CHAPITRE XII.

« Leur déjeuner était chaud : cet usage

« Sera suivi par tout voyageur sage. »

PRIOR

Le déjeuner de lady Bellenden ne ressemblait pas plus à nos déjeuners modernes, que la salle pavée de Tillietudlem aux salles à manger de notre temps. On n’y voyait ni thé, ni café, ni une variété de petits pains, mais des viandes solides et substantielles. – Le jambon ecclésiastique, le chevaleresque aloyau, le noble baron de bœuf, le royal pâté de venaison, tandis que des flacons d’argent, échappés au pillage des covenantaires, circulaient pleins d’ale, d’hydromel, ou de vins généreux de diverses qualités.

L’appétit des convives était digne de cette magnificence et de ces mets substantiels. On ne s’amusait pas à la bagatelle ; on ne mangeait pas du bout des lèvres ; les dents travaillaient avec cette persévérance qui n’est connue que de ceux qui se lèvent avant le jour, et qui ont fait une route pénible.

Lady Margaret voyait avec délices ses hôtes honorables faire honneur au repas qu’elle avait préparé pour eux. Elle n’avait guère l’occasion de les inviter à manger avec ces instances pressantes auxquelles les dames de cette époque soumettaient leurs convives, comme à la peine forte et dure.

Le seul colonel semblait négliger la bonne chère qui lui était offerte ; et, placé près de miss Bellenden, il était plus occupé de lui faire la cour que de satisfaire son appétit. Édith écoutait, sans y répondre, les complimens qu’il lui adressait. Vainement il prouvait que sa voix, qui dans les combats se faisait entendre comme la trompette guerrière, pouvait aussi moduler les accens d’une conversation intéressante : l’idée qu’elle était à côté de ce chef redoutable, de la volonté duquel dépendait le sort d’Henry ; le souvenir de la terreur qu’inspirait dans tout le comté le nom seul du colonel, la privèrent quelque temps du courage de lui parler et même de le regarder. Enhardie enfin par le son flatteur de sa voix, elle se hasarda à jeter les yeux sur lui, et ne vit dans sa personne, au premier abord du moins, aucun des attributs de terreur dont ses craintes l’avaient entouré, rien qui justifiât ses appréhensions.

Grahame de Claverhouse était encore dans la fleur de la jeunesse : sa taille était moyenne, mais élégante ; ses discours, ses gestes, ses manières, annonçaient qu’il avait vécu dans le monde des grands et des heureux ; ses traits avaient une régularité presque féminine : son visage ovale, un nez bien fait, des yeux presque noirs, un teint assez brun pour ne pas avoir un air efféminé, une lèvre supérieure légèrement relevée comme celle d’une statue grecque, de petites moustaches d’un brun clair, enfin une abondance de longs cheveux bouclés de la même couleur, qui tombaient jusque sur ses épaules, formaient un ensemble comme les artistes aiment à en peindre, et les dames à en contempler.

Cet extérieur semblait le rendre plus propre à briller dans un salon que sur un champ de bataille ; l’expression de douceur et de gaieté qui régnait sur son visage le faisait prendre, au premier coup d’œil, pour un homme plus amoureux des plaisirs que de la gloire. Il n’en était pourtant pas moins connu par la sévérité de son caractère, et ses ennemis mêmes étaient forcés de rendre justice à sa bravoure. Il avait un esprit entreprenant, savait concevoir et exécuter les desseins les plus hardis, et possédait toute la prudence de Machiavel. Profond politique, il s’était naturellement pénétré de ce mépris des droits individuels qu’inspirent les intrigues de l’ambition. De sang-froid au milieu des plus grands dangers, ardent à suivre un succès, il craignait aussi peu la mort pour lui-même, qu’il était impitoyable pour la donner aux autres.

Tels sont les caractères qu’enfantent les discordes civiles. Les plus brillantes qualités, perverties par l’esprit de parti et exaspérées par une opposition journalière, se trouvent souvent combinées avec des vices et des excès qui les privent de tout leur mérite et de leur éclat.

Édith montrait tant de trouble en répondant aux complimens que le colonel ne cessait de lui prodiguer, que son aïeule crut devoir venir à son secours.

