« Du diable si c’est un puritain, ou autre chose
« qu’un homme qui se conforme aux temps et aux
« circonstances. »
SHAKESPEARE.
C’était à l’approche du soir ; Henry Morton aperçut une vieille femme qui, enveloppée de son plaid de tartan, s’avançait vers la maison de Milnor avec un garçon vigoureux, à l’air stupide et niais, vêtu de gros drap gris, sur lequel elle s’appuyait. La vieille Mause fit la révérence ; mais ce fut Cuddy qui porta la parole. Il avait préalablement stipulé qu’il en agirait à sa guise ; car tout en reconnaissant son infériorité d’esprit, et quoiqu’il se soumît généralement aux inspirations de sa mère, cependant il l’avait fait convenir que sa petite dose de bon sens les mènerait plus loin dans les choses de ce monde que toute l’éloquence de la vieille, qui parlait comme un ministre. Il entra donc en matière en ces termes :
– Voici un beau temps pour les seigles, M. Henry ; le parc de l’ouest aura bonne récolte cette année.
– Je l’espère, Cuddy. Mais qu’est-ce qui vous conduit si tard ici avec votre mère, car je crois que c’est votre mère qui est avec vous ?
– Oui, M. Henry ; mais c’est ce qui fait trotter les vieilles femmes, la nécessité. Nous cherchons du service.
– Du service, Cuddy, à cette époque de l’année ! et par quel hasard ?
La vieille Mause ne put se contenir plus long-temps, et, fière de souffrir pour la bonne cause, elle dit avec un air d’humilité et de componction :
– Il a plu au Seigneur, M. Morton, de nous envoyer une tribulation.
– Les femmes ont le diable au corps, dit tout bas Cuddy à sa mère ; est-ce que vous voulez nous faire fermer toutes les portes à trente milles à la ronde ? Et puis, s’adressant à Morton : – Ma mère est vieille, monsieur, dit-il, elle s’est oubliée un moment en parlant à milady, qui n’aime pas à être contrariée, et personne n’aime à l’être quand on peut l’empêcher, surtout par ses gens ; M. Harrison l’intendant et M. Gudyil le sommelier ne sont pas bien disposés pour nous ; il ne fait pas bon d’être à Rome et de se quereller avec le pape ; nous sommes donc partis de peur de pis, et voici un petit billet que j’ai à vous remettre de la part de quelqu’un de votre connaissance, qui vous en dira davantage.
Morton prit la lettre, et y lut ces mots en rougissant de joie et de surprise : « – Si vous pouvez être utile à ces pauvres gens, vous obligerez E. B. »
– Et en quoi puis-je vous servir, Cuddy ? que désirez-vous ? dit Morton après s’être remis de son émotion.
– De l’ouvrage et du pain, M. Henry, car j’ai bon appétit, ainsi que ma mère, quoiqu’elle soit vieille. Je sais que votre oncle a besoin d’un laboureur ; s’il veut nous prendre à son service, j’ai de bons bras, je ne demande que la table et le couvert pour deux ; quant à mes gages, le laird les fixera comme il voudra.
Morton branla la tête. – La table et le logis, Cuddy, je crois pouvoir vous en répondre ; mais quant aux gages, ce sera un chapitre bien plus difficile.
– J’en cours la chance, M. Henry, plutôt que d’aller à Hamilton ou plus loin.
– Hé bien ! entrez dans la cuisine, et je vais voir ce que je pourrai faire pour vous.
La négociation n’était pas sans difficultés. Il fallait commencer par gagner la femme de charge, qui fit d’abord mille objections, suivant sa coutume, pour avoir le plaisir de se faire prier. Mais quand elle eut cédé, il fut bien moins difficile de décider M. Milnor à prendre un domestique qui se contenterait des gages qu’il voudrait bien lui donner. On désigna une masure voisine pour servir d’habitation à Cuddy et à sa mère, et on leur annonça qu’ils seraient nourris de la cuisine commune en attendant qu’ils eussent complété leur établissement. Quant à Morton, il employa une bonne partie du peu d’argent qu’il avait, à faire à Cuddy le cadeau connu en Écosse sous le nom d’arles, qui lui prouva tout le cas qu’il faisait de la lettre de recommandation qu’il lui avait remise. – Nous voilà donc encore une fois établis, dit alors Cuddy à sa mère, et pour cette fois j’espère que vous ne nous ferez de querelle avec personne, puisque nous sommes chez des gens de votre croyance.
– De ma croyance, mon fils ! malheur à votre aveuglement et au leur ! Ô Cuddy ! ils sont dans la cour des gentils, et n’iront jamais plus loin, j’en ai bien peur. Ils ne valent guère mieux que les prélatistes. N’ont-ils pas pour ministre cet aveugle mondain, Peter Poundtext, jadis saint prédicateur de l’Évangile, et qui aujourd’hui, devenu pasteur apostat pour l’amour d’un vil salaire, a déserté le vrai sentier pour s’égarer en réclamant la tolérance ? Ô mon fils ! si vous aviez profité des doctrines évangéliques que vous entendîtes dans le vallon de Bengonnar, de la bouche de Richard Rumbleberry, ce jeune martyr qui a souffert pour la foi à Grass-Market, avant la Chandeleur ! Ne vous disait-il pas que l’érastianisme valait aussi peu que le prélatisme, et la tolérance que l’érastianisme ?
