CHAPITRE XXXIV.

« L’insulte au front altier, l’amère raillerie,

« La rage sous les traits de la plaisanterie,

« La menace au blasphème unissant ses fureurs,

« La vengeance aiguisant ses poignards destructeurs :

« Des brigands, à ces traits, on reconnaît l’asile ;

« S’ils se battent entre eux, l’honnête homme est tranquille, »

La Captivité, poème.

Lorsque Cleveland, arraché des mains des officiers de justice qui l’avaient arrêté à Kirkwall, fut porté ensuite en triomphe sur le navire des pirates, une grande partie des hommes de l’équipage célébrèrent sa bienvenue par de grands cris de joie, et s’approchèrent de lui pour lui prendre la main et le féliciter sur son retour ; car le grade de capitaine parmi des corsaires ne l’élevait que très peu au-dessus des autres, et chacun, en tout ce qui ne concernait pas le service, se croyait le droit de le traiter en égal.

Quand sa faction, car on peut donner ce nom à ses amis, eut exprimé d’une manière bruyante la satisfaction qu’elle éprouvait de le revoir, on le conduisit vers la poupe, où Goffe, commandant actuel du vaisseau, était assis sur un canon, écoutant d’un air sombre et mécontent les acclamations joyeuses qui annonçaient l’arrivée de Cleveland. C’était un homme entre quarante et cinquante ans, d’une taille au-dessous de la moyenne, mais tellement robuste, que son équipage avait coutume de le comparer à un vaisseau de soixante-quatre rasé. Il avait les cheveux noirs, le cou d’un taureau, les sourcils épais ; son air féroce et ses formes à la fois sans grâce, mais annonçant la vigueur, contrastaient avec l’air mâle et la physionomie ouverte de Cleveland, que même son infâme profession n’avait pu entièrement dépouiller de l’air d’aisance et de noblesse qui se faisait remarquer naturellement dans ses gestes comme dans ses discours.

Les deux capitaines pirates se regardèrent quelque temps en silence, tandis que les partisans respectifs se rangeaient en cercle autour de leur personne. Parmi les hommes de l’équipage, les plus âgés étaient les principaux adhérens de Goffe ; les jeunes gens, entre lesquels Jack Bunce se montrait comme un chef de bande excitant les autres, étaient la plupart attachés à Cleveland.

Goffe parla le premier. – Vous êtes bien accueilli à bord, capitaine Cleveland. – Nom d’une poupe ! je suppose que vous vous croyez encore commodore ; mais, de par Dieu ! tout est dit ; quand vous avez perdu votre bâtiment, votre rang de commodore est allé à tous les diables.

Et ici, une fois pour toutes, nous ferons remarquer que l’usage de ce digne commandant était de mettre dans tous ses discours une proportion à peu près égale de juremens et d’autres expressions analogues, – ce qu’il appelait lâcher sa bordée. Comme nous n’avons pas un goût bien décidé pour les décharges d’artillerie de ce genre, nous indiquerons seulement par des traits comme ceux-ci – – – les endroits de ses discours qu’il enrichissait de cet ornement. Par ce moyen, si le lecteur nous pardonne une mauvaise pointe, ces canons tirant la bordée du capitaine Goffe ne seront chargés qu’à poudre.

Au reproche qu’il était venu à bord dans le dessein de reprendre le commandement en chef, Cleveland répondit qu’il ne le désirait ni ne l’accepterait ; que tout ce qu’il demandait au capitaine Goffe, c’était de lui prêter sa chaloupe pour le conduire dans une île, attendu qu’il ne voulait ni le commander, ni servir sous ses ordres.

– Et pourquoi ne pas servir sous mes ordres ? demanda Goffe d’un ton d’humeur ; êtes-vous trop gros seigneur – – – pour servir sous moi ? – – – je commande ici à des gens – – – qui sont vos anciens, et meilleurs marins que vous ne l’êtes – – –.

– Je voudrais savoir, répondit Cleveland avec le plus grand sang-froid, quel est celui de ces bons marins qui a placé ce bâtiment sous le feu de cette batterie de six pièces de canon ; n’a-t-il pas vu qu’on pourrait le couler à fond, si on en avait envie, avant que vous eussiez seulement le temps de couper le câble pour prendre le large ? Des marins plus anciens et meilleurs que moi peuvent trouver bon de servir sous un pareil bélître ; mais quant à moi, capitaine, je ne m’en soucie pas, et c’est tout ce que j’ai à vous dire.

