CHAPITRE XXXVII.

« Gravissez les rochers les plus inaccessibles,

« Sondez la profondeur des mers,

« Élevez-vous au sein des airs,

« Pénétrez des tombeaux les ténèbres terribles,

« L’amour pour vous y suivre a cent chemins divers. »

Ancienne chanson.

Ce qui détermina Fletcher à se séparer de Claude Halcro et des deux sœurs qu’il accompagnait, ce fut, au moins en partie, la vue d’un détachement d’hommes armés qu’il aperçut à quelque distance, et qui venaient du côté de Kirkwall. L’Udaller ne put les voir, parce qu’ils lui étaient cachés par une hauteur ; mais ils étaient visibles pour le pirate, et il se détermina à pourvoir à sa sûreté en retournant promptement vers sa chaloupe. Il allait partir, quand Minna occasiona le court délai que son père avait remarqué.

– Arrêtez, lui dit-elle, je vous l’ordonne. – Dites à votre chef de ma part que, quelle que soit la réponse qu’il recevra de Kirkwall, il n’en conduise pas moins son vaisseau dans la rade de Stromness ; qu’il y jette l’ancre, et qu’il envoie une barque à terre pour prendre le capitaine Cleveland quand il verra de la fumée s’élever du pont de Broisgar.

Fletcher avait grande envie d’imiter son camarade Bunce, et de demander un baiser à chacune des deux jolies sœurs en récompense de la peine qu’il avait prise de les escorter ; et ni la crainte de la troupe qu’il voyait avancer, ni celle du pistolet dont Minna était armée, ne l’auraient peut-être empêché d’être insolent. Mais le nom de son capitaine, et surtout le ton d’autorité et l’air de dignité que prit Minna, lui en imposèrent. Il la salua, lui promit d’avoir l’œil au guet, retourna à sa barque, et porta à bord du vaisseau le message dont elle l’avait chargé.

Tandis qu’Halcro et les deux sœurs s’avançaient vers le détachement qu’ils avaient aperçu sur la route de Kirkwall, et qui de son côté avait fait halte comme pour les observer, Brenda, qui jusqu’alors avait gardé un morne silence, soulagée enfin des craintes que lui inspirait la présence de Fletcher, s’écria : – Ciel miséricordieux ! ô Minna ! dans quelles mains nous avons laissé notre père !

– Dans les mains d’hommes braves, répondit Minna avec fermeté ; je ne crains rien pour lui.

– Braves, si vous voulez, dit Claude Halcro ; mais ce n’en sont pas moins de très dangereux coquins. – Je connais ce drôle d’Altamont, comme il se fait appeler, quoique ce ne soit pas son véritable nom. Jamais coquin plus enragé n’a hurlé des vers dans une grange. Il a débuté par Barnwell, et chacun croyait qu’il finirait par la potence, comme dans Venise sauvée .

– Peu importe, répondit Minna ; plus les vagues sont furieuses, plus la voix qui leur commande est puissante. Le nom seul de Cleveland inspire le respect au plus féroce d’entre eux.

– Si tels sont les compagnons de Cleveland, dit Brenda, j’en suis fâchée pour lui. Mais son sort m’inquiète fort peu, en comparaison de celui de mon père.

– Réservez votre compassion pour ceux qui en ont besoin, dit Minna, et ne craignez rien pour notre père. Dieu sait que chacun des cheveux blancs de sa tête m’est plus précieux que tous les trésors contenus dans la mine la plus riche ; mais je sais qu’il ne court aucun danger sur ce vaisseau, et qu’il sera bientôt en sûreté sur le rivage.

– Je voudrais déjà l’y voir, dit Claude Halcro ; mais je crains que les magistrats de Kirkwall, en supposant que Cleveland se trouve être ce que je crains qu’il ne soit, n’osent ordonner son échange contre l’Udaller. Les lois écossaises sont fort sévères contre la piraterie, comme on appelle le métier de ces gens-là.