– A-t-on jamais entendu pareille chose ? s’écria Cuddy hors de lui. Vous avez donc juré de nous faire encore chasser ? Eh bien ! ma mère, je n’ai plus qu’un mot à vous dire : si vous tenez encore une fois un pareil jargon, devant quelqu’un s’entend, parce que quand nous sommes seuls cela m’est égal, il ne fait que m’endormir ; mais si vous recommencez devant le monde, je me fais soldat, et je deviens sergent ou capitaine un jour, vous laissant aller à tous les diables avec Rumbleberry. Qu’ai-je gagné à sa prédication ? Sans les remèdes de lady Marguerite je serais encore malade du rhumatisme que j’attrapai en l’écoutant quatre heures de suite dans les marécages. Si milady avait su d’où me venait le mal, elle n’eût pas été si empressée de me guérir !
Mause gémit sur la dureté de cœur et l’impénitence de son fils Cuddy ; mais elle n’osa pas continuer la discussion : elle se rappelait le caractère de feu son mari, dont Cuddy était le portrait vivant, docile en général, et reconnaissant son intelligence supérieure, mais qui, par momens, lorsqu’il était poussé à bout, manifestait une obstination indomptable. Craignant donc qu’il n’exécutât sa menace, elle résolut de mettre un frein à sa langue ; elle souffrit même que Poundtext fût loué en sa présence, et n’exprima son opposition que par des soupirs profonds, qui pouvaient passer pour le souvenir des émotions qu’avaient produites en elle les passages pathétiques de ses homélies. Aurait-elle long-temps imposé silence à ses vrais sentimens ? ce serait difficile à décider. Un incident imprévu vint la délivrer de cette gêne.
Le laird de Milnor conservait avec soin tous les anciens usages écossais qui s’accordaient avec son économie. Il réunissait donc à sa table, comme c’était la coutume en Écosse cinquante ans auparavant, tous les domestiques de sa maison ; ils prenaient place au bout inférieur de la table, et partageaient le dîner de leur maître.
Le lendemain de l’arrivée de Cuddy, l’heure du dîner ayant sonné, le vieux Robin, qui était sommelier, valet de chambre, cocher, laquais, et que n’était-il pas dans la maison de Milnor ? plaça sur la table une immense jarre remplie d’eau chaude épaissie avec un peu de gruau d’avoine, renforcée de quelques choux, et où nageaient quelques morceaux de mouton maigre ; un grand panier de pain fait avec de l’orge et des pois, et une immense pyramide de pommes de terre flanquaient ce premier plat, qui composait tout le premier service. Un saumon bouilli lui succéda ; mais il ne faut pas regarder ce poisson comme un objet de luxe : il était si commun à cette saison de l’année dans les rivières d’Écosse, qu’il ne coûtait que la peine de le pêcher ; et certains domestiques, en entrant dans une maison, mettaient pour condition qu’on ne leur en ferait pas manger plus de cinq fois par semaine. Un énorme kebbock, fromage de lait de vache et de chèvre, et un pot de beurre salé complétaient l’ordinaire, qui était arrosé de petite bière brassée à la maison. Tous les domestiques pouvaient se régaler à discrétion de cette bonne chère, excepté cependant du mouton, réservé pour les chefs de la famille, en y comprenant mistress Wilson. Pour leur usage particulier, ils avaient une mesure de bière qui méritait peut-être un peu plus que la bière commune le titre d’ale qu’on lui donnait.
Le vieux laird lui-même présidait au haut bout de la table, ayant à sa droite son neveu et la femme de charge favorite à sa gauche. À une distance respectueuse et en dessous de la salière, limite obligée, étaient assis d’abord le vieux et maigre Robin à l’air affamé, courbé par un ancien rhumatisme, puis une sale servante, endurcie au service par l’exigence journalière du laird et de mistress Wilson, un garçon de ferme, un vacher ; Cuddy le nouveau venu et sa mère complétaient la table.
Les autres cultivateurs attachés au domaine, habitant leurs propres chaumières, ne faisaient pas meilleure chère, sans doute ; mais trop heureux de contenter leur appétit sans être surveillés par les yeux gris du vieux Milnor, qui semblaient suivre chaque bouchée qu’avalaient ses commensaux, et calculer avec inquiétude la quantité de comestibles dont se chargeait l’estomac de chacun. Cet examen ne fut nullement favorable à Cuddy, qui dépêchait en silence, et avec une célérité incroyable, tout ce dont il remplissait son assiette chaque fois qu’elle se trouvait vide. Le laird jetait de temps en temps un regard d’indignation sur son neveu, qui par son refus de conduire le labour avait rendu ce nouveau venu nécessaire, et qui avait introduit lui-même chez lui ce vorace cormoran.
– Te donner des gages, glouton ! se disait Milnor à lui-même ; tu mangeras en une semaine plus que tu ne pourras gagner en un mois.
Ces réflexions désagréables furent interrompues par le bruit du marteau. On n’attendait aucune visite à une pareille heure, et les troubles qui régnaient dans le pays inspirèrent quelque appréhension. Mistress Winston courut faire une reconnaissance, et ayant regardé par une petite ouverture pratiquée à la porte, suivant l’usagé des maisons d’Écosse, elle revint tout effrayée, levant les bras au ciel, et s’écriant : – Les habits rouges ! les habits rouges !
