« Déjà la troupe arrive, et le commandant crie :
« Halte ! ou bien, Pied à terre ! à sa cavalerie. »
SWIFT.
Gédéon Pique, le vieux valet de chambre du major Bellenden, entra dans sa chambre une heure plus tôt que de coutume, et, après avoir disposé les habits de son maître auprès de son lit, il s’excusa de le réveiller, en lui annonçant qu’un exprès venait d’arriver de Tillietudlem.
– Un exprès de Tillietudlem ! dit le major en se soulevant sur son lit : ouvrez les volets, Pique ; tirez les rideaux… J’espère que ma belle-sœur n’est pas malade… Mais voyons ce que dit cette lettre. C’est de ma petite-nièce… Hum !… la goutte ! Elle sait que je n’en ai pas entendu parler depuis la Chandeleur !… Sa robe de soie ! comme si elle n’en avait pas d’autre… Le grand Cyrus !… Philipdaspes. Philippe-le-Diable !… Est-elle devenue folle, de m’envoyer un exprès, et de me réveiller à cinq heures du matin pour toutes ces fariboles ?… Et que dit son post-scriptum !… Ah ! mon Dieu ! Pique, mon cheval ; vite, sellez le vieux Kilsythe, et un autre pour vous.
– J’espère, monsieur, qu’il n’y a pas de mauvaises nouvelles de Tillietudlem ? dit Pique, surpris de l’émotion subite de son maître.
– Si… non… si… C’est-à-dire, il faut que je m’y rende à l’instant, pour parler à Claverhouse. Ainsi donc, Pique, mon cheval sur-le-champ… Oh ! mon Dieu, dans quel temps nous vivons ! Le fils de mon ancien camarade… Et cette petite avec sa robe, son Cyrus et sa goutte ! mettre dans son post-scriptum la seule chose intéressante de sa lettre !
Pique ne perdit pas de temps. Le vieux major fut bientôt sur son cheval de bataille, aussi solide en selle que Marc-Antoine lui-même, et sur la route de Tillietudlem. Chemin faisant, il résolut de ne point parler à sa belle-sœur de la principale affaire qui l’amenait chez elle, parce qu’il connaissait sa haine invétérée pour tout ce qui était presbytérien, et que la famille de Morton appartenait à cette secte. Il espéra que son crédit pourrait suffire pour obtenir de Claverhouse la mise en liberté de son jeune ami.
– Loyal comme il doit l’être, pensait-il en lui-même, il ne peut refuser une grâce à un vieux soldat comme moi, et il doit être charmé de rendre service au fils d’un autre vieux soldat. Je n’ai jamais connu un bon militaire qui ne fût franc et humain, et quoiqu’ils soient quelquefois obligés d’être sévères, j’aime encore mieux que l’exécution des lois leur soit confiée qu’à quelque légiste minutieux, ou aux cervelles épaisses de nos gentilshommes campagnards.
Telles étaient les pensées qui occupaient le major Miles Bellenden, lorsque Gudyil (à demi ivre) prit la bride de son cheval pour l’aider à en descendre dans la cour du château de Tillietudlem.
– Hé bien ! Gudyil, lui dit le vieux major, quelle diable de discipline observez-vous donc ? Vous avez déjà lu la Bible de Genève ce matin.
– J’ai lu les litanies, dit John branlant la tête avec toute la gravité d’un ivrogne. – Que voulez-vous, monsieur le major, la vie est courte : nous sommes des fleurs des champs, des lis de la vallée.
– Des fleurs, des lis, mon camarade ? de vieux soldats comme vous et moi sont plutôt des chardons et des orties. Mais je vois que vous pensez qu’ils valent encore la peine d’être arrosés.
– Je suis un vieux soldat, monsieur le major, grâce au ciel, et je…
– Vous voulez dire un vieux buveur, Gudyil. Mais annoncez-moi à votre maîtresse.
Gudyil le conduisit dans une salle où lady Marguerite était occupée à faire les préparatifs convenables pour la réception du colonel Grahame de Claverhouse, que l’un des partis qui divisaient l’Écosse honorait et respectait comme un héros, tandis que l’autre le détestait comme un tyran sanguinaire.
