« Fuyez, Flence, fuyez ! – il en est temps encore. »
MACBETH.
Un des nombreux moyens dont Norna se servait pour soutenir ses prétentions à un pouvoir surnaturel, était dû à la connaissance qu’elle avait acquise, soit par l’effet du hasard, soit à l’aide de la tradition, de passages ignorés et d’issues secrètes qui lui donnaient la facilité de faire des choses en apparence inexplicables. C’était ainsi qu’elle avait disparu de l’espèce de tente sous laquelle elle jouait le rôle de sibylle à Burgh-Westra, en profitant d’un passage ouvert en cet endroit dans la muraille, et dans lequel on entrait par un panneau de boiserie qui glissait sur celui dont il était voisin. Ce secret n’était connu que d’elle et de Magnus, et elle était bien sûre qu’il ne la trahirait pas. Sa fortune, qui était considérable, lui servait à se procurer les premiers avis de tout ce qu’elle désirait savoir, et tous les secours qui pouvaient lui être nécessaires pour l’exécution de ses plans. Cleveland, en cette occasion, eut tout lieu d’admirer sa sagacité et l’étendue de ses ressources.
En pressant fortement un ressort caché, elle ouvrit une porte secrète pratiquée dans la boiserie qui divise l’aile orientale du reste de la cathédrale. Cette porte, que Cleveland ferma au signe qu’elle lui en fit, conduisait dans un long passage dont elle traversa les obscurs détours, suivie par Cleveland, tantôt montant, tantôt descendant en silence des marches dont elle lui annonçait toujours le nombre. On y respirait plus facilement qu’il ne l’aurait cru ; car ce passage était ventilé par diverses ouvertures cachées avec soin, et ingénieusement pratiquées pour y laisser entrer l’air extérieur. Enfin ils en sortirent par le moyen d’un panneau glissant sur un autre, qui, s’ouvrant derrière un de ces lits de bois qu’on appelle en Écosse lits en caisse, leur donna entrée dans un appartement qui avait l’air fort misérable, dont le toit était en voûte, et éclairé par une fenêtre grillée. Les seuls ornemens étaient, d’un côté du mur, une couronne de rubans fanés, semblable à celles dont on a coutume de décorer les bâtimens occupés à la pêche de la baleine ; et de l’autre un écusson portant des armoiries et une couronne de comte, avec les emblèmes ordinaires de la tombe. Une pioche et une pelle dans un coin de la chambre, et la vue d’un vieillard couvert d’un chapeau à larges bords et revêtu d’un habit noir à qui le temps avait donné une couleur de rouille, annonçaient qu’ils étaient dans la demeure du sacristain ou du fossoyeur, et en présence de ce respectable fonctionnaire.
Il lisait devant une table ; quand il entendit le bruit que fit le panneau en glissant, il se leva, et montrant beaucoup de respect, mais sans aucun signe de surprise, il ôta le grand chapeau qui cachait un reste de cheveux gris, et demeura devant Norna avec un air d’humilité profonde.
– Soyez fidèle, dit Norna au vieillard, et gardez-vous bien de montrer à aucun mortel le chemin secret qui conduit au sanctuaire.
Le bedeau inclina la tête en signe de soumission et de reconnaissance, car, tout en parlant ainsi, Norna lui avait mis de l’argent dans la main. Il lui dit ensuite d’une voix tremblante, qu’il espérait qu’elle n’oublierait pas son fils, parti pour le Groënland, et qu’elle ferait en sorte que sa pêche fût heureuse comme l’année précédente, quand il avait rapporté cette guirlande, ajouta-t-il en montrant la couronne de rubans.
– Je ferai bouillir mon chaudron, et je prononcerai des charmes en sa faveur, répondit Norna ; mais Pacolet m’attend-il avec les chevaux ?
Le vieux bedeau répondit affirmativement, et la pythonisse, commandant à Cleveland de la suivre, sortit par une porte de derrière donnant dans un petit jardin dont l’aridité inculte répondait à la tristesse de l’appartement qu’ils quittaient. Les brèches que le temps avait faites aux murs de clôture leur permirent de passer aisément dans un autre jardin beaucoup plus grand, mais aussi mal tenu, et une porte fermée au loquet les conduisit dans une rue longue et étroite qu’ils traversèrent à grands pas, Norna ayant dit tout bas à son compagnon que c’était le seul endroit où ils courussent quelque danger. Cette rue n’était habitée que par des gens du peuple déjà rentrés dans leurs pauvres demeures. Ils n’aperçurent qu’une femme sur le seuil de sa porte, et qui rentra dans sa maison avec précipitation dès qu’elle aperçut Norna s’avancer à grands pas. Cette rue aboutissait à la campagne, où le nain muet de Norna les attendait avec trois chevaux cachés derrière le mur d’un bâtiment abandonné ; Norna sauta à l’instant sur l’un, Cleveland monta sur le second, et Pacolet sur le troisième. Ces chevaux avaient de l’ardeur ; ils étaient d’une taille un peu plus élevée que celle de la race ordinaire des îles Shetland ; aussi marchèrent-ils grand train, en dépit de l’obscurité.