– Robin, – laboureur… comment vous nomme-t-on, garçon de ferme, neveu Henry, ouvrez vite, voyez ce qu’ils veulent. Parlez-leur poliment. Que le ciel nous préserve ! Que viennent-ils faire ici ? Tout en parlant, Milnor mettait dans sa poche les trois cuillères d’argent qui se trouvaient sur la table.
Pendant qu’on faisait entrer les soldats, dont les juremens annonçaient d’avance l’humeur qu’ils éprouvaient d’avoir attendu à la porte, Cuddy dit tout bas à sa mère : – Ah ça, ma mère, il y a long-temps que vous me rendez sourd à force de parler, tâchez aujourd’hui d’être muette ; quoique vous soyez ma mère, je ne me soucie pas que les sermons d’une vieille femme me fassent mettre autour du cou un collier qui le serrerait un peu trop.
– Je ne demande pas mieux, mon fils, dit la vieille Mause ; mais songez bien que ceux qui renient la parole de Dieu, la parole les reniera…
Elle fut interrompue par l’apparition de quatre soldats du régiment des gardes, commandés par Bothwell.
Ils entrèrent en faisant un bruit terrible avec les éperons de leurs larges bottes et leurs longs sabres traînans. Milnor et sa femme de charge tremblèrent, connaissant bien le système de pillage et d’exaction qu’on suivait dans ces visites domiciliaires. Henry Morton n’était pas beaucoup plus tranquille, parce qu’il sentait intérieurement qu’il était en contravention aux lois pour avoir donné retraite à Balfour de Burley ; la veuve Mause Headrigg était dans un étrange embarras, hésitant entre la crainte de compromettre les jours de son fils, et son zèle enthousiaste, qui lui reprochait de consentir même tacitement à renier sa religion ; les autres domestiques tremblaient aussi sans trop savoir pourquoi. Cuddy seul, avec cet air d’indifférence et de stupidité que personne au monde ne peut mieux affecter au besoin qu’un paysan écossais, continuait à avaler de larges cuillerées de bouillon ; d’autant mieux qu’en ce moment de trouble il avait accaparé le large vase qui le contenait, afin de s’en servir une triple portion.
– Messieurs, dit Milnwood en saluant humblement le chef de la troupe, que désirez-vous de moi ?
– Nous venons de la part du roi, dit Bothwell ; et pourquoi diable nous a-t-on fait attendre si long-temps à la porte ?
– Nous étions à dîner, dit Milnor, et notre usage dans les campagnes est de fermer la porte pendant ce temps. Certainement, messieurs, si j’avais su que des serviteurs de notre bon roi se présentaient chez moi, je me serais empressé… Mais, messieurs, peut-on vous offrir un verre d’ale…, ou d’eau-de-vie…, de vin des Canaries…, de Bordeaux ? Et il mettait entre chacune de ses offres le même intervalle qu’un adjudicataire entre chacune de ses enchères sur le lot qu’il désire.
– Du bordeaux pour moi, dit l’un des soldats. – J’aime mieux l’ale, dit un autre, pourvu que ce soit le vrai jus de John Barley-Corn.
– On n’en brassa jamais de meilleure, dit Milnor, et j’ai bien du regret de n’en pouvoir dire autant du vin : il est faible et froid.
– L’eau-de-vie y remédiera, dit un troisième ; un verre d’eau-de-vie après trois verres de vin est parfait pour prévenir les aigreurs d’estomac.
– Eau-de-vie, ale, vins, canaries, bordeaux, nous goûterons de tout, et nous choisirons ensuite ce qui sera le meilleur, dit Bothwell ; et quand le plus endiablé des whigs l’aurait dit, je soutiendrais que c’est parler sagement.
Milnor tira deux grosses clefs de sa poche en soupirant, et l’on voyait, à la contraction de ses muscles, tout le regret qu’il éprouvait en les donnant à la femme de charge.
– La gouvernante, dit Bothwell en s’asseyant à table, n’est ni assez jeune ni assez jolie pour qu’on pense à la suivre à la cave, et du diable s’il y en a une qu’on puisse envoyer à sa place. Mais qu’est-ce que cela ? dit-il en prenant une fourchette pour pêcher un morceau de mouton qui nageait encore dans le brouet. C’est de la cuisine du diable, dit-il après y avoir goûté, il faut des dents de fer pour y mordre.
– Je voudrais avoir quelque chose de meilleur à vous offrir, dit Milnor alarmé de ces paroles de mécontentement.
– Non, non, dit Bothwell, je n’ai pas le temps de m’en occuper, procédons à notre affaire. – M. Morton, est-ce du ministre presbytérien Poundtext que vous suivez les instructions ?
M. Morton se hâta de répondre avec une apologie : – Oui, parce qu’il a obtenu de Sa Majesté et du conseil privé, en se soumettant aux règlemens, l’autorisation de continuer ses fonctions, car je ne voudrais rien faire qui fût contraire aux lois. Je n’ai aucune objection contre l’établissement d’un épiscopat modéré, si ce n’est que je suis un simple campagnard, que nos ministres sont des gens plus simples, et que je puis suivre plus facilement leurs doctrines ; puis, sauf votre respect, monsieur, le culte des presbytériens est plus économique pour le pays.
