CHAPITRE XXXII.

« Je suis comme un vaisseau que la marée entraîne,

« Et dont contre les flots la résistance est vaine,

« Si quelque vent heureux ne vient à son secours.

« De mes vices je veux triompher tous les jours,

« Mais la tentation, mais mainte circonstance,

« Mais l’habitude enfin, gardent leur influence.

« Sans un souffle du ciel, hélas ! dois-je espérer

« Que mon faible vaisseau dans le port puisse entrer ? »

On en voit rarement deux pareils.

Cleveland et son confident marchèrent quelque temps en silence. Ce fut Bunce qui, le premier, renoua l’entretien.

– Vous prenez trop à cœur la blessure de ce jeune drôle, capitaine ; je vous ai vu en faire davantage et y penser moins.

– Jamais avec si peu de provocation, Jack. D’ailleurs, il m’avait sauvé la vie. Il est vrai que je lui avais rendu ensuite le même service ; mais n’importe, ce n’était pas ainsi que nous aurions dû nous rencontrer. J’espère que les talens de cette vieille femme lui seront utiles. Certainement elle a d’étranges connaissances en simples.

– En simples de plus d’une espèce, capitaine, et il faudra que je vous range dans cette classe si vous pensez davantage à elle. Qu’une jeune fille vous ait fait tourner la tête, c’est le cas de plus d’un homme d’honneur ; mais vous troubler le cerveau des momeries d’une vieille femme, c’est une folie trop complète pour qu’un ami puisse vous la permettre. Parlez-moi de votre Minna, puisque tel est son nom, tant que vous le voudrez ; Mais vous n’avez pas le droit de rompre les oreilles de votre fidèle écuyer à propos d’une vieille sorcière. – À présent que nous voilà revenus au milieu des tentes et des boutiques que ces bonnes gens préparent, voyons si nous n’y trouverons pas de quoi rire et nous amuser un moment. Dans la joyeuse Angleterre, nous verrions en pareille occasion deux ou trois troupes de comédiens ambulans, autant de mangeurs de feu et de devins, et je ne sais combien de ménageries d’animaux étrangers ; mais chez ces graves insulaires, tout est sérieux, on ne pense qu’à l’utile ; je n’ai pas même la consolation d’entendre la moindre querelle entre mon gai compère Polichinelle et Jeanne sa chère moitié.

Tandis que Bunce parlait ainsi, Cleveland jeta les yeux sur une boutique décorée avec plus de soin que les autres, devant laquelle était placé en étalage un habit complet, remarquable par son élégance, avec quelques belles étoffes. Une grande enseigne peinte sur toile contenait, d’un côté, le détail des marchandises que Bryce Snailsfoot y exposait en vente, ainsi que le prix de chaque article ; de l’autre on voyait l’image de nos premiers parens, couverts du vêtement qu’ils tirèrent du règne végétal pour couvrir leur nudité, et au-dessous on lisait les vers suivans :

Les malheureux pécheurs que trompa le serpent,

De leurs fautes confus, de feuilles se couvrirent.

Vous ne pouvez en faire autant ;

Car nos îlots jamais ne produisirent

Ni feuille, ni même arbrisseau.

Mais nous avons du chanvre, de la laine ;

Et dans mon magasin chaque jour plus nouveau,

Messieurs, vous trouverez sans peine

De quoi plaire à tous les chalands.

Du premier août , jeunes galans,

Du premier août amenez-moi les filles :

À cette foire il n’est pas de marchands

Mieux assortis en pacotilles.

Tandis que Cleveland lisait ces vers, qui rappelèrent à son souvenir Claude Halcro, le poète lauréat de ces îles, dont la muse était au service des petits comme des grands, et qui en était probablement l’auteur, le digne propriétaire de la boutique l’ayant aperçu, se hâta de détacher d’une main tremblante l’habit en étalage, et qu’il y avait sans doute mis plutôt pour lui faire prendre l’air que pour attirer l’admiration des spectateurs, puisque la vente ne devait commencer que le lendemain.

– Sur mon âme, capitaine, dit Bunce à voix basse à Cleveland, il faut que vous ayez déjà tenu ce gaillard-là dans vos serres, et qu’il craigne d’être déplumé une seconde fois. À peine a-t-il jeté un coup d’œil sur vous, et le voilà qui se dépêche de mettre en sûreté ses marchandises.

