« Si je te proposait de voguer avec toi
« Sur le cristal uni d’une mer sans orage,
« Pour laisser là l’esquif et gagner le rivage
« Quand le souffle des vents inspirerait l’effroi ? »
PRIOR.
Tandis que lady Margaret tenait avec le noble sous-officier de dragons la conférence que nous avons rapportée dans le chapitre précédent, sa petite-fille, qui ne partageait pas son enthousiasme pour tout ce qui appartenait au sang royal, n’avait honoré Bothwell que d’un coup d’œil, et n’avait vu en lui qu’un homme robuste, dont les traits brunis par les intempéries de l’air exprimaient à la fois le mécontentement et l’insouciante gaieté de ces hommes qui cherchent à s’étourdir et à oublier leur orgueil dans la dissipation. Les soldats avaient encore moins attiré son attention ; mais le prisonnier, qui, enveloppé dans son manteau, prenait un soin particulier de cacher sa figure, excitait en elle un intérêt involontaire. Elle pouvait difficilement en détacher ses yeux, et cependant elle se reprochait une curiosité qui semblait évidemment faire de la peine à celui qui en était l’objet.
– Je voudrais savoir qui est ce pauvre malheureux, dit-elle à Jenny Dennison, suivante qui était spécialement à son service.
– Je pensais la même chose, miss Édith, mais ce ne peut être Cuddy Headrigg, qui est plus grand et plus robuste.
– Cependant, continua miss Bellenden, c’est peut-être quelque voisin pour lequel nous pourrions avoir quelque motif de nous intéresser.
– Je puis bientôt savoir qui il est, une fois que les soldats seront établis au château ; car j’en connais un très bien, le plus jeune et le mieux fait.
– Je crois que vous connaissez tous les fainéans du canton, répondit sa maîtresse.
– Non, miss Édith, je ne suis pas si prompte à faire des connaissances. Certes, on ne peut pas s’empêcher de connaître de vue ceux qui ne cessent de vous regarder à l’église ou au marché ; mais je parle à un très petit nombre de jeunes gens, à moins qu’ils ne soient de la maison, ou les trois Steinsons, et Tom Rand, et le jeune meunier, et les cinq Howison, et le Long Tom Gilly, et…
– Je vous en prie, finissez cette liste de vos exceptions, qui menace d’être longue, et dites-moi comment vous avez connu ce jeune soldat.
– Mon Dieu, miss Édith, c’est Tom Holliday, le soldat qui fut blessé à deux pas d’ici par les gens du conventicule d’Outer-Side-Moor, et qui a passé plus d’un mois au château. Ah ! je peux lui demander tout ce que je voudrai, je suis bien sûre que Tom ne me refusera pas.
– Tâchez donc de trouver l’occasion de lui demander le nom du prisonnier, et venez me rejoindre dans ma chambre.
Jenny s’acquitta de sa commission, et ne tarda pas à rejoindre sa maîtresse avec un air qui annonçait la surprise, la consternation, et un vif intérêt pour le prisonnier.
– Eh bien, Jenny ! dit Édith, pourquoi cet air effrayé ? serait-ce véritablement ce pauvre Cuddy ?
– Cuddy ! répondit la fidèle femme de chambre, qui n’ignorait pas combien elle allait causer de chagrin à sa maîtresse ; non, non, miss Édith, ce n’est pas Cuddy ! mais qui l’aurait jamais cru ? c’est le jeune Milnor lui-même.
– Le jeune Milnor ! s’écria Édith en pâlissant à son tour, cela est impossible ! absolument impossible ! son oncle va entendre le service d’un ministre toléré par la loi, et le jeune Milnor lui-même n’a jamais pris part à ces malheureuses dissensions. Il est bien certainement innocent, à moins qu’il n’ait réclamé contre quelque injustice.