– Bon ! bon ! dit Bothwell, ils sont autorisés : tout est dit ; pour ma part, si c’était moi qui faisais la loi, jamais un chien tondu de toute la meute n’aboierait dans une chaire d’Écosse. Mais je suis fait pour obéir. Ah ! voici la liqueur. – Servez, ma bonne vieille.
Bothwell décanta dans une grande tasse de bois le quart d’une bouteille de vin de Bordeaux, et l’ayant goûté : – Vous êtes injuste envers votre vin, mon bon ami, dit-il à M. Milnor, il vaut mieux que votre eau-de-vie, quoique l’eau-de-vie soit bonne aussi ; voulez-vous me faire raison à la santé du roi ?
– Avec plaisir, dit Milnor ; mais ce sera avec de l’ale, car je ne bois jamais de bordeaux, et je n’en ai un peu que pour pouvoir en offrir à quelques honorables amis.
– Comme moi, je suppose, dit Bothwell ; et passant la bouteille à Henry : Hé bien ! jeune homme, lui dit-il, me ferez-vous raison à la santé du roi ?
Henry remplit son verre modérément, sans faire attention aux coups de coude de son oncle, qui lui faisait signe de s’en tenir à la bière comme lui.
– Tout le monde a-t-il bu cette santé ? dit Bothwell. Qu’est-ce que c’est que cette vieille femme-là ? donnez-lui un verre d’eau-de-vie, elle boira aussi à la santé du roi, pardieu !
– N’en déplaise à Votre Honneur, dit Cuddy, c’est ma mère, et elle est sourde comme Corra-Linn. Mais si vous le voulez, je boirai pour elle à la santé du roi autant de verres d’eau-de-vie qu’il vous plaira.
– Sur mon âme, jura Bothwell, vous m’avez tout l’air d’un homme qui aime le brandevin. – Sers-toi ! allons ; hé bien, sers-toi, mon camarade, point de gêne ; liberté entière partout où je suis. Tom, verse rasade à cette fille, quoique ce ne soit qu’une sale guenipe. – Allons, une seconde santé, celle de notre brave commandant, le colonel Grahame de Claverhouse. Mais que diable cette vieille femme a-t-elle à gémir ? vit-on jamais une figure plus whig ? – Renoncez-vous au covenant, bonne femme ?
– Quel covenant voulez-vous dire ? répondit Cuddy en prévenant la réponse de sa mère ; est-ce le covenant des œuvres, ou celui de la grâce ?
– Tous les covenans du monde, dit le soldat.
– Ma mère, cria Cuddy affectant de parler à une sourde, on vous demande si vous renoncez au covenant des œuvres ?
– De tout mon cœur, répondit Mause, et puissent mes pas être préservés du piége qu’il cache.
– Allons, dit Bothwell, la vieille a répondu plus franchement que je n’aurais cru. Buvons encore un coup, et procédons à notre affaire. – Vous avez sans doute tous entendu parler, je suppose, du meurtre de l’archevêque de Saint-André, tué par dix ou onze fanatiques armés ?
Chacun se regardait en silence ; enfin Milnor répondit qu’il avait entendu dire quelque chose de ce malheur, mais qu’il doutait que ce bruit fût véritable.
– En voici la relation officielle, dit Bothwell en lui donnant un papier imprimé ; maintenant je vous demande ce que vous pensez de cette action.
– Ce que j’en pense, monsieur ? dit Milnor en bégayant ; mais… j’en pense… ce que le conseil privé a cru devoir en penser.
– Je vous demande votre opinion personnelle, dit Bothwell en élevant la voix.
Milnor parcourut des yeux le papier, pour y emprunter les expressions les plus fortes de dénonciation, qui s’y trouvaient heureusement en italique, ce qui l’aida beaucoup : – Je pense, s’écria-t-il, que c’est un meurtre détestable, une abomination, un parricide tramé par l’enfer, une honte pour le royaume.
– Bien dit, brave homme, bien dit ! à votre santé, et à la propagation des bons principes ! vous me devez le coup de remerciement pour vous les avoir appris. Nous le boirons ensemble avec votre propre vin des Canaries, votre bière pèse sur un estomac loyal ! – À votre tour, jeune homme, que pensez-vous de cet événement ?
– Je ne trouverais aucune difficulté à vous répondre, lui dit Henry, si je savais de quel droit vous m’interrogez.
– Que le Seigneur nous protège ! s’écria mistress Wilson ; parler ainsi à un militaire, quand chacun sait qu’ils sont les maîtres dans tout le pays, maîtres des hommes et des femmes, des gens et des bêtes !
Le vieillard, non moins effrayé de l’audace de son neveu, et craignant les suites qu’elle pouvait avoir pour lui-même, s’écria sur-le-champ : – Taisez-vous, monsieur, ou répondez sagement ! Oseriez-vous manquer de respect pour l’autorité du roi, en la personne d’un brigadier de ses gardes ?
– Taisez-vous tous, s’écria Bothwell en frappant fièrement sur la table, silence ! Vous me demandez, dit-il à Henry, de quel droit je vous interroge ? ma cocarde et mon sabre doivent vous répondre, c’est un gage de ma commission, comme jamais le vieux Noll n’en donna à ses Têtes-Rondes, et si vous voulez en savoir davantage, voyez l’acte du conseil qui ordonne que tout soldat et tout officier de Sa Majesté sont chargés de rechercher, d’interroger et d’arrêter toutes personnes suspectes. Ainsi donc, je vous demande encore une fois ce que vous pensez de la mort de l’archevêque de Saint-André. C’est une pierre de touche que nous avons trouvée pour savoir de quel métal sont les personnes que nous interrogeons.