– Dans notre vie retirée, dit-elle à Claverhouse, miss Édith Bellenden a si peu vu les personnes de son rang, qu’il n’est pas étonnant qu’elle éprouve quelque embarras pour répondre en termes convenables. Nous avons rarement, colonel, l’avantage de recevoir ici quelque officier, et le jeune lord Evandale est le seul que nous ayons le plaisir de voir assez souvent. Et, puisque j’ai nommé cet excellent gentilhomme, puis-je demander si je ne devais pas avoir l’honneur de le voir ce matin avec le régiment ?

– Lord Evandale était en marche avec nous, milady ; mais j’ai été obligé de le détacher, avec sa compagnie, pour dissiper un conventicule de ces importuns garnement, qui ont eu l’impudence de s’assembler à cinq milles de mon quartier-général.

– En vérité, je n’aurais jamais cru tant de présomption à ces rebelles. Dans quel temps nous vivons, colonel ! Il y a en Écosse un mauvais esprit qui souffle aux vassaux des personnes de rang l’insubordination et la révolte. Croiriez-vous qu’un des miens a refusé d’aller au wappen-schaw ? N’y a-t-il pas des lois, colonel Grahame, pour punir cette obstination ?

– Je crois que j’en pourrais trouver une. Comment se nomme le coupable, et où demeure-t-il ?

– Son nom est Cuthbert Headrigg. Quant à son domicile, je ne puis vous en instruire ; car vous devez bien croire, colonel, que, d’après une telle conduite, il n’a pas fait un long séjour à Tillietudlem ; je l’en ai chassé à l’instant, et j’ignore ce qu’il est devenu. Je ne lui souhaite pas de mal cependant ; mais un emprisonnement de quelques jours, ou même quelques coups de baguette, feraient un bon exemple dans le voisinage. Il a obéi, je crois, à l’influence de sa mère ; comme c’était une ancienne domestique de la famille, ce qui me porte un peu à la commisération, quoique…, continua-t-elle en regardant les portraits de son époux et de ses fils avec un profond soupir, – quoique j’aie peu de motifs personnels pour avoir pitié de cette race obstinée de rebelles : ce sont eux qui m’ont privée de mon époux et de mes enfans, et sans la protection de notre auguste monarque et de ses braves soldats, ils me dépouilleraient de même de mes terres et de mes biens. Croiriez-vous bien que sept de nos fermiers ont osé refuser le paiement de leurs rentes ? qu’ils ont dit à mon intendant qu’ils ne reconnaissaient plus pour roi et pour seigneurs que ceux qui avaient juré le covenant ?

– J’irai régler ce compte avec eux, si vous me le permettez, milady. Il est de mon devoir de soutenir l’autorité, surtout quand elle est dans des mains aussi respectables que celles de lady Bellenden. Mais il n’est que trop vrai que les mauvais principes se propagent de plus en plus dans ce canton, et je vais être forcé de prendre contre les rebelles des mesures de sévérité qui s’accordent mieux avec mon devoir qu’avec mon caractère. Cela me rappelle, milady, que j’ai des remerciemens à vous faire pour l’hospitalité que vous avez daigné accorder à un détachement de mes dragons qui m’amènent un prisonnier accusé d’avoir donné retraite au lâche assassin Balfour de Burley.

– Le château de Tillietudlem, colonel, a toujours été ouvert aux serviteurs de Sa Majesté ; et quand il cessera de l’être, c’est qu’il n’y restera plus pierre sur pierre. Mais me permettez-vous de vous faire observer, colonel Grahame, que le gentilhomme qui commande ce détachement ne me semble pas au rang qui lui conviendrait, si nous considérons quel sang coule dans ses veines. Si j’osais me flatter de voir accueillir ma requête en sa faveur, je vous supplierais de lui accorder de l’avancement à la première occasion.

– Vous voulez parler du brigadier Francis Stuart, que nous nommons Bothwell, dit Claverhouse en souriant : il a l’écorce un peu rude, et il a quelquefois de la peine à se plier aux règles de la discipline ; mais le moindre désir de lady Bellenden doit être une loi pour moi. – (Bothwell entrait au même instant.) – Bothwell, lui dit le Colonel, allez baiser la main de lady Marguerite, et remerciez-la. Grâce à l’intérêt qu’elle prend à votre avancement, la première commission vacante dans ce régiment sera pour vous.