– Ce n’est pas dans un temps comme celui-ci, miss Édith, qu’il s’agit de savoir ce qui est justice ou injustice. Il serait plus innocent que l’enfant nouveau-né, qu’on trouverait le moyen de le faire paraître coupable, si on le voulait. Mais Tom Holliday m’a dit qu’il y va même de sa vie, car il a recélé un de ces hommes du comté de Fife qui ont tué le vieux archevêque.
– Il y va de sa vie ! s’écria miss Bellenden pouvant à peine respirer : il faut que je le voie, que je lui parle… On ne lui fera, on ne peut lui faire perdre la vie !
– Ah ! ma chère miss, pensez à votre grand’mère, au danger, à la difficulté. Il est gardé à vue jusqu’à l’arrivée de Claverhouse ; et, s’il ne peut lui donner satisfaction, Tom Holliday assure que son affaire sera bientôt faite. – À genoux, – en joue, – feu. – Tout juste comme on fit à ce pauvre vieux sourd John Macbriar, qui périt parce qu’il ne put répondre à des questions qu’il n’entendait pas.
– S’il faut qu’il meure, Jenny, je mourrai avec lui. Ne me parlez ni de dangers ni de difficultés. Faites-moi parler à Holliday, conduisez-moi vers lui, je me jetterai à ses pieds, je le prierai, je le supplierai, je lui dirai que pour le salut de son âme…
– Merci de moi ! notre jeune lady aux genoux d’Holliday, et lui parlant de son âme, tandis qu’il sait à peine s’il en a une ! Mauvais projet, ma chère maîtresse, et qui ne peut réussir. Si vous voulez absolument voir le jeune Milnor, laissez-moi conduire cette affaire, et cependant je ne vois pas à quoi cela pourra servir. Je ne sais comment je dois m’y prendre avec Holliday, c’est lui qui est de garde à la tour où le jeune Milnor est enfermé.
– Allez vite me chercher un plaid, Jenny ; ne perdez pas un instant. Il faut que je le voie. Je trouverai quelque moyen de le sauver. Dépêchez-vous, si vous tenez à obtenir jamais quelque chose de moi.
Jenny courut au plus vite, et revint bientôt avec un plaid dans lequel Édith s’enveloppa de manière à se cacher le visage et à déguiser en partie le reste de sa personne. Il existait alors pour arranger les plaids une manière particulière aux dames de ce temps-là et du siècle suivant. Selon les anciens vénérables de l’Église, cette manière était propre à faciliter les intrigues ; aussi dirigèrent-ils plus d’un décret pieux de l’assemblée contre cette façon de mettre le manteau ; mais la mode, alors comme toujours, prévalut sur leur autorité, et tant qu’on porta les plaids, les femmes de tous les rangs les employèrent souvent comme une espèce de masque et de voile.
Ainsi déguisée, Édith s’avança d’un pas tremblant au lieu où Morton était enfermé.
C’était une espèce de cabinet d’une des tours, et la porte donnait sur une galerie dans laquelle Holliday se promenait en long et en large ; car Bothwell, fidèle à sa promesse, et touché peut-être de la jeunesse et de la conduite noble du prisonnier, n’avait pas voulu placer le garde dans le même appartement. Holliday, la carabine sur l’épaule, se consolait de sa solitude en s’humectant le gosier de temps en temps avec une bouteille de vin placée sur une table, et qui avait succédé à un pot de bière qu’il avait déjà vidé. En arrivant à la porte de la galerie, elles l’entendirent fredonner l’air joyeux de cette ballade écossaise qui commence par
Entre Dundee et Saint-Johnstone
Avec moi vous viendrez, ma bonne.
– Surtout laissez-moi faire, dit Jenny ; je sais comment il faut m’y prendre avec lui. Ne dites pas un seul mot.
Elle ouvrit la porte de la galerie au moment où la sentinelle tournait le dos ; et, prenant un ton de coquetterie villageoise, elle se mit à chanter sur le même air :
Je suivrais un soldat ! qui, moi ?