Henry avait eu le temps de réfléchir qu’en résistant au pouvoir arbitraire confié à de pareilles mains, c’était s’exposer à un danger inutile et risquer d’y entraîner son oncle : il n’éprouvait d’ailleurs aucune répugnance à témoigner l’horreur que lui inspirait un assassinat. Il répondit donc avec sang-froid : – Je n’hésite point à déclarer que les auteurs de ce meurtre ont commis, à mon avis, une action insensée et criminelle ; et qu’ils sont d’autant plus coupables que ce forfait servira de prétexte pour redoubler les rigueurs exercées contre ceux qui en sont innocens, et qui sont aussi éloignés de l’approuver que je le suis moi-même.
Tandis qu’Henry parlait ainsi, Bothwell l’examinait avec attention, et cherchait à se rappeler ses traits.
– Je ne me trompe pas, dit-il enfin ; vous êtes, mon bon ami, le capitaine Perroquet ; je vous ai déjà vu, et je vous ai trouvé en compagnie suspecte.
– Je vous ai vu une fois, dit Henry, chez Niel.
– Et avec qui êtes-vous sorti de chez lui, jeune homme ? N’est-ce pas avec Balfour de Burley, le chef des meurtriers de l’archevêque ?
– Cela est vrai ; jamais je n’aurai recours au mensonge. Mais bien loin de savoir qu’il fût un des assassins du primat, j’ignorais même alors qu’un tel crime eût été commis.
– Dieu nous fasse miséricorde ! s’écria Milnor ; je suis perdu, ruiné ! La langue de ce malheureux fera sauter sa tête de ses épaules, et me fera perdre jusqu’à l’habit que j’ai sur le corps.
– Mais vous ne pouviez ignorer que Burley est un rebelle et un traître, qu’il est défendu à tout sujet fidèle du roi d’avoir aucune communication avec lui, de lui donner ni pain, ni eau, ni feu, ni asile ; vous saviez cela, et vous avez contrevenu aux lois.
Henry gardait le silence.
– Où l’avez-vous quitté ? est-ce sur le grand chemin, ou lui avez-vous donné un abri dans cette maison ?
– Dans cette maison ! s’écria M. Milnor : il n’aurait pas été assez hardi pour y introduire un traître.
– Ose-t-il nier qu’il l’ait fait ? dit Bothwell.
– Puisque vous m’en accusez comme d’un crime, répondit Henry, nos lois ne vous permettent pas d’exiger que je dise rien qui tende à m’accuser moi-même.
– Oh ! les terres de Milnor, les belles terres de Milnor, qui sont depuis deux cents ans dans la famille de Morton, s’écria son oncle, les voilà saisies, confisquées, perdues !
– Non, monsieur, dit Henry, je ne souffrirai pas que vous soyez puni pour moi. – Monsieur, dit-il à Bothwell, j’avoue que j’ai donné retraite à cet homme pour une nuit, parce que mon père avait été son ancien camarade ; en cela j’ai agi non seulement à l’insu de mon oncle, mais contre les ordres exprès qu’il a donnés de tout temps. Je crois que si mon aveu suffit pour me convaincre, il doit suffire aussi pour la décharge de mon oncle.
– Jeune homme, dit le soldat d’un ton un peu moins dur, je suis fâché, vous êtes un brave, votre oncle est un bon vieux Troyen qui a plus de soins pour ses hôtes que pour lui-même ; car il se contente de bière, et leur fait boire son vin. Dites-moi donc tout ce que vous savez de ce Burley, ce qu’il a dit en vous quittant, où il allait, où l’on pourrait le trouver maintenant, et je fermerai les yeux, autant que mon devoir me le permettra, sur la part que vous avez à cette affaire. – Vous ne savez peut-être pas que la tête de cet assassin de whig vaut mille marcs d’argent… Si je pouvais lui mettre la main dessus ! Allons, parlez ! où l’avez-vous quitté ?
– Monsieur, dit Morton, vous excuserez ma réponse ; mais les mêmes raisons qui m’ont décidé à lui donner un asile pour une nuit au risque de me compromettre, moi et les miens, m’obligeraient à garder son secret s’il me l’avait confié.
– Ainsi donc vous refusez de me faire une réponse ? dit Bothwell.
– Je n’en ai pas d’autres à vous donner.
– On trouvera peut-être le moyen de vous faire parler en vous mettant une mèche allumée entre chaque doigt.
– Par pitié, monsieur, dit tout bas mistress Wilson à son maître, donnez-leur de l’argent. C’est de l’argent qu’ils veulent. Ils tueront M. Henry, ils vous tueront, ils nous tueront tous.
Milnor soupira, et d’une voix éteinte, comme s’il allait rendre l’âme, il lui dit : – Si… si vingt… oui, si vingt livres pouvaient arranger cette affaire…
– Mon maître, dit Alison au brigadier, vous donnera vingt livres sterling…
– Vingt livres d’Écosse, sotte femme que vous êtes, interrompit son maître, à qui son avarice fit oublier en ce moment sa déférence habituelle pour sa femme de charge.
