« Au mal qui semble ainsi la tourmenter
« Ne cherchez pas de cause naturelle ;
« C’est dans son cœur, on n’en saurait douter,
« Que git le mal de cette damoiselle :
« Quelque sorcière ou quelque esprit malin
« Aura jeté ce trouble dans son sein. »
SPENCER, la Reine des Fées, liv. III, chant 3.
Il y avait déjà plusieurs jours que le terme auquel Mordaunt avait promis de revenir chez son père était passé. Ce retard en tout autre temps, n’aurait causé que peu de surprise et donné aucune inquiétude ; car la vieille Swertha, qui se chargeait de penser et de tirer des conjectures pour tous les autres habitans de la maison, aurait conclu qu’il était resté à Burgh-Westra plus long-temps que les autres hôtes, pour quelque partie de plaisir. Mais elle savait que depuis un certain temps Mordaunt avait perdu les bonnes grâces de Magnus Troil, et que d’ailleurs il avait dessein de ne faire qu’un séjour très court chez l’Udaller, attendu le mauvais état de la santé de son père, pour qui il ne se relâchait jamais dans ses soins, malgré le peu d’encouragement que recevait de lui sa piété filiale. Cette double circonstance fit naître des inquiétudes dans l’esprit de Swertha. Elle épiait les regards de son maître ; mais Mertoun, enveloppé dans une sombre indifférence, offrait à l’observation des traits impénétrables, qu’on aurait pu comparer à la surface d’un lac dans une nuit sans étoiles. Ses études, ses repas solitaires, ses promenades dans des lieux déserts et écartés, se succédaient invariablement, et l’absence de Mordaunt ne semblait pas occuper une seule de ses pensées.
Enfin tant de bruits, partant de différens côtés, arrivèrent aux oreilles de Swertha, qu’il lui devint absolument impossible de cacher l’agitation qui la tourmentait, et, au risque d’essuyer toute la fureur de son maître, et peut-être même de perdre la place qu’elle occupait dans sa maison, elle résolut de le forcer à donner quelque attention à ses inquiétudes. Il fallait que la bonne humeur et la bonne mine de Mordaunt eussent fait une bien forte impression sur le cœur flétri et égoïste de cette pauvre vieille pour la déterminer à hasarder une entreprise si hardie, et dont son ami le Rauzellaer essaya en vain de la détourner. Cependant, sachant que si elle ne réussissait pas, ce serait pour elle non seulement une honte, mais une perte incalculable, elle se promit d’apporter dans cette grande affaire autant de prudence et de circonspection que les circonstances pouvaient en exiger.
Nous avons déjà dit qu’un des traits caractéristiques de cet homme insociable et bizarre, au moins depuis sa retraite dans la solitude d’Iarlshof, était de ne permettre à personne d’entamer avec lui aucun sujet de conversation, ou de lui faire aucune question sans une nécessité urgente et absolue. Swertha sentit que, pour préparer les voies à l’entretien qu’elle voulait avoir avec son maître, il fallait qu’elle l’obligeât à l’ouvrir lui-même.
Pour accomplir ce dessein, en mettant la table pour le dîner simple et solitaire de M. Mertoun, elle y plaça deux couverts, et fit tous ses petits préparatifs d’usage comme si un autre convive eût été attendu.
Ce stratagème réussit, car Mertoun, en sortant de son cabinet, ne vit pas plus tôt le second couvert sur la table, qu’il demanda à Swertha si Mordaunt était revenu de Burgh-Westra.
Cette question était précisément ce que désirait Swertha, qui attendait l’effet de sa ruse comme le pêcheur attend celui de l’appât dont il a amorcé son hameçon, et elle lui répondit d’un ton d’inquiétude et de tristesse moitié affectée, moitié réelle : – Non ! non ! rien de pareil n’a passé par la porte. Ce serait une trop bonne nouvelle que celle qui nous apprendrait que M. Mordaunt est revenu sain et sauf, le pauvre jeune homme !
– Et pourquoi lui avoir mis un couvert, puisqu’il n’est pas de retour, vieille folle ? s’écria son maître d’un ton qui était bien fait pour arrêter la vieille dans ses plans. Mais elle lui répliqua hardiment qu’il fallait bien que quelqu’un songeât à M. Mordaunt ; que tout ce qu’elle pouvait faire était de tenir une chaise et une assiette prêtes pour lui quand il arriverait ; mais qu’elle croyait que le pauvre jeune homme était déjà bien loin, et que si elle devait dire tout ce qu’elle pensait, elle avait des craintes qu’il ne revint jamais.