Bothwell fit d’un air de hauteur cet acte d’humilité, et dit ensuite tout haut : – À coup sûr personne ne peut se trouver déshonoré de baiser la main d’une dame ; mais quand il s’agirait d’obtenir le grade de général, je ne baiserais pas la main d’un homme, à moins que ce ne fût celle du roi.

– Vous l’entendez, dit Claverhouse en souriant ; voilà le grand écueil pour lui. – Il ne peut oublier sa généalogie.

– Mon noble colonel, dit Bothwell, je sais que vous n’oublierez pas la promesse que vous venez de me faire. Peut-être alors permettrez-vous au cornette Stuart de se souvenir de son grand-père, que le brigadier doit oublier.

– Cela suffit, monsieur, dit Claverhouse du ton impérieux qui lui était habituel ; dites-moi ce que vous veniez m’apprendre.

– Lord Evandale, mon colonel, vient de faire halte sur la route, en face du château, avec sa troupe ; il ramène quelques prisonniers.

– Lord Evandale ! dit lady Marguerite ; j’espère, colonel, que vous lui permettrez d’entrer et de venir déjeuner. Vous savez que Sa Majesté même n’a point passé devant mon château sans y prendre quelques rafraîchissemens.

C’était la troisième fois, depuis son arrivée, que Claverhouse entendait mentionner ce mémorable événement, et se hâtant d’interrompre à temps le récit : – Oh ! dit-il en souriant, et jetant les yeux sur Édith, je sais que je mettrais lord Evandale en pénitence si je le tenais en vue de ce château sans lui permettre d’y entrer. Bothwell, faites dire à lord Evandale que lady Marguerite le prie de venir déjeuner, et que je l’attends.

– Qu’on dise à Harrison d’avoir soin des cavaliers et des chevaux, s’écria lady Bellenden.

Le cœur d’Édith battait vivement pendant cette conversation. Elle espéra que l’influence qu’elle savait avoir sur lord Evandale pourrait lui fournir le moyen de sauver Morton, si l’intercession de son oncle auprès de Claverhouse se trouvait infructueuse. En toute autre circonstance, elle n’aurait pas voulu s’adresser à lord Evandale pour en obtenir une grâce, parce que, malgré son inexpérience, sa délicatesse naturelle lui faisait sentir qu’une jeune femme qui contracte une obligation envers un jeune homme, lui donne sur elle un avantage dont il est souvent porté à abuser. Mais une raison qui l’en aurait encore détournée bien davantage, c’était qu’elle n’ignorait pas que toutes les commères des environs parlaient de son mariage avec lui comme d’une chose décidée. Lord Evandale lui avait rendu des soins très assidus depuis un an ; elle ne pouvait se dissimuler qu’elle lui avait plu ; elle savait que s’il faisait une déclaration formelle de ses sentimens, ses prétentions seraient fortement appuyées par lady Marguerite et par tous ses amis. Elle n’avait donc d’autre motif à alléguer pour lui refuser sa main, que la préférence qu’elle accordait à un autre, et elle savait que l’aveu de ce secret serait aussi inutile que dangereux. Elle résolut donc d’attendre ce que produirait l’intercession de son oncle. Elle savait que le visage du vieillard, plein de franchise, lui apprendrait bientôt si elle était insuffisante, et en ce cas elle se déterminerait, comme par un dernier effort, à essayer son propre crédit sur lord Evandale, en faveur de Morton.

Elle ne fut pas long-temps dans l’incertitude. Le major avait fait les honneurs de la table en riant et causant avec les militaires qui étaient assis près de lui ; quand le repas fut terminé, il put quitter son siége, et s’approchant de sa nièce, il la pria de le présenter à Claverhouse d’une manière particulière. Celui-ci connaissait le caractère et la réputation du major, et l’accueillit avec les plus grands égards. Ils ne tardèrent pas à se retirer à l’écart, et miss Bellenden, dont le cœur battait vivement, ne les perdit pas de vue un seul instant, cherchant à deviner, d’après leurs gestes et l’expression de leurs traits, le résultat de leur conférence.