Norna servait de guide, et après une bonne heure de course, ils s’arrêtèrent devant une chaumière, si misérable en apparence, qu’on l’aurait prise pour une étable à bestiaux plutôt que pour une habitation destinée à l’espèce humaine.
– Il faut que vous restiez ici jusqu’à ce qu’au retour du jour, votre signal puisse être aperçu de votre vaisseau, dit Norna à Cleveland ; – et chargeant Pacolet d’avoir soin des chevaux, elle fit entrer le capitaine dans ce taudis, en allumant une petite lampe de fer qu’elle portait ordinairement sur elle. C’est une pauvre retraite, lui dit-elle, mais elle est sûre : si sûre, que si nous étions poursuivis jusqu’ici, la terre s’ouvrirait pour nous recevoir dans son sein. Car sachez que ce lieu est consacré au dieu du Walhalla. – Et maintenant, dites-moi, homme de crime et de sang, êtes-vous ami ou ennemi de Norna, la seule prêtresse qui reste à ces divinités détrônées ?
– Comment serait-il possible que je fusse votre ennemi ? La reconnaissance…
– La reconnaissance n’est qu’un mot, et des mots sont la monnaie que les fous reçoivent de ceux qui les dupent. Ce sont des faits, des sacrifices que Norna exige.
– Parlez, que demandez-vous de moi ?
– Votre promesse de ne jamais revoir Minna Troil, et de vous éloigner de nos côtes sous vingt-quatre heures.
– Il est impossible que je me procure en si peu de temps les provisions dont mon navire a indispensablement besoin.
– Vous n’en manquerez pas, – je veillerai à ce que vous n’en manquiez pas. D’ailleurs, il n’y a pas loin d’ici à Caithness et aux Hébrides, et vous pouvez partir si vous le voulez.
– Et pourquoi partirais-je si ce n’est pas ma volonté ?
– Parce que votre séjour ici met d’autres personnes en danger, et causera votre propre perte. Écoutez-moi avec attention. Dès le premier instant que je vous vis étendu sans connaissance sur le sable au bas des rochers de Sumburgh, je découvris sur votre physionomie des traits qui liaient votre destinée à la mienne et à des destinées non moins chères à mon cœur ; mais il ne me fut pas permis de voir s’il en résulterait du bien ou du mal. J’aidai à sauver votre vie, à conserver ce qui vous appartenait. Je secondai en cela ce jeune homme même que vous avez traversé dans ses plus chères affections en répandant contre lui des calomnies qui…
– Moi j’aurais calomnié Mordaunt Mertoun ! De par le ciel ! à peine ai-je prononcé son nom à Burgh-Westra, si c’est à ce que vous voulez dire. Mais ce coquin de colporteur, ce Bryce Snailsfoot, voulant sans doute me rendre un bon office, parce qu’il espérait gagner davantage avec moi, rapporta, à ce qu’on m’a dit depuis, des propos vrais ou faux au vieillard, qui en trouva la confirmation dans le bruit général. Quant à moi, je le regardais à peine comme mon rival, sans quoi j’aurais pris des moyens plus honorables pour m’en débarrasser.
– La pointe de votre poignard à double tranchant, dirigée contre le cœur d’un homme sans armes, était-elle destinée à être un de ces moyens plus honorables ?
La voix de la conscience se fit entendre à Cleveland, et il garda le silence quelques instans. – J’en conviens, dit-il enfin, j’ai eu tort ; mais, grâce au ciel, il est guéri ; et s’il désire satisfaction, je suis prêt à la lui donner.