– Des craintes ! s’écria Mertoun, ses yeux s’enflammant comme dans des instans ou il se laissait emporter par un accès irrésistible de colère. Est-ce à moi que vous parlez de vos sottes craintes, à moi qui sais que tout ce qui n’est pas folie, sottise, égoïsme et vanité dans votre sexe, n’est qu’un composé de vapeurs, de craintes puériles et de frivoles inquiétudes ! Et que m’importent vos craintes, vieille folle ?
Ce qu’on ne saurait trop admirer dans les femmes, c’est que, lorsqu’elles voient violer les lois de l’affection naturelle, tout le sexe est sous les armes. Que le bruit se répande dans une rue qu’un père a maltraité son enfant, ou qu’un enfant a insulté son père, et toutes les femmes qui l’entendront prendront fait et cause pour la partie souffrante. Je ne dis rien des voies de fait entre époux, car en ce cas la compassion peut avoir pour base l’intérêt personnel. Swertha, quoique avare et intéressée, n’était pas étrangère à ce sentiment généreux qui fait tant d’honneur à son sexe, et en cette occasion elle fut tellement entraînée par son impulsion, qu’elle osa faire face à son maître, lui reprocher son indifférence et sa dureté de cœur avec une hardiesse dont elle fut elle-même étonnée.
– Bien certainement, dit-elle, ce n’est pas moi qui devrais concevoir des craintes pour mon jeune maître, M. Mordaunt, quoiqu’il soit bien vrai qu’il est le bijou de mon cœur ; mais tout autre père que Votre Honneur aurait fait faire des recherches après le pauvre garçon, puisque voilà huit jours qu’il est parti de Burgh-Westra, et que personne ne peut dire ce qu’il est devenu. Il n’y a pas un enfant dans le village qui ne crie après lui, car c’était lui qui, avec son couteau, leur faisait leurs petits bateaux ; et s’il lui arrivait malheur, il ne resterait pas deux yeux secs dans toute la paroisse, à moins que ce ne soient ceux de Votre Honneur.
Mertoun avait été frappé de l’insolente volubilité de sa femme de charge qui se mettait en insurrection contre lui, et sa surprise l’avait même réduit au silence. Mais à ce dernier sarcasme, il lui ordonna de se taire d’un ton courroucé, et accompagna cet ordre d’un des regards les plus terribles que ses yeux noirs et ses traits sévères eussent jamais lancés. Mais Swertha qui, comme elle le dit ensuite au Rauzellaer, se sentait soutenue pendant toute cette scène par une force surnaturelle, ne se laissant pas intimider par la voix irritée et le regard furieux de son maître, continua à lui parler sur le même ton.
– Votre Honneur a fait bien du bruit, dit-elle, parce que de pauvres gens avaient ramassé sur le rivage quelques tonneaux et quelques caisses qui ne pouvaient servir à personne, et voilà le plus brave garçon du pays qui est disparu, évanoui pourrait-on dire, sans que vous demandiez seulement ce qu’il est devenu.
– Et que voulez-vous qu’il soit devenu, vieille folle ? s’écria M. Mertoun. Il est bien vrai qu’au milieu des folies dans lesquelles il passe son temps il ne peut devenir rien de bon.
En parlant ainsi, son ton annonçait la dérision plutôt que la colère, et Swertha, une fois dans la partie difficile de cette conversation, résolut de ne pas la laisser tomber, maintenant que le feu de son adversaire commençait à se ralentir.
– Il est bien vrai que je suis une vieille folle, j’en conviens ; mais si M. Mordaunt est par malheur au fond du Roost ; – plus d’une barque a fait naufrage pendant la tempête de l’autre matin ; – heureusement elle a été courte, sans quoi rien ne lui aurait résisté ; – ou s’il s’est noyé dans un lac en revenant ici à pied ; – si le pied lui a manqué sur un rocher, et tout le monde sait combien il était hardi à les gravir ; qui sera le vieux fou alors ? – Que Dieu protège le pauvre enfant qui n’a plus de mère ! ajouta-t-elle avec un accent pathétique. Si M. Mordaunt avait encore eu la sienne, on n’aurait pas attendu si longtemps pour le faire chercher partout !