– Oui, vingt livres sterling, reprit-elle sans l’écouter, si vous voulez avoir la bonté d’excuser ce jeune étourdi. Il est si entêté, que vous le mettriez en pièces sans en arracher une parole : et quel bien cela vous fera-t-il si vous brûlez ses pauvres doigts ?
– Mais, dit Bothwell en hésitant, je ne sais trop que vous dire. Je connais beaucoup de mes camarades qui prendraient l’argent, et qui emmèneraient le jeune homme prisonnier ; mais j’ai une conscience, et si votre maître veut exécuter vos offres, et s’obliger à représenter son neveu, et que toute la maison veuille prêter le serment dutest…
– Nous prêterons tous les sermens que vous voudrez, s’écria Alison : dépêchez-vous, dit-elle tout bas à son maître, allez chercher l’argent, ou ils mettront le feu à la maison.
Le vieux Milnor jeta un regard désespéré sur sa gouvernante, et sortit à pas lents, semblable à une figure mouvante d’horloge, pour faire voir le jour à ses anges prisonniers, cachés dans les ténèbres depuis bien long-temps.
Cependant Bothwell, prenant une attitude imposante, se préparait à faire prêter le serment dont il avait parlé. Il mit à cet acte à peu près la même dignité qu’on retrouve encore aujourd’hui dans les bureaux des douanes de Sa Majesté.
– Quel est votre nom, femme ? – Alison Wilson, monsieur.
– Bien. Vous, Alison Wilson, déclarez, certifiez et jurez solennellement que vous regardez comme illégal pour les sujets du roi, n’importe sous quel prétexte de réforme ou autre, d’entrer dans aucune ligue ou covenant….
Ici la cérémonie fut interrompue par une dispute entre Cuddy et sa mère, qui depuis quelque temps parlaient à demi-voix.
– Paix donc, ma mère, paix donc ! disait Cuddy, les voilà qui entrent en arrangement ; chut ! ils vont être d’accord ensemble.
– Je ne me tairai plus, Cuddy ! reprit Mause ; je veux élever la voix sans rien taire, je confondrai l’homme du péché, l’homme rouge lui-même ; et, par ma voix, M. Henry sera délivré des piéges du chasseur !
– Allons ! dit Cuddy en s’arrachent les cheveux, la voilà qui a une jambe par-dessus la barrière : l’arrête qui peut ! je la vois, derrière un dragon, en chemin pour la Tolbooth, et moi on m’attache, les mains liées, à la queue d’un de leurs chevaux ! La voilà qui a ramassé son sermon, elle va le débiter, nous sommes perdus bêtes et gens.
– Et voilà donc où vous voulez en venir ? s’écria Mause le visage enflammé de colère, en étendant vers Bothwell sa main ridée ; car la seule mention du serment du test l’avait mise hors d’elle-même, en dépit de toute sa prudence et des avis de Cuddy. – Venez-vous donc ici avec vos sermens du test qui sont la mort des âmes, la séduction des saints, la confusion des consciences ? Ce sont là vos piéges, vos filets, vos trappes ! – Mais certes c’est en vain qu’on tend un filet en vue de l’oiseau !
– Oh ! oh ! bonne dame, dit le soldat, voilà un miracle de whig ! la vieille a retrouvé ses oreilles avec sa langue, et je crois qu’elle veut nous rendre sourds à force de crier ! Taisez-vous, vieille idiote, et songez à qui vous parlez.
– À qui je parle ! Ce royaume d’affliction ne vous connaît que trop bien, méchans adhérens des prélats, soutiens d’une cause coupable, oiseaux de proie et fardeau de la terre. Je parle au soutien de la mauvaise cause, à l’oiseau de proie qui se nourrit de nos cadavres, au séducteur du faible, au meurtrier des saints.
– Sur mon âme, dit Bothwell aussi étonné que le serait un chien de chasse qui verrait une perdrix lui sauter aux yeux pour défendre sa couvée, je n’ai de ma vie rien entendu de si beau ! Nous en donnerez-vous encore ?
– Oui, encore, dit Mause après avoir éclairci sa voix par une petite toux préparatoire : – vous êtes des Philistins, des Édomites ; vous êtes des léopards, et des renards, – des loups nocturnes qui rongent l’os jusqu’à la moelle, – des chiens perfides faisant la guerre aux élus, – des taureaux furieux de Basan, – des serpens venimeux, alliés par le nom et le caractère au grand dragon rouge. – Apocalypse, chapitre XII, versets 3 et 4.
Ici la vieille s’arrêta, épuisée plutôt par manque d’haleine que faute de matières.
– Au diable la vieille sorcière ! dit un des dragons : il faut lui mettre un bâillon, et l’emmener au quartier-général.
– Honte à vous, André ! dit Bothwell ; souvenez-vous que la bonne dame appartient au beau sexe et ne fait qu’user des priviléges de sa langue. Mais écoutez-moi, bonne femme, songez bien que tous les taureaux de Basan et tous les dragons rouges ne seraient pas aussi polis que moi, et ne se contenteraient pas de vous confier à la garde du constable ou de vous faire prendre un plongeon, dans un baquet. Cependant il faut que j’emmène ce jeune homme (montrant Henry) au quartier-général. Mon commandant ne me pardonnerait pas de le laisser dans une maison où je trouve tant de fanatisme et de trahison.
– La ! voyez ce que vous avez fait ! dit tout bas Cuddy à a mère : grâce à votre bavardage, voilà les Philistins, comme vous les appelez, qui vont emmener M. Henry !