– Mais qui sont, demanda Brenda, ces hommes arrêtés là-bas sur la route, et qui semblent nous regarder avec tant d’attention ?

– C’est une patrouille de miliciens, répondit Claude Halcro. – Le glorieux John les traite un peu sévèrement dans les vers suivans, mais Dryden était jacobite :

Bouches sans bras, qu’on nourrit à grands frais,

Nuls dans la guerre, et fort à charge en paix,

Un jour par mois ayant l’air militaire,

Et toujours prêts quand on n’en a que faire.

Je présume qu’ils ont fait halte quand ils nous ont aperçus sur le haut de la colline, de crainte que nous ne fussions un détachement de l’équipage du sloop ; mais à présent qu’ils peuvent distinguer vos jupons, les voilà qui avancent bravement.

Ils ne tardèrent pas à arriver, et, comme Halcro, l’avait deviné, c’était une patrouille de milice chargée de surveiller les mouvemens des pirates, et de les empêcher de faire quelque descente pour ravager le pays.

Ils félicitèrent cordialement Claude Halcro, connu de plusieurs d’entre eux, sur sa délivrance de captivité ; et le commandant, après avoir offert aux deux sœurs tous les secours dont elles pourraient avoir besoin, leur témoigna tout son regret de la malheureuse position dans laquelle se trouvait leur père, ne pouvant s’empêcher de leur faire pressentir, quoique d’une manière délicate et avec l’apparence du doute, que bien des difficultés pourraient mettre obstacle à sa mise en liberté.

Lorsqu’elles furent arrivées à Kirkwall, et qu’elles eurent obtenu une audience du prevôt et de quelques magistrats, ces difficultés leur furent indiquées d’une manière plus positive. – La frégate l’Alcyon est à la côte, dit le prevôt, on l’a vue à la hauteur du promontoire de Dunscansbay ; et, quoique j’aie le plus profond respect pour M. Troil, de Burgh-Westra, je m’exposerais à une grande responsabilité, si je relâchais de prison le capitaine d’un tel vaisseau, par considération pour la sûreté de quelque individu que ce fût. Chacun sait maintenant que ce Cleveland est le bras et l’âme de ces boucaniers. Puis-je donc le renvoyer sur son bord, pour qu’il aille piller le pays, et peut-être livrer combat à un vaisseau du roi ? car il a assez d’impudence pour tout entreprendre.

– Vous voulez dire assez de courage, M. le prevôt, dit Minna, incapable de dissimuler son mécontentement.

– Vous y donnerez le nom qu’il vous plaira, miss Troil, répondit le magistrat ; mais, à mon avis, le courage qui porte à se battre un contre deux n’est véritablement autre chose qu’une sorte d’impudence.

– Mais notre père, s’écria Brenda d’un ton suppliant, notre père qui est l’ami, je puis dire le père de tout son pays, qui y répand tant de bienfaits ; notre père de qui tant de gens dépendent pour leur existence, dont la perte serait comme l’extinction d’un phare dans une tempête, pourriez-vous hésiter à le délivrer des dangers qu’il court, quand il ne s’agit pour cela que d’une bagatelle, de laisser sortir de prison un infortuné, et de l’abandonner ensuite à sa destinée ?

– Miss Brenda a raison, dit Claude Halcro ; mais n’y aurait-il pas moyen d’arranger les choses ? Qu’est-il besoin d’un mandat de mise en liberté ? Voulez-vous suivre l’avis d’un cerveau un peu timbré, prevôt ? Que le geôlier oublie de fermer le verrou, ou bien qu’il laisse un coin de croisée entr’ouverte : nous serons débarrassés du forban, et nous aurons d’ici à cinq heures un des plus dignes habitans des îles Shetland et des Orcades attablé avec nous autour d’un bowl de punch.