– Cleveland ! s’écria la pythonisse, non ! L’esprit malin dont vous êtes l’instrument est puissant ; mais il ne réussira pas contre moi. Vous possédez ce caractère que les intelligences malfaisantes désirent trouver dans ceux qu’elles choisissent pour leurs agens ; vous êtes audacieux, fier, inaccessible à la crainte, dépourvu de tout principe, guidé par le seul sentiment d’orgueil indomptable que les hommes qui vous ressemblent appellent de l’honneur. Voilà ce que vous êtes, et voilà ce qui a influé sur toute votre vie. Vous avez toujours été volontaire et impétueux, sanguinaire, ne connaissant aucun frein. – Vous en recevrez pourtant un de moi, ajouta-t-elle en étendant sa baguette et prenant une attitude d’autorité ; – oui, quand même le démon qui préside à votre destinée se montrerait à mes yeux avec toutes ses horreurs.
– Bonne mère, dit Cleveland en souriant dédaigneusement, gardez un pareil langage pour l’ignorant marin qui vous demande un vent favorable, ou pour le pauvre pêcheur qui vous prie de porter bonheur à ses lignes et à ses filets. Je suis aussi inaccessible à la superstition qu’à la crainte. Appelez votre démon, si vous en avez quelqu’un à vos ordres, et faites-le paraître devant moi ; l’homme qui a passé des années dans la compagnie de diables incarnés ne redoutera guère la présence d’un esprit.
Il prononça ces mots avec un air d’insouciance et un ton d’amertume dont l’énergie fut trop puissante pour que les illusions que causait à Norna une espèce de délire pussent y résister ; et ce fut d’une voix tremblante qu’elle lui demanda : – Pour qui donc me prenez-vous, si vous me refusez la puissance que j’ai achetée si cher ?
– Vous avez des connaissances, bonne mère, répondit Cleveland ; vous avez de l’adresse, et l’adresse conduit à la puissance. Je vous regarde comme une femme qui sait parfaitement naviguer sur le courant des évènemens, mais je nie que vous ayez le pouvoir d’en changer le cours. Ne faites donc pas une dépense inutile de paroles en cherchant à m’inspirer une terreur que je ne puis ressentir, et dites-moi plutôt pourquoi vous désirez que je parte.
– Parce que je veux que vous ne voyiez plus Minna, – parce que Minna est destinée à devenir l’épouse de celui que les hommes appellent Mordaunt Mertoun ; – parce que, si vous ne partez pas sous vingt-quatre heures, votre perte est certaine. – C’est vous parler en termes bien clairs ; maintenant répondez-moi de même.
– Je vous dirai donc aussi clairement que je ne quitterai pas ces parages avant d’avoir revu Minna, et que votre Mordaunt ne l’épousera jamais tant que j’existerai.
– Écoutez-le, grand Dieu ! s’écria Norna : écoutez un mortel rejeter les moyens qui lui sont offerts pour sauver sa vie ; un pécheur refuser le temps que le destin consent à lui accorder pour faire pénitence et travailler au salut de son âme immortelle ? Voyez-le plein d’audace et de confiance en sa jeunesse, sa force et son courage ! – Mes yeux, si peu accoutumés à pleurer, mes yeux qui ont si peu de motifs pour pleurer sur lui, se mouillent de larmes, quand je songe à ce qu’il sera demain.
– Bonne mère, répondit Cleveland d’un ton ferme, mais que trahissait quelque émotion, je comprends en partie vos menaces. Vous savez mieux que nous où se trouve l’Alcyon ; peut-être avez-vous les moyens de le diriger dans sa croisière de manière à ce qu’il nous rencontre, car je conviens que vous faites preuve quelquefois de combinaisons merveilleuses. Mais la crainte de ce danger ne changera rien à ma résolution. Si la frégate me poursuit ici, j’ai la ressource de me jeter dans des eaux trop basses pour qu’elle puisse m’y suivre ; car je ne crois pas qu’ils osent nous attaquer avec des barques, comme si nous étions un chebec espagnol. Je suis donc déterminé à arborer encore une fois le pavillon sous lequel j’ai toujours croisé ; à profiter des mille hasards qui nous ont tirés d’affaire dans des périls plus imminens ; au pis-aller, à combattre jusqu’à la dernière extrémité ; et quand toute résistance sera impossible, il ne s’agit que de tirer un coup de pistolet dans la sainte-barbe, et nous mourrons comme nous avons vécu.
Ici Cleveland se tut un instant. Norna gardait le silence, et il reprit la parole d’un ton plus doux.