– Ne vous ai-je pas répété, Mysie, disait-elle à une de ses femmes, que je voulais que tout fût rangé aujourd’hui absolument dans le même ordre que le jour à jamais mémorable où Sa Majesté daigna déjeuner à Tillietudlem ?
– Sans doute, milady, et, autant qu’il m’en souvient…
– Vous avez donc oublié, interrompit milady, que Sa Majesté poussa vers sa droite, près d’une bouteille de vin de Bordeaux, un pâté de venaison qui était placé à sa gauche, en disant qu’ils étaient trop bons amis pour qu’on dût les séparer ?
– Je m’en souviens fort bien, milady, et vous me l’avez rappelé plusieurs fois ; mais j’ai cru qu’il fallait mettre les choses dans l’état où elles étaient lorsque Sa Majesté entra dans la salle, plus semblable à un ange qu’à un homme s’il n’avait pas eu le teint si brun.
– Vous avez cru très mal, Mysie. Il faut que tout soit placé conformément au goût manifesté par Sa Majesté. Son bon plaisir doit être une loi pour nous, et pour tous ceux qui habiteront jamais Tillieludlem.
– Cela est fort aisé, milady, dit Mysie en faisant le changement désiré ; mais si vous voulez mettre toutes choses dans l’état où Sa Majesté les a laissées, il faudrait faire une fameuse brèche au pâté.
On ouvrit la porte en ce moment.
– Que voulez-vous, Gudyil ? je ne puis parler à personne à présent. Ah ! c’est vous, mon frère ! dit-elle d’un air de surprise : voilà une visite bien matinale !
– Je n’en suis pas moins le bienvenu, j’espère ? dit le major. J’ai appris par un billet qu’Édith a écrit à Charnwood pour redemander quelques hardes et des livres, que Claverhouse déjeunait ce matin chez-vous, et j’ai pensé que ce jeune soldat ne serait pas fâché de causer un instant avec un vieux mousquet comme moi. J’ai dit à Pique de seller Kilsythe, et nous voici.
– C’est très bien fait, mon frère, et je vous aurais invité si j’avais cru en avoir le temps. Vous voyez comme je suis occupée des préparatifs. Je veux que tout soit dans le même ordre que le jour où…
– Où le roi a déjeuné à Tillietudlem ? interrompit le major, qui, comme toutes les connaissances de lady Marguerite, tremblait quand la vieille dame entamait ce chapitre, et qui désirait y couper court. – Je m’en souviens fort bien. – Vous savez, que j’étais derrière le fauteuil de Sa Majesté.
– Oui, mon frère, et sans doute vous pourrez m’aider à me rappeler la position exacte de chaque chose.
– Non, sur ma foi ! le dîner maudit que Noll nous donna à Worcester quelques jours après, chassa toute votre bonne chère de ma mémoire. Mais comment donc, vous avez même fait mettre le grand fauteuil en cuir de Turquie avec les coussins brodés… ?
– Dites le trône, mon frère, s’il vous plaît.
– Hé bien ! le trône, soit. Est-ce de là que Claverhouse doit procéder à l’attaque du pâté ?
– Non, mon frère ; ce trône, ayant eu l’honneur de servir de siége à Sa Majesté, ne sera jamais, tant que je vivrai, profané par personne au-dessous d’un monarque.
– Il ne fallait donc pas l’exposer à la vue d’un brave cavalier qui aura fait dix milles à cheval avant le déjeuner ; car il me semble qu’il s’y trouverait assis à l’aise. Mais où est Édith ?
– Sur les créneaux de la tour, pour nous avertir de l’arrivée de nos hôtes.
– Hé bien, je vais la rejoindre, et je vous laisse finir l’arrangement de votre ligne de bataille ; et si, comme je le pense, vos dispositions sont terminées, vous ferez bien d’y venir avec moi. Savez-vous que c’est une belle chose que de voir un régiment de cavalerie en marche ?
En parlant ainsi il offrit son bras, avec la politesse d’un ancien courtisan, à lady Marguerite, qui l’accepta, en le remerciant par une révérence telle qu’en faisaient les dames à Holyrood-House avant l’année 1642, qui pendant quelque temps fit passer de mode la cour et les révérences de cour.
Ayant gravi maint passage et maint escalier tournant, ils arrivèrent sur la plate-forme de la tour, où ils trouvèrent Édith, non dans l’attitude d’une personne qui attend avec impatience et curiosité l’arrivée d’un régiment de dragons, mais pâle, abattue, et offrant dans tous ses traits la preuve que le sommeil n’avait pas visité ses paupières la nuit précédente.
