« Quoi de plus fort, ami, que l’amour d’une mère ?
« C’est un charme semblable à l’appât du chasseur,
« Qui peut du haut des airs, ramener sur la terre
« Le génie orgueilleux d’un savant enchanteur ?
« Prospero ne perdit sa puissance secrète
« Que lorsque Miranda lui ravit sa baguette. »
Ancienne comédie.
Il faut maintenant que notre histoire rétrograde encore, et que nous transportions nos lecteurs près de Mordaunt Mertoun.
Nous l’avons laissé dans la situation périlleuse d’un homme dangereusement blessé. Nous le retrouverons maintenant convalescent, encore pâle et faible à la vérité par suite d’une grande perte de sang et d’une fièvre qui y avait succédé, mais assez heureux pour que la lame du poignard, ayant glissé sur ses côtes, eût seulement occasioné une blessure peu dangereuse. Il était donc à peu près guéri, grâce aux baumes et aux vulnéraires de la savante Norna de Fitful-Head.
La matrone et son malade étaient alors dans une île plus éloignée. Pendant sa maladie, et avant qu’il eût parfaitement recouvré l’usage de ses sens, Mordaunt avait été transporté dans la singulière habitation de Norna, à Fitful-Head, et de là dans une autre île, par le moyen d’une barque de pêcheurs de Burgh-Westra. Cette femme avait obtenu un tel ascendant sur le caractère superstitieux de ses concitoyens, que jamais elle ne manquait d’agents fidèles pour exécuter ses ordres, quels qu’ils pussent être ; et comme elle leur enjoignait en général le secret le plus absolu, il en résultait qu’ils étaient réciproquement étonnés d’évènemens dont ils étaient eux-mêmes la cause, et qui leur eussent paru moins merveilleux, si chacun avait librement fait part à son voisin de tout ce qu’il savait.
Mordaunt était alors assis au coin du feu, dans un appartement passablement meublé, tenant en main un livre sur lequel il portait les yeux de temps en temps d’un air d’ennui et d’impatience, sentimens auxquels il finit par se livrer. Il jeta le livre sur la table, et fixa ses regards sur le feu, dans l’attitude d’un homme occupé de réflexions peu agréables.
Norna, qui, assise en face de lui, semblait travailler à la composition de quelque médicament, se leva d’un air d’inquiétude, et s’approchant de Mordaunt, lui tâta le pouls, le questionna du ton le plus affectueux sur sa santé, lui demandant s’il éprouvait quelque douleur subite et où en était le siége. La réponse de Mordaunt, quoique conçue en termes destinés à exprimer sa reconnaissance, et quoiqu’elle annonçât qu’il n’éprouvait aucune indisposition, ne parut pas satisfaire la pythonisse.
– Jeune ingrat, lui dit-elle, vous pour qui j’ai tant fait, vous que ma science et mon pouvoir ont ramené des portes du trépas, êtes-vous déjà si las de ma présence, que vous ne puissiez vous empêcher de faire voir que vous désireriez passer loin de moi les premiers jours d’une vie que j’ai sauvée ?
– Vous ne me rendez pas justice, répondit Mordaunt ; je sais que vous m’avez sauvé la vie, et j’en suis plein de reconnaissance ; je ne suis point las de votre société, mais j’ai des devoirs à remplir.
– Des devoirs ! et quels devoirs peuvent l’emporter sur la gratitude que vous me devez ? – Des devoirs ! Vous, pensez à votre fusil ; à gravir les rochers pour y poursuivre les oiseaux de mer. – Vos forces ne vous permettent pas encore cet exercice, quoique vous soyez si pressé d’accomplir ces devoirs.
– Cette pensée ne m’occupe nullement, ma bonne bienfaitrice ; mais, pour vous citer un seul des devoirs qui m’obligent à vous quitter, il me suffira de vous parler de ce qu’un fils doit à son père.
– À son père ! s’écria Norna avec un rire sardonique ; oh ! vous ne savez pas comment nous pouvons, dans ces îles, nous affranchir tout d’un coup de ces devoirs ! – Mais, quant à votre père, ajouta-t-elle d’un ton plus calme, qu’a-t-il fait pour mériter que vous remplissiez à son égard les devoirs dont vous parlez ? n’est-ce pas lui qui, comme vous me l’avez dit il y a bien long-temps, vous a abandonné dans votre enfance à des soins étrangers, pourvoyant à peine à vos besoins, ne s’informant même pas si vous étiez mort ou vivant, et se bornant à vous envoyer de temps en temps quelques légers secours, comme on jette une aumône à un lépreux avec qui on craint de se mettre en contact ? Et depuis ce petit nombre d’années pendant lesquelles il a fait de vous le compagnon de sa misanthropie, il vous a tour à tour, et au gré de son caprice, instruit et tourmenté ; mais jamais, Mordaunt, jamais il n’a été votre père.
– Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mais si la tendresse de mon père n’est pas démonstrative, je n’en ai pas moins éprouvé les heureux effets. Il est du devoir d’un fils d’être reconnaissant des bienfaits que lui accorde un père même indifférent. C’est au mien que je dois toutes les instructions que j’ai reçues, et je suis persuadé qu’il m’aime. D’ailleurs les hommes ne peuvent commander à leurs affections ; il est malheureux, et quand même il ne m’aimerait pas…
– Et il ne vous aime pas, s’écria Norna avec vivacité ; jamais il n’a aimé rien, aimé personne que lui-même. – Il est malheureux, mais il n’a que trop mérité son malheur. – Mais, ô Mordaunt, si vous n’avez pas de père, il vous reste une mère, une mère qui vous chérit plus que l’air qu’elle respire.
– Une mère ? s’écria Mordaunt avec l’accent de l’incrédulité ; hélas ! il y a bien long-temps que je n’ai plus de mère.
– Vous vous trompez, vous vous trompez, dit Norna d’un ton de profonde sensibilité ; votre malheureuse mère n’est pas morte. Plût au ciel qu’elle le fût ! mais elle ne l’est pas. – Cette mère vous chérit avec une tendresse sans égale, et… c’est moi, Mordaunt, ajouta-t-elle en se jetant à son cou, c’est moi qui suis cette malheureuse… non, cette heureuse mère.
Elle le serra dans ses bras avec un mouvement convulsif, en versant des larmes, les premières peut-être qu’elle eût versées depuis bien des années. Étonné de ce qu’il venait d’entendre, de ce qu’il voyait, de ce qu’il éprouvait ; ému lui-même par l’agitation de Norna, et cependant porté à attribuer ses transports à un égarement d’esprit, Mordaunt chercha en vain à rappeler le calme dans l’âme de cette femme extraordinaire.
– Fils ingrat ! s’écria-t-elle, quelle autre qu’une mère aurait veillé sur toi comme je l’ai fait ? Dès l’instant que je vis ton père, il y a quelques années, quand il ne se doutait guère quelle était la femme qui l’observait je le reconnus sur-le-champ. Je te vis alors bien jeune, mais la voix de la nature, parlant à mon cœur, m’assura que tu étais le sang de mon sang et les os de mes os. Souviens-toi combien de fois tu as été surpris de me trouver, quand tu t’y attendais le moins, dans les endroits où tu te rendais pour prendre de l’exercice ou chercher quelque amusement ; souviens-toi combien de fois j’ai veillé sur toi quand tu ravissais les rochers, en prononçant les charmes par lesquels on chasse ces démons qui se montrent au hardi chasseur dans les endroits les plus périlleux, et le rendent victime d’un mouvement de frayeur ! N’est-ce pas moi qui ai suspendu à ton cou, pour garantie de ta sûreté, cette chaîne d’or qu’un roi magicien donna aux fondateurs de notre race ? Aurais-je fait un présent si précieux à tout autre qu’à un fils chéri ? – Mordaunt, mon pouvoir a fait pour toi des choses auxquelles une autre mère ne pourrait penser sans frémir. À minuit, j’ai conjuré la Sirène pour que ta barque fût en sûreté sur les mers. – J’ai fait taire les vents et rendu des flottes immobiles sur l’Océan, pour que tu pusses chasser sans danger sur les montagnes.
Mordaunt, voyant que l’imagination de Norna semblait s’égarer de plus en plus, chercha à lui faire une réponse qui pût la satisfaire, et calmer les transports auxquels elle se livrait.
– Ma chère Norna, dit-il, j’ai bien des raisons pour vous donner le nom de mère, à vous qui m’avez rendu tant de services, et vous trouverez toujours en moi l’affection et le respect d’un fils ; – mais la chaîne dont vous me parlez n’est plus à mon cou ; je ne l’ai pas revue depuis que j’ai été blessé.
– Hélas ! dit Norna d’un ton douloureux, est-ce à cela que vous devriez penser en un pareil moment ! Mais, soit. C’est moi qui vous l’ai reprise pour la passer au cou de celle qui vous est chère, afin que votre union, union qui a été le seul désir terrestre que j’aie formé, puisse s’accomplir, comme elle s’accomplira, quand l’enfer même voudrait y mettre obstacle.