– Vous avez entendu ma réponse, bonne mère, terminons donc cette discussion ; mais séparons-nous en bonne intelligence. Je voudrais vous laisser un souvenir qui vous empêchât d’oublier un pauvre diable à qui vous avez rendu service, et qui vous quitte sans vous en vouloir, quoique vous soyez contraire à ses plus chers intérêts. Ne refusez pas d’accepter cette bagatelle, ajouta-t-il en lui mettant dans la main, presque de force, la petite botte d’argent qui avait autrefois occasioné une querelle entre lui et Mordaunt ; – je ne vous l’offre point à cause du prix de la matière, je sais que vous ne faites aucun cas du métal, mais seulement comme un objet qui vous rappellera que vous avez vu celui dont on racontera par la suite des histoires bien étranges sur toutes les mers qu’il a traversées.
– J’accepte votre présent, dit Norna, comme une preuve que si j’ai contribué à accélérer votre destin, je n’ai été que l’agent involontaire d’autres pouvoirs. Vous aviez bien raison de dire que nous ne pouvons changer le cours des évènemens. Ils nous entraînent, ils rendent tous nos efforts inutiles, de même que le tourbillon de Tuftiloe engloutit le vaisseau le plus solide, en l’entraînant, sans qu’il puisse trouver de secours dans ses voiles ni dans son gouvernail. – Pacolet ! – holà ! Pacolet ! répéta-t-elle d’une voix plus haute.
Une grosse pierre qui reposait contre un des murs de la chaumière tomba tandis qu’elle parlait ainsi, et Cleveland fut très surpris, s’il n’éprouva pas un mouvement de crainte, en voyant ce nain difforme sortir en rampant, comme un reptile, d’un passage souterrain dont cette pierre cachait l’entrée.
Norna, comme si ce que Cleveland lui avait dit relativement à ses prétentions à un pouvoir surnaturel eût fait impression sur elle, fut si loin de songer à profiter de cette occasion pour les faire valoir de nouveau, qu’elle se hâta de lui expliquer le phénomène dont il venait d’être témoin.
– On rencontre souvent dans ces îles, lui dit-elle, de semblables passages souterrains dont l’entrée est cachée avec grand soin. C’étaient des lieux de retraite pour les anciens habitans, et ils y trouvaient un refuge contre la rage des Normands, les pirates de ces temps éloignés. C’est afin que vous puissiez profiter de celui-ci, en cas de nécessité, que je vous ai amené ici. Si quelque chose vous faisait craindre d’être poursuivi, vous pourriez rester caché dans les entrailles de la terre jusqu’au départ de vos ennemis ou vous évader par l’issue voisine du lac, et par où Pacolet y est entré. – À présent je vous fais mes adieux ; mais songez à ce que je vous ai dit, car, aussi sûr que vous êtes maintenant en vie, votre sort est irrévocablement fixé, si avant vingt-quatre heures vous n’avez mis à la voile.
– Adieu, bonne mère, répondit Cleveland. – Et elle sortit en jetant sur lui un regard dans lequel il distingua, à la lueur de la lampe, autant de douleur que de mécontentement.
Cette entrevue produisit une impression profonde même sur l’esprit de Cleveland, quelque accoutumé qu’il fût à braver tous les dangers et à y échapper comme par miracle. En vain il essaya de s’en rendre maître ; les paroles de Norna avaient fait sur lui d’autant plus d’effet que, vers la fin de l’entretien, elles avaient été dépouillées de ce ton mystique qu’il méprisait. Regrettant plus que jamais d’avoir tardé de jour en jour à exécuter la résolution qu’il avait si souvent prise de renoncer à un métier aussi dangereux que criminel, il forma de nouveau celle de le quitter pour jamais dès qu’il aurait revu encore une fois Minna Troil, ne fût-ce que pour lui faire d’éternels adieux, et dès qu’il aurait tiré ses camarades de leur situation dangereuse. – Je tâcherai alors, se disait-il, d’obtenir mon pardon, et de me distinguer dans la profession des armes d’une manière plus honorable.
Cette résolution, dans laquelle il s’affermit de plus en plus, contribua enfin à tranquilliser son esprit. Il s’enveloppa de son manteau, et goûta quelque temps ce repos imparfait que la nature épuisée exige comme un tribut, même de ceux qui sont exposés au danger le plus prochain et le plus inévitable. Mais en vain l’homme coupable parviendrait-il à étourdir sa conscience et à émousser le sentiment du remords par un repentir conditionnel ; c’est une question si, aux yeux du ciel, ce n’est pas plutôt une aggravation présomptueuse de ses fautes, qu’une expiation de ses péchés.