Elle vit d’abord en Claverhouse cet air ouvert et poli qui semble disposé à accorder une faveur, mais qui cependant est mêlé de quelque réserve, et ne veut s’engager à rien avant de bien connaître ce qu’on a à lui demander. À mesure que la conversation avançait, le front du colonel devenait plus sombre : ses sourcils se rapprochaient ; un air d’impatience, quoique toujours mêlé de politesse, se peignait dans tous ses traits, et Édith crut y lire la condamnation d’Henry. Le langage du major paraissait calme, quoique pressant, et il semblait appuyer sa demande de tout le crédit que devaient lui donner son âge et sa réputation. Enfin le colonel, pour se débarrasser d’une sollicitation qu’il regardait comme importune, fit un mouvement pour rejoindre la compagnie : il se trouva alors si près d’Édith, qu’elle l’entendit prononcer ces paroles : – Impossible, major, impossible ! l’indulgence, en pareil cas, excède mes pouvoirs ; pour toute autre chose je serais enchanté de vous être agréable… Mais, voici Evandale qui nous apporte des nouvelles… Hé bien, Evandale, qu’avez-vous à nous apprendre ?

– Des nouvelles désagréables, mon colonel, répondit lord Evandale, dont les bottes étaient couvertes de boue, et dont l’uniforme était dans le désordre qui annonce un officier qui vient de combattre : – Un corps considérable de whigs est en armes dans les montagnes, et en pleine révolte. Ils ont brûlé publiquement l’acte de suprématie, celui de l’établissement de l’épiscopat, et l’ordonnance qui commande une fête d’expiation pour le martyre de Charles Ier ; déclarant que leur intention est de soutenir la réformation et le covenant jusqu’à la mort.

Cette nouvelle inattendue frappa d’une surprise pénible tous ceux qui l’entendirent, excepté Claverhouse.

– Et vous appelez cela une nouvelle désagréable ? c’est la meilleure que j’aie apprise depuis six mois. Maintenant que ces misérables sont rassemblés, nous les aurons bientôt expédiés. Quand la couleuvre relève la tête, ajouta-t-il en appuyant sa botte par terre comme s’il écrasait un reptile, il est facile de la mettre à mort ; elle n’est dangereuse que lorsqu’elle se cache sous l’herbe de son marécage. – Et où sont ces misérables ?

– À dix milles d’ici, dans un lieu nommé Loudon-Hill, au milieu des montagnes. J’ai dispersé le conventicule contre lequel vous m’avez envoyé ; j’ai arrêté une vieille trompette de sédition qui prêchait ouvertement la révolte, avec un ou deux de ses auditeurs, et j’ai appris de quelques hommes de la campagne et de nos espions les détails que je viens de vous donner.

– Savez-vous quel est leur nombre ?

– Probablement mille à douze cents hommes. Les rapports varient à cet égard.

– Il est donc temps de les joindre. Bothwell, faites sonner le boute-selle sur-le-champ.

Bothwell, qui, comme le coursier de l’Écriture, aspirait de loin l’odeur des combats, se hâta d’aller transmettre ses ordres à six nègres parés d’un uniforme blanc richement galonné, avec des hausse-cols en argent massif, et des brassards du même métal. Bientôt, grâce à ces noirs musiciens, les murs du château retentirent du son des trompettes.

– Vous partez donc ? s’écria lady Marguerite, à qui ce signal rappela ses malheurs passés. Hélas ! parmi les braves serviteurs du roi rassemblés dans mon château, combien en est-il que je n’aurai plus le bonheur de voir ? Ne feriez-vous pas mieux de vous assurer de la force des rebelles ?

– Leur nombre ne peut pas encore être bien considérable, dit Claverhouse, mais je ne dois pas perdre un instant. Ils seraient bientôt dix fois plus nombreux si je donnais aux malveillans de ce canton le temps de les rejoindre.

– Il en est déjà qui sont en marche, dit lord Evandale ; et l’on m’a assuré qu’ils attendent un renfort de presbytériens soi-disant soumis aux lois, et qui sont commandés par le jeune Milnor, fils du fameux colonel des têtes-rondes, Silas Morton.