Le prevôt lui répondit toujours dans les mêmes termes ; ou à peu près, qu’il avait le plus grand respect pour M. Magnus Troil, de Burgh-Westra, mais que sa considération pour un individu, quel qu’il pût être, ne pouvait l’empêcher d’accomplir ses devoirs.

Minna s’adressa alors à sa sœur d’un ton plein de sarcasme, et qui annonçait son mécontentement. – Vous oubliez, Brenda, lui dit-elle, à qui vous parlez de la sûreté d’un pauvre et obscur Udaller des îles Shetland, et que le personnage à qui vous vous adressez n’est rien moins que le premier magistrat de la métropole des Orcades. Pouvez-vous vous attendre qu’un homme si important daigne descendre jusqu’à un objet si peu digne de l’occuper ? Le prevôt acceptera les propositions qui lui sont faites, il faudra bien qu’il les accepte ; mais il prendra du temps pour y songer, jusqu’à ce que la cathédrale de Saint-Magnus lui tombe sur les oreilles.

– Vous êtes fâchée contre moi, ma jeune et jolie demoiselle, lui répondit le prevôt d’un ton de bonne humeur, mais je ne me fâcherai pas contre vous. L’église de Saint-Magnus est solidement établie sur ses fondemens ; ses murs existent depuis de longues années, et je crois qu’ils existeront long-temps encore après vous et moi, et surtout après une bande de coquins à pendre. Indépendamment de ce que votre père est presque mon compatriote, puisqu’il a des propriétés et des parens parmi nous, je puis vous assurer que je rendrais service à un habitant des îles Shetland avec autant de plaisir qu’à un citoyen des Orcades, à l’exception, bien entendu, des natifs de Kirkwall, qui, sans contredit, ont droit à quelque préférence. – Si vous voulez toutes deux accepter un logement chez moi, ma femme et moi nous tâcherons de vous prouver que vous êtes les bienvenues à Kirkwall, comme si vous arriviez à Lerwick ou à Scalloway.

Minna ne daigna pas répondre à cette obligeante invitation. Brenda la refusa avec civilité, en faisant valoir la nécessité où sa sœur et elle se trouvaient de prendre leur logement chez une de leurs parentes, riche veuve de Kirkwall, qui les attendait.

Halcro fit encore une tentative pour émouvoir le prevôt, mais il le trouva inébranlable. – Le receveur des douanes, répondit le magistrat, l’avait déjà menacé de le dénoncer pour avoir fait, avec ces étrangers, un traité qu’il appelait une collusion, quoiqu’il n’eût pris ce parti que parce qu’il l’avait regardé comme le seul moyen d’éviter une effusion de sang dans la ville. Si maintenant il ne profitait pas de l’avantage que donnaient l’emprisonnement de Cleveland et l’évasion du facteur, il pourrait s’exposer à quelque chose de pire que la censure. Au total, il avait pour refrain qu’il en était fâché pour l’Udaller, qu’il en était même fâché pour Cleveland, parce que cet homme ne paraissait pas dénué de tout sentiment d’honneur ; mais que son devoir était impérieux, et qu’il était obligé de l’accomplir. Il mit fin à la conférence en disant qu’il allait s’occuper d’une autre affaire qui concernait aussi un habitant des îles Shetland. Un M. Mertoun, demeurant à Iarlshof, avait fait une plainte contre Snailsfoot, marchand forain, qu’il accusait de s’être emparé frauduleusement, de concert avec une de ses servantes, de divers objets qui lui avaient été remis en dépôt. Il allait donc faire une information à ce sujet, afin de faire restituer ces effets à M. Mertoun, qui en était responsable envers le propriétaire légitime.