Oh mon Dieu ! que dirait ma mère ?
C’est un lord qu’il me faut, ma foi !
Cherche donc une autre bergère.
– Une vraie provocation, par Jupiter ! dit Holliday en faisant un demi-tour, et deux contre un, encore ! mais il n’est pas aisé de battre le soldat avec sa propre giberne, dit le proverbe ; et il continua la chanson où la demoiselle l’avait laissée :
Tu me suivras, le dis-je, un jour,
Pour partager mon lit, ma table ;
Pour danser au son du tambour.
Tu me suivras, bergère aimable.
– À présent payez-moi ma chanson, ma jolie garde-malade, dit-il à Jenny.
– Je n’aurais jamais pensé à cela, monsieur Holliday, lui dit-elle en le repoussant avec un air de fâcherie parfaitement joué pour la circonstance ; et que penserait mon amie, si je vous laissais faire ? Je vous assure que vous ne me verrez plus, si vous n’êtes pas plus poli. Est-ce que vous ne devriez pas rougir ? Croyez-vous que ce soit pour ces folies que je sois venue ici avec mon amie, monsieur Holliday ?
– Et pour quelles folies y êtes-vous venue, miss Jenny ?
– Ma cousine a besoin de parler à M. Morton, votre prisonnier, et je suis venue pour l’accompagner.
– Vraiment ? Diable ! et comment vous proposez-vous d’entrer dans cette chambre ! Vous et votre cousine ne me paraissez pas assez minces pour passer par le trou de la serrure, et quant à ouvrir la porte, il ne faut pas en parler.
– Il ne faut pas en parler, mais il faut le faire, dit la persévérante Jenny.
– Très joli projet, ma jolie Jenny, dit Holliday. Et il se remit en marche dans la galerie en fredonnant :
Approche-toi du puis, et vois,
Ma chère Jeannette ;
Approche-toi du puits, et vois,
Ma chère Jeannette,
Ton joli minois.
– Vous ne voulez donc pas nous laisser entrer, monsieur Holliday ? hé bien, tant pis pour vous. Voici la dernière fois que vous me verrez, et je garderai pour moi ce que je vous destinais.
En parlant ainsi elle faisait jouer dans sa main un dollar d’argent.
– Donnez-lui de l’or ! lui dit tout bas miss Édith.
– Non, non, répondit Jenny ; l’argent est assez bon pour les gens qui, comme lui, ne se soucient pas des coups d’œil d’une jolie fille ; d’ailleurs il pourrait soupçonner que vous êtes plus que vous ne paraissez. L’argent n’est pas si commun. Ayant parlé ainsi tout bas à sa maîtresse, elle éleva la voix et dit : – Hé bien, monsieur Holliday, ma cousine n’a pas le temps de rester ici ; voyez donc si vous voulez nous laisser entrer, ou bien nous nous en allons.
– Un moment, dit le soldat, un moment ! parlementons un peu : si je laisse entrer votre cousine, me tiendrez-vous compagnie jusqu’à ce qu’elle revienne ? c’est le moyen que nous soyons tous contens.
– Oui-dà ! et croyez-vous donc que ma cousine et moi soyons filles à compromettre notre réputation en restant tête à tête avec un homme comme vous ou comme votre prisonnier ! Non, non, monsieur Holliday, rayez cela de vos tablettes. Ah ! mon Dieu, quelle différence entre ce que certaines gens promettent et ce qu’ils tiennent ! Combien de fois ne m’avez-vous pas dit de vous demander tout ce que je voudrais ; et pour la première fois que je vous fais une demande, vous me refusez ! ce n’est pas ainsi qu’agissait ce pauvre Cuddy que vous méprisez tant. Il se serait fait pendre plutôt que de réfléchir deux fois à ce que j’exigeais de lui.