– De par Dieu ! je crois que vous êtes fous tous les deux, dit Hawkins, le maître d’équipage. Une rencontre au sabre ou au pistolet peut avoir son mérite quand on n’a rien de mieux à faire ; mais où diable serait notre sens commun, si des gens de notre profession s’amusaient à se quereller ensemble pour donner à ces canards d’insulaires l’occasion de nous attaquer ?

– C’est bien parler, mon vieil Hawkins, dit Derrick, le quartier-maître, officier de grande importance parmi ces forbans ; si nos deux capitaines ne peuvent s’accorder ensemble, et s’entendre pour la défense du vaisseau, que diable ! il n’y a qu’à les déposer tous les deux, et en choisir un autre.

– Vous, par exemple, digne quartier-maître, dit Jack Bunce ; mais cela ne prendra pas. Il faut que celui qui doit commander à des gentilshommes en soit un lui-même, et je donne ma voix au capitaine Cleveland, parce que c’est le plus brave et le plus digne gentilhomme qui ait jamais marché sur un tillac.

– Vous vous donnez donc pour un gentilhomme ? répliqua Derrick ; en vérité, un tailleur en ferait un meilleur avec les plus mauvaises guenilles qui vous restent de votre garde-robe de théâtre. – C’est une honte pour des gens de cœur comme nous, que de servir avec un rebut de coulisse, un vagabond !

Jack Bunce fut si courroucé de s’entendre traiter ainsi, qu’il mit sans hésiter la main sur la poignée de son sabre ; mais le maître d’équipage et le charpentier se jetèrent entre les deux antagonistes ; celui-ci jurant qu’il fendrait la tête d’un coup de hache au premier qui porterait un coup, celui-là leur rappelant que, d’après leurs règlemens, il était expressément défendu de se quereller et surtout de se battre à bord ; que ceux qui avaient un différend à vider devaient se rendre à terre, et se faire raison, le sabre ou le pistolet à la main, en présence de deux camarades.

– Je n’ai de querelle avec personne – – –, dit Goffe d’un air d’humeur ; le capitaine Cleveland s’est amusé à se promener dans ces îles – – –, et nous avons perdu notre temps – – – à le chercher et à l’attendre, quand nous aurions pu ajouter vingt ou trente mille dollars à la bourse commune. Au surplus – – – je veux tout ce que voudra le reste de l’équipage.

– Je propose, dit Hawkins, que le conseil général s’assemble, conformément à nos règlemens, afin de délibérer sur le parti à prendre dans cette affaire.

La proposition du maître d’équipage fut accueillie à l’unanimité, car chacun trouvait son compte à ces conseils généraux, où le dernier homme de l’équipage avait le droit de voter aussi bien que le capitaine. La plupart ne faisaient cas de cette prérogative que parce que, dans ces occasions solennelles, l’eau-de-vie était distribuée à discrétion ; droit dont ils ne manquaient pas d’user dans toute son étendue, pour disposer leur esprit à délibérer. Mais quelques uns de ces aventuriers, qui joignaient quelque jugement au caractère entreprenant et déterminé des gens de leur profession, avaient soin de ne pas sortir des bornes d’une sobriété relative, et ceux-là, sous la forme d’une décision du conseil général, déterminaient de fait tout ce qui avait rapport à leurs croisières et à leurs expéditions ; les autres, quand ils sortaient de leur état d’ivresse, se persuadaient aisément que la résolution adoptée avait été le fruit légitime de la sagesse combinée de tout ce sénat.

En cette occasion, l’eau-de-vie coula à si grands flots, que l’ivresse se montra sous toutes les formes les plus dégoûtantes, – proférant les plus horribles blasphèmes, – faisant, de gaieté de cœur, les plus affreuses imprécations, – chantant des chansons obscènes et impies. Au milieu de cet enfer terrestre, les deux capitaines, avec un ou deux de leurs principaux adhérens, le charpentier et le maître d’équipage, qui prenaient toujours le dé dans ces occasions, formaient entre eux une espèce de conseil privé, ou un pandemonium, pour considérer ce qu’il y avait à faire ; car, comme Hawkins le fit observer par métaphore, ils naviguaient dans un canal étroit, et il convenait de marcher la sonde à la main.