– Hélas ! dit Mordaunt en soupirant, vous ne faites pas attention à la distance qui me sépare d’elle. Son père est riche et d’une ancienne famille.
– Il n’est pas plus riche, répondit la pythonisse, que ne le sera l’héritier de Norna de Fitful-Head. Son sang n’est ni plus pur ni plus noble que celui qu’a fait couler dans vos veines votre mère, qui descend des mêmes comtes et des mêmes rois de la mer auxquels Magnus doit son origine. Croyez-vous, comme les étrangers fanatiques venus parmi nous, que votre sang soit déshonoré parce que mon union avec votre père n’a pas reçu la sanction d’un prêtre ? Apprenez donc que nous nous mariâmes suivant les anciens rites des Norses. Nous nous donnâmes la main dans le cercle d’Odin, en prononçant des vœux si solennels de fidélité, que même les lois des usurpateurs écossais les auraient jugés aussi valables qu’une bénédiction reçue au pied des autels. Magnus n’a aucun reproche à faire au fils issu d’une telle union. – Je fus faible, criminelle, mais la naissance de mon fils ne fut pas accompagnée d’infamie.
Le ton calme et suivi dont Norna s’exprimait commença à insinuer dans l’esprit de Mordaunt un commencement de croyance à ce qu’elle lui disait. Elle ajouta tant de détails et tant de circonstances liées entre elles, qu’il lui était difficile de conserver l’idée que cette histoire n’était que la production de cet égarement d’esprit qu’on remarquait quelquefois dans ses discours et dans ses actions. Mille idées confuses se présentèrent à la fois à son imagination, quand il commença à regarder comme possible que la malheureuse femme qu’il avait sous les yeux eût véritablement le droit de réclamer de lui le tribut de tendresse et de respect qu’un fils doit à sa mère. Il ne put les bannir qu’en occupant son esprit d’un sujet différent et qui ne l’intéressait guère moins, se réservant intérieurement de prendre le temps de la réflexion avant de reconnaître le titre auquel Norna prétendait, ou de se refuser à y croire. Au surplus, elle était sa bienfaitrice ; il n’accomplissait qu’un devoir en lui témoignant, en cette qualité, tout le respect et toute l’affection qu’un fils doit à sa mère ; d’ailleurs, par cette conduite, il pouvait satisfaire Norna sans se compromettre aucunement.
– Et croyez-vous réellement, ma mère, puisque vous m’ordonnez de vous donner ce nom, dit Mordaunt, qu’il y ait quelque moyen de faire revenir Magnus Troil des préventions qu’il a conçues contre moi depuis quelque temps, et de l’engager à consentir à mon union avec Brenda ?
– Avec Brenda ! répéta Norna ; qui parle de Brenda ? c’était de Minna que je vous parlais.
– Mais c’était à Brenda que je pensais, – c’est à elle que je pense, – c’est à elle seule que je penserai toujours.
– Impossible, mon fils ; vous ne pouvez avoir l’esprit assez aveugle, le cœur assez faible, pour préférer la gaieté puérile d’une jeune fille, qui n’est propre qu’à s’occuper des soins du ménage, aux sentimens élevés et à la tête exaltée de la noble Minna ? Qui voudrait se baisser pour cueillir l’humble violette, quand il n’a qu’à avancer la main pour s’emparer de la rose éblouissante ?
– Il est des gens qui pensent que les fleurs les plus humbles sont celles qui répandent la plus douce odeur, et je veux vivre et mourir dans cette idée.
– Osez-vous me parler ainsi s’écria Norna avec violence ; mais changeant tout-à-coup, et lui prenant la main de la manière la plus affectueuse : – Non, non, mon fils, lui dit-elle, vous ne pouvez vouloir briser le cœur de votre mère à l’instant même où, pour la première fois, elle vient de vous nommer son fils. – Ne me répondez pas, mais écoutez-moi. Il faut que vous épousiez Minna j’ai attaché à son cou le talisman dont le Destin a voulut que dépendît votre bonheur commun. Tous mes travaux, depuis bien des années, se sont dirigés vers ce but. Rien ne peut changer cet arrêt du sort. Minna doit être l’épouse de mon fils.
– Mais Brenda ne vous touche-t-elle pas d’aussi près ? Ne vous est-elle pas aussi chère ?