– Au diable soit Cuddy ! s’écria le dragon ; j’espère bien qu’il sera pendu tout de bon un de ces matins. Je l’ai vu aujourd’hui à Milnor avec sa vieille mère puritaine, et, si j’avais su que vous me le jetteriez à la tête, je l’aurais emmené pieds et poings liés et attaché à la queue de mon cheval. Ah ! nous avions de quoi l’arrêter.
– Fort bien ! fort bien ! si vous forcez Cuddy à s’enfuir dans les bois et dans les montagnes, prenez garde qu’il ne vous lâche un bon coup de fusil. Il est bon tireur ; il a été le troisième au Perroquet. Il est aussi fidèle à sa promesse qu’adroit de l’œil et de la main, quoiqu’il ne fasse pas tant de phrases que certaines gens de votre connaissance ; mais cela m’est égal. Allons, ma cousine, allons-nous-en.
– Attendez donc, Jenny ! Diable ! croyez-vous donc que je fasse long feu, quand j’ai dit quelque chose ? Où est donc mon brigadier ?
– À table, avec l’intendant et Gudyil, buvant et mangeant.
– Il est en sûreté, certes. Et que font mes camarades ?
– Ils font circuler la tasse avec le fauconnier et les autres domestiques.
– Ont-ils de la bière en abondance ?
– Six gallons, et de la meilleure.
– Alors, ma petite Jenny, ils ne viendront que pour me relever de garde, et peut-être plus tard. Mais me promettez-vous de venir me voir seule une autre fois ?
– Peut-être oui, peut-être non. Mais, en attendant, voilà un dollar dont vous aimerez la compagnie autant que la mienne.
– Dieu me damne si cela est vrai ! dit-il en prenant l’argent ; mais c’est pour m’indemniser du risque que je cours ; car si le colonel savait ce que je fais pour vous, il me ferait monter un cheval de bois aussi haut que la tour de Tillietudlem. Mais chacun dans le régiment prend tout ce qu’il peut attraper. Bothwell, avec son sang royal, nous donne un bon exemple. Si je ne comptais que sur vous, ma petite diablesse, je perdrais ma peine et ma poudre, tandis que ce camarade (en regardant le dollar) sera bon tant qu’il durera. Allons, voilà la porte ouverte, entrez ; mais ne vous amusez pas à jaser trop long-temps avec le jeune whig, et, dès que je vous appellerai, sortez bien vite, comme si vous entendiez battre la générale.
Dès qu’elles furent entrées, il ferma la porte sur elles, reprit sa carabine, et continua sa marche mesurée dans la galerie, en sifflant comme une sentinelle qui ne pense qu’à tuer le temps.
Morton était assis, les coudes sur une table, la tête appuyée sur ses mains, et il semblait livré à de sérieuses réflexions. Il leva les yeux en entendant ouvrir la porte, et voyant entrer deux femmes, il fit un mouvement de surprise. Édith n’avait ni la force d’avancer ni celle de parler. Sa modestie avait fait disparaître le courage et l’espérance de secourir Morton, que le désespoir lui avait inspiré. Un chaos pénible d’idées accablait son esprit, et elle concevait même la crainte de s’être dégradée aux yeux de son amant en se permettant une démarche peu conforme à la retenue de son sexe, quoique les circonstances parussent l’excuser. Elle restait sans mouvement et presque sans connaissance, appuyée sur le bras de sa suivante, qui s’efforçait en vain de la rassurer et de lui rendre du courage, en lui disant tout bas : – Hé bien, miss Édith, nous voilà entrées : profitons du moment ! le sergent peut venir faire sa ronde, et il ne faut pas exposer le pauvre Holliday à être puni pour nous avoir obligées.
Morton commençait à soupçonner la vérité et s’avançait timidement. Quelle autre qu’Édith pouvait prendre intérêt à lui dans le château de lady Bellenden ? Cependant le costume dont elle était revêtue et le plaid qui la couvrait l’empêchant de la reconnaître, il craignait, en montrant ses soupçons, de commettre une méprise offensante pour l’objet de sa tendresse. Enfin Jenny, que son caractère résolu et sa hardiesse d’esprit rendaient propre au rôle qu’elle jouait, prit sur elle de rompre la glace.