Quand ils commencèrent à délibérer, les amis de Goffe remarquèrent, à leur grand déplaisir ; qu’il n’avait pas eu la sage précaution dont nous parlions il n’y a qu’un instant ; mais qu’en voulant noyer le chagrin que lui avaient causé le retour de Cleveland et l’accueil qu’il avait reçu, le vieux capitaine avait fait faire naufrage à sa raison. La sombre taciturnité qui lui était naturelle avait empêché qu’on ne le remarquât avant le commencement de la délibération, mais alors il devint impossible de le cacher.

Cleveland fut le premier qui parla, et ce fut pour dire que, bien loin de désirer le commandement du vaisseau, la seule faveur qu’il demandât, c’était qu’on le jetât sur quelque île, ou quelque rocher à une certaine distance de Kirkwall, et qu’on lui laissât ensuite le soin de se tirer d’affaire.

Le maître d’équipage se récria vivement contre cette résolution. – Chacun de nous, dit-il, connaît le capitaine Cleveland, et sait qu’il peut avoir confiance en son expérience comme en son courage. D’ailleurs jamais le grog ne mouille sa poudre ; son génie est toujours prêt à faire feu au besoin ; et, quand il est sur un vaisseau, on est sûr du moins que dans tous les cas il s’y trouve quelqu’un en état de le gouverner et de commander la manœuvre. Quant au capitaine Goffe, il est aussi brave que qui que ce soit qui ait jamais mangé du biscuit ; mais, je le dirai en sa présence, quand il a une fois du grog dans ses agrès, il devient si querelleur, qu’il n’y a plus moyen de vivre avec lui. Vous vous souvenez tous qu’il a manqué de briser ce bâtiment sur le maudit rocher qu’on appelle le Cheval de Copinsha uniquement par entêtement ; et qu’une autre fois, croyant faire une plaisanterie, pendant que nous étions assemblés en conseil, il tira un coup de pistolet par-dessous la table, et cassa une jambe à ce pauvre diable de Jack Jenkins.

– Jenkins n’y a rien perdu, s’écria le charpentier ; je lui ai coupé la jambe avec ma scie aussi proprement qu’aurait pu le faire un chirurgien ; j’ai cautérisé la plaie avec ma hache rougie au feu, et je lui ai fait ensuite une jambe aussi belle et aussi bonne que celle qu’il avait perdue, et qui lui sert tout autant.

– Oh ! vous êtes un homme habile, dit le contre-maître, diablement habile ! et cependant je ne me soucierais pas de vous voir employer sur mes membres votre scie et votre hache ; vous avez de quoi occuper ces outils sur le vaisseau. Mais ce n’est pas là ce dont il s’agit. La question est de savoir si nous nous séparerons du capitaine Cleveland que voici, homme également bon pour le conseil et pour l’action. À mon avis, ce serait jeter le pilote à la mer quand le vent pousse le navire à la côte. J’ajouterai que ce ne serait pas le trait d’un cœur de marin, que d’abandonner ainsi ses camarades qui ont perdu leur temps à le chercher et à l’attendre, de sorte que nos provisions sont presque épuisées, et que nous allons nous trouver sans eau. Nous ne pouvons mettre à la voile sans être ravitaillés, et nous ne pouvons nous ravitailler sans l’aide des habitans de Kirkwall. Si nous nous amusons ici plus long-temps, nous courons le risque de voir tomber sur nous la frégate l’Alcyon, qu’on a vue il y a deux jours à la hauteur de Peterborough, et en ce cas nous ferons une belle garniture de gibet. Or le capitaine Cleveland nous ôtera du cou le nœud coulant, si quelqu’un peut y réussir. Il prendra ces gens de Kirkwall par la douceur, leur donnera de belles paroles, et, s’il le faut, il saura leur montrer les dents.

– Et que voulez-vous donc faire du brave capitaine Goffe ? demanda un vieux pirate à qui il ne restait qu’un œil. Je sais qu’il a ses caprices, et je les ai éprouvés tout comme un autre ; mais, au bout du compte, jamais plus brave homme n’a monté un corsaire, et je le soutiendrai tant que je verrai de ma dernière lanterne.