– Ses marchandises ! s’écria Cleveland en regardant avec plus d’attention ce que faisait le marchand forain ; de par le ciel ! cet habit est à moi : je l’ai laissé dans une caisse à Iarlshof, après le pillage de la Vengeance. – Hé ! Bryce Snailsfoot, impudent voleur, que veut dire ceci ? N’est-ce pas assez de nous avoir vendu bien cher ce que vous aviez acheté bon marché ? faut-il encore que vous vous soyez emparé de ma malle et de mes vêtemens ?

Bryce Snailsfoot aurait probablement désiré de ne pas se trouver obligé de reconnaître son ami le capitaine ; mais il y fut forcé par la vivacité avec laquelle Cleveland lui parla. Faisant un signe à l’enfant qui, comme nous l’avons déjà dit, lui servait en quelque sorte de garçon de boutique : – Cours à la maison du conseil de la ville, lui dit-il à l’oreille, et dis au prevôt et aux baillis d’envoyer ici sur-le-champ quelques uns de leurs officiers de police car il va y avoir du bruit dans la foire.

Ayant parlé ainsi, et donné plus de force à ses ordres en poussant vigoureusement son petit messager par les épaules, ce qui le fit partir au pas redoublé, il se tourna vers son ancienne connaissance, et avec cette profusion de paroles ampoulées et de gestes exagérés qu’on emploie en Écosse pour ce qu’on y appelle faire une phrase, il s’écria : – Que le ciel soit mille fois béni ! c’est véritablement le digne capitaine Cleveland que je revois, lui qui nous a causé tant d’inquiétudes, lui pour qui mes paupières ont été mouillées si souvent ! et il porta un mouchoir à ses yeux. – Que mon cœur est soulagé ! ajouta-t-il ; que je suis heureux de vous voir rendu à vos amis affligés !

– Mes amis affligés ! misérable ! dit Cleveland ; je vous donnerai un meilleur sujet d’affliction que je ne vous en ai jamais causé, si vous ne me dites à l’instant où vous avez volé mes vêtemens.

– Volé ! dit Bryce en levant les yeux au ciel ; que la miséricorde de Dieu veille sur nous ! Le pauvre capitaine a perdu la raison dans la tempête qu’il a essuyée en partant de Main-land.

– Impertinent coquin ! dit Cleveland en frappant la terre de la canne qu’il tenait en main, croyez-vous m’en imposer par votre impudence ? Si vous désirez conserver votre tête en bon état sur vos épaules, et n’avoir pas vos os brisés, dites-moi sur-le-champ où vous avez volé mes habits.

– Volé ! répéta une seconde fois Snailsfoot ; que le ciel me protège ! – Mais connaissant le caractère impétueux de Cleveland, et craignant qu’il ne passât trop promptement des menaces aux gestes, il jetait un regard inquiet du côté de la ville, pour épier l’arrivée du secours, trop lent à son gré, qu’il attendait.

– Il me faut une réponse à l’instant, s’écria le capitaine en levant la canne, ou je vous aplatis comme une momie, et je renverse toute votre friperie.

Jack Bunce s’amusait beaucoup de cette scène, et la colère de Cleveland lui paraissait une excellente plaisanterie. Il le saisit par le bras, sans aucune envie de l’empêcher d’exécuter ses menaces, mais uniquement pour prolonger une discussion qui le divertissait.

– Laissez parler cet honnête homme, mon cher ami, lui dit-il ; il a la face la plus hypocrite qui se soit jamais trouvée sur les épaules d’un fripon, et il possède cette éloquence qui permet au marchand de donner un pouce de moins qu’il ne faut à chaque aune de drap. Faites attention d’ailleurs que vous exercez tous deux à peu près le même métier ; il mesure ses marchandises à l’aune, et vous à l’épée. Je ne souffrirai donc pas que vous lui lâchiez une bordée avant qu’il soit prêt à vous la rendre.

– Vous êtes fou, s’écria Cleveland en cherchant à dégager son bras ; laissez-moi, car, de par le ciel ! je veux lui rompre les os.

– Tenez-le bien, mon cher monsieur, dit le colporteur à Bunce ; tenez-le bien, je vous en prie.

– Eh bien ! répondez-lui donc, voyons, dites quelque chose, sans quoi je le lâche sur vous.

– Il m’accuse d’avoir volé ces marchandises, répondit Bryce, qui se trouvait pressé de si près qu’il jugea qu’il fallait bien en découdre ; et le fait est que je les ai bien et légitimement achetées.