– M. Morton, lui dit-elle, miss Édith est bien chagrine de votre situation, et elle vient…
Elle n’eut pas besoin d’en dire davantage, Henry était auprès d’Édith et presque à ses pieds ; il s’était emparé d’une de ses mains, et l’accablait de remerciemens que son émotion rendait presque inintelligibles, et que nous ne pourrions interpréter que par une description exacte des gestes et des mouvemens passionnés qui indiquaient le trouble de son âme.
Édith resta quelques minutes aussi immobile que la statue d’une sainte à qui un adorateur vient porter un religieux hommage. Enfin, revenant à elle, elle dégagea sa main de celle d’Henry : – Me pardonnerez-vous, lui dit-elle d’une voix faiblement articulée, une démarche que j’ai peine à excuser moi-même ? Mais l’amitié que j’ai conçue pour vous depuis long-temps est trop forte pour que je puisse vous abandonner quand il semble que tout le monde vous abandonne. Pourquoi donc êtes-vous ainsi arrêté ? que peut-on faire pour vous ? Mon oncle, qui vous estime, et M. Milnor lui-même, ne peuvent-ils vous servir ? Que faut-il faire pour vous sauver ? qu’avez-vous à craindre ?
– Je ne crains plus rien ! s’écria Henry en saisissant de nouveau la main qui lui était échappée, et qu’Édith alors ne chercha plus à retirer. Quoi qu’il puisse m’arriver, ce moment est le plus heureux de ma vie. C’est à vous, chère Édith (j’aurais dû dire miss Bellenden, mais l’infortune donne quelques droits), c’est à vous que je dois le seul instant de bonheur qui ait embelli mon existence ; et, s’il faut perdre la vie, ce souvenir consolera mes derniers momens.
– Mais est-il possible, M. Morton, que vous, qui n’aviez jusqu’ici pris aucune part à nos dissensions civiles, vous vous y trouviez tellement impliqué tout-à-coup que, pour expier cette faute, il ne faille rien moins que…
Elle s’arrêta ici, et ne put rendre l’idée qu’elle voulait exprimer.
– Rien moins que ma vie, voulez-vous dire ? répondit Morton avec calme ; je crois qu’elle dépend entièrement de la volonté de mes juges. Mes gardes me disent pourtant qu’il peut se faire qu’on me permette de prendre du service dans un régiment écossais en pays étranger. Je croyais, il y a quelques instans, pouvoir embrasser cette alternative avec plaisir ; mais depuis que je vous ai revue, miss Bellenden, je sens que l’exil serait plus cruel pour moi que la mort.
– Il est donc vrai que vous avez été assez imprudent pour avoir des liaisons avec quelqu’un des misérables qui ont assassiné le primat ?
– J’ignorais même que ce crime eût été commis quand j’ai donné asile pour une nuit à un de ces insensés, qui avait été l’ami et le camarade de mon père. Mais cette excuse ne sera point admise : excepté vous, miss Bellenden, qui voudra me croire ?… Je vous avouerai même que, quand cette circonstance m’eût été connue, je n’aurais pu me décider à refuser un asile momentané au fugitif.
– Et par qui et au nom de quelle autorité votre conduite sera-t-elle examinée et jugée ?
– Au nom de quelle autorité ? répondit Morton, au nom de celle du colonel Grahame de Claverhouse, m’a-t-on dit. Il est un des membres de la commission militaire à laquelle notre roi, notre conseil privé et notre parlement, jadis plus soigneux de nos priviléges, ont confié le soin de nos biens et de nos vies.