Quand Cleveland s’éveilla, l’aurore commençait déjà à mêler ses teintes au crépuscule d’une nuit des Orcades. Il se trouvait sur le bord d’une belle nappe d’eau qui, près de l’endroit où il était, se divisait en deux parties presque égales, parce que deux langues de terre s’avançant l’une vers l’autre des deux rives opposées, étaient réunies par ce qu’on appelait le pont de Broisgar, longue chaussée dans laquelle de larges ouvertures livrent passage au flux et au reflux. Derrière lui, en face du pont, était ce remarquable demi-cercle d’énormes pierres auquel on ne peut comparer que l’inexplicable monument de Stonehenge. Ces immenses blocs de pierres, qui tous avaient plus de douze pieds de hauteur, et dont quelques uns en avaient quatorze ou quinze, entouraient le pirate dans la lueur du crépuscule, comme autant de géans antédiluviens qui, couverts de vêtemens funéraires, venaient revoir à cette pâle lumière une terre qu’ils avaient tourmentée par leurs vexations et souillée par leurs crimes, au point d’attirer sur eux la vengeance du ciel, trop long-temps outragé.
Ce singulier monument d’antiquité inspira moins d’intérêt à Cleveland que la vue de Stromness, qu’à peine pouvait encore distinguer dans le lointain. Il ne perdit pas de temps pour allumer du feu à l’aide d’un de ses pistolets, et des tiges de fougère humides lui fournirent le moyen de produire une fumée considérable.
On attendait ce signal avec impatience à bord du sloop, car l’incapacité de Goffe devenait de jour en jour plus évidente, et ses plus zélés partisans convenaient que le meilleur parti à prendre était de se mettre sous le commandement de Cleveland jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés dans les Indes occidentales.
Bunce, qui vint avec la chaloupe chercher son capitaine et son ami, cria, jura, sauta et dansa de joie, quand il le vit en liberté. – On a déjà commencé, lui dit-il, à approvisionner la Favorite, et nous serions plus avancés sans ce vieux Goffe, qui ne songe qu’à s’enivrer.
Le même enthousiasme inspirait l’équipage de la chaloupe. On fit force de rames ; et quoique la marée fût contraire, et qu’il ne fît pas un souffle de vent, Cleveland se trouva bientôt à bord du bâtiment qu’il avait le malheur de commander.
Le premier usage que le capitaine fit de son autorité fut de faire informer Magnus Troil qu’il lui rendait la liberté de partir ; qu’il était disposé à l’indemniser, autant que cela lui serait possible, du retard apporté à son voyage à Kirkwall, et que le capitaine Cleveland désirait, si M. Magnus Troil voulait bien le lui permettre, d’aller lui rendre ses devoirs à bord de son brick, pour le remercier des services qu’il en avait reçus, et lui faire des excuses de sa détention.
Ce fut Bunce, qu’il regardait comme le plus civilisé de ses compagnons, que Cleveland chargea de ce message ; et l’Udaller, toujours aussi franc que peu cérémonieux, lui répondit :
– Dites à votre capitaine que je serais charmé de pouvoir croire qu’aucun de ceux qu’il a arrêtés sur la mer n’a été plus maltraité que moi. Dites-lui aussi que, si nous devons continuer à être amis, ce sera de loin ; car je n’aime pas plus le bruit de ses boulets de canon en mer, qu’il n’aimerait le sifflement de mes balles de fusil sur terre. Dites-lui enfin que je suis fâché de m’être trompé dans l’idée que j’avais conçue de lui, et qu’il aurait mieux fait de réserver pour les Espagnols le traitement qu’il a fait subir à ses concitoyens.
– Et voilà votre message pour mon capitaine, vieux père la Colère ? s’écria Bunce. Que la foudre m’écrase, si je n’ai envie de vous apprendre à montrer plus d’égards aux gentilshommes de la fortune ! Mais je n’en ferai rien, par égard pour vos deux jolies filles, et un peu aussi par considération pour mon ancien ami Claude Halcro dont la vue a suffi pour me rappeler les changement de décorations et les moucheurs de chandelles. Ainsi donc, bonsoir, bonnet de veau marin ; tout est dit entre nous.
La barque des pirates n’eut pas plus tôt quitté le brick pour retourner au sloop, que Magnus, pour ne pas accorder plus de confiance qu’il n’était nécessaire à ces aventuriers, fit mettre toutes ses voiles au vent. Une brise favorable commençait, à souffler, et il se dirigea vers Scalpa-Flow, dans le dessein d’y débarquer pour se rendre par terre à Kirkwall, où il comptait trouver ses filles et son ami Claude Halcro.