Ce dernier sarcasme produisit sur Mertoun un effet terrible. Ses lèvres tremblèrent, ses joues pâlirent, et, il dit à Swertha d’entrer dans son cabinet, où elle avait rarement la permission de mettre le pied, et d’aller lui chercher une bouteille dont il lui indiqua la place.
– Oh ! oh ! pensa-t-elle en se hâtant d’exécuter cet ordre, il paraît que mon maître sait où trouver au besoin de quoi faire passer toute l’eau qu’il avale.
Elle trouva dans son cabinet une petite caisse contenant quelques bouteilles, mais la poussière et les toiles d’araignées qui les couvraient prouvaient qu’on n’y avait pas touché depuis plusieurs années. Ce ne fut pas sans peine qu’elle parvint à en déboucher une à l’aide d’une fourchette, car il n’existait pas un seul tire-bouchon à Iarlshof ; et après s’être assurée par l’odorat et par le goût, de crainte de méprise, qu’elle contenait de l’eau des Barbades, la porta dans la salle à manger, où son maître luttait contre une faiblesse qu’il ne pouvait vaincre. Elle lui en versa une dose modérée dans le premier verre qu’elle put trouver, jugeant prudemment que cette petite quantité suffirait pour produire un grand effet sur un homme si peu habitué à l’usage des liqueurs spiritueuses. Mais Mertoun lui fit signe, d’un air d’impatience, de remplir le verre, qui pouvait tenir le tiers d’une pinte, mesure d’Angleterre, et l’ayant rempli jusqu’au bord, elle fut bien surprise de le lui voir vider d’un seul trait.
– Que tous les saints du paradis nous protègent ! pensa Swertha ; il va devenir aussi ivre qu’il est fou ; il ne voudra plus écouter personne.
Cependant les joues de Mertoun reprirent leurs couleurs, il parut respirer plus librement, et ne montra aucun symptôme d’ivresse. Au contraire, Swertha dit ensuite à ses amis que quoiqu’elle eût toujours eu une ferme confiance en l’efficacité d’un bon verre de liqueur, elle n’avait jamais vu ce spécifique opérer un pareil miracle. Jamais non plus elle n’avait entendu son maître parler si raisonnablement depuis qu’elle était à son service.
– Swertha, dit-il, vous avez raison pour aujourd’hui, et c’est moi qui avais tort. Courez sur-le-champ chez le Rauzellaer, et dites-lui de venir me parler sans perdre un instant, et de m’informer du nombre de barques et d’hommes qu’il peut me procurer. Je les emploierai tous à cette recherche, et ils seront récompensés amplement.
Stimulée par l’aiguillon qui, suivant le proverbe, met au trot les vieilles femmes, Swertha courut au hameau avec tout le reste de vitesse que douze lustres lui avaient laissé. Elle voyait d’ailleurs avec quelque plaisir que le sentiment auquel elle s’était abandonnée allait trouver sa récompense. Sa compassion désintéressée avait déterminé une recherche qui promettait d’être lucrative ; mais elle se proposait de ne pas perdre sa part du profit. Chemin faisant, et long-temps avant qu’on pût l’entendre, elle appelait à grands cris Neil Ronaldson, Sweyn Érickson, et les autres amis confédérés qui devaient être intéressés à l’objet de sa mission. Pour dire la vérité, quoique la bonne dame prît véritablement un vif intérêt à Mordaunt, et que son absence lui causât de réelles inquiétudes, rien ne l’aurait peut-être plus contrariée que de le voir paraître en ce moment sain et sauf devant elle ; car en ce cas adieu les recherches qui allaient avoir lieu, et la récompense avec elles.
Swertha ne fut pas long-temps à s’acquitter de sa commission, et à régler avec les sénateurs du hameau la portion qui lui serait attribuée dans le marc la livre des profits. Elle retourna sur-le-champ à Iarlshof, accompagnée de Neil Ronaldson, et ne manqua pas de lui donner toutes les instructions qu’elle crut nécessaires, attendu le caractère de son maître.
– Par-dessus tout, lui dit-elle, ne lui faites jamais attendre une réponse, et parlez haut et distinctement, comme s’il s’agissait de héler une barque ; car il n’aime pas à dire deux fois la même chose. S’il vous interroge sur les distances, vous pouvez lui donner les milles pour les lieues, car il ne connaît rien au pays qu’il habite ; et s’il vous parle d’argent, vous ne risquez rien de lui demander des dollars au lieu de shillings, attendu qu’il n’en fait pas plus de cas que si c’étaient des pierres d’ardoise.