– Claverhouse ! s’écria Édith : vous êtes donc condamné avant d’avoir été entendu. Il a écrit à ma grand’mère qu’il serait ici demain matin. Il va attaquer une troupe de rebelles qui se sont réunis dans la partie haute de ce comté, et qui sont excités par deux ou trois des meurtriers du primat. Les expressions de sa lettre et les menaces qu’elle contient m’ont fait frissonner, lors même que j’étais éloignée de penser que… qu’un ami…
– Ne concevez pas des inquiétudes exagérées par rapport à moi, ma chère Édith. Quelque sévère que puisse être Claverhouse, il est, dit-on, brave, noble, et homme d’honneur : je suis fils d’un soldat, et je plaiderai ma cause en soldat. Peut-être écoutera-t-il une défense franche et sincère plus favorablement que ne le ferait un juge civil, esclave tremblant des circonstances. Au surplus, dans un moment où tous les ressorts de la justice sont brisés, je crois que je préférerais perdre la vie par suite du despotisme militaire, plutôt que par la sentence prétendue légale d’un juge corrompu, qui n’emploie la connaissance qu’il a des lois destinées à nous protéger que pour en faire des instrumens de tyrannie et de destruction.
– Vous êtes perdu ! s’écria Édith ; vous êtes perdu si votre sort dépend de Claverhouse ! le malheureux primat était son ami intime et avait été son premier protecteur. Il dit, dans sa lettre à ma mère, qu’il n’y a nulle grâce à espérer pour aucun de ceux qui donneront asile ou secours à quelqu’un de ses meurtriers ; que ni excuse ni subterfuge ne pourront les sauver ; qu’il vengera la mort du prélat en faisant tomber autant de têtes qu’il avait de cheveux blancs.
– Jenny Dennison avait jusque là gardé le silence ; mais, voyant que les deux amans ne trouvaient aucun remède aux malheurs qui les menaçaient, elle crut pouvoir hasarder de donner son avis.
– Je vous demande pardon, miss Édith ; mais nous n’avons pas de temps à perdre. Que Milnor mette ma robe et mon plaid, il sortira avec vous sans qu’Holliday le reconnaisse. Il n’y voit plus clair, grâce à l’ale qu’il a bue. Vous lui montrerez le chemin pour sortir du château, et vous rentrerez dans votre appartement ; moi, je m’envelopperai dans le manteau gris de M. Morton, je jouerai le rôle du prisonnier, et, dans une demi-heure, j’appellerai Holliday, et lui dirai de me laisser sortir.
– De vous laisser sortir ! dit Morton : savez-vous bien que votre vie répondrait de mon évasion ?
– Ne craignez rien, dit Jenny : pour son propre intérêt, il ne voudra pas avouer qu’il ait permis à quelqu’un d’entrer ici, et il cherchera quelque autre excuse pour rendre compte de votre fuite.
– Oui par Dieu ! dit Holliday en ouvrant la porte ; mais si je suis aveugle, je ne suis pas sourd, et pour faire réussir votre plan il ne fallait pas parler si haut. Allons, allons, miss Jenny ; et vous aussi, madame la cousine, je ne veux pas savoir votre vrai nom quoique vous fussiez sur le point de me jouer un méchant tour. En avant, marche ! il faut battre en retraite, ou j’appelle la garde.
– J’espère, mon cher ami, lui dit Morton d’un ton d’inquiétude, que vous ne parlerez pas de ce projet, et je vous donne ma parole d’honneur que, de mon côté, je garderai le secret sur la complaisance que vous avez eue de permettre à ces dames d’entrer ici. Si vous nous avez entendus, vous avez dû remarquer que je n’ai pas accepté la proposition de cette bonne fille.
– Oui, diablement bonne, sans doute ! dit Holliday, au surplus je n’aime pas plus qu’un autre à bavarder, ni à faire des rapports. Mais, quant à cette petite diablesse de Jenny Dennison, elle mériterait bien quelque correction pour avoir voulu mettre dans la nasse un pauvre diable qui n’a rien à se reprocher que d’avoir fait trop d’attention à son minois.