– Achetées ! misérable vagabond, s’écria Cleveland ; et de qui avez-vous eu l’audace d’acheter mes habits ? qui a eu l’impudence de vous les vendre ?

– Mistress Swertha, digne femme de charge à Iarlshof, agissant comme votre exécutrice testamentaire ; et elle avait le cœur bien gros en me les vendant.

– Et sans doute elle avait envie aussi de grossir sa bourse. Mais comment a-t-elle osé vendre les objets qui lui avaient été confiés ?

– Elle a fait pour le mieux, la digne femme, répondit Snailsfoot, qui désirait prolonger la discussion jusqu’à ce qu’il lui arrivât main-forte ; et si vous voulez entendre raison, je suis prêt à vous rendre compte de la malle et de tout ce qu’elle contenait.

– Eh bien ! parlez donc, dit le capitaine, et point de maudites évasions. Si vous montrez la moindre volonté d’être tant soit peu honnête une fois dans votre vie, je vous promets de ne pas vous étriller.

– Eh bien ! noble capitaine, dit le marchand forain, – et il s’interrompit pour marmotter entre ses dents : Que la peste étouffe Pate Paterson ! c’est sûrement ce maudit boiteux qui les fait attendre ; et s’adressant de nouveau à Cleveland : – Vous voyez, continua-t-il, que tout le pays est dans de grandes inquiétudes, – dans de très grandes, dans de véritables inquiétudes. Votre Honneur, que chacun aime et respecte, qu’on croyait au fond de la mer, dont on n’avait aucune nouvelle, que tout le monde regrettait, qu’on regardait comme perdu… mort… défunt… trépassé.

– Je vous ferai sentir que je suis encore vivant ! s’écria l’irritable capitaine.

– Un moment de patience. Vous ne me laissez pas le temps de parler. – Il y avait aussi le jeune Mordaunt Mertoun.

– Ah ! eh bien, qu’est-il devenu ?

– C’est ce que personne ne peut dire. Il est disparu, perdu, évanoui. On présume qu’il est tombé du haut d’un rocher dans la mer, car c’était un jeune homme fort aventureux. – J’ai fait des affaires avec lui pour des fourrures et des plumes qu’il me donnait en échange contre de la poudre et du plomb. Eh bien ! le voilà on ne sait où : il n’en reste pas la valeur de la bouffée de tabac d’une vieille femme.

– Mais quel rapport tout cela a-t-il avec les habits du capitaine ? demanda Bunce ; je me chargerai moi-même de vous caresser les épaules si vous ne venez pas au fait.

– Un moment, un moment ; vous en aurez toujours le temps. – Si bien donc, voilà, comme je le disais, deux personnes qui avaient disparu, – sans parler de la détresse qui existait à Burgh-Westra, à l’occasion de miss Minna…

– Prends garde à toi, drôle, s’écria le capitaine d’un ton de colère concentrée : si tu n’en parles pas avec tout le respect qui lui est dû, je te coupe les oreilles, et je te les fais avaler à l’instant.

– Hé ! hé ! hé ! dit le colporteur en tâchant de rire, vous voulez vous amuser ; c’est une excellente plaisanterie. Mais, pour ne point parler de Burgh-Westra, il y avait au vieux château d’Iarlshof M. Mertoun, le père de Mordaunt, qu’on y croyait aussi fermement enraciné que le rocher de Sumburgh ; eh bien ! le voilà perdu comme les autres. Enfin, voilà Magnus Troil, – je n’en parle qu’avec respect, qui monte à cheval ; M. Claude Halcro qui prend sa barque, et il n’y a personne dans toutes les îles Shetland si peu en état d’en gouverner une, parce que son esprit est toujours occupé à chercher des rimes ; – et le facteur qui s’embarque avec lui, – le facteur écossais, cet homme qui parle toujours de fossés, de dessèchemens, et de pareils travaux qui ne rapportent aucun profit ; – les voilà tous courant les champs, de sorte qu’on pourrait dire que la moitié des habitans est occupée à chercher l’autre. – Ce sont des temps bien terribles !

Le capitaine s’était rendu assez maître de lui-même pour écouter la tirade du digne marchand, sinon sans impatience, au moins avec l’espérance d’entendre à la fin quelque chose qui eût rapport à lui. Mais c’était le tour de son compagnon de s’impatienter. – Aux habits ! s’écria-t-il, aux habits ! aux habits ! aux habits ! Et à chacune de ces exclamations il faisait voltiger sa canne autour des épaules du colporteur, avec assez d’adresse pour lui causer plus de peur que de mal, car il ne le toucha pas une seule fois.