Dans tous ces détails, il n’y avait d’intéressant pour les deux sœurs que le nom de Mertoun, nom qui fut un coup de poignard pour le cœur de Minna, en lui rappelant les circonstances de la disparition de Mordaunt ; et qui, faisant naître dans le cœur de Brenda une émotion de tristesse, quoique bien moins pénible, rendit ses joues plus vermeilles et ses yeux un peu humides. Mais il était évident qu’il était question de Mertoun père et non de Mordaunt ; et, comme cette affaire n’avait aucun intérêt pour les filles de Magnus, elles prirent congé du prevôt pour se rendre chez leur parente.

Dès qu’elles y furent arrivées, Minna chercha à connaître, par les questions qu’elle put faire sans exciter de soupçon, était la situation de l’infortuné Cleveland ; et elle apprit bientôt qu’elle était excessivement dangereuse. Le prevôt, à la vérité, ne l’avait pas mis au cachot, comme Claude Halcro l’avait supposé, se rappelant sans doute les circonstances favorables avec lesquelles il s’était livré entre ses mains, et éprouvant une sorte de répugnance à lui manquer tout-à-fait de foi avant le moment de la dernière nécessité. Mais, quoiqu’il fût en apparence en liberté, il était strictement surveillé par des gens bien armés, chargés d’employer la force pour le retenir, s’il tentait d’outre-passer les étroites limites qui lui avaient été fixées. On l’avait logé dans ce qu’on appelait le Château-du-Roi. Pendant la nuit, la porte de sa chambre était fermée aux verrous, afin qu’il ne pût en sortir, et l’on prenait même la précaution d’y placer une garde. Il jouissait donc tout juste de cette liberté que le chat, dans ses jeux cruels, veut bien quelquefois donner à la souris qu’il a prise. Cependant telle était la terreur qu’inspiraient les ressources, le courage et la férocité qu’on supposait au capitaine pirate, que le receveur des douanes et beaucoup d’autres prudens citoyens de Kirkwall blâmaient le prevôt de ne point le tenir plus resserré.

On peut croire que, dans de telles circonstances, Cleveland n’avait aucune envie de se montrer en public, convaincu comme il l’était qu’il n’y serait qu’un objet de curiosité et de terreur. Sa promenade favorite était donc dans les ailes de la cathédrale de Saint-Magnus, dont l’extrémité située du côté de l’orient était seule destinée à l’exercice du culte public. Cet antique et vénérable édifice, ayant échappé aux ravages qui accompagnèrent les premières convulsions de la réforme, conserve encore aujourd’hui quelques restes de grandeur épiscopale. L’endroit qui sert au culte est séparé par une grille de la nef et de la partie occidentale, et tout le bâtiment est maintenu dans un état de décence et de propreté qui pourrait servir d’exemple aux édifices superbes de Westminster et de Saint-Paul.

C’était dans cette partie de l’église, qui n’était plus destinée au culte, que Cleveland pouvait se promener avec d’autant plus de liberté, que ses gardes, en veillant sur la seule porte ouverte par où l’on pouvait y entrer, avaient le moyen assez facile d’empêcher son évasion. Cet endroit convenait parfaitement par lui-même à la situation mélancolique de Cleveland. La voûte s’élève sur des rangs de piliers massifs d’architecture saxonne, dont quatre, encore plus massifs que les autres, soutenaient autrefois le clocher, qui, ayant été renversé par accident il y a déjà long-temps, a été reconstruit sur un plan tronqué et hors de proportion avec le reste de l’édifice. La lumière, du côté de l’orient, entre par une grande fenêtre gothique, richement ornée et bien proportionnée, et le sol est couvert d’inscriptions en différentes langues qui signalent les tombeaux des nobles habitans des îles Orcades, ensevelis, à différentes époques, dans cette enceinte.