Jenny eut recours à l’excuse ordinaire de son sexe : elle mit son mouchoir sur ses yeux, et pleura ou feignit de pleurer. Cette ruse de guerre produisit tout son effet accoutumé.
– Allons, dit Holliday d’un ton plus doux, si vous avez quelque chose à vous dire, que ce soit fait en deux minutes. L’ivrogne de Bothwell n’aurait qu’à se mettre en tête de faire sa ronde une demi-heure plus tôt que de coutume, nous aurions une vilaine affaire sur les bras.
– Allons, Édith, dit Morton en affectant une fermeté qui était bien loin de son cœur, ne restez pas plus long-temps ; abandonnez-moi à ma destinée. Je puis tout endurer, puisque j’ai eu le bonheur de vous voir, et que vous prenez quelque intérêt à moi. Adieu ; ne courez pas le risque d’être découverte.
En parlant ainsi, il la conduisit vers la porte, et elle sortit appuyée sur sa fidèle Jenny, sans avoir la force de lui répondre.
– Chacun a son goût, dit Holliday en refermant la porte : le diable m’emporte si je voudrais affliger une si jolie fille pour tous les drôles qui ont juré le covenant.
Lorsque Édith fut rentrée dans son appartement, elle s’abandonna à toute sa douleur, et Jenny chercha à lui inspirer quelques motifs d’espérance et de consolation.
– Ne vous affligez pas ainsi, miss Édith, lui dit-elle, qui sait ce qui peut arriver ? Le jeune Milnor est un brave gentilhomme, d’une bonne naissance ; on ne le traitera pas comme ces pauvres whigs qu’on arrête dans les marais, pour les pendre sans cérémonie. Son oncle est riche, et peut le tirer d’affaire avec de l’argent. Votre oncle pourrait aussi parler pour lui, car il connaît les habits rouges.
– Vous avez raison, Jenny, dit Édith, sortant de l’accablement où elle était plongée ; c’est le moment d’agir, et non de se livrer au désespoir. Il faut que vous trouviez quelqu’un qui porte ce soir même une lettre à mon oncle.
– À Charnwood, madame ! à l’heure qu’il est ! Songez-vous qu’il y a plus de six milles d’ici ? Je ne sais si un homme pourrait entreprendre d’y aller, surtout depuis qu’on a mis une sentinelle à la porte. Pauvre Cuddy ! s’il était ici, je n’avais qu’un mot à lui dire, et il partait sans demander pour qui ni pourquoi. Je n’ai pas encore eu le temps de faire connaissance avec celui qui l’a remplacé. D’ailleurs on dit qu’il va épouser Meg Murdierson, la laide créature.
– Il faut, Jenny, que vous trouviez quelqu’un ; il y va de la mort ou de la vie.
– J’irais volontiers moi-même, milady, car je me glisserais par la fenêtre de la cuisine, et puis le long du vieux if. – Je l’ai fait plus d’une fois. – Mais la route est dangereuse. – Il y a tant d’habits rouges qui rôdent çà et là ! sans parler des whigs, qui ne valent guère mieux (les jeunes gens du moins), s’ils rencontrent une fille dans les marais. – Ce n’est pas la longueur du chemin qui me fait peur. – Je ferais dix milles au clair de lune.
– Ne pouvez-vous trouver quelqu’un qui, par charité ou pour de l’argent, me rendrait ce service ? dit miss Bellenden avec la plus cruelle anxiété.
– Je ne sais trop à qui m’adresser, dit Jenny après avoir réfléchi un moment : je crois bien que Gibby se chargera de cette commission ; mais il ne connaît peut-être pas bien le chemin, quoiqu’il ne soit pas bien difficile s’il suit le sentier où passent les gens à cheval, qu’il fasse bien attention de tourner à gauche près de Cappercleugh, qu’il ne se noie pas dans la mare de Whomlekirn, etc., etc. ; il peut encore être emmené aux montagnes par les whigs ou conduit en prison par les habits rouges.