Ce discours ne produisit pas la même impression sur tous ceux qui l’entendirent. Édith tomba sur une chaise, accablée de terreur et de désespoir ; Claverhouse jeta sur le major un regard de triomphe qui semblait lui dire : – Eh bien ! vous voyez quels sont les principes du jeune homme pour qui vous vous intéressez !

Le major, le feu dans les yeux, s’écria vivement : – C’est un mensonge, une infâme calomnie inventée par ces misérables rebelles pour se procurer des partisans. Je répondrais d’Henry Morton comme de mon propre fils ; il a d’aussi bons principes qu’aucun officier des gardes. Édith Bellenden pourrait l’attester comme moi ; je l’ai souvent vu lire dans le même livre de prières qu’elle, et ils savaient par cœur les leçons aussi bien que le ministre. Mais faites-le venir, qu’il s’explique lui-même. Écoutez sa justification.

– Innocent ou coupable, dit le colonel, je n’y vois nul inconvénient. Major Allan, prenez un guide, et conduisez le régiment vers Loudon-Hill. Marchez au pas, afin de ne pas fatiguer les chevaux. Lord Evandale et moi nous vous joindrons dans un quart d’heure. Que Bothwell, avec une escorte, nous amène les prisonniers.

Allan quitta sur-le-champ l’appartement, ainsi que tous les officiers, excepté lord Evandale et le colonel ; et le son de la musique militaire se joignant au bruit des chevaux, annonça que le régiment se mettait en marche.

Tandis que Claverhouse cherchait à calmer les terreurs de lady Marguerite et à ramener le major Bellenden à son opinion sur le jeune Morton, Evandale, surmontant cette défiance de soi-même, qui rend toujours un jeune amant timide près de l’objet de sa tendresse, s’approcha de miss Édith, et lui dit d’un ton aussi tendre que respectueux :

– Nous allons vous quitter, et pour remplir un devoir qui doit peut-être nous exposer à quelques dangers. – Adieu, chère miss Bellenden, ajouta-t-il en lui pressant la main, qu’il serra avec une vive émotion. – Adieu, et permettez-moi de dire chère Édith, pour la première et peut-être pour la dernière fois. La circonstance de cette séparation doit me faire excuser si je dis un adieu si solennel à celle que je connais depuis si long-temps, et pour qui j’éprouve un si profond respect.

Le son de sa voix annonçait en lui un sentiment bien plus vif que celui dont il parlait. Il était impossible qu’Édith s’y trompât, et qu’elle restât entièrement insensible à l’expression d’une tendresse aussi modeste que profondément sentie. Quoique accablée par le danger que courait en ce moment l’amant que son cœur préférait, elle ne put s’empêcher d’être émue de compassion pour un brave jeune homme qui prenait congé d’elle pour s’exposer à tous les périls de la guerre.

– J’espère…, je me flatte, dit-elle, que vous ne courrez aucun danger ; que la crainte, plutôt que la force des armes, dispersera les insurgés, et que vous reviendrez bientôt recevoir les félicitations et les témoignages d’amitié de tous les habitans de ce château.

– De tous, répéta-t-il en appuyant sur ce mot d’un ton de doute et de mélancolie, que ne puis-je le croire ! Mais je ne compte pas sur un succès si prompt ; notre corps est trop peu nombreux pour intimider les rebelles et étouffer la révolte sans effusion de sang. Ces hommes sont enthousiastes et déterminés ; ils ont des chefs qui ne sont pas sans quelques connaissances militaires. Je ne puis m’empêcher de croire que l’impétuosité de notre colonel nous fait marcher trop précipitamment contre eux ; mais mon devoir est d’obéir, et il en est bien peu parmi nous qui aient moins de raisons que moi de craindre le danger.

Édith avait alors l’occasion de parler à lord Evandale en faveur d’Henry ; c’était la seule voie qui parût encore ouverte pour le sauver. Elle hésita cependant, comme craignant d’abuser de la tendre confiance d’un amant qui venait de déclarer indirectement que son cœur était à elle. Pouvait-elle, sans manquer à l’honneur, engager Evandale à intercéder pour un rival ? pouvait-elle avec prudence lui avoir une obligation sans lui donner des espérances qu’elle ne devait jamais réaliser ? Mais le moment était trop urgent pour rester indécise ou pour amener adroitement sa demande.