C’était là que se promenait Cleveland, réfléchissant aux évènemens d’une vie mal employée, qui allait probablement se terminer d’une manière honteuse et violente lorsqu’il était encore dans la fleur de la jeunesse. – Bientôt je serai compté parmi ces morts, disait-il en regardant le marbre sur lequel il marchait ; mais un saint homme ne prononcera pas une bénédiction sur ma dépouille mortelle ; la main d’un ami ne gravera pas une inscription sur ma tombe ; l’orgueil d’une famille ne fera pas sculpter des armoiries sur le monument du pirate Cleveland. Mes ossemens blanchis, suspendus par des chaînes à un gibet sur quelque rive déserte ou sur le rocher d’un cap solitaire, en feront un lieu de mauvais augure qui attirera la malédiction sur ma mémoire. Le vieux marin qui passera dans ces eaux secouera la tête en apprenant mon nom à ses jeunes compagnons, et leur contera mon histoire pour qu’ils y puisent une leçon. – Mais Minna ! – Minna ! quelles seront tes pensées quand tu apprendras mon sort ? Plût au ciel que cette nouvelle fût engloutie dans le plus profond des gouffres entre Kirkwall et Burgh-Westra, avant qu’elle frappe ton oreille ! – Plût au ciel que nous ne nous fussions jamais vus, puisque nous ne devons plus nous revoir !

Tout en parlant ainsi, il leva les yeux, et Minna Troil était devant lui. Malgré la pâleur de son visage, malgré sa chevelure en désordre, son regard était ferme et tranquille, et sa physionomie avait son expression habituelle de mélancolie et de fierté. Elle était encore enveloppée de la grande mante qu’elle avait prise en quittant le sloop. La première émotion de Cleveland fut celle de la joie ; la seconde une surprise mêlée d’une sorte de crainte. Il allait s’écrier, il allait se jeter à ses pieds ; mais elle calma ses transports et lui imposa silence en levant un doigt, et en lui disant à voix basse, mais d’un ton d’autorité : – Soyez prudent, – on nous observe, – il y a du monde à la porte ; – on ne m’a laissée entrer qu’avec difficulté. Je n’ose rester long-temps, on pourrait croire… on croirait… Ô Cleveland, j’ai tout hasardé pour vous sauver.

– Pour me sauver ! Hélas ! pauvre Minna, me sauver est impossible. – C’est bien assez pour moi d’avoir pu vous revoir, ne fût-ce que pour vous faire d’éternels adieux.

– Il n’est que trop vrai, Cleveland ; il faut nous dire adieu. Votre destin et vos crimes nous ont séparés pour toujours. – J’ai vu vos compagnons. Ai-je besoin de vous en dire davantage ? Ai-je besoin de vous dire que je sais maintenant ce qu’est un pirate ?

– Vous auriez été en leur pouvoir ! s’écria Cleveland en tressaillant avec une émotion de douleur ; les scélérats auraient-ils osé…

– Non, Cleveland, ils n’ont rien osé. Votre nom a été un talisman dont le pouvoir en a imposé à ces bandits féroces ; et c’est par là que je me suis rappelé les qualités que j’avais crues autrefois appartenir à Cleveland.

– Oui, dit Cleveland avec orgueil, mon nom leur en impose, il leur en imposera au milieu même de leurs plus grands excès. S’ils vous avaient insultée par une seule parole, ils auraient vu… Mais où me laissé-je emporter ? – Je suis prisonnier.

– Vous allez cesser de l’être. Votre sûreté, celle de mon père, tout exige que vous soyez libre à l’instant. J’ai conçu un projet pour vous mettre en liberté, et, en l’exécutant avec hardiesse, il ne peut échouer. – Le jour est tombé. – Enveloppez-vous de cette mante, et vous passerez sans peine au milieu de vos gardes. Je leur ai donné les moyens de se divertir, et ils ne pensent pas à autre chose. Hâtez-vous de vous rendre sur les bords du lac de Stennis ; et cachez-vous jusqu’au point du jour. Alors allumez un feu qui produise beaucoup de fumée, à l’endroit où la terre, s’avançant de chaque côté dans le lac, se divise presque en deux parties au pont de Broisgar. Votre vaisseau, qui n’en est pas bien loin, vous enverra une chaloupe. – N’hésitez pas un instant !