– Elle me touche d’aussi près par le sang ; mais elle ne m’est pas si chère, mon cœur l’aime moins de moitié. L’âme docile, mais exaltée et réfléchie de Minna, la rend une compagne convenable pour un être dont les voies sont, comme les miennes, bien loin des sentiers vulgaires de ce monde. Brenda est une jeune fille jetée dans le monde commun, ne songeant qu’à rire et à railler, confondant la science avec l’ignorance, et qui désarmerait la puissance même, en refusant de croire, et en tournant en ridicule tout ce qui se trouve hors de l’atteinte de son intelligence étroite et bornée.
– Il est vrai qu’elle n’est ni superstitieuse ni enthousiaste, et je ne l’en aime que mieux. Mais faites aussi attention, ma mère, qu’elle me rend l’affection que j’ai pour elle, et que si Minna en éprouve pour quelqu’un, c’est pour cet étranger, ce Cleveland.
– Non. Elle ne l’aime pas, elle n’oserait l’aimer ! Lui-même n’oserait solliciter sa main. Je lui ai dit, à son arrivée à Burgh-Westra, que je vous la destinais.
– C’est donc à cette déclaration imprudente que je dois la haine que cet homme m’a vouée, la blessure que j’ai reçue, et presque la perte de ma vie. – Vous voyez, ma mère, où vos intrigues nous ont déjà conduits ; au nom du ciel ! n’en suivez pas le fil davantage.
Ce reproche parut frapper Norna avec la vivacité de l’éclair et la force de la foudre. Elle porta la main à son front, et parut sur le point de se laisser tomber de sa chaise. Mordaunt, effrayé, se hâta de la retenir dans ses bras, et, presque sans savoir ce qu’il disait, essaya de prononcer quelques mots incohérens.
– Épargne-moi, juste ciel, épargne-moi s’écria-t-elle après quelques instans de silence. Si tu veux punir mon crime, ne le charge pas, de la vengeance. – Oui, jeune homme, vous avez osé me dire ce que je n’osais me dire à moi-même. – Vous m’avez adressé un langage que je ne puis entendre sans cesser de vivre, si c’est celui de la vérité.
Ce fut en vain que Mordaunt s’efforça de l’interrompre en l’assurant qu’il ne savait comment il avait pu l’offenser ou lui causer quelque peine, et il lui en témoigna tout son regret. Elle continua d’une voix tremblante d’émotion :
– Oui, vous avez éveillé ce noir soupçon qui empoisonne le sentiment intime de ma puissance, – le seul don qui m’ait été accordé en échange de mon innocence et de la paix de mon cœur. Votre voix se joint à celle de ce démon qui, à l’instant même où les élémens me reconnaissent pour leur maîtresse, me dit tout bas : – Norna, tout ceci n’est qu’illusion ; votre pouvoir n’est appuyé que sur la sotte crédulité des ignorans, aidée par mille petits artifices auxquels, vous avez recours. – Voilà ce que vous voudriez dire ; et quelque, faux que cela soit, il existe dans ce cerveau exalté, ajouta-t-elle en plaçant un doigt sur son front, des pensées rebelles qui, comme la révolte dans une contrée envahie, se lèvent pour prendre parti contre leur souveraine attaquée. – Épargnez-moi, mon fils, continua-t-elle d’un ton suppliant, épargnez-moi. L’empire dont vos discours me priveraient n’est pas une grandeur à laquelle on doive porter envie. Bien peu de gens désireraient régner sur des esprits indociles, sur des vents mugissans, sur des courans furieux. Mon trône est un nuage, mon sceptre un météore, et mon royaume n’est peuplé que de fantômes. Mais il faut que je cesse d’exister, ou que je continue à être la plus puissante comme la plus misérable des créatures.
– Ne tenez pas des discours si sombres, ma chère et malheureuse bienfaitrice, dit Mordaunt fort affecté ; je croirai de votre pouvoir tout ce que vous voudrez que j’en croie. Mais, par intérêt pour vous-même, contemplez les choses sous un autre point de vue. Détournez vos pensées de ces études mystérieuses, qui vous causent tant de trouble, renoncez à ces sujets bizarres de contemplation ; donnez un meilleur cours à vos idées ; la vie vous offrira encore des charmes, et la religion des consolations.