– Taisez-vous, lâche que vous êtes ! si vous et tous ces autres gloutons qui sont là comme des vaches gonflées de luzerne, vous aviez dans les bras autant de courage que j’en ai dans la langue, on n’emmènerait jamais en captivité ce précieux jeune homme !
Pendant ce dialogue les soldats s’étaient emparés de leur prisonnier, et lui liaient les mains. Milnor rentra en ce moment, et, effrayé des préparatifs qu’il voyait faire, il offrit avec un gémissement mal étouffé une bourse à Bothwell. Le brigadier la reçut d’un air d’indifférence, la pesa dans sa main, la fit sauter en l’air, la reprit ensuite, et remuant la tête : – Il y a de quoi passer maintes joyeuses nuits dans ce nid d’anges jaunes, dit-il ; mais du diable si je me compromets pour cela ! Cette vieille femme a parlé trop haut, et devant trop de témoins : je ne puis plus me dispenser d’emmener votre neveu au quartier-général ; ainsi je ne dois, en conscience, garder de votre argent que ce qui m’est dû comme une civilité.
Alors, ouvrant la bourse, il distribua une pièce d’or à chacun de ses soldats, en prit trois pour lui, et les mit dans sa poche. – Maintenant, ajouta-t-il, je vous donne ma parole d’honneur que votre neveu, le capitaine Perroquet, sera civilement traité pendant la route. Ce doit être une satisfaction pour vous. Quant au reste de l’argent, je vous le rends.
Milnor tendit promptement la main.
– Seulement, continua Bothwell en jouant toujours avec la bourse, je dois vous rappeler que tout maître d’une maison est responsable de la loyauté de ceux qui l’habitent, et mes camarades ne sont pas obligés de garder le silence sur le sermon que vient de prononcer cette vieille puritaine en plaid de tartan ; il pourrait donc se faire que le conseil privé prononçât contre vous une forte amende.
– Mon bon brigadier ! digne capitaine ! s’écria l’avare épouvanté, personne dans ma maison, à ma connaissance, ne voudrait vous offenser.
– Hé bien ! dit Bothwell, vous allez l’entendre elle-même donner son témoignage, comme elle l’appelle. – Retirez-vous, jeune homme, dit-il à Cuddy qui se plaçait devant elle, et laissez parler votre mère ; elle a sûrement eu le temps de recharger ses armes depuis son premier feu…
– Seigneur mon Dieu ! noble monsieur, dit Cuddy, qu’est-ce que la langue d’une vieille femme, pour faire tant de bruit de ce qu’elle peut dire ? Ni mon père ni moi nous n’y avons jamais fait attention.
– Paix, mon garçon, dit Bothwell, prenez garde de gâter votre affaire. Vous m’avez l’air plus malin que vous ne voulez le paraître. Allons, bonne dame, montrez que vous savez rendre un brillant témoignage. Vous voyez que votre maître en doute.
Mause n’avait pas besoin d’être stimulée pour se donner carrière :
– Malheur, s’écria-t-elle, malheur aux complaisans et aux égoïstes charnels qui souillent et perdent leur conscience en consentant aux vexations de l’impie, et en donnant le Mammon de l’iniquité aux fils de Bélial, pour faire leur paix avec eux. C’est une complaisance coupable, une lâche alliance avec l’ennemi. C’est le péché que commit Menaham à la vue du Seigneur, quand il donna mille talens au roi d’Assyrie pour que sa main le secourût, second livre des rois, XVe chapitre, 18e verset ; c’est le crime d’Abab, quand il envoya de l’or à Teglatphalasar : voyez le même livre des rois, verset 8e ; et si Ézéchias lui-même fut regardé comme apostat pour s’être soumis au tribut de Sennachérib, même livre, XVIIIe chapitre, versets 14e et 15e, quel nom méritent les hommes de la génération actuelle, qui paient les impôts et les amendes à d’avides publicains, qui se laissent extorquer par des prêtres mercenaires (dogues muets dormant nuit et jour), et qui offrent des présens à nos oppresseurs ? Ils sont comme ceux qui jettent un sort avec eux, qui préparent une table pour leurs soldats et leur offrent à boire.
– Voilà une belle doctrine pour vous, M. Morton ! s’écria Bothwell : reste à savoir si elle sera du goût du conseil privé. Je crois que nous pourrons en retenir la plus grande partie dans notre mémoire sans avoir besoin de la plume et des tablettes comme vous en portez à vos conventicules. Vous l’avez entendu, André, elle blâme ceux qui paient les impôts au roi.
– Oui pardieu ! et elle a juré que c’était pécher que d’offrir un pot de bière à un soldat ou de l’inviter à se mettre à table, dit André.
– Vous avez entendu, dit Bothwell à Milnor, c’est votre affaire. En même temps il lui présenta la bourse un peu désenflée, avec un air d’indifférence.
Milnor, qui semblait accablé sous le poids du malheur, tendit une seconde fois la main pour la reprendre.
– Êtes-vous fou ? lui dit tout bas mistress Wilson, dites-lui de la garder. Croyez-vous qu’il ait dessein de vous la rendre ? Ayez au moins l’air de la donner.
– Impossible, Alison, impossible ! répondit Milnor dans l’amertume de son cœur, je ne puis dire à ces coquins que je leur donne un argent que j’ai compté tant de fois !
