! Et à présent que la lune vous éclaire, par saint Magnus ! je vois que vous avez les pieds nus ! Est-ce qu’il n’y a pas dans nos îles de bas d’une laine assez fine et assez douce pour ces jolis pieds qui paraissent si blancs au clair de lune ? Eh bien ! vous gardez le silence ! mes balivernes vous fâchent peut-être ? Fi donc, jeune fille, ajouta-t-il d’un ton sérieux, songez que je suis assez vieux pour être votre père, et que je vous ai toujours aimée comme si vous étiez mon enfant.

– Je ne suis pas fâchée, répondit Minna en faisant un effort pour parler. Mais n’avez-vous rien entendu ? N’avez-vous rien vu ? ils doivent avoir passé près de vous.

– Ils ! répéta Halcro ; qu’entendez-vous par ils ? Voulez-vous dire les cierges funéraires ? Non, ils n’ont point passé près de moi ; mais je crois qu’ils ont passé près de vous, et qu’ils exercent sur vous leur funeste influence, car vous êtes pâle comme un spectre. Allons, allons, Minna, ajouta-t-il en ouvrant une porte du côté de la maison, ces promenades au clair de lune sont plus convenables à un vieux poète qu’à une jeune fille vêtue à la légère comme vous voilà ! Mon enfant, il faut prendre garde de vous exposer à la fraîcheur de la nuit dans nos îles, car elle porte sur ses ailes plus de neige et de pluie que de parfums. Allons, jeune fille, rentrez ; car, comme le dit le glorieux John Dryden, ou comme il ne le dit pas, ne pouvant me rappeler ses vers, mais comme je le dis moi-même dans un très joli poème composé quand ma muse était encore adolescente :

Fille ne doit ouvrir les yeux

Et quitter le lit qui la couvre

Que quand Phœbus, du haut des cieux,

A baisé la fleur qui s’entr’ouvre ;

Et l’on ne doit sur le gazon,

Voir sa jambe fine et jolie

Que quand du soleil un rayon

En a rendu l’herbe fleurie.

Mais chut, que vient-il ensuite ? – Voyons.

Quand le démon de la poésie s’emparait de Claude Halcro, il oubliait le temps et les lieux, et malgré le froid il aurait tenu sa compagne en plein air pendant une demi-heure, en lui donnant des raisons poétiques pour lui prouver qu’elle aurait dû être dans son lit. Mais elle l’interrompit pour lui faire une question qu’elle prononça avec vivacité, quoique d’une voix à peine articulée, appuyant en même temps sa main tremblante sur le bras du poète, avec un mouvement convulsif comme de peur de tomber.

– Avez-vous vu quelqu’un dans la barque qui vient de prendre le large ?

– Quelle demande ! comment aurais-je pu voir quelqu’un, quand la lumière et la distance me permettaient seulement de distinguer que c’était une barque et non une baleine ?

– Mais il devait y avoir quelqu’un dans cette barque ? ajouta Minna, sachant à peine ce qu’elle disait.

– Cela me paraît certain, car il est rare qu’une barque marche contre le vent de son plein gré. Allons, tout cela n’est que folie ; ainsi, comme dit la Reine dans une ancienne pièce que l’ingénieux William Davenant a remise au théâtre : – Au lit ! au lit ! au lit !

Ils se séparèrent, et Minna, le cœur déchiré d’inquiétude, se traîna avec difficulté, après avoir traversé divers corridors, jusque dans sa chambre, où elle se coucha avec précaution à côté de sa sœur qui dormait encore.