– Mais vous, Minna, si ce projet bizarre réussissait, que deviendriez-vous ?

– Quant à la part que j’aurai prise à votre évasion, la pureté de mes intentions, – oui, leur pureté me justifiera en face du ciel ; et la sûreté de mon père ; dont le destin dépend du vôtre ; sera mon excuse envers les hommes.

Elle lui fit alors en peu de mots l’histoire de leur captivité et des conséquences dont elle avait été suivie. Cleveland leva les yeux et les mains vers le ciel pour lui rendre des actions de grâce de ce qu’il n’avait pas permis que les deux sœurs fussent insultées par ses compagnons, et il ajouta à la hâte : – Oui, Minna, vous avez raison ; il faut tout risquer pour tenter de fuir ; la sûreté de votre père l’exige. Nous allons donc nous séparer, mais j’espère que ce ne sera pas pour toujours.

– Pour toujours ! répéta une voix qui semblait sortir du fond des sépulcres.

Ils tressaillirent, jetèrent les yeux autour d’eux, et se regardèrent ensuite l’un l’autre. Ils auraient pu croire que les échos des voûtes avaient répété les dernières paroles de Cleveland ; mais le ton d’emphase avec lequel ces deux mots avaient été prononcés ne permettait pas cette supposition.

– Oui, pour toujours, dit Norna de Fitful-Head, qui s’avança de derrière un des piliers massifs de cette cathédrale. – Le pied sanglant et la main sanglante se sont rencontrés ici. – Il est heureux pour tous deux que la blessure d’où ce sang a coulé se soit fermée, – surtout pour celui qui l’a versé. – Oui, vous vous êtes rencontrés ici, et c’est pour la dernière fois.

– Non, dit Cleveland qui semblait se disposer à prendre la main de Minna ; tant que je vivrai, notre séparation ne peut être prononcée que par elle.

– Renoncez à cette vaine folie, dit Norna en se plaçant entre eux. Ne nourrissez pas l’espérance inutile de vous revoir un jour. – C’est ici que vous vous séparez, et c’est pour toujours. – Le faucon ne prend pas la colombe pour compagne. – Le crime ne peut s’allier à l’innocence. – Minna Troil, vous voyez pour la dernière fois cet homme audacieux et criminel. – Cleveland, vous voyez pour la dernière fois Minna Troil.

– Et vous imaginez-vous, s’écria Cleveland avec l’accent de l’indignation, que ce ton d’oracle m’en impose ? Croyez-vous que je sois du nombre de ces insensés qui voient dans votre prétendue puissance autre chose que de la fourberie ?

– Silence, Cleveland, silence ! dit Minna, dont la crainte, mêlée d’un respect religieux que lui inspirait Norna, était encore augmentée en ce moment par son apparition soudaine – Prenez bien garde ! Elle est puissante ! – Elle n’est que trop puissante ! – Et vous, Norna, songez que de la sûreté de Cleveland dépend celle de mon père.

– Il est heureux pour Cleveland que je m’en sois souvenue, répliqua la pythonisse, et que, pour l’amour de Magnus, je sois ici pour les sauver tous deux. – Quel projet ridicule que celui de vouloir faire passer pour une jeune fille un homme de cette taille ! Quel en aurait été le résultat ? des chaînes et des verrous. – C’est moi qui le sauverai. C’est moi qui le placerai en sûreté à bord de son navire. Mais qu’il renonce à jamais à ces parages ! Qu’il porte dans d’autres contrées la terreur de son pavillon noir et de son nom plus noir encore ! Si le soleil se lève deux fois et le trouve encore à l’ancre, que son sang retombe sur sa tête ! – Oui, regardez-vous encore une fois ; c’est le dernier regard que je permets à l’affection de deux faibles créatures ; et dites, si vous avez la force de le dire : – Adieu, pour toujours !