Ayant fait ainsi sa leçon à Neil Ronaldson, elle l’introduisit en présence de son maître. Mais le Rauzellaer fut confondu en voyant qu’il ne pouvait suivre le système de déception qui venait d’être convenu. Quand il essaya, en exagérant, les distances et les dangers, de faire hausser le loyer des barques et le salaire des hommes, car on devait faire des recherches sur mer et sur terre, il se trouva coupé court par Mertoun, qui lui prouva qu’il connaissait aussi parfaitement qu’il était possible, non seulement tout l’intérieur du pays et les distances d’un lieu à l’autre, mais encore les marées, les courans et tout ce qui pouvait avoir rapport à la navigation de ces mers, quoiqu’il eût paru jusqu’alors complètement étranger à tous ces détails. Ronaldson trembla donc quand il fut question du salaire à payer à ceux qui s’occuperaient de cette recherche, car il était assez vraisemblable que Mertoun ne serait pas moins instruit sur ce sujet que sur les autres, et qu’il saurait fort bien ce qu’il convenait de payer à cet égard. Le Rauzellaer n’avait pas oublié la tempête qu’avait excitée la fureur de Mertoun quand, peu de temps après son arrivée à Iarlshof, il avait chassé de sa présence Swertha et Sweyn Érickson. Comme cependant il hésitait encore entre la crainte de demander trop et celle de ne pas exiger assez, Mertoun lui ferma la bouche et mit fin à son embarras en lui promettant une récompense au-dessus de tout ce qu’il aurait osé demander, et même une gratification additionnelle s’il lui rapportait l’heureuse nouvelle que son fils était en sûreté.
Quand ce point important eut été réglé, Neil Ronaldson, en homme consciencieux, commença à récapituler avec attention les divers endroits où l’on pouvait faire des enquêtes sur le jeune Mordaunt, tant dans l’île de Main-land que dans celles qui en étaient voisines, et il promit qu’on n’en oublierait pas un seul.
Mais après tout, ajouta-t-il, si Votre Honneur me permet de parler, il y a une personne, à peu de distance, qui, si quelqu’un osait lui faire une question, et qu’elle voulût y répondre, pourrait nous en dire sur M. Mordaunt plus que qui que ce soit. – Vous savez qui je veux dire, Swertha, celle qui était ce matin à la baie. – Et il conclut en jetant un coup d’œil mystérieux sur la femme de charge, qui y répondit en secouant la tête d’un air significatif.
– Que voulez-vous dire ? s’écria Mertoun ; expliquez-vous clairement et brièvement : de qui parlez-vous ?
– C’est de Norna de Fitful-Head que parle le Rauzellaer, dit Swertha, car elle est allée ce matin à l’église de Saint-Ringan pour quelque affaire qui ne regarde qu’elle.
– Et que peut-elle savoir de mon fils ? D’après ce que j’ai entendu dire, c’est une folle, une femme qui vit d’impostures, qui court le pays.
– Si elle court le pays, dit Swertha, ce n’est pas pour vivre aux dépens des autres, car, indépendamment de ce qu’elle a par elle-même, il y a ici le fowde qui ne la laisserait manquer de rien.
– Mais quel rapport tout cela a-t-il avec mon fils ?
– Je n’en sais rien, répondit Swertha, mais elle a paru aimer M. Mordaunt dès le premier moment qu’elle l’a vu, et elle lui a toujours fait de temps à autre quelque présent, sans parler de la belle chaîne d’or qu’il porte à son cou. Il y a des gens qui disent qu’elle a été travaillée par des fées. Je ne connais pas la valeur de l’or, mais Bryce Snailsfoot prétend qu’elle vaut cent livres sterling d’Angleterre ; et ce ne sont pas des coquilles de noix.
– Ronaldson, s’écria Mertoun, allez ou envoyez quelqu’un me chercher cette femme, si vous croyez qu’il est possible qu’elle sache quelque chose sur mon fils.
– Elle sait tout ce qui arrive dans ces îles, répondit le Rauzellaer avant que personne en soit informé, et c’est la vérité de Dieu. Mais, pour aller la chercher dans l’église ou dans le cimetière, c’est ce que personne au monde ne fera ni pour or ni pour argent ; et ce que je vous dis là est encore la vérité de Dieu.