– Vous ne voulez pas m’écouter jusqu’au bout, répliqua Hawkins ; autant vaudrait parler à des nègres. Ce que je propose, c’est que Cleveland soit capitaine depuis une heure après midi jusqu’à cinq heures du matin, attendu que c’est le temps pendant lequel Goffe est toujours ivre.

Goffe donna en ce moment une preuve de la vérité de cette accusation, en essayant de prononcer quelques mots inarticulés, et en menaçant d’un pistolet Hawkins, qui jouait le rôle de médiateur.

– Voyez-vous ? dit Derrick, quel bon sens peut-on attendre d’un homme qui, même pendant une assemblée du conseil, s’enivre comme le dernier de nos matelots ?

– Oui, dit Bunce ; ivre comme la truie de Davy en face de l’ennemi, de la tempête et du sénat.

– Cependant, continua Derrick, deux capitaines dans un même jour, cela n’ira jamais. Je suis d’avis que chacun ait sa semaine, et que Cleveland commence.

– Il y en a ici qui les valent bien, dit Hawkins ; au surplus, je n’ai pas d’objection à faire contre le capitaine Cleveland. Je pense qu’il peut nous donner un coup de main tout aussi bien qu’un autre.

– Oui, oui, s’écria Bunce, et il fera meilleure figure que son ivrogne de prédécesseur, pour faire entendre raison à ces coquins de Kirkwall. Ainsi donc, vive le capitaine Cleveland !

– Un moment, messieurs, dit Cleveland, qui avait gardé le silence jusqu’alors ; j’espère que vous ne me nommerez pas capitaine sans mon consentement.

– Et pourquoi non, par la voûte des cieux ! répondit Bunce, si c’est pro bono publico ?

– Mais du moins écoutez-moi. Je consens à prendre le commandement du vaisseau, parce que vous le désirez, et parce que je vois que sans moi vous vous tireriez difficilement d’embarras…

– Hé bien, je répète donc vive le capitaine Cleveland !

– Je t’en supplie, mon cher Bunce, mon honnête Altamont, un moment de raison. Je consens à ce que vous désirez, camarades, à condition que lorsque j’aurai fait ravitailler le vaisseau, et que je l’aurai mis en état de mettre à la voile, vous rendrez le commandement au capitaine Goffe, et vous me mettrez à terre dans quelque île des environs. – Vous ne pouvez pas craindre que je vous trahisse, puisque je resterai avec vous jusqu’au dernier moment.

– Et encore un peu plus long-temps, j’espère, murmura Bunce entre ses dents.

La nomination fut mise aux voix, et tout l’équipage avait tant de confiance dans les talens de Cleveland, supérieurs à ceux de Goffe sous tous les rapports, que la déposition de celui-ci ne souffrit pas d’opposition, même de la part de ses partisans, qui dirent assez raisonnablement : – Pourquoi s’est-il enivré ? c’était à lui à défendre ses propres intérêts. Au surplus, il s’occupera demain de se faire rendre justice, si bon lui semble.

Mais quand le lendemain arriva, la partie de l’équipage que l’ivresse avait empêchée de prendre part à la délibération, ayant appris ce qui avait été décidé par le conseil général, applaudit de si bon cœur au choix qui avait été fait, que Goffe, tout mécontent qu’il était, jugea à propos de comprimer son ressentiment jusqu’à des circonstances plus favorables pour lui. Il se soumit donc à une dégradation qui n’était nullement extraordinaire parmi des pirates.

De son côté, Cleveland résolut de s’acquitter avec zèle et sans perdre de temps de la tâche qu’il venait d’entreprendre, de tirer l’équipage de la situation dangereuse où il se trouvait. Dans ce dessein, il ordonna qu’on mît la chaloupe en mer, afin de se rendre lui-même à Kirkwall avec douze hommes, qu’il choisit parmi les plus braves et les plus vigoureux de la troupe, presque aussi bien vêtus que leurs officiers, grâces à leurs heureuses rencontres ; tous bien armés de sabres et de pistolets, et quelques uns même de haches et de poignards.