Qu’elle eût entendu Cleveland, elle en était certaine ; les paroles qu’il avait chantées ne lui laissaient aucun doute à ce sujet. Si elle n’était pas également sûre d’avoir reconnu la voix du jeune Mertoun se querellant vivement avec son amant, l’impression qu’elle avait reçue à cet égard approchait bien de la certitude. Le gémissement effrayant par lequel la lutte semblait s’être terminée, l’ombre qui avait paru lui indiquer que le vainqueur se retirait chargé du corps de sa victime, tout tendait à prouver qu’un évènement fatal avait mis fin au combat. Et lequel de ces malheureux avait succombé ? lequel avait reçu une mort prématurée ? lequel avait remporté une fatale et sanglante victoire ? Cependant, au milieu de toutes ses incertitudes, d’après le caractère, les mœurs et les habitudes de Cleveland, il lui semblait, quoiqu’elle osât à peine se l’avouer, que c’était lui qui était sorti victorieux de cette querelle. Cette réflexion fut pour elle un motif de consolation involontaire, ce qu’elle se reprocha bien amèrement quand elle songea que le crime que Cleveland venait de commettre détruisait à jamais tout espoir de bonheur pour Brenda.

– Sœur innocente ! sœur malheureuse ! pensa-t-elle ; tu vaux cent fois mieux que moi, car tes vertus ne t’inspirent ni présomption ni orgueil. Comment est-il possible que j’aie cessé un instant de sentir la douleur d’une blessure qui ne doit se fermer dans mon cœur que pour s’ouvrir dans le tien !

Tandis que ces pensées cruelles agitaient son esprit, elle ne put s’empêcher de serrer tendrement sa sœur contre son sein, et Brenda s’éveilla en poussant un profond soupir.

– Est-ce vous, ma sœur ? s’écria-t-elle. Je rêvais que j’étais sur un de ces monumens dont Claude Halcro nous a fait la description, et sur lesquels est sculptée l’effigie de celui qu’ils couvrent. Il me semblait qu’une de ces statues de marbre était couchée près de moi, et que s’animant tout-à-coup elle me serrait contre son sein glacé. Et c’est le vôtre, Minna ! D’où vient ce froid extraordinaire ? Vous êtes certainement malade, ma chère sœur ; laissez-moi me lever et appeler Euphane Fea. Qu’avez-vous donc ? Norna est-elle encore venue ici ?

– N’appelez personne, lui répondit Minna en la retenant. Mes souffrances sont de nature à ne pouvoir être soulagées par qui que ce soit. Je suis poursuivie par la crainte de quelque malheur plus grand que tous ceux que Norna elle-même pourrait vous prédire. Mais Dieu est tout-puissant, ma chère Brenda ; adressons-nous à lui ; prions-le de changer en biens tous nos maux, car lui seul en a le pouvoir.

Elles répétèrent ensemble une prière pour demander au ciel sa protection et la force qui leur était nécessaire, et cherchèrent ensuite à s’endormir quand elles l’eurent finie ; – Que Dieu soit avec vous ! se dirent-elles, consacrant ainsi au ciel leurs dernières paroles, si la fragilité humaine ne leur permettait pas de commander à leurs dernières pensées. Brenda s’endormit la première, et Minna, étouffant enfin à demi ses noirs pressentimens, fut assez heureuse pour en faire autant.

La tempête que craignait Halcro commença au point du jour : c’était une bourrasque accompagnée de pluie et de vent, telle qu’on en éprouve souvent sous cette latitude, même pendant la plus belle saison de l’année. Le sifflement des vents, et le bruit de la pluie tombant avec force sur le toit des pêcheurs, éveillèrent leurs pauvres femmes, qui, appelant leurs enfans, leur dirent de lever vers le ciel leurs mains innocentes, et tous adressèrent au ciel de ferventes prières pour le supplier de protéger leurs époux, leurs pères, alors à la merci des élémens en courroux. À Burgh-Westra, le vent retentissait dans toutes les cheminées et ébranlait toutes les croisées ; les solives, dont la plupart avaient été faites avec des débris de bâtimens naufragés, semblaient gémir comme si elles eussent craint d’être encore une fois dispersées par la tempête. Cependant les deux filles de Magnus continuèrent à dormir aussi tranquillement que si la main de Chantry les eût formées de marbre de Carrare. L’ouragan s’apaisa enfin, et les rayons du soleil, dissipant les nuages que le vent chassait vers la pleine mer, brillaient à travers la croisée, quand Minna s’éveilla la première du sommeil profond que l’épuisement de ses forces lui avait procuré. S’appuyant sur un bras, elle commença à se rappeler les évènemens qui, après le repos qu’elle venait de goûter, lui paraissaient ressembler aux visions mensongères de la nuit. Elle doutait même si les horreurs qui avaient précédé l’instant où elle s’était levée n’étaient pas l’illusion d’un songe occasioné peut-être par quelque bruit extérieur.