Le bon major fut inquiet de son air défait, dont lady Bellenden ne s’était pas aperçue dans l’embarras de ses préparatifs.
– Qu’avez-vous donc, petite fille ? dit-il ; vous avez l’air de la femme d’un officier qui va ouvrir une lettre le lendemain d’une bataille, et qui craint d’apprendre que son mari fait partie des blessés ou des morts. Mais je sais ce que vous avez. Pourquoi persistez-vous à lire ces romans jour et nuit, et à gémir sur des malheurs imaginaires ? Croyez-vous que le grand Artamène combattit seul contre un bataillon ? Un contre trois, c’est déjà beaucoup, et je n’ai connu que mon caporal Raddlebanes qui se souciât de cette partie inégale. Mais ces maudits livres déprécient les exploits les plus fameux. Vous croyez, je parie, que Raddlebanes n’est qu’un pauvre soldat à côté d’Artamène. Je voudrais que les gens qui écrivent ces billevesées fussent mis au piquet pour leur récompense.
Lady Marguerite, qui aimait les romans, en prit la défense.
– M. Scudéri, dit-elle, est aussi un militaire, et distingué, m’a-t-on dit, ainsi que le sieur d’Urfé.
– Tant pis pour eux, ils auraient dû savoir ce qu’ils disaient. Pour moi, depuis vingt ans je n’ai lu que la Bible, le Devoir de l’homme, et plus récemment la Pallas armata de Turner, ou traité sur l’exercice de la lance.
J’avoue que sa discipline n’est guère de mon goût. Il veut placer la cavalerie au front au lieu de la placer sur les ailes. Certes, si j’avais fait cela à Kilsythe, la première décharge eût fait reculer nos chevaux jusqu’au milieu de nos montagnards. Mais j’entends les timbales.
Les regards se tournèrent du côté de la route. La tour de Tillietudlem dominait toute la vallée. Ce château est situé, s’il existe encore, sur un rivage élevé à pente très rapide, à l’extrémité d’un angle formé par la jonction d’un ruisseau considérable avec la Clyde. Sur le ruisseau, près de son embouchure, était un pont étroit, d’une seule arche, sur lequel passait la route pour tourner ensuite à la base de la hauteur. La forteresse, commandant ainsi le pont et la route, avait été en temps de guerre un poste important dont il était nécessaire d’être maître pour assurer les communications entre la région supérieure, presque inculte, du canton, et la partie inférieure, plus susceptible de culture, où s’étend la vallée. La vue y domine une campagne boisée dans sa perspective éloignée ; mais le terrain plus uni, ou d’une pente plus douce, qui avoisine la rivière, forme des champs cultivés que partagent irrégulièrement de petits taillis et des haies. On dirait que ces vertes clôtures ont été élaguées de la forêt qui les entoure, et dont les masses touffues occupent au loin les pentes plus escarpées et les inégalités plus saillantes du terrain. La rivière limpide, mais offrant la couleur foncée des cailloux appelés cairngorum, descend par des détours hardis à travers cette contrée pittoresque, tantôt visible, tantôt disparaissant sous le feuillage des arbres qui accompagnent son cours sinueux. Plus favorisés que dans d’autres cantons de l’Écosse, les paysans ont planté généralement des vergers autour de leur cottage, et les fleurs des pommiers, à cette époque de l’année, donnent à une grande partie du paysage l’aspect d’un riche parterre.
En remontant la rivière, la scène n’avait plus cet aspect riant ; la contrée devenait aride, inculte et montagneuse ; les arbres étaient rares et ne croissaient que sur les bords de l’eau. À des landes marécageuses succédaient des élévations sans formes élégantes, et surmontées à leur tour par un rang de sombres montagnes qu’on distinguait confusément à l’extrême horizon. Ainsi la tour commandait deux perspectives, l’une richement cultivée et ornée, l’autre offrant le caractère monotone et triste d’un désert inhospitalier.