Cleveland se distinguait pourtant parmi eux par l’élégance de son costume ; il avait un habit de velours bleu, doublé en soie cramoisie, et galonné en or ; un gilet et des culottes de velours cramoisi ; un bonnet de même étoffe, richement brodé, et surmonté d’une plume blanche ; des bas de soie blancs et des souliers à talons rouges, ce qui était le nec plus ultrà du bon ton pour les petits-maîtres du jour. Un sifflet d’or, marque de sa dignité, était attaché à une chaîne de même métal, qui passait plusieurs fois au tour de son cou. Il portait en outre une décoration particulière à ces audacieux pirates qui, peu contens d’avoir à leur ceinture une ou deux paires de pistolets, en portaient deux autres paires, d’un travail riche et précieux, suspendues à une espèce d’écharpe en ruban cramoisi qui leur passait par-dessus l’épaule. La poignée de l’épée du capitaine était aussi riche que le reste de son équipement, et sa bonne mine lui donnait d’ailleurs un tel avantage sur ses compagnons, que lorsqu’il se montra sur le tillac, il fut accueilli par des acclamations universelles, suivant l’usage du peuple, qui juge souvent par les yeux.

Cleveland mit son prédécesseur Goffe au nombre de ceux qui devaient l’accompagner. L’ex-capitaine était aussi très richement vêtu ; mais n’ayant pas l’extérieur avantageux de son successeur, il avait l’air d’un paysan habillé en petit-maître, ou plutôt d’un voleur de grands chemins revêtu des dépouilles du voyageur qu’il vient d’assassiner, et dont le droit aux vêtemens qu’il porte paraît douteux aux yeux de tous ceux qui le regardent, attendu le caractère de gaucherie, d’impudence, de cruauté et quelquefois même de remords, visiblement gravé sur tous ses traits. Cleveland voulut probablement emmener Goffe avec lui à Kirkwall, afin de l’empêcher de profiter de son absence pour débaucher l’équipage, et lui faire oublier la fidélité promise au nouveau capitaine. Ils quittèrent le vaisseau, accompagnant le mouvement des rames d’un chant en chœur auquel le bruit des vagues servait à son tour d’accompagnement, et ce fut ainsi qu’ils arrivèrent sur le quai de Kirkwall.

Pendant ce temps, le commandement du vaisseau avait été confié à Jack Bunce, sur le zèle et la fidélité duquel Cleveland savait qu’il pouvait compter ; et dans une assez longue conversation qu’ils eurent ensemble, celui-ci donna à son jeune ami des instructions sur ce qu’il devait faire dans diverses circonstances qui pouvaient survenir.

Ces arrangemens étant terminés, et Bunce ayant été averti à plusieurs reprises de se tenir en garde contre les adhérens de Goffe sur le navire, et contre toute attaque qu’on pourrait tenter du rivage, la chaloupe partit enfin. En approchant du havre, Cleveland fit arborer un pavillon blanc, et remarqua que son arrivée paraissait causer beaucoup de mouvemens et d’alarmes. On voyait un grand nombre d’habitans de côté et d’autre, plusieurs même semblaient se mettre sous les armes. On envoya à la hâte du monde à la batterie de six pièces de canon, et l’on arbora le pavillon anglais. Ces symptômes ne laissèrent pas d’être inquiétans, d’autant plus que Cleveland savait que, quoiqu’il n’y eût pas d’artilleurs à Kirkwall, il s’y trouvait plusieurs marins qui connaissaient parfaitement le service d’une pièce de canon, et qui seraient très disposés à s’en charger dans la crise actuelle.

Attentif à ces démonstrations hostiles, mais ne laissant paraître dans ses traits ni crainte ni inquiétude, Cleveland ordonna qu’on se dirigeât en droite ligne vers le quai. Le rivage était bordé d’une foule d’habitans qui, armés de mousquets, de fusils de chasse, de demi-piques et de grands couteaux à dégraisser les baleines, paraissaient assemblés dans le dessein de s’opposer à son débarquement. Il semblait pourtant qu’ils n’avaient pas pris à ce sujet une résolution positive, car dès que la barque toucha le rivage ils reculèrent, et souffrirent que Cleveland et les gens de sa suite descendissent à terre, sans chercher à y mettre obstacle. Les pirates se rangèrent en bon ordre sur le quai, à l’exception de deux qui restèrent dans la chaloupe, et qui se retirèrent à quelque distance du rivage. Cette manœuvre, en mettant cette barque, la seule qui fût sur le vaisseau, hors de danger d’être saisie, indiquait de la part de Cleveland et de ses gens une sorte, de confiance et d’insouciance qui était faite pour intimider leurs adversaires.