– Obéissez-lui, s’écria Minna ; point de remontrances ; obéissez-lui.

Cleveland lui saisit la main, la baisa avec ardeur, et lui dit d’une voix si basse qu’elle seule put l’entendre : Minna ; mais non pas pour toujours !

– Maintenant, jeune fille, dit Norna, retirez-vous, et laissez à la Reim-Kennar le soin du reste.

– Un mot encore, et je vous obéis, répondit Minna. Dites-moi si je vous ai bien comprise. Mordaunt Mertoun est-il vivant ? N’est-il plus on danger ?

– Il vit, il est en sûreté, répondit Norna, sans quoi malheur à la main qui a répandu son sang !

Minna regagna à pas lents la porte de la cathédrale, et se retourna plusieurs fois pour regarder Norna et Cleveland. – Elle les vit se mettre en marche. Cleveland suivait la pythonisse, qui s’avançait avec une démarche solennelle vers le fond d’une des ailes de l’église. Quand elle se retourna pour la troisième fois, il n’était plus possible de les apercevoir. Elle chercha à recouvrer son sang-froid, et s’approcha de la porte située vers l’orient, par où elle était entrée. Elle s’y arrêta un instant, et entendit un des gardes qui étaient en dehors prononcer ces paroles :

– Cette jeune fille des îles Shetland reste bien long-temps avec ce coquin de pirate. J’espère qu’il n’est question entre eux que de la rançon du père.

– Ah ! ah ! répondit un autre, les jeunes filles ont plus de pitié pour un beau jeune homme, tout pirate qu’il est, que pour un vieux bourgeois qui va mourir dans son lit.

Ici leur conversation fut interrompue par l’arrivée de celle dont ils parlaient ; et, comme s’ils se fussent sentis pris sur le fait, ils ôtèrent leur chapeau, saluèrent d’un air gaucher, et parurent un peu confus.

Minna retourna à la maison où elle logeait, fort affectée, mais après tout satisfaite du résultat de son expédition, qui semblait mettre son père hors de danger, lui garantir l’évasion de Cleveland, et l’assurer que Mordaunt vivait encore. Elle se hâta de faire part de ces nouvelles à Brenda, qui se joignit à elle pour rendre grâce au ciel, et qui se laissa presque persuader de croire elle-même au pouvoir surnaturel de Norna, tant elle était ravie de l’usage qu’elle venait d’en faire.

Elles passèrent quelque temps à se féliciter mutuellement, et l’espérance leur arracha encore des larmes ; car elle n’était pas sans mélange de crainte, lorsqu’à une heure assez avancée, elles furent interrompues par Claude Halcro, qui, d’un air d’importance mêlée de crainte, venait les informer que le prisonnier Cleveland avait disparu de la cathédrale, où on lui avait laissé la liberté de se promener, et que le prevôt, ayant été prévenu que Minna avait favorisé son évasion, était en route pour venir l’interroger sur cet évènement.

Quand le magistrat fut arrivé, Minna ne lui cacha point le désir qu’elle avait que Cleveland s’échappât, attendu qu’elle ne voyait aucun autre moyen pour sauver son père des dangers qui le menaçaient ; mais elle nia positivement qu’elle eût le moins du monde facilité sa fuite, et elle déclara qu’elle avait laissé Cleveland dans la cathédrale, il y avait plus de deux heures, avec une autre personne dont elle ne se croyait pas obligée de lui dire le nom.