– Il faut que je voie Claude Halcro à l’instant, se dit-elle ; puisqu’il était levé alors, il doit avoir entendu quelque chose de ce que j’ai cru entendre.

Elle sauta hors du lit ; mais à peine était-elle debout dans la chambre, que sa sœur s’éveillant, s’écria : – Juste ciel, Minna que vous est-il arrivé ? Regardez donc vos pieds !

Minna y porta les yeux, et vit avec une surprise qui se changea un instant en consternation, que ses deux pieds étaient couverts de taches ressemblant à des traces non récentes de sang.

Sans songer à répondre à Brenda, elle courut à la fenêtre et jeta un coup d’œil de désespoir sur le gazon qui croissait au bas. Mais les torrens de pluie qu’y avaient jetés les nuages et surtout le toit de la maison, avaient fait disparaître toutes les traces du crime, s’il en avait jamais existé. La verdure brillait de fraîcheur, et chaque brin d’herbe, chargé d’une goutte de rosée, semblait un diamant exposé aux rayons du matin.

Tandis que Minna, d’un air égaré, fixait sur ce spectacle ses yeux effarés, Brenda était arrivée près d’elle, et la pressait vivement de lui dire où, quand et comment elle s’était blessée.

– Un morceau de verre a coupé mon soulier, répondit Minna cherchant quelque excuse pour satisfaire sa sœur ; à peine m’en suis-je aperçue dans le moment.

– Et cependant, voyez comme vous avez saigné, répliqua sa sœur. Ma chère Minna, ajouta-t-elle en s’approchant avec une serviette mouillée, permettez-moi d’essuyer le sang ; la blessure peut être plus considérable que vous ne pensez.

Elle s’apprêtait à joindre l’action aux paroles ; mais Minna, ne trouvant aucun autre moyen pour l’empêcher de découvrir que ce sang n’avait jamais coulé dans ses veines, la repoussa d’un air d’impatience et de mécontentement. La pauvre Brenda, ne sachant en quoi elle pouvait avoir offensé sa sœur, recula quelques pas en voyant ses offres de service si durement rejetées, et regarda Minna d’un air qui annonçait plus de surprise et de regret que de dépit, mais laissant percer aussi un déplaisir assez naturel en cette circonstance :

– Ma sœur, dit-elle, je croyais que nous étions convenues hier soir que, quoi qu’il pût nous arriver, nous nous aimerions toujours…

– Il peut arriver bien des choses entre le soir et le matin, répondit Minna et ces paroles lui étaient arrachées par sa situation, plutôt qu’elles n’étaient les véritables interprètes de ses pensées.

– Oui, sans doute, répliqua Brenda, il peut être arrivé bien des choses dans une nuit si orageuse. Voyez, le vent a renversé le mur qui entourait le potager d’Euphane. Mais ni le vent, ni la pluie, ni rien au monde ne peut refroidir notre affection, Minna.

– Mais il peut survenir, dit Minna, des évènemens qui la changent en…

Le reste de cette phrase fut murmuré d’un ton si bas et si peu distinct, qu’il fut impossible de l’entendre ; et pendant ce temps elle essuyait les taches de sang qui couraient ses pieds et son talon gauche. Brenda, toujours debout et la regardant à quelque distance, chercha en vain à prendre un ton qui pût rétablir en elle la confiance et l’amitié.