Snailsfoot, à qui la frayeur faisait faire mainte contorsion, s’écriait pendant ce temps : – Mais, monsieur, – mon bon monsieur, – mon digne monsieur, – eh bien oui, les habits, écoutez-moi. Je trouvai la digne dame dans un grand chagrin à cause de son vieux maître, de son jeune maître et du digne capitaine Cleveland, à cause de l’affliction qui régnait dans la famille du digne fowde, à cause du digne fowde lui-même, de M. Claude Halcro, du facteur, et à cause de plusieurs autres causes. Si bien que nous mêlâmes ensemble nos chagrins et nos larmes ; nous eûmes recours à une bouteille pour nous conseiller, comme dit l’Écriture, et nous appelâmes à la délibération le Rauzellaer, un digne homme nommé Neil Ronaldson, et qui jouit d’une bonne réputation.

Ici la canne recommença son exercice, et elle serrait le colporteur de si près qu’elle lui toucha l’oreille. Notre ami Bryce recula d’un pas, et la vérité, ou ce qu’il voulait faire passer pour la vérité, partit sans plus de circonlocution, comme un bouchon, pressé et poussé par le pouce, part d’une bouteille de bière mousseuse.

– Et que diable voulez-vous que je vous dise de plus ? Elle m’a vendu la caisse d’habits ; j’en ai payé le prix, par conséquent ils m’appartiennent, et c’est ce que je soutiendrai jusqu’à la mort.

– Ce qui veut dire, reprit Cleveland, que la vieille sorcière a eu l’impudence de vendre ce qui ne lui appartenait pas ; et que vous, honnête Bryce Snailsfoot, vous avez eu l’audace d’en être l’acquéreur.

– Mais, digne capitaine, dit le consciencieux colporteur, que vouliez-vous que fissent deux pauvres gens comme nous ? Vous qui en étiez le propriétaire, vous étiez disparu ; M. Mordaunt, qui en était le gardien, était disparu pareillement ; les habits prenaient l’humidité, et couraient risque de se pourrir ; de sorte…

– De sorte, dit Cleveland, que la vieille les vendit, et que vous les achetâtes uniquement pour les empêcher de se gâter.

– Voilà, noble capitaine, dit le marchand forain, ce qui s’appelle expliquer raisonnablement les choses.

– Eh bien, impudent coquin, écoutez-moi donc ; je ne veux pas me salir les doigts en vous touchant, ni troubler ici le repos public ; je…

– Il y a de bonnes raisons pour cela, capitaine, dit Snailsfoot d’un air significatif.

– Je vous brise les os, si vous prononcez un mot de plus. – Faites attention. – Rendez-moi le portefeuille de cuir noir fermant à clef, la bourse de doublons, quelques vêtemens dont j’ai besoin ; et je vous abandonne tout le reste.

– Des doublons ! répéta le colporteur en criant assez haut pour faire croire qu’il éprouvait la plus grande surprise ; je ne sais ce que vous voulez dire ; j’ai acheté des habits et non des doublons ; s’il y en avait dans la caisse, Swertha les garde sans doute pour Votre Honneur. Vous savez que les doublons ne craignent pas l’humidité.

– Rends-moi mon portefeuille et tout ce qui m’appartient, coquin, s’écria Cleveland, ou, sans prononcer un mot de plus, je te fais sortir la cervelle du crâne.

Le rusé marchand jeta les yeux autour de lui, et vit s’approcher le secours qu’il attendait ; c’étaient six officiers de police, car plusieurs querelles qui avaient eu lieu entre l’équipage du pirate et les habitans avaient appris aux magistrats qu’il était nécessaire de renforcer les patrouilles toutes les fois qu’il s’agissait de ces étrangers.

– Honorable capitaine, répliqua Snailsfoot enhardi par la vue du renfort qui lui arrivait, vous feriez mieux de garder pour vous-même le terme de voleur. Qui sait comment vous vous êtes procuré toutes ces belles nippes ?

Il prononça ces mots d’un ton si goguenard, et en les accompagnant d’un regard si malin, que Cleveland n’attendit pas plus long-temps ; mais, le saisissant par le collet, il le fit sauter par-dessus la table qui lui servait de comptoir, la renversa avec toutes les marchandises qui s’y trouvaient, et tenant le marchand d’une main, il lui infligea de l’autre avec sa canne un châtiment sévère. Son mouvement fut si prompt, et la colère lui donnait une telle énergie, que Bryce Snailsfoot, quoique assez vigoureux, surpris par la vivacité de cette attaque, n’eut pas le temps de se mettre en défense, et se contenta de crier au secours, beuglant comme un taureau.