– Poltron superstitieux ! s’écria Mertoun ; Swertha, donnez-moi mon manteau. Cette femme a été à Burgh-Westra ; elle est parente de la famille Troil ; elle peut savoir quelque chose sur la cause de l’absence de Mordaunt. J’irai la chercher moi-même. Elle est à l’église de la Croix, dites-vous ?
– Non pas à l’église de la Croix, mais à la vieille église de Saint-Ringan, répondit Swertha ; il y a un bon bout de chemin, et l’endroit n’est pas en très bonne odeur. Si Votre Honneur voulait m’en croire, il attendrait qu’elle en sortît, et ne la troublerait pas dans un moment où, autant que nous pouvons le savoir, elle est plus occupée des morts que des vivans. Les gens comme elle ne se soucient pas d’avoir les yeux des autres fixés sur eux, Dieu nous protège ! quand ils s’occupent de leurs affaires.
Mertoun ne répondit rien, mais s’enveloppant de son manteau, car il tombait alors un brouillard fort épais, et marchant d’un pas plus rapide que son pas accoutumé, il prit le chemin qui conduisait à l’église en ruines, située, comme il le savait fort bien, à trois ou quatre milles de sa demeure.
Le Rauzellaer et Swertha le suivirent des yeux jusqu’à ce qu’ils l’eussent perdu de vue ; et dès qu’ils furent sûrs qu’il ne pouvait plus les entendre, se regardant l’un l’autre d’une manière qui annonçait qu’ils n’auguraient pas bien de cette démarche, chacun d’eux fit sa remarque en même temps.
– Les fous courent toujours vite, et n’écoutent rien, dit Swertha.
– Les gens qui sont fey, dit le Rauzellaer, sont toujours les plus pressés, et nous ne pouvons fuir notre destin. J’ai connu des personnes qui ont tâché d’arrêter des gens fey ; vous avez entendu parler d’Hélène Emborson de Camsey ; elle avait fermé toutes les fenêtres et toutes les lucarnes de sa maison, afin que son mari ne vît pas la lumière du jour, et ne se levât pas pour aller pêcher en pleine mer, parce qu’elle craignait un gros temps. Eh bien ! la barque sur laquelle il devait partir périt dans le Roost. Elle revint chez elle bien joyeuse d’avoir empêché son mari de s’embarquer ; mais comment éviter son destin ? elle le trouva noyé dans sa mare, près de sa propre maison. Il y a ensuite…
Swertha interrompit Neil Ronaldson, pour lui rappeler qu’il fallait se rendre à la baie pour faire partir les barques ; car, lui dit-elle, d’une part je suis inquiète pour ce pauvre garçon ; et de l’autre je crains qu’il n’arrive de lui-même avant qu’on soit parti pour aller le chercher. Or, comme je vous l’ai déjà dit, mon maître sait conduire, mais il ne veut pas tirer ; et si vous n’exécutez pas ses ordres en partant sur-le-champ, vous pouvez dire adieu au loyer des barques, je vous en réponds.
– Eh bien ! eh bien ! répondit le Rauzellaer, nous partirons le plus tôt possible. Par bonheur, la barque de Clawson et celle de Pierre Grot n’ont pas quitté le rivage ce matin, parce que, comme ils se rendaient sur le bord de la mer, un lapin a passé devant eux ; et ils sont retournés dans leur maison en hommes prudens, sachant qu’ils auraient autre chose à faire dans la journée. On ne peut penser sans étonnement, Swertha, combien il reste peu de gens judicieux dans ce pays. Notre grand Udaller est assez bien quand il a toute sa tête, mais il fait trop de voyages dans son vaisseau et dans la pinasse pour la conserver long-temps ; et maintenant on dit que sa fille, miss Minna, n’est pas dans son bon sens. Norna sait plus de choses que personne au monde, mais on ne peut la citer comme une tête saine. Voici M. Mertoun ! son esprit a une voie d’eau sous la quille, à coup sûr ; et quant à son fils, c’est une vraie tête éventée. En un mot, parmi les gens d’importance de ces environs, il y en a bien peu à l’exception de moi, bien entendu, et peut-être de vous, Swertha, qu’on ne puisse, d’une manière ou d’une autre, regarder comme des fous.
– Cela peut être, Neil Ronaldson, répondit Swertha mais si vous ne vous hâtez d’aller bien vite à la baie, vous perdrez la marée ; et, comme je le disais à mon maître il n’y a pas long-temps, qui sera le fou alors ?