Les habitans de Kirkwall prouvèrent pourtant qu’il restait encore dans leurs veines quelque chose du sang des anciens guerriers du Nord. Ils demeurèrent fermes en face des pirates, l’arme sur l’épaule, et leur barrèrent l’entrée de la rue qui conduit dans la ville.

Les deux partis se regardèrent en silence pendant quelques instans. Cleveland prit enfin la parole :

– Que veut dire ceci, messieurs ? leur demanda-t-il ; les habitans des Orcades sont-ils devenus des montagnards d’Écosse ? Pourquoi êtes-vous tous sous les armes ce matin de si bonne heure ? Vous seriez-vous rassemblés sur le quai pour me faire l’honneur de célébrer par un salut mon retour au commandement de mon navire ?

Les habitans se regardèrent les uns les autres, et l’un d’eux se chargeant de lui répondre : – Nous ne savons qui vous êtes ; c’était cet homme-là, dit-il en montrant Goffe, qui se disait capitaine quand il venait à terre.

– C’est mon lieutenant, et il commande en mon absence. Mais ce n’est pas ce dont il s’agit ; je désire parler à votre lord-maire, au chef de vos magistrats, quelque soit le nom que vous lui donniez.

– Le prevôt et les magistrats sont assemblés.

– Cela n’en vaut que mieux. Et où sont-ils assemblés ?

– À l’hôtel-de-ville.

– Faites-nous donc place, messieurs, car mes gens et moi nous avons besoin de nous y rendre.

Les habitans se consultèrent un moment à voix basse, mais la plupart n’étaient nullement d’avis de s’exposer au risque d’un combat peut-être inutile contre des hommes déterminés ; et ceux qui avaient plus de résolution réfléchirent qu’on viendrait plus aisément à bout de ces étrangers, soit dans l’hôtel-de-ville, soit dans les rues étroites, que sur un grand terrain où ils pouvaient se défendre avec beaucoup plus d’avantage. Ils ne mirent donc aucun obstacle à leur passage, et Cleveland s’avança au petit pas, tenant ses gens ramassés en peloton, ne laissant approcher personne des flancs de son petit détachement, et ordonnant aux quatre hommes qui composaient son arrière-garde de se retourner de temps en temps pour faire face à ceux qui le suivaient ; il réussit, par toutes ces précautions, à rendre fort difficile la tâche que se seraient imposée ceux qui auraient voulu l’attaquer.

Ils traversèrent ainsi la rue étroite qui conduisait à l’hôtel-de-ville, où les magistrats étaient assemblés, comme on en avait informé Cleveland. Là, les habitans commencèrent à les serrer de plus près, dans le dessein de faire foule à l’entrée, de séparer les pirates les uns des autres, et d’en arrêter autant qu’ils le pourraient dans un endroit où ils se trouveraient trop serrés pour se servir de leurs armes. Mais Cleveland avait prévu ce danger, et, avant d’entrer dans l’hôtel-de-ville, il ordonna qu’on en dégageât la porte, fit marcher quatre hommes en avant pour faire reculer ceux qui l’avaient précédé, ordonna à quatre autres de faire face à la foule qui suivait ; et les bons bourgeois battirent en retraite en voyant l’air farouche et déterminé de ces forbans, leur teint brûlé par le soleil, leurs bras nerveux et leurs armes redoutables. Cleveland entra alors dans l’hôtel-de-ville avec sa troupe, arriva dans la salle où les magistrats délibéraient sans avoir auprès d’eux aucune force armée. Ils se trouvaient même séparés par ces aventuriers des citoyens qui attendaient leurs ordres, et ils étaient peut-être plus complètement à la merci de Cleveland, que celui-ci et sa petite poignée d’hommes ne l’étaient à celle de la multitude derrière eux.

Les magistrats semblèrent sentir leur danger, car ils se regardèrent les uns les autres d’un air inquiet, tandis que Cleveland leur adressait la parole dans les termes suivans :

– Bonjour, messieurs. – J’espère qu’il n’existe aucune mésintelligence entre nous. – Je viens me concerter avec vous sur les moyens d’obtenir des rafraîchissemens pour mon vaisseau qui est à l’ancre dans votre rade ; nous ne pouvons mettre à la voile sans cela.