Dans cette occasion, tous les regards étaient fixés sur la perspective la plus riante, non pas seulement à cause de l’attrait du paysage lui-même, mais plutôt parce que c’était de ce côté que les sons éloignés de la musique militaire annonçaient l’approche des cavaliers attendus à Tillietudlem. Leurs rangs brillans furent bientôt aperçus ; ils paraissaient et disparaissaient suivant les irrégularités de la route et la nature du terrain, alternativement découvert et boisé, mais signalés surtout par les éclairs de lumière que le soleil faisait jaillir de leurs armes. Le spectacle était imposant pour l’imagination ; car il y avait environ deux cent cinquante dragons en marche, qui venaient, bannières déployées, au bruit des trompettes et des timbales. Bientôt on put distinctement compter leurs rangs et admirer chaque soldat, supérieurement monté et équipé.
– C’est un spectacle qui me rajeunit de trente ans, dit le vieux major ; et cependant je n’aime pas le service que ces pauvres diables sont obligés de faire. J’ai eu, comme un autre, ma part des guerres civiles ; mais je me trouvais bien plus à mon aise lorsque je combattais sur le continent, face à face avec des figures étrangères, et dont le langage n’était pas le mien. C’est une chose terrible que d’entendre un malheureux vous demander merci en écossais, et d’être obligé de le sabrer comme si un Français vous criait miséricorde ! Les voilà qui sortent du bois de Netherwood. Sur mon honneur, ce sont de beaux hommes, et supérieurement montés. Celui qui galope en avant de la colonne est sans doute Claverhouse. Oui, il se met à la tête de la troupe pour passer le pont. Ils seront ici dans cinq minutes.
Lorsque la cavalerie eut passé le pont, elle se divisa en deux corps. Les soldats, conduits par les sous-officiers, prirent le chemin de la ferme, où lady Bellenden avait fait préparer ce qui était nécessaire pour leur réception ; les officiers, avec le drapeau et une escorte pour le garder, gravirent le sentier étroit et escarpé qui conduisait à la porte du château, qui était ouverte pour leur réception.
Lady Bellenden, Édith et le major, descendirent alors de leur poste d’observation pour recevoir leurs hôtes, avec une suite de domestiques en aussi bon ordre que le leur permettaient les orgies de nuit. Le brave cornette, parent du colonel et un Grahame comme lui, avec qui le lecteur a déjà fait connaissance, baissa le drapeau en l’honneur des dames, au milieu des fanfares militaires, et les vieux murs du château retentirent du son des instrumens et des hennissemens des coursiers.
Claverhouse montait un cheval parfaitement noir, le plus beau peut-être de toute l’Écosse, bien dressé, accoutumé au feu, et qui l’avait sauvé de plusieurs dangers. Toutes ces circonstances faisaient courir le bruit parmi les presbytériens rebelles, que ce cheval lui avait été donné par l’ennemi du genre humain, pour l’aider à les persécuter, et qu’il ne pouvait être blessé ni par l’acier ni par le plomb. Claverhouse mit pied à terre, vint présenter ses respects aux dames avec une galanterie militaire, et demanda mille excuses à lady Margaret de l’embarras qu’il lui occasionait. Lady Bellenden l’assura qu’elle ne pouvait que s’applaudir de la circonstance qui amenait chez elle un officier si distingué, un serviteur si loyal de Sa Majesté. Enfin, lorsque toutes les formules de politesse furent épuisées, le colonel demanda la permission d’entendre le rapport qu’avait à lui faire le sergent Bothwell, et se retira à l’écart pendant quelques minutes pour lui parler.
Le major saisit cette occasion pour dire à Édith, sans que lady Bellenden pût l’entendre : – N’êtes-vous donc pas folle, ma nièce, de m’écrire une lettre remplie de je ne sais combien de sornettes à propos de robes, de romans, et de placer dans un post-scriptum la seule chose qui pût m’intéresser ?
– C’est que, mon oncle, dit Édith en hésitant, je… je ne savais pas trop si… s’il était convenable que…
– Je vous entends, reprit-il : que vous prissiez intérêt à un presbytérien ; mais j’étais l’ami du père de ce jeune homme. C’était un brave militaire. S’il a pris une fois les armes pour la mauvaise cause, il les a aussi portées pour la bonne. Au surplus, vous avez eu raison de ne pas parler de cette affaire à votre grand’mère, et comptez que j’en ferai autant. Je trouverai le moment de dire un mot à Claverhouse. Mais on va déjeuner, suivons-les.