Le renfort, qui s’avançait à pas lents, arriva enfin, et les officiers de police, réunissant leurs efforts, obligèrent Cleveland à lâcher le marchand pour songer à se défendre lui-même. Il le fit avec autant de vigueur et de dextérité que de courage, puissamment secondé par son ami Jack Bunce, qui avait vu avec grand plaisir la bastonnade infligée au colporteur, et qui combattit alors avec résolution pour sauver son compagnon des suites que cette correction pouvait avoir. Mais comme, depuis un certain temps, l’animosité entre les habitans de la ville et l’équipage du pirate avait toujours été en augmentant, les premiers, courroucés de la conduite impertinente de ces marins, s’étaient promis de se soutenir désormais les uns les autres, et de prêter main-forte à l’autorité civile toutes les fois qu’il surviendrait quelque querelle. Un grand nombre de spectateurs prirent donc parti pour les constables, et Cleveland, après avoir bravement combattu, fut enfin terrassé et fait prisonnier. Son compagnon, plus heureux que lui, avait cherché sa sûreté dans ses jambes, dès qu’il avait vu qu’il était impossible que le champ de bataille leur restât.

Le cœur fier de Cleveland, qui, même au milieu de la dépravation de ses principes, avait toujours conservé quelque chose de sa noblesse primitive, fut prêt à se briser quand il se vit renversé dans cet ignoble combat, traîné comme prisonnier dans la ville, et forcé d’en traverser les rues pour comparaître devant les magistrats alors assemblés dans la salle de leurs délibérations. La probabilité d’un emprisonnement et les conséquences qui pouvaient en résulter se présentèrent à son esprit, et il maudit cent fois la folie qu’il avait faite en risquant de se mettre dans une situation si dangereuse, pour le plaisir de châtier un fripon.

Mais, comme ils arrivaient près de la porte de l’hôtel-de-ville, un nouvel incident vint changer la face des choses d’une manière aussi soudaine qu’inattendue.

En faisant une retraite précipitée, Bunce avait eu dessein de la rendre aussi utile à son ami qu’à lui-même. Il avait couru sur le port, où était la chaloupe du pirate, et se mettant à la tête des hommes de l’équipage qui s’y trouvaient, il les conduisit au secours de Cleveland ; on vit donc paraître sur la scène une douzaine de gaillards déterminés, comme doivent l’être les gens de leur profession, et le teint bronzé par le soleil des tropiques, sous lequel ils l’exerçaient habituellement. Ils se jetèrent à travers la foule, qu’ils écartèrent à grands coups de bâtons, et s’étant frayé un chemin jusqu’à Cleveland, ils l’eurent bientôt tiré des mains des officiers qui ne s’attendaient nullement à cette attaque, aussi furieuse que subite. Ils l’emmenèrent en triomphe vers le quai ; quelques uns d’entre eux faisaient de temps en temps volte-face pour intimider la populace qui les suivait, mais qui ne fit aucune tentative pour reprendre le prisonnier : – la vue des pistolets et des sabres, dont les pirates étaient armés suffisait pour la tenir en respect, quoiqu’ils n’eussent fait usage jusqu’alors que d’armes moins meurtrières.

Ils regagnèrent donc leur barque sans qu’on s’y fût opposé, et y firent entrer Cleveland, à qui les circonstances ne laissaient pas d’autre refuge. Prenant alors la rame en main, ils cinglèrent vers leur bâtiment qui était dans la baie, en chantant en chœur une vieille chanson dont les habitans de Kirkwall, assemblés sur le rivage, ne purent entendre que ce premier couplet :

Arborez le pavillon noir,

Dit à ses gens le capitaine :

Que l’ennemi puisse le voir,

Et que jamais aulne l’amène.

Feu de bâbord et de tribord,

L’Océan est notre domaine ;

Feu de bâbord et de tribord,

À nous la victoire, ou la mort.

Le chœur sauvage de leurs voix se fit entendre encore long-temps après que les paroles qu’ils chantaient étaient devenues inintelligibles, – et ce fut ainsi que Cleveland trouva presque involontairement replacé parmi des compagnons dont il avait si souvent résolu de se séparer.

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