– Votre vaisseau, monsieur ? dit le prevôt, qui ne manquait ni de bon sens ni de courage ; comment pouvons-nous savoir que vous en êtes le capitaine ?

– Regardez-moi, répondit Cleveland, et je crois que vous ne me ferez pas la même question une seconde fois.

Le magistrat le regarda, et effectivement il ne jugea pas à propos de poursuivre le même interrogatoire ; et prenant le fait pour constant : – Puisque vous êtes le capitaine de ce vaisseau, dit-il, apprenez-moi de quel port il est parti, et quelle est sa destination. Vous ressemblez à un officier d’un vaisseau de guerre plus qu’au capitaine d’un bâtiment marchand, et nous savons que vous n’appartenez pas à la marine anglaise.

– Le pavillon de la marine anglaise, répondit Cleveland, n’est pas le seul qui flotte sur les mers. Mais en supposant que je commande un bâtiment contrebandier ayant une cargaison de tabac, d’eau-de-vie, de genièvre et d’autres marchandises de cette espèce, que nous sommes disposés à échanger pour les provisions dont nous avons besoin, je ne vois pas pourquoi les marchands de Kirkwall nous en refuseraient.

– Il faut que vous sachiez, capitaine, dit le clerc de ville, que nous ne cherchons pas à y regarder de trop près. Quand des bâtimens de l’espèce du vôtre viennent nous rendre visite, autant vaut, comme je le disais au prevôt, faire ce que fit le charbonnier quand il rencontra le diable, c’est-à-dire agir envers eux comme ils agissent envers nous ; et voici quelqu’un, ajouta-t-il en montrant Goffe, qui était capitaine avant vous… et qui le sera peut-être après.

– – –, murmura Goffe entre ses dents, le coquin dit vrai en cela.

– Il n’ignore pas, continua le clerc de ville, comme nous l’avons bien accueilli lui et ses hommes, jusqu’à ce qu’ils aient commencé à se conduire comme des diables incarnés. – En voici un autre – là – qui arrêta l’autre soir ma servante, marchant devant moi avec une lanterne, et qui l’insulta en ma présence.

– N’en déplaise à Votre Honneur, dit Derrick que le clerc avait désigné du doigt, ce n’est pas moi qui ai fait feu sur cette petite barque de fille qui portait une lanterne en poupe ; c’était un homme qui ne me ressemble nullement.

– Qui était-ce donc ? demanda le prevôt.

– S’il plaît à Votre Honneur, répondit Derrick en le saluant d’une manière grotesque, et en faisant la description du magistrat, c’était un homme d’un certain âge, une espèce de bâtiment hollandais ayant la poupe ronde, – portant une perruque poudrée et ayant le nez rouge ; – fort semblable à Votre Majesté, à ce qu’il me semble. – Dis donc, Jack, demanda-t-il à un de ses camarades, ne trouves-tu pas que ce drôle qui voulait embrasser l’autre soir une jeune fille portant une lanterne, ressemblait beaucoup à Son Honneur.

– De par Dieu ! Derrick, je jugerais que c’est lui-même.

– C’est une insolence dont nous pouvons vous faire repentir, messieurs, dit le magistrat, justement irrité de leur effronterie. Vous vous êtes conduits dans cette ville comme si vous étiez au milieu d’une peuplade de sauvages à Madagascar. Vous-même, capitaine, si vous l’êtes réellement, vous avez causé une émeute pas plus tard qu’hier. Nous ne vous fournirons aucune provision que nous ne sachions mieux qui vous êtes ; et ne croyez pas nous insulter impunément. Je n’ai qu’à faire flotter ce mouchoir par la fenêtre qui est à mon côté, et votre navire est coulé à fond. Souvenez-vous qu’il est sous le feu d’une batterie de six pièces.

– Et combien de ces pièces sont en état de service ? demanda Cleveland. Il avait fait cette question par hasard mais il vit sur-le-champ, à un air de confusion que le prevôt chercha en vain à cacher, que l’artillerie de Kirkwall n’était pas dans le meilleur ordre.