– Il faut, dit Édith, courir toutes ces chances, si vous ne trouvez pas un meilleur messager. Cherchez-le donc sur-le-champ ; qu’il se prépare à partir secrètement. S’il rencontre en route quelqu’un qui l’arrête, qu’il dise qu’il porte une lettre au major Bellenden à Charnwood, mais sans ajouter de quelle part.
– J’entends, dit Jenny, le petit drôle s’en trouvera bien ; Tibbie, la fille de basse-cour, aura soin des oies. Je n’ai qu’un mot à lui dire, et je promettrai à Gibby que vous ferez sa paix avec lady Margaret ; puis à son retour nous lui donnerons un dollar.
– Dites-lui qu’il en aura deux s’il s’acquitte bien de sa commission.
Pendant que Jenny allait éveiller Gibby, qui se couchait ordinairement avec le soleil et à la même heure que les oies confiées à sa garde, Édith écrivit au major la lettre suivante, ayant pour suscription :
Au major Bellenden de Charnwood, mon très honoré oncle.
« MON CHER ONCLE,
« Je désire avoir des nouvelles de votre santé. Je crains que votre goutte ne vous tourmente, et nous avons été fort inquiètes, ma mère et moi, de ne pas vous voir au wappen-schaw. Si elle vous permet de sortir, nous serons bien charmées de vous voir demain matin : le colonel Grahame de Claverhouse devant venir déjeuner à notre humble manoir, la compagnie d’un militaire comme vous lui sera sans doute plus agréable que celle de deux femmes. Je vous prie de dire à mistress Carfoot, votre femme de charge, de m’envoyer une robe de soie garnie de dentelles que j’ai laissée dans le troisième tiroir de la commode de la chambre verte, que vous voulez bien appeler la mienne. Envoyez-moi aussi le second volume du Grand Cyrus, en étant restée à l’emprisonnement de Philipdaspes, page 732. Mais surtout n’oubliez pas d’être ici demain à huit heures du matin ; votre bidet à l’amble est si bon que vous n’aurez pas besoin pour arriver de vous lever de meilleure heure que de coutume. Je prie le ciel qu’il vous conserve en bonne santé, et je reste, mon cher oncle, votre nièce affectionnée et soumise.
« ÉDITH BELLENDEN. »
« P. S. Un parti de soldats a amené hier soir ici votre jeune ami, M. Henry Morton de Milnor Vous serez sans doute fâché d’apprendre son arrestation. Je vous en informe dans le cas où vous jugeriez convenable de parler en sa faveur au colonel Grahame. Je n’en ai rien dit à ma mère : vous savez qu’elle a des préventions contre sa famille. »
Cette lettre cachetée fut remise à Jenny, et la fidèle confidente se hâta de la porter à Gibby, qu’elle trouva prêt à partir. Elle lui donna ses instructions sur la route qu’il devait suivre, craignant toujours qu’il ne se trompât, ce qui était fort possible, car il n’avait fait ce chemin que cinq à six fois, et il n’avait guère plus de mémoire que de jugement. Enfin elle le fit sortir secrètement du château par la fenêtre près de laquelle était le grand if, grâce aux branches duquel il descendit jusqu’à terre sans accident.
Elle retourna alors vers sa maîtresse, l’engagea à se mettre au lit, et tâcha de lui faire espérer que Gibby réussirait dans son message, regrettant néanmoins de n’avoir pu y employer le fidèle Cuddy, en qui elle aurait eu bien plus de confiance.
Gibby fut cependant bien plus heureux comme messager qu’il ne l’avait été comme cavalier. Le hasard le servit en cela plutôt que son intelligence. Il ne s’égara que neuf fois, et il arriva à Charnwood comme l’aurore commençait à paraître, après avoir mis près de huit heures pour faire un trajet de dix milles ; car on en comptait ordinairement six et un petit bout de chemin, or ce petit bout équivaut généralement à plus d’un tiers de la route.