– Il faut donc que je le leur dise, moi, pour éviter de plus grands malheurs. Monsieur, dit-elle à Bothwell, mon maître me charge de vous dire qu’il lui est impossible de reprendre de l’argent qui se trouve en si bonnes mains. Il vous prie de le garder, de traiter son neveu le mieux possible, de faire un rapport favorable de nos dispositions au conseil privé, et de ne pas faire attention aux sots discours d’une vieille misérable qui n’est ici que depuis hier soir, qui va en être chassée, et qui n’y remettra jamais les pieds.
– Oui, oui, c’est bien cela ! dit Cuddy. Je savais bien que dès que votre maudite langue aurait dit trois mots, nous serions encore obligés de nous remettre en voyage.
– Paix ! mon fils, paix ! ne murmurez pas contre nos croix. Remettre le pied ici ! non vraiment : le signe qui doit arrêter l’ange exterminateur n’est pas sur la porte. On y pense au monde, et non à ce qui n’est pas de ce monde. On y plaint un parent, et l’on ne s’y inquiète pas du sort des milliers d’élus qui sont persécutés, ou forcés de se rassembler dans les bois pour y entendre la parole, comme un pain mangé en secret, ou emprisonnés, pendus et torturés par ces fils du démon.
– La voilà encore avec son covenant, mon brigadier, dit un des soldats ; n’emmènerons-nous pas cette vieille ?
– Taisez-vous, pardieu ! lui dit tout bas Bothwell : ne voyez-vous pas qu’elle est bien où elle est, tant qu’il y aura ici un héritier respectable, responsable, et riche en espèces, comme M. Morton de Milnor, qui a le moyen de payer pour les fautes des autres ? Que la vieille s’en aille élever une autre couvée, elle est trop coriace pour être bonne à quelque chose elle-même. Allons, messieurs, une dernière santé avant de partir. À M. Morton de Milnor, à son hospitalité, au plaisir que nous aurons à le revoir ; cela ne sera pas long, s’il garde des fanatiques de cette espèce à son service.
Bothwell ordonna alors à ses soldats de monter à cheval, et s’empara du meilleur que put fournir l’écurie de Milnor, pour son prisonnier. Mistress Wilson, les larmes aux yeux, remit à Henry un petit paquet contenant les choses qui lui étaient indispensables, et lui glissa mystérieusement, dans la main une petite somme d’argent. Bothwell tint religieusement la promesse qu’il avait faite de bien traiter son prisonnier. Il lui fit délier les mains, et ne prit d’autre précaution que de le placer entre deux de ses cavaliers.
Cela fait, la troupe partit gaiement et laissa la maison de Milnor dans un trouble extrême.
Le vieux laird lui-même, accablé de l’aventure de son neveu, et désespéré d’avoir donné en pure perte vingt livres sterling, se jeta dans son grand fauteuil, et ne fit que répéter toute la soirée : – Ruiné de tous côtés, corps et biens ! corps et biens !
Mistress Wilson soulagea son chagrin par le torrent d’invectives qu’elle fit tomber sur Mause et Cuddy en les mettant à la porte.
– Malheur à ta vieille peau, femme ! finit-elle par dire à Mause ; grâce à vous, voilà le plus beau jeune homme de la contrée qu’on emmène en prison !
– Ah ! dit Mause, on voit bien que vous êtes encore dans les liens du péché, puisque vous vous plaignez de voir celui qui vous est cher souffrir pour la cause de CELUI qui vous a tout donné. J’ai fait pour M. Henry ce que je ferais pour mon propre fils ; et si Cuddy était digne de rendre témoignage à Grass-Market…
– Cela viendra, selon toute apparence, dit Alison, à moins que vous ne changiez, lui et vous.
– Non ! continua Mause, les Doegs et les Zyphites m’offriraient en vain le pardon pour me séduire ; point de lâche complaisance ; je persévèrerai à porter témoignage contre le papisme, l’épiscopat, l’antinomianisme, l’érastianisme, le relapsarianisme, et tous les piéges du siècle. Je crierais comme une femme en mal d’enfant contre la fatale tolérance, qui a été une pierre d’achoppement pour les docteurs eux-mêmes. J’élèverais la voix comme un prédicateur éloquent…
– Allons, allons, ma mère, dit Cuddy en l’entraînant, n’ennuyez pas plus long-temps la bonne dame avec votre témoignage : vous avez prêché pour six jours. Vous nous avez d’abord prêché vous et moi hors de notre première maison et de notre jardin, puis de cette nouvelle ville de refuge où nous mettions à peine le pied ; vous avez prêché M. Henry en prison ; vous avez prêché vingt livres hors de la poche du laird, qui ne les a pas lâchées de bon cœur. Attendez encore quelque temps avant de me prêcher à une potence. Allons, venez. Cette maison a eu assez de votre témoignage pour y réfléchir quelque temps.
Ce disant il entraîna Mause, qui le suivit en murmurant entre les dents, témoignage, covenant, impies, tolérance ; et tous deux se mirent en marche sans savoir où ils pourraient trouver un nouvel asile.
– La vieille folle ! s’écria la gouvernante en les voyant partir. Venir porter le désordre et le malheur dans une maison si paisible. Si, par ma place, je n’étais pas une dame de qualité, ou peu s’en faut, je lui aurais appuyé les dix doigts de mes mains sur ses vieilles côtes.