– Vous aviez raison, Minna, lui dit-elle, de ne pas vouloir que je vous aidasse à panser une si légère égratignure ; de l’endroit ou je suis, à peine est-elle visible.

– Les blessures les plus cruelles, répondit Minna, sont celles qui ne paraissent pas à l’extérieur. Êtes-vous bien sûre que vous la voyez ?

– Sans doute, dit Brenda, croyant que cette réponse satisferait sa sœur, je vois une petite égratignure. Ah ! à présent que vous tirez votre bas, je ne puis plus rien voir.

– Le fait est que vous ne voyez rien, répliqua Minna d’un air égaré ; mais patience, avec le temps tout se verra, tout se saura, oui, tout.

En parlant ainsi, elle finissait de s’habiller à la hâte, et elle descendit ensuite, suivie de sa sœur, dans l’appartement où la société était déjà réunie pour déjeuner. Elle prit à table sa place ordinaire, mais elle avait le visage si pâle et l’air si hagard, ses discours étaient si incohérens, et ses manières si étranges, qu’elle fixa l’attention sur elle, et causa de vives inquiétudes à son père. Chacun fit ses conjectures sur l’état où on la voyait, résultat de quelque cause morale plutôt que d’une souffrance physique. Les uns pensèrent qu’un mauvais œil s’était arrêté sur elle ; les autres en accusèrent tout bas Norna de Fitful-Head ; quelques uns songèrent au départ du capitaine Cleveland, et dirent à demi-voix qu’il était honteux qu’une jeune fille se montrât si éprise d’un vagabond que personne ne connaissait. Cette épithète méprisante fut particulièrement appliquée au capitaine par Baby Yellowley, tandis qu’elle couvrait ses épaules saillantes du beau schall dont il lui avait fait présent. La vieille lady Glowrowrum était partie d’une autre supposition, et elle en fit part à mistress Yellowley, après avoir rendu grâce à Dieu de n’être parente de la famille de Burgh-Westra que par la mère des deux jeunes filles, qui était une brave Écossaise comme elle-même.

– Quant à ces Troils, dame Yellowley, ils ont beau lever la tête, on sait qu’il y a une guêpe sous leur bonnet. Cette Norna, ainsi qu’ils l’appellent, car ce n’est pas son véritable nom, il s’en faut quelquefois de beaucoup qu’elle soit dans son bon sens ; et ceux qui en connaissent la cause disent que, de manière ou d’autre, le fowde n’y est pas étranger, car jamais il ne veut en entendre mal parler. Mais j’étais alors en Écosse, sans quoi je saurais tout. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il y a un grain de folie dans leur sang. Vous savez que les fous ne peuvent souffrir qu’on les contredise ; eh bien ! dans toutes les îles Shetland, il n’y a personne qui supporte une contradiction plus difficilement que le fowde. Mais jamais il ne sera dit que j’aie mal parlé d’une famille à laquelle je suis alliée de si près. Seulement, dame Yellowley, faites attention que c’est par les Saint-Clairs que nous sommes parens, et non par les Troils ; et que les Saint-Clairs sont connus en tout pays pour une famille remarquable par son bon sens. Mais je vois qu’on verse le coup de l’étrier.

– Je ne sais, dit Baby à son frère dès que lady Glowrowrum eut le dos tourné, pourquoi cette vieille femme ne m’appelle que dame, dame, et toujours dame. Elle devrait savoir que le sang des Clinkscales vaut bien celui des Glowrowrums.

Cependant tous les hôtes de Magnus partaient successivement, sans qu’il y fît grande attention ; car il était tellement préoccupé de l’état dans lequel il voyait Minna, que, contre son usage constant, à peine songea-t-il à les saluer. Ce fut ainsi que se termina cette année, au milieu de l’inquiétude et du chagrin, la célébration de la fête de saint Jean-Baptiste à Burgh-Westra ; nouvelle preuve de la vérité de ce que disait l’empereur d’Éthiopie – que l’homme ne peut raisonnablement compter sur les jours qu’il destine au bonheur.

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