– Cela n’est pas nécessaire, miss Minna Troil, répondit le prevôt Torf ; car, quoiqu’on n’ait vu entrer ce soir que vous et Cleveland dans l’église de Saint-Magnus, nous n’ignorons pas que votre cousine, la vieille Ulla Troil, que nous autres Shetlandais appelez Norna de Fitful-Head, a croisé dans nos parages par terre, par mer, et peut-être à travers les airs, à cheval, en barque ou sur un manche à balai. On a vu aussi son Drow muet, aller, venir, et espionner de côté et d’autre tout ce qui se passait ; et c’est un excellent espion, car il entend tout, et ne dit rien, si ce n’est à sa maîtresse. Nous savons en outre qu’elle peut entrer dans l’église quand toutes les portes en sont fermées, car on l’y a vue plus d’une fois, Dieu nous sauve, du malin esprit ! Ainsi, sans vous en demander davantage, je conclus que c’est la vieille Ulla que vous avez laissée dans l’église avec ce garnement, et en ce cas, les attrape qui pourra. Cependant, miss Minna, je ne puis m’empêcher de dire que vous autres Shetlandais, vous semblez oublier l’Évangile aussi bien que les lois humaines, quand vous avez recours à la sorcellerie pour tirer d’une prison des coupables légalement détenus ; et le moins que vous puissiez faire, votre cousine, votre père et vous, c’est d’employer toute votre influence sur ce mécréant pour l’engager à s’éloigner d’ici le plus tôt possible, sans nuire à notre ville ni à notre commerce. En ce cas, il n’y aura pas grand mal à tout ce qui s’est passé, car Dieu sait que je ne désirais pas la mort de ce pauvre diable, pourvu qu’on n’eût rien à me reprocher à son sujet ; et j’étais encore bien plus éloigné de souhaiter que son emprisonnement pût avoir des suites fâcheuses pour le digne Magnus Troil de Burgh-Westra.

– Je vois où votre soulier vous blesse, M. le prevôt dit Claude Halcro ; je puis vous assurer, pour mon ami Magnus Troil et pour moi-même, que nous dirons et ferons tout au monde pour engager ce Cleveland à s’éloigner de nos côtes sur-le-champ.

– Et je suis si convaincue, ajouta Minna, que ce que vous désirez à cet égard est ce qui convient le mieux à toutes les parties, que ma sœur et moi nous partirons demain matin de bonne heure pour le château de Stennis, si M. Halcro veut bien nous y escorter, pour y recevoir mon père à son débarquement, afin de l’informer de ce que vous souhaitez et de l’engager d’employer tout le crédit qu’il peut avoir sur cet infortuné pour obtenir de lui qu’il quitte le pays.

Le prevôt Torf la regarda d’un air de surprise. – Il n’y a pas beaucoup de jeunes filles, dit-il, qui voudraient faire huit milles pour se rapprocher d’une bande de pirates.

– Nous ne courons aucun risque, dit Claude Halcro : le château de Stennis est bien fortifié, et mon cousin, à qui il appartient, ne manque ni d’hommes ni d’armes pour le défendre. Ces jeunes demoiselles y seront aussi en sûreté que dans la ville de Kirkwall, et il peut résulter beaucoup de bien d’une prompte entrevue entre Magnus Troil et ses filles. Relativement à vous, mon bon et ancien ami, je suis charmé de voir, comme le dit le glorieux John,

En cette occasion, après quelque débat,

Que l’homme ait à la fin vaincu le magistrat.

Le prevôt sourit, fit un signe de tête, et indiqua, autant qu’il crut pouvoir le faire décemment, combien il s’estimerait heureux si la Favorite de la Fortune, emmenant son équipage de bandits, quittait les îles Orcades sans qu’on en vînt à des actes de violence de part ni d’autre. Il ne pouvait, ajouta-t-il, donner aucune autorisation pour qu’on fournît des provisions à ce navire ; mais il était sûr que, de manière ou d’autre, il pourrait s’en procurer à Stromness.

Le pacifique magistrat prit alors congé d’Halcro et des deux sœurs. Celles-ci se proposaient de se rendre le lendemain matin au château de Stennis, situé sur les bords du lac d’eau salée qui porte le même nom, et qui est à environ quatre milles de la rade de Stromness, où la Favorite était à l’ancre.

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