– Nous expédierons ce jeune homme de l’autre côté du château, dit Claverhouse. Allons, lord Evandale, je suis fâché de vous interrompre ; mais il faut monter à cheval. Bothwell, pourquoi n’amenez-vous pas le prisonnier ? Faites charger les carabines de votre détachement.

Édith crut entendre dans ces paroles l’arrêt de mort de son amant. Elle surmonta toute la répugnance qu’elle éprouvait à s’adresser à lord Evandale. – Milord, lui dit-elle, ce jeune homme est un ami intime de mon oncle. Vous devez avoir du crédit sur votre colonel. Ne puis-je vous demander votre intercession ? Mon oncle vous en aurait une éternelle reconnaissance.

– Vous évaluez mon crédit beaucoup trop haut, miss Bellenden : j’ai été bien souvent malheureux dans de pareilles demandes, que l’humanité seule m’a inspirées.

– Essayez encore une fois, pour l’amour de mon oncle !

– Et pourquoi pas pour l’amour de vous ? Ne voulez-vous pas me permettre de croire que je vous obligerais personnellement en cette occasion ? Avez-vous assez peu de confiance en un ancien ami, pour ne pas lui laisser la satisfaction de penser qu’il fait quelque chose qui puisse vous être agréable ?

– Sûrement, répondit Édith…, bien certainement…, vous m’obligerez infiniment. Je m’intéresse beaucoup à M. Morton…, à cause de mon oncle. Au nom du ciel, milord, ne perdez pas un instant. Le bruit des pas des soldats qui entraient avec leur prisonnier avait rendu Édith plus hardie et plus pressante dans ses sollicitations.

– J’atteste le ciel qu’il ne mourra pas, dit lord Evandale, dussé-je mourir en sa place ! Mais, ajouta-t-il en lui prenant une main qu’elle n’eut pas le courage de retirer, ne m’accorderez-vous pas aussi une grâce ?

– Tout ce qu’il est possible à la tendresse d’une sœur d’accorder.

– Et voilà donc tout ce que vous pouvez accorder à mon attachement pendant ma vie, et à mon souvenir après ma mort !

– Ne parlez pas ainsi, milord, vous me désespérez, et vous ne vous rendez pas justice. Il n’est personne pour qui j’aie plus d’estime, et à qui j’accorderais plus volontiers une marque de considération, excepté…

Un soupir qu’elle entendit lui fit tourner la tête pendant qu’elle cherchait de quelle manière elle pourrait expliquer les réticences de sa phrase : c’était Morton, chargé de fers et conduit par des soldats, pour être présenté à Claverhouse. Les mots qu’elle venait de prononcer avaient frappé ses oreilles, et un coup d’œil de reproche, qu’il lui jeta en passant, la convainquit qu’il les avait mal interprétés. Il ne manquait plus rien pour compléter la confusion et la détresse d’Édith. Les couleurs dont son visage était animé l’abandonnèrent à l’instant, et firent place à une pâleur mortelle. Evandale remarqua ce changement ; sa pénétration soupçonna bientôt la nature de l’intérêt que l’objet de son attachement prenait au prisonnier ; il porta ses regards alternativement sur Édith et sur Henry, et se trouva confirmé dans ses soupçons.

– Je crois, dit-il après un moment de silence, que c’est ce jeune homme qui a été le meilleur tireur au Perroquet.

– Je… ne sais pas trop, dit Édith eu balbutiant. Je… ne crois pas.

– C’est lui ! dit Evandale, j’en suis certain. Il n’est pas étonnant, ajouta-t-il avec un peu de hauteur, qu’un vainqueur intéresse vivement une belle.

Il quitta Édith en ce moment, s’avança vers Claverhouse, qui s’était assis devant une table, se plaça à quelque distance de lui, appuyé sur la garde de son épée, spectateur silencieux, mais non désintéressé, de ce qui allait se passer.

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