– Allons, allons, M. le prevôt, ajouta-t-il, nous ne nous effrayons pas plus aisément que vous. Nous savons que vos canons seraient plus dangereux pour les pauvres gens qui en feraient le service que pour notre bâtiment. Mais si nous entrions dans le port pour lâcher une bordée contre la ville, la vaisselle de vos femmes courrait quelques risques. – Reprocher à des marins quelques traits de gaieté quand ils sont à terre ! Les pêcheurs du Groënland qui viennent vous visiter ne sont-ils pas quelquefois de vrais diables ? Les matelots hollandais eux-mêmes ne font-ils pas des cabrioles dans les rues de Kirkwall, comme des marsouins dans la mer agitée ? On m’a assuré que vous êtes un homme de bon sens, et je suis sûr que vous et moi nous arrangerions cette affaire en cinq minutes.

– Eh bien, monsieur, dit le prevôt, j’écouterai ce que vous avez à me dire, si vous voulez me suivre.

Cleveland l’accompagna dans un appartement qui était à la suite du premier. – Monsieur, dit-il en y entrant, je vais quitter mes pistolets, pour peu qu’ils vous effraient.

– Au diable vos pistolets, s’écria le prevôt ; j’ai servi le roi, et je ne crains pas plus que vous l’odeur de la poudre.

– Tant mieux, dit Cleveland, vous m’en écouterez avec plus de sang-froid. – Maintenant, monsieur, supposons que nous soyons ce que vous nous soupçonnez d’être, – tout ce qu’il vous plaira. Mais, au nom du ciel, que pouvez-vous gagner à nous retenir ici ? Des coups et du sang répandu ; et croyez-moi, nous y sommes mieux préparés que vous ne pouvez prétendre l’être. – La question est bien simple ; vous désirez être débarrassés de nous, et nous désirons nous en aller. Fournissez-nous donc les moyens de partir, et nous vous quittons à l’instant.

– Écoutez-moi, capitaine, répondit le prevôt, je n’ai soif du sang de personne. Vous êtes un beau garçon, comme il y en avait plus d’un de mon temps parmi les boucaniers ; et je ne crois pas vous insulter en vous souhaitant un meilleur métier. Nous vous donnerions bien pour votre argent les provisions qui vous manquent, afin de délivrer nos mers de votre présence ; mais voici la difficulté : on attend ici très incessamment la frégate l’Alcyon ; dès qu’elle entendra, parler de vous elle vous, donnera la chasse, car un bâtiment corsaire est souvent une bonne prise, vous êtes rarement sans une cargaison de dollars ; eh bien, l’Alcyon arrive, vous met sous le vent…

– Nous fait sauter en l’air, s’il vous plaît, dit Cleveland.

– Non, ce sera, s’il vous plaît, vous-même, répondit le prevôt ; mais alors que deviendra la bonne ville de Kirkwall, qui aura favorisé les ennemis du roi en leur fournissant des provisions ? on la condamnera à une amende, et le prevôt ne se tirera peut-être pas d’affaire fort aisément.

– Je vois où le soulier vous blesse, dit Cleveland. Supposons donc que je double votre île, et que j’aille dans la rade de Stromness, on peut nous y apporter tout ce dont nous avons besoin, sans que le prevôt et la ville de Kirkwall y paraissent tremper en rien. D’ailleurs, si l’on avait quelque soupçon, notre force supérieure et le manque de moyens de résistance seraient votre justification.

– Cela peut être, dit le prevôt : mais si je vous laisse quitter notre rade, il me faut une garantie que vous ne dévasterez pas le pays.

– Et il nous en faut une aussi, dit Cleveland, pour être assurés que vous ne chercherez pas à prolonger notre approvisionnement jusqu’à ce que l’Alcyon arrive. Je consens à rester moi-même avec vous comme un otage, pourvu que vous me donniez votre parole de ne pas me trahir, et que vous envoyiez à bord de mon vaisseau un magistrat, ou quelque homme d’importance, dont la personne répondra de la mienne.

Le prevôt secoua la tête, et lui fit entendre qu’il serait difficile de trouver quelqu’un qui voulût servir d’otage avec tant de risque ; mais il finit par lui dire qu’il proposerait cet arrangement à ceux des membres du conseil auxquels on pouvait confier une affaire d’une telle importance.

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