Elle l’écouta d’un air calme, comme si elle eût été occupée à peser ses avis, et qu’elle eût désiré en faire la règle de sa conduite ; mais dès qu’il eut cessé de parler, elle secoua la tête, et s’écria :
– Cela ne se peut. Il faut que je continue à être la redoutable, la mystérieuse Reim-Kennar, la souveraine des élémens, ou que je cesse d’exister. Il n’est pour moi ni alternative, ni terme moyen. Mon poste doit être sur le rocher inaccessible que le pied d’un mortel n’a jamais touché, si ce n’est le mien ; ou je dois m’endormir au fond du redoutable Océan, dont les vagues écumantes rugiront en roulant mon cadavre insensible. La parricide ne sera jamais dénoncée comme coupable aussi d’imposture.
– La parricide ! répéta Mordaunt en reculant d’horreur.
– Oui, mon fils, répondit Norna avec un calme plus effrayant que l’impétuosité à laquelle elle s’était livrée quelques instans auparavant. C’est dans ces murs funestes que mon père a trouvé la mort, et c’est moi qui en ai été la cause. C’est dans cette chambre même qu’on le trouva froid, livide et sans vie. – Enfans, craignez la désobéissance à vos parens ; tels en sont les fruits amers !
À ces mots, elle se leva et sortit de l’appartement, où Mordaunt resta seul libre de réfléchir à loisir sur les étranges détails qu’il venait d’entendre. Son père lui avait appris à ne pas croire aux superstitions des Shetlandais, et il voyait maintenant que Norna, tout en réussissant si bien à tromper les autres, ne pouvait parvenir tout-à-fait à se tromper elle-même. C’était une circonstance très forte qui semblait prouver qu’elle n’avait pas l’esprit égaré. Mais, d’une autre part, l’imputation de parricide dont elle s’accusait elle-même était si étrange, si improbable, qu’elle suffisait pour faire douter Mordaunt de toutes ses autres assertions.
Il avait assez de loisir pour se livrer à ses réflexions sur ce qu’il devait croire et rejeter ; car personne n’approchait de la demeure solitaire dont Norna, son nain et lui, étaient les seuls habitans. L’île dans laquelle elle était située était inculte, et fort élevée au-dessus du niveau de la mer. Pour mieux dire, ce n’était qu’une seule montagne s’élevant jusqu’aux nues par trois sommets différens divisés par des fentes, des précipices et des vallées, qui descendaient depuis leurs cimes jusqu’à la mer, tandis que leurs crètes, formées de rochers presque inaccessibles, fendaient les nuages que le vent amenait de l’océan Atlantique, et devenaient souvent invisibles. C’était la sombre retraite des aigles, des faucons et des autres oiseaux de proie, que personne ne songeait à y poursuivre.
Le climat de cette île était froid ; le sol, humide et stérile, offrait à l’œil un aspect de désolation, et ne produisait que de la mousse, à l’exception des rives de petits ruisseaux descendans de la montagne, où l’on voyait quelques bouquets de bouleaux et de noisetiers nains, et quelques groseilliers assez grands pour mériter le nom d’arbres dans ce pays sauvage.
Mais les bords de la mer, qui devinrent la promenade favorite de Mordaunt quand sa convalescence lui permit de prendre de l’exercice, le dédommageaient de l’aspect aride de l’intérieur. Un large et beau détroit sépare cette île solitaire de celle de Pomone ; au centre de ce détroit est située, semblable à une table d’émeraude, la petite île verdoyante de Gramsay. Plus loin on voit dans l’île de Pomone la ville ou le village de Stromness, dont l’excellence du havre est prouvée par le grand nombre de vaisseaux toujours à l’ancre dans la rade. La baie, se rétrécissant ensuite, s’avance dans l’intérieur de l’île, et y forme cette belle nappe d’eau nommée le lac de Stennis.
C’était sur cette côte que Mordaunt allait passer des heures entières ; et ses yeux n’étaient pas insensibles à la belle vue qu’ils découvraient, quoique ses pensées fussent toujours occupées des réflexions les plus embarrassantes sur sa situation. Il était résolu à quitter cette île aussitôt que le rétablissement de sa santé le lui permettrait ; cependant sa reconnaissance pour Norna, dont il était le fils, sinon par le sang, au moins par l’adoption, ne lui permettait pas de partir sans sa permission, quand même il pourrait trouver des moyens de départ, ce qui ne paraissait guère vraisemblable. Ce ne fut qu’à force d’importunités qu’il en arracha la promesse que, s’il voulait consentir à régler sa conduite d’après les avis qu’elle lui donnerait, elle se chargerait elle-même de le conduire dans la capitale des îles Orcades, lors de la foire de Saint-Olla, dont l’époque